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Article de revue

Quelques implications sociales de la technologie moderne

Pages 11 à 43

Notes

  • [1]
    Cf. Lewis Mumford, Technique et Civilisation, Paris, Seuil, 1950, p. 312 : Le motif derrière « la discipline mécanique et nombre d’inventions parmi les premières (…) n’était pas le rendement technique, mais la sainteté ou la domination des autres hommes. »
  • [2]
    Cf. A.R.L. Gurland, “Technological Trends and Economic Structure Under National Socialism,” in Studies in Philosophy and Social Sciences, IX (1941), No. 2, p. 226s.
  • [3]
    John Milton, Areopagitica, in Écrits politiques, Paris, Éditions Belin, 1993, p. 111-112.
  • [4]
    Tiré de Temporary National Committee, Monograph No.22 : “Technology in Our Economy”, Washington 1941, p. 195. Trad. O.B. (toutes les citations qui ne sont pas citées à partir d’une traduction déjà existante sont traduites par nous).
  • [5]
    Tiré de Temporary National Committee, Final Report of the Executive Secretary, Washington, 1941, p. 140.
  • [6]
    Le terme « appareil » désigne les institutions, le dispositif et l’organisation de l’industrie sous sa forme sociale dominante.
  • [7]
    L’expression « matter-of-factness », est un concept complexe qui est l’objet d’un emploi difficile. Il désigne généralement une attitude de neutralité face au monde, c’est-à-dire un rabattement du sens au strict niveau du fait brut. Il désigne parfois, comme c’est le cas ici, la neutralité quasi-ontologique que c’est attitude produit. Malgré les difficultés que cela implique et dont nous sommes pleinement conscients, nous avons opté pour la constance en traduisant toujours « matter-of-factness » par « factualité ». NdT
  • [8]
    Lewis Mumford, op. cit., p. 310-311.
  • [9]
    Thorstein Veblen, The Instinct of Workmanship, New York, 1922, p. 306s.
  • [10]
    Ibid. Cet entraînement à la neutralité ne s’applique pas uniquement à l’ouvrier industriel, mais aussi à ceux qui gèrent la production mécanisée.
  • [11]
    Florian Znaniecki, The Social Role of the Man of Knowledge, New York, 1940, p. 54s. – Bernard Stern, Society and Medical Progress, Princeton, 1941, Chapter IX, ainsi que la contribution du même auteur à Technological Trends and National Policy, U.S. National Resources Committee, Washington, 1937.
  • [12]
    Thorstein Veblen, op. cit., p. 315s.
  • [13]
    Arnold Thurman, The Folklore of Capitalism, New York, 1941, p. 193s.
  • [14]
    Thorstein Veblen, op. cit., p. 314.
  • [15]
    Albert Walton, Fundamentals of Industrial Psychology, New York, 1941, p. 24.
  • [16]
    Robert F. Hoxie, Scientific Management and Labor, New York, 1916, p. 140s.
  • [17]
    Ibid., p. 149.
  • [18]
    Cf. Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1974, p. 15-81.
  • [19]
    Voir à ce sujet la discussion de l’Assemblée nationale portant sur la loi Le Chapelier durant la Révolution de 1789.
  • [20]
    Discours de Hitler au Club industriel à Düsseldorf, janvier 1932, in My New Order, New York, 1941, p. 93ss.
  • [21]
    Thorstein Veblen, Les ingénieurs et le capitalisme, Paris – Londres – New York, Gordon & Breach, p. 54s.
  • [22]
    E. Lederer, State of the Masses, New York, 1940, p. 32s.
  • [23]
    Albert Walton, op. cit., p. 27.
  • [24]
    W.E. Hocking, The Lasting Element of Individualism, New Haven, 1937, p.5.
  • [25]
    Ibid., p.23.
  • [26]
    Florian Znaniecki, op. cit., pp. 40, 55.
  • [27]
    Ibid., p. 31. La description de Znaniecki fait référence à un contexte historique dans lequel « il n’y aurait aucun besoin de scientifiques », mais elle semble référer à une tendance générale du contexte actuel.
  • [28]
    Cf. Max Horkheimer, “The End of Reason”, in Studies in Philosophy and Social Science, IX, p. 380.
  • [29]
    Florian Znaniecki, op. cit., p. 25.
  • [30]
    Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, 1922, p. 666.
  • [31]
    Ibid., p. 669.
  • [32]
    Henry A. Wallace, Technology, Corporations, and the General Welfare, Chapel Hill, 1937, p. 56.
  • [33]
    James Burnham, L’Ère des organisateurs, Paris, Calmann-Lévy, 1947, p. 117s.
  • [34]
    Ibid., p. 123s.
  • [35]
    Robert A. Brady, “Policies of National Manufacturing Spitzenverbände”, in Political Science Quarterly, LVI, p. 537.
  • [36]
    The Thought and Character of William James, ed. R. B. Perry, Boston, 1935, II, p. 265.
  • [37]
    Ibid., p. 315.
  • [38]
    Ibid., p. 383.
  • [39]
    Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. II, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 125.
  • [40]
    Benjamin Constant, Choix de textes politiques, Paris, J.J. Pauvert, 1966, p. 96.
  • [41]
    Voir notamment Oswald Spengler, L’homme et la technique, Paris, Gallimard, 1958, p. 154s et Roy Helton, “The Anti-Industrial Revolution”, in Harpers, December 1941, p.65s.
  • [42]
    En Allemagne nationale-socialiste, l’idéologie du sang et de la terre et la glorification du paysan sont partie intégrante de la mobilisation impérialiste de l’industrie et du travail.
  • [43]
    Pour des exemples du degré jusqu’auquel cette individualisation physiologique a été utilisée, voir Changes in Machinery and Job Requirements in Minnesota Manufacturing 1931-36, Works Projects Administration, National Research Project, Report No. 1-6, Philadelphia, p. 19.
  • [44]
    Voir Max Horkheimer, « The End of Reason », op. cit., p. 377.
  • [45]
    Henry James, « Democracy and Its Issues », in Lectures and Miscellanies, New York, 1852, p. 47s.

1Dans cet article, la technologie est comprise comme un processus social au sein duquel la technique elle-même (c’est-à-dire l’appareil technique composé de l’industrie, des transports et des communications), n’est qu’un facteur partiel. Nous ne nous questionnerons pas sur l’influence de la technologie sur les individus humains. Cela parce que les hommes sont à la fois partie intégrante et facteur de la technologie, et cela non seulement parce qu’ils inventent les machines ou travaillent auprès d’elles, mais parce qu’ils constituent les groupes sociaux qui dirigent sa mise en œuvre et son application. La technologie, en tant que mode de production, en tant que l’ensemble des instruments, des dispositifs et des appareils qui définissent l’ère de la machine, est par le fait même un mode d’organisation et de perpétuation (ou de transformation) des relations sociales, une manifestation de la pensée dominante et de schémas comportementaux et un instrument de contrôle et de domination. [1]

2La technique elle-même peut favoriser autant l’autoritarisme que la liberté, la rareté autant que l’abondance, l’élargissement du labeur autant que son abolition. Le National socialisme est un exemple frappant de la façon dont une économie hautement rationnelle et mécanisée parvenant à la plus haute productivité peut aussi fonctionner dans l’intérêt de l’oppression totalitaire et de la perpétuation de la rareté. Le Troisième Reich est en effet une forme de « technocratie » : les considérations techniques inhérentes à la rationalité et à l’efficacité impérialistes supplantent les critères traditionnels de profit et de bien-être collectif. Dans l’Allemagne nationale-socialiste, le règne de la terreur ne repose pas uniquement sur la force brute, elle-même étrangère à la technologie, mais également sur des manipulations ingénieuses du pouvoir inhérent à la technologie : l’intensification du labeur, la propagande, l’entraînement de la jeunesse et des ouvriers, l’organisation des bureaucraties gouvernementales, industrielles et du parti – lesquels constituent le dispositif quotidien de la terreur – répondent tous aux impératifs de la plus haute efficacité technologique. Cette technocratie terroriste ne peut être attribuée aux impératifs exceptionnels de l’économie de guerre. Celle-ci est bien au contraire l’état naturel de mise en forme sociale et économique nationale-socialiste, mise en forme dont la technologie est l’un des stimuli principaux. [2]

3Au cours du processus technologique, une nouvelle rationalité et un nouveau modèle d’individualité se sont répandus au sein de la société, différents de (et mêmes opposés à) ceux qui ont initié la marche de la technologie. Ces transformations ne sont pas une conséquence directe ou indirecte de la mécanisation sur ses utilisateurs ou de la production de masse sur les consommateurs ; elles sont plutôt elles-mêmes des facteurs déterminants du développement de la mécanisation et de la production de masse. Afin de bien comprendre toute la signification de ces transformations, il est nécessaire de se pencher brièvement sur l’essence de la rationalité ainsi que sur le modèle d’individualité sujets à la dissolution à l’étape actuelle de l’ère de la machine.

4L’individu humain que les représentants de la révolution de la classe moyenne ont consacré comme l’unité ultime et la fin de la société portait en lui des valeurs en contradiction éclatante avec celles qui ont prise sur la société d’aujourd’hui. Si l’on tentait de rassembler un unique concept les différents courants religieux, politiques et économiques qui ont forgé la notion d’individu au XVIe et au XVIIe siècle, on pourrait définir cet individu comme le sujet d’un certain nombre de normes et de valeurs sur lesquelles aucune autorité extérieure ne devait avoir d’emprise. Ces normes et ces valeurs se rapportaient aux formes de vie sociale et personnelle les plus adéquates en vue du plein développement des capacités et facultés humaines. De ce fait, elles constituaient la « vérité » de son existence individuelle et sociale. On considérait que tout individu, en tant qu’être rationnel, était capable de découvrir ces formes de vie par sa propre pensée et qu’une fois cette liberté de pensée acquise il était capable de diriger son action en vue de leur actualisation. La tâche dévolue à la société était alors de garantir ces libertés à l’individu et d’écarter les entraves à son action rationnelle.

5Le principe de l’individualisme, la poursuite des intérêts individuels, était impliqué par l’idée selon laquelle les intérêts individuels étaient rationnels, c’est-à-dire qu’ils étaient le résultat de la pensée autonome, qu’ils étaient guidés et contrôlés par elle. Cet intérêt individuel rationnel ne coïncidait pas avec l’intérêt immédiat de l’individu qui, lui, dépendait des normes et des demandes de l’ordre social en vigueur, lequel ordre ne trouvait pas son l’origine dans la pensée et la conscience autonomes, mais bien dans l’autorité extérieure. Dans le contexte du puritanisme radical, le principe de l’individualisme plaçait ainsi l’individu en opposition à la société. Les hommes devaient faire éclater le système des idées et des normes reçues afin de trouver et de s’emparer de celles qui se conformaient à leur intérêt rationnel. Ils devaient vivre dans un état de vigilance, d’inquiétude et de critique permanentes afin de rejeter le faux et l’irrationnel. Dans une société encore irrationnelle et fondée sur de faux principes, une telle attitude d’homme libre critiquant l’ordre établi, cherchant à découvrir la vérité et à la mettre en application, constituait en soi un principe d’agitation et d’opposition. Ce thème n’a jamais été aussi bien illustré que dans cette image de Milton d’ « (…) une race de trompeurs, qui (…) prirent la vierge Vérité, taillèrent sa beauté en mille morceaux, et les dispersèrent aux quatre vents. Toujours depuis ce temps les amis éplorés de la Vérité, du moins ceux qui osaient se montrer, imitant cette soigneuse quête d’Isis pour retrouver le corps mutilé d’Osiris, allèrent et vinrent rassemblant un membre après un autre selon qu’ils les trouvaient. Nous ne les avons pas encore tous trouvés, (…) et nous n’y arriverons jamais, jusqu’à la seconde venue du Maître de la Vérité (…) – Chercher toujours ce que nous ne savons pas à partir de ce que nous savons, en ajoutant la vérité à la vérité à mesure que nous la trouvons (car tout son corps est homogène et proportionné) (…) » [3] Tel était le principe de la rationalité individuelle.

6La réalisation concrète de l’individualisme présupposait un contexte économique et social adéquat, c’est-à-dire un environnement adapté à des individus dont le travail serait largement responsables de leur réussite sociale. On a jugé que la société libérale constituait un tel cadre pour l’individualisme. Dans la sphère de la libre compétition, les réalisations tangibles de l’individu, lequel a fait de ses produits et de son action (performances) une partie des besoins mêmes de la société, constituaient la marque de son individualité. Au fil du temps cependant, le processus de la production des biens en est venu à saper les bases économiques sur lesquelles la rationalité individuelle était construite. La mécanisation et la rationalisation ont contraint les compétiteurs les plus faibles sous la domination d’entreprises mécanisées géantes qui, en réalisant la domination de la nature par l’homme, ont aboli le sujet économique libre (free economic subject).

7Le principe du rendement économique favorise les entreprises dont l’équipement industriel est le plus mécanisé et le plus rationalisé. Le pouvoir technologique tend à la concentration du pouvoir économique, à la constitution de « vastes unités de production, de grandes entreprises corporatives produisant d’énormes quantités de biens d’une variété souvent étonnante, d’empires industriels propriétaires des matériaux, des équipements et de la production de l’extraction des matériaux bruts jusqu’à la distribution des produits finis, de secteurs industriels entiers dominés par quelques entreprises géantes (…) ». La technologie « accroît régulièrement le pouvoir aux mains des entreprises géantes par la création de nouveaux outils, procédés et produits » [4]. L’efficacité enjoint à l’unification et à la simplification intégrales, à l’élimination de toute « perte » et de tout détour : elle enjoint à une coordination radicale. Il y a contradiction cependant entre l’incitation au profit qui garantit la bonne marche de l’appareil et la hausse du niveau de vie permise par ce même appareil. « Comme la production est aux mains d’entrepreneurs en quête de profits, ces derniers disposeront des surplus disponibles après règlement du loyer, des intérêts, de la main d’œuvre et des autres coûts. Ces coûts seront bien entendu maintenus au niveau le plus bas possible » [5]. Dans ces circonstances, la marche la plus profitable de l’appareil dicte dans une très large mesure la quantité, la forme et le type de biens produits. Au sein d’un tel mode de production et de distribution, le pouvoir de l’appareil affecte en profondeur la pensée de ceux qu’il sert.

8Sous l’impact de cet appareil [6], la rationalité individuelle s’est transformée en rationalité technologique. Celle-ci n’est en aucun cas confinée aux sujets et aux objets de la grande entreprise, mais caractérise la pensée ambiante et même les diverses formes de protestation et de révolte. Cette rationalité établit des normes de jugements et favorise chez l’individu l’acceptation et l’intériorisation des dictats de l’appareil.

9Lewis Mumford a défini l’homme à l’ère de la machine comme une « personnalité objective », comme un être ayant appris à transférer toute spontanéité subjective vers la machine qu’il sert, à subordonner sa vie à la factualité (matter-of-factness) [7] d’un monde démystifié dans lequel la machine est l’agent et lui le fait [8]. Les différences individuelles d’aptitude, de perspicacité et de savoir sont transformées en quanta d’habileté et de formation à être mis au service du cadre commun de production standardisée.

10L’individualité n’est pas pour autant disparue. Le sujet économique libre est plutôt devenu l’objet d’une organisation et d’une coordination à grande échelle. L’accomplissement individuel a été transformé en un rendement standardisé, les motivations, l’encadrement et l’évaluation de l’action de l’individu étant définis par des tâches et des fonctions prédéterminées extérieures à lui. L’individu efficace est celui dont l’action est la réaction adéquate à l’exigence objective de l’appareil, sa liberté étant limitée à la sélection du moyen adéquat à une fin qu’il ne s’est pas lui-même fixée. Alors que l’accomplissement individuel ne requiert aucune reconnaissance extérieure et s’accomplit dans l’activité même, le rendement est une activité récompensée dont la fin est limitée à, et consommée dans la seule mesure de, sa valeur pour l’appareil.

11Pour la majorité de la population, la liberté originelle du sujet économique a progressivement été submergée par le rendement des tâches assignées. Le monde avait été rationalisé à un point tel et cette rationalité était devenue un pouvoir social tel qu’il ne restait plus à l’individu qu’à s’y ajuster sans réserve. Veblen fut parmi les premiers à faire dériver cette nouvelle factualité (matter-of-factness) de la production mécanisée, de laquelle elle s’est étendue à la société entière : « Le rôle de l’ouvrier opérateur dans l’industrie mécanisée est (typiquement) de servir, d’assister la machine ; sa tâche consiste à suivre le rythme de la machine puis de lui venir en aide par le biais de manipulations précises là où la machine ne peut d’elle-même achever le travail. Son travail consiste à assister la machine et non pas à l’utiliser. Bien au contraire, c’est la machine qui utilise l’ouvrier. Pour le système technologique, le dispositif mécanisé idéal est l’automate. » [9] La production mécanisée requiert un savoir orienté vers « une saisie immédiate de faits opaques en termes quantitatifs relativement exacts. Ce type de savoir suppose de l’ouvrier une disposition intellectuelle et spirituelle particulière : celle de pouvoir aisément appréhender et juger les questions de faits tout en préservant ce savoir de toute « délicatesse » animiste ou anthropomorphiste, de toute interprétation quasi-personnelle des phénomènes observés et de leurs interrelations. » [10]

12Comme attitude, la factualité (matter-of-factness) ne se limite pas à la seule production mécanisée. Sous chaque mode de production sociale, les hommes ont toujours dérivé leurs fins des faits constituant leur réalité, ce faisant ils sont parvenus aux philosophies les plus divergentes. La factualité (matter-of-factness) animait déjà le matérialisme et l’hédonisme antiques ; elle a conduit à la lutte des sciences physiques modernes contre la répression religieuse et au rationalisme révolutionnaire des Lumières. La nouvelle attitude diffère cependant par la conformité rationnelle très marquée qui la caractérise. Les pensées et les actions humaines ne tirent plus leur source, ni d’une nature devant être acceptée afin de pouvoir être maîtrisée, ni d’une société qui devrait être transformée afin de mieux répondre aux besoins et aux aspirations des hommes, mais bien du procédé mécanisé, qui apparaît comme l’incarnation même de ce qui est rationnel et opportun.

13Prenons un exemple simple. Un homme voyageant en automobile sur une longue distance détermine son itinéraire au moyen d’une carte autoroutière. Les villes, les lacs et les montagnes y apparaissent comme des obstacles devant être contournés. La campagne y est organisée et conçue en fonction des autoroutes : ce que le voyageur y trouve n’est plus qu’un produit dérivé ou une annexe à l’autoroute. Divers panneaux indiquent au voyageur quoi faire et quoi penser ; ils se chargent même d’attirer son attention vers les beautés de la nature ou vers les vestiges de l’histoire. D’autres ont déjà pensé pour lui, et cela peut-être dans son meilleur intérêt. Des aires de stationnement ont été aménagées là où la perspective est la plus étendue et la plus impressionnante. Des publicités géantes lui indiquent quand s’arrêter et où trouver l’endroit idéal pour une pause bienfaisante. Et tout cela est sans aucun doute à son avantage, sa sécurité et son confort ; il obtient ce qu’il désire. Le commerce, la technique, les besoins humains et la nature sont unis dans un mécanisme rationnel et opportun. Réussira mieux celui qui suivra ces indications, subordonnant du coup sa spontanéité au savoir anonyme qui a tout arrangé pour lui.

14Le plus important est qu’une telle attitude, qui dissout les actions humaines en une séquence de réactions semi-spontanées répondant à des normes mécaniques et imposées, est non seulement parfaitement rationnelle, mais aussi parfaitement raisonnable. Toute protestation est dénuée de sens, et l’individu qui mettrait de l’avant sa liberté d’action passerait inévitablement pour excentrique. Il n’y a aucune échappatoire personnelle à l’appareil qui a mécanisé et standardisé le monde. C’est un appareil rationnel qui combine un maximum de convenance à un maximum de commodités, qui sauve temps et énergie, élimine les pertes, adapte moyens et fins, anticipe les effets, établit des prévisions et garantit la sécurité.

15En manipulant la machine, l’homme apprend que l’obéissance aux directives est le seul moyen d’obtenir les résultats escomptés. La fluidité du quotidien se confond avec s’ajustement à l’appareil. Il n’y a aucune place pour l’autonomie. La rationalité individuelle s’est transformée en une pensée de conformité efficace au continuum donné de moyens et de fins, celui-ci récupérant les efforts de libération de la pensée, et les diverses fonctions de la raison convergent vers le maintien inconditionnel de l’appareil. On a souvent dit que les découvertes scientifiques et les inventions étaient remisées dès lors qu’elles semblaient interférer avec les exigences de la mise en marché. [11] Le besoin, qui est la mère des inventions, est dans une large part le besoin de maintenir et d’étendre l’appareil. « L’usage premier [des inventions] est d’être au profit du commerce et non de l’industrie et, à un second niveau, de servir à l’élargissement, ou plutôt à l’accélération, d’agréments sociaux obligatoires. » Les inventions sont pour l’essentiel de nature compétitive et « tout avantage technologique acquis sur ses compétiteurs implique pour ces derniers un rattrapage vital, au risque de l’échec ». Cela au point où l’on pourrait affirmer que, dans le système monopolistique, l’ « invention est la mère du besoin ». [12]

16Tout concourt afin que les instincts, les désirs et les pensées des hommes soient canalisés en vue de nourrir l’appareil. Les organisations socio-économiques dominantes « ne maintiennent pas leur pouvoir par la force, elles y arrivent en s’identifiant à la fidélité et à la loyauté des gens » [13], lesquels ont été entraînés à identifier leur fidélité et leur loyauté à ces mêmes intérêts. Les relations entre les hommes elles-mêmes sont de plus en plus médiatisées par la mécanisation. Cependant, les machines qui facilitent les contacts entre personnes interceptent et absorbent leur libido, la détournant de cette sphère trop dangereuse où les hommes sont libres de l’emprise sociale. L’homme moyen n’éprouve que difficilement un souci aussi profond et continu envers un être vivant que celui qu’il éprouve pour sa voiture. La machine adorée n’est plus une matière inerte mais devient quelque chose comme un être humain. Et elle donne en retour à l’homme ce qu’elle possède, à savoir la vie de l’appareil social auquel elle appartient. Le comportement humain est dépassé par la rationalité de la machine et cette rationalité a un contenu social déterminé. Le procédé mécanisé opère selon les lois de la science physique, mais il opère également selon les lois de la production de masse. Ce qui est opportun à la rationalité technologique est en même temps ce qui est opportun en terme de rentabilité, la rationalisation consistant précisément en la standardisation et en la concentration monopolistiques. Plus un individu se comporte rationnellement, plus il accomplit son travail rationalisé avec amour, plus il succombe aux aspects les plus frustrants de cette rationalité. Il perd la capacité de s’abstraire du mode particulier selon lequel la rationalité est mise en pratique et perd espoir en la réalisation des possibilités qu’elle recèle. Sa factualité, sa méfiance envers tout ce qui transcende les faits observables, son ressentiment à l’endroit de toute interprétation métaphysique ou personnelle, sa suspicion envers toute norme reliant l’ordre observable des choses et la rationalité de l’appareil à la rationalité de la liberté – cette attitude sert à la perfection ceux qui ont intérêt à ce que cette forme dominante de factualité se perpétue. La machine requiert un « entraînement régulier à l’appréhension mécanique des choses » et cet entraînement, en retour, favorise « le conformisme à l’endroit de l’horaire de vie », un « niveau de perspicacité entraînée et une stratégie adaptée pour toute forme d’ajustement et d’adaptation quantitatifs ». [14] La « mécanique du conformisme » s’étend de la sphère technologique à la sphère sociale ; elle gouverne le rendement, non seulement dans les usines et les commerces, mais aussi dans les bureaux, les écoles, les assemblées et, enfin, dans le domaine du repos et du loisir.

17Les individus sont dépouillés de leur individualité, non pas sous la pression d’une contrainte extérieure, mais par la rationalité même sous la gouverne de laquelle ils vivent. La psychologie industrielle prend avec justesse pour acquis que « les dispositions des hommes sont des habitudes émotionnelles bien établies qui, comme telles, constituent des schémas fiables de réactions ». [15] Il est vrai que la force qui transforme les actions humaines en une succession de réactions prévisibles est une force extérieure : la machine impose aux hommes les schémas du comportement mécanisé et, moins l’individu en compétition devient indépendant, plus les normes du rendement compétitif sont imposées de l’extérieur. Cependant, l’homme ne vit pas cette perte de liberté comme l’œuvre d’une force hostile étrangère à lui-même ; il y renonce sous l’injonction de la raison elle-même. Le fait est que l’appareil auquel l’homme doit aujourd’hui s’ajuster et s’adapter est si rationnel que la protestation et la libération individuelles apparaissent non seulement désespérées, mais aussi comme complètement irrationnelles. Le régime de vie créé par l’industrie moderne atteint un haut degré d’opportunité, de commodité et d’efficacité. La raison, du moment qu’elle est définie en ces termes, équivaut à une activité qui perpétue ce monde. Le comportement rationnel s’assimile à la factualité (matter-of-factness) qui enjoint à une soumission raisonnable et qui garantit une intégration harmonieuse à l’ordre établi.

18Au premier abord, l’attitude technologique laisserait plutôt supposer le contraire de la résignation. Les dogmes théologiques et téléologiques n’interférant plus dans la lutte de l’homme avec la matière, l’homme déploie son énergie expérimentale sans inhibition. Il n’existe plus de conglomérat de matière qu’il ne tente de scinder, de manipuler et de transformer selon sa volonté et son intérêt. Cet expérimentalisme sert fréquemment l’effort en vue de développer une efficacité supérieure du contrôle hiérarchique sur les hommes. La rationalité technologique peut aisément être mise au service d’un tel contrôle : sous la forme de la « gestion scientifique », elle est devenue une des meilleures armes aux mains d’une autocratie affinée. La présentation de la gestion scientifique par F.W. Taylor met à jour un mariage entre la science exacte, la factualité (matter-of-factness) et la grande industrie : « La gestion scientifique tente de substituer, au sein de la relation entre employeurs et employés, la gouverne du fait et de la loi à la règle de la force et de l’opinion, le savoir exact à l’hypothèse. Elle cherche à établir un code de lois naturelles qui lieraient autant employeurs qu’employés, c’est-à-dire à substituer, dans la routine de travail, une loi naturelle au code de discipline reposant sur le caprice et le pouvoir arbitraire de l’homme. Une telle démocratie n’a jamais existé au sein de l’industrie auparavant. Toute protestation de la part d’un employé doit être gérée par des administrateurs, lesquels doivent trancher le litige, non pas sur la base de l’avis de l’administrateur ou de l’employé, mais bien sur la base du grand code de lois devant garantir l’équité. » [16] L’effort scientifique sert à éliminer les pertes, à accroître la production et à standardiser le produit. Et tout ce procédé d’accroissement de la rentabilité se présente comme la réalisation ultime de l’individualisme, le tout culminant dans la requête d’un « développement de l’individualité des ouvriers ». [17]

19La notion d’efficacité docile illustre à la perfection la structure de la rationalité technologique. La pensée rationnelle est en voie d’être transformée d’une force critique en une force d’ajustement et de conformité. L’autonomie de la raison perd sa signification dans la même mesure où les pensées, les émotions et les actions des hommes sont modelées par les exigences techniques d’un appareil qu’ils ont eux-mêmes créé. La raison sommeille dans un tel système standardisé de contrôle, de production et de consommation, au sein duquel elle prend la forme de lois et de mécanismes qui en garantit l’efficacité, l’opportunité et la cohérence.

20En même temps que les lois et les mécanismes de la rationalité technologique s’étendent à la société entière, ils développent leur propre ensemble de valeurs de vérité, lesquelles ne valent qu’en vue du bon fonctionnement de l’appareil – et pour cela seulement. Toute proposition relative au comportement compétitif ou collusoire, aux méthodes de commerce, aux principes d’organisation et de contrôle efficaces, à l’équité, à l’utilisation de la science et de la technique, est dite vraie ou fausse en regard de ce système de valeurs, c’est-à-dire de concepts opératoires dictant leurs propres fins. Ces valeurs de vérité, testées et perpétuées par l’expérience, ont pour fonction de guider les pensées et les actions de ceux qui désirent survivre. La raison enjoignant à la soumission et à la coordination inconditionnelles, il s’ensuit que ses valeurs de vérité supposent la subordination de la pensée à des standards prédéterminés qui lui sont étrangers. On pourrait nommer cet ensemble de vérités des vérités technologiques, le terme technologique étant pris ici en son double sens d’instrument de ce qui est opportun (plutôt que de ce qui est une fin en soi), et de ce qui est relatif aux comportements technologiques.

21En raison de sa subordination à des standards externes, la vérité technologique arrive en contradiction éclatante avec la forme selon laquelle la société individualiste avait établi ses valeurs suprêmes. La poursuite de l’intérêt individuel apparaît désormais conditionnée par l’hétéronomie et l’autonomie apparaît plutôt comme un obstacle que comme un stimulus à l’action rationnelle. La vérité originellement identique et unique semble s’être divisée en deux ensembles distincts de valeurs de vérité, en deux schémas comportementaux distincts : l’un assimilé à l’appareil, l’autre antagoniste à lui ; l’un façonnant la rationalité technologique dominante et régissant les comportements que celle-ci requiert, l’autre se rapportant à la rationalité critique dont les valeurs ne peuvent être réalisées que si elle a elle-même modelé les relations personnelles et sociales. La rationalité critique est dérivée des principes d’autonomie que la société individualiste elle-même avait déclarés être ses vérités évidentes. Mesurant ces principes à l’aune de la forme suivant laquelle la société individualiste les a actualisés, la rationalité critique accuse l’injustice sociale au nom de la propre idéologie de la société individualiste. [18] La relation entre les vérités technologiques et les vérités critiques est un problème difficile que nous ne pouvons traiter ici ; deux aspects doivent cependant être évoqués. (1) Les deux ensembles de valeurs de vérité ne sont ni entièrement contradictoires ni complémentaires ; plusieurs vérités de la rationalité technologique étant préservées ou transformées au sein de la rationalité critique. (2) La distinction entre les deux ensembles n’est pas rigide ; le contenu de chaque ensemble se modifie au sein du processus social de sorte que certaines vérités qui étaient déjà de l’ordre de la vérité critique deviennent des valeurs technologiques. Par exemple, la proposition selon laquelle l’individu est porteur de droits inaliénables est une proposition critique, mais cette proposition a fréquemment été interprétée en faveur de l’efficacité ou de la concentration du pouvoir. [19]

22La standardisation de la pensée sous l’influence de la rationalité technologique affecte également les valeurs de vérité critiques. Celles-ci sont arrachées de leur contexte originel et, sous leur forme nouvelle, sont l’objet d’une publicité étendue et parfois même officielle. A titre d’exemple, des propositions qui, en Europe, relevaient du domaine exclusif du mouvement ouvrier sont aujourd’hui adoptées par les forces mêmes que ces propositions dénonçaient. Dans les pays fascistes, elles servent d’instruments idéologiques dans le but d’attaquer le « capitalisme juif » ou la « ploutocratie occidentale », masquant, se faisant, le front réel de la lutte. L’analyse matérialiste de l’économie actuelle sert à justifier le fascisme aux yeux des industriels allemands pour qui le régime constitue la dernière possibilité d’expansion impérialiste. [20] Dans d’autres pays, la critique de l’économie politique prend part aux luttes entre groupes d’affaires en conflits et agit comme une arme aux mains du gouvernement en vue de révéler des pratiques monopolistiques. Cette critique est propagée par les chroniqueurs des conglomérats de la grande presse et se retrouve même jusque dans les revues populaires et les discours aux associations de manufacturiers. Tout en devenant une partie de la culture établie, cette critique semble cependant perdre de son mordant et tend à se fondre avec ce qui est daté et commun. Cette familiarité avec la vérité illustre jusqu’à quel point la société est devenue indifférente et insensible à l’impact de la pensée critique. Dans la mesure où les catégories de la pensée critique ne conservent leur valeur de vérité que si elles guident la réalisation complète des potentialités qu’elles envisagent, elles perdent de leur vigueur si elles déterminent une attitude de résignation fataliste ou d’assimilation compétitive.

23Plusieurs influences ont conspiré dans le but de rendre la pensée critique socialement inopérante. La plus importante est l’élargissement de l’appareil industriel et de son contrôle d’ensemble sur toutes les sphères de la vie. La rationalité technologique inculquée à ceux qui sont au service de l’appareil a transformé plusieurs formes extérieures de contrainte et d’autorité en des modes d’autodiscipline et d’autocontrainte. La sécurité et l’ordre sont dans une large mesure garantis par le fait que l’homme a appris à ajuster jusqu’au moindre détail son comportement à celui de son prochain. Tous les hommes agissent de façon également rationnelle, c’est-à-dire en accord avec les standards qui assurent le fonctionnement de l’appareil et, du coup, le bon déroulement de leur vie. Mais cette intériorisation de la contrainte et de l’autorité a renforci plutôt qu’atténué les mécanismes du contrôle social. Les hommes, en suivant leur propre raison, suivent ceux qui l’ont mise à profit. En Europe, ces mécanismes d’introversion ont contribué à empêcher l’individu d’agir en accord avec la vérité manifeste, ces mécanismes étant de plus efficacement secondés par ceux exerçant un contrôle physique. A ce jour, des intérêts qui autrement seraient divergents, et leurs entremises se synchronisent et s’ajustent de façon à contrer toute menace sérieuse à leur domination.

24Le pouvoir grandissant de l’appareil n’est cependant pas la seule influence responsable. L’incorporation d’une vaste frange de l’opposition à l’appareil (cela tout en conservant le titre d’opposition) a également depuis longtemps contribué à rendre la rationalité critique inopérante au plan social. L’histoire de ce processus est bien connue et parfaitement illustrée par le développement du mouvement ouvrier. Peu après la Première guerre mondiale, Veblen déclarait que « la Fédération Américaine du Travail n’est elle-même qu’un des Intérêts Établis, aussi prêt que tout autre à se battre pour sa part de privilèges et de profits. (…) La Fédération Américaine du Travail est une affaire qui a ses propres intérêts établis à savoir de hausser les prix et de réduire l’offre, exactement comme les autres. » [21] Cela vaut également des bureaucraties syndicales dans les pays européens les plus avancés. Le problème concerne, non pas l’opportunité politique et les conséquences d’une telle transformation, mais bien la modification fonctionnelle subie par les valeurs de vérité représentées et mises de l’avant par le mouvement ouvrier.

25Ces valeurs de vérité appartenaient jadis dans une large mesure à la rationalité critique qui analysait l’évolution sociale en fonction des potentialités bloquées de celle-ci. Une telle rationalité ne peut pleinement se développer qu’au sein de groupes sociaux dont l’organisation n’est pas calquée sur celle de appareil sous sa forme dominante, ou de celle de ses organismes et de ses institutions. Ces dernières sont en effet si empreintes de la rationalité technologique qui modèle la pensée et les intérêts de ceux qui dépendent d’elles, que toutes les visées et les valeurs transcendantes sont exclues. Il y a une telle harmonie entre l’ « esprit » et son incarnation matérielle que l’esprit ne peut être supplanté sans remettre en cause le fonctionnement de l’ensemble. Les vérités critiques portées par un mouvement social d’opposition changent de signification lorsque ce mouvement s’incorpore à l’appareil. Des idées telles que la liberté, l’industrie de production, l’économie planifiée, la satisfaction des besoins, sont fusionnées aux intérêts du contrôle et de la compétition. Le succès organisationnel tangible supplante les exigences de la rationalité critique.

26En Europe, la tendance de la rationalité critique à s’assimiler aux schémas organisationnels et psychiques de l’appareil a mené à une transformation au sein de la structure même de l’opposition sociale. La rationalité critique de ses visées s’est vue subordonnée par la rationalité technologique de son organisation, la purgeant du coup des éléments qui transcendaient les schémas établis de pensée et d’action. Ce processus a, semble-t-il, été le résultat inévitable de la croissance de la grande industrie et de l’armée de ceux qui en dépendent. Ces derniers ne pouvaient effectivement espérer pouvoir défendre leurs intérêts que si ceux-ci étaient coordonnés au sein d’organisations à grande échelle. Les groupes d’opposition se sont transformés en partis de masse et leur direction en bureaucratie de masse. Cette transformation cependant, loin de dissoudre la structure de la société individualiste en un nouveau système, a plutôt soutenu et renforcé ses tendances de base.

27Il semble au premier abord évident que l’individu et la masse sont des termes conceptuellement contradictoires et empiriquement incompatibles. La foule « est certainement composée d’individus, mais d’individus qui cessent d’être isolés, qui cessent de penser. L’individus isolé dans une foule ne peut s’empêcher de penser, de critiquer les émotions. Les autres, par contre, cessent de penser : ils sont émus, emportés, transportés ; ils se sentent unis avec leurs prochains dans la foule, libérés de toute inhibition ; ils sont transformés, coupés de leur état d’esprit précédent. » [22]. Cette analyse, bien qu’elle décrive correctement certains aspects des masses, contient une supposition erronée, celle qui stipule que les individus au sein d’une foule « cessent d’être isolés », sont transformés et sont « coupés de leur état d’esprit précédent ». Dans un régime autoritaire, la fonction des masses consiste précisément à consommer l’isolation de l’individu et à réaliser cet « état d’esprit précédent ». La foule est un amalgame d’individus auxquels on a arraché toute distinction « naturelle » ou personnelle et qui sont réduits à une expression standardisée de leur individualité abstraite, à savoir la poursuite de leur intérêt individuel. En tant que membre de la foule, l’homme est devenu le sujet standardisé de l’instinct de conservation à son état le plus brut. Dans la foule, la contrainte imposée par la société à la poursuite de l’intérêt individuel tend à devenir sans effet et les pulsions agressives y sont facilement libérées. Ces pulsions se sont développées sous les exigences de la rareté et de la privation, et leur libération accentue plutôt leur « état d’esprit précédent ». Il est vrai que la foule « unifie ». Elle unifie cependant des sujets atomisés luttant pour la survie et qui sont détachés de tout ce qui pourrait transcender leurs intérêts égoïstes et leurs pulsions. La foule est donc l’antithèse de la communauté et la réalisation pervertie de l’individualité.

28Si le poids et la signification de la masse s’accroissent en même temps que la croissance de la rationalisation, la masse se transforme parallèlement en une force conservatrice qui perpétue l’appareil. Pendant que diminue le nombre de ceux qui ont la liberté d’une performance individuelle, s’accroît le nombre de ceux dont l’individualité est réduite par la standardisation à la conservation de soi. Ils ne peuvent poursuivre leur intérêt personnel qu’en développant des « schémas comportementaux fiables » et en exécutant des fonctions prédéterminées. Même les exigences professionnelles très différentiées de l’industrie moderne favorisent la standardisation. La formation professionnelle consiste essentiellement à développer un savoir-faire, une adaptation psychologique et physiologique à une tâche (job) devant être accomplie. La tâche (job) est « un type de travail prédéterminé [qui] requiert une combinaison précise d’habiletés » [23] et ceux qui la modèle déterminent du coup le matériau humain devant l’accomplir. Le savoir-faire développé par une telle formation fait de la personnalité un moyen en vue de fins qui perpétuent l’existence humaine comprise sur un mode instrumental et remplaçable à court terme par un autre instrument du même ordre. Plus, dans le cadre de la formation professionnelle, l’accent est mis sur les aspects « personnels » ou psychologiques, plus l’individu est l’objet d’un embrigadement et moins il demeure d’espace en vue de son libre et plein développement. Le côté « humain » de l’employé et le soucis pour ses dispositions et ses habitudes jouent un rôle important dans la mobilisation totale de la sphère privée en vue de la production et de la culture de masse. En donnant à l’objet humain le sentiment qu’il se réalise en remplissant des fonctions qui fractionnent son individualité en une série d’actions et de réponses requises, la psychologie et l’individualisation concourent à consolider chez lui une prévisibilité stéréotypée. Dans ce cadre, l’individualité est non seulement préservée, mais elle est aussi encouragée et récompensée. Néanmoins, une telle individualité ne correspond qu’au mode spécifique suivant lequel l’homme intériorise et remplit, au sein d’un schème général, certaines tâches qui lui sont allouées. La spécialisation solidifie les schèmes prédominants de la standardisation. Presque tous et chacun sont devenus des membres potentiels de la foule, et les masses font partie des instruments quotidiens du processus social. En tant que telles, celles-ci peut facilement être manipulées du fait que les pensées, les émotions et les intérêts de ses membres ont été assimilées aux schémas de l’appareil. À coup sûr, ses débordements sont violents et terrifiants, mais ils sont aisément redirigés contre les compétiteurs les plus faibles et contre les individus les plus manifestement étrangers (Juifs, étrangers et minorités nationales). La masse ne revendiquent pas un ordre nouveau mais bien une plus large part de celui qui prévaut. Par son action, elle s’efforce de rectifier de façon anarchique les injustices de la compétition. Son uniformité réside dans la quête par chacun de son intérêt individuel et dans l’expression égale par chacun de sa lutte pour la conservation. Les membres de la masse sont des individus.

29L’individu au sein de la foule et l’intérêt personnel de ce dernier ne correspondent certainement pas à l’individu et à l’intérêt rationnel dont le principe de l’individualisme avait exhorté le développement. Le principe de l’individualisme a changé de signification au moment où le rendement social quotidien de l’individu s’est opposé à son « intérêt réel ». Les protagonistes de l’individualisme étaient conscients du fait que « les individus ne peuvent se développer qu’en leur faisant confiance au-delà de ce qu’ils peuvent actuellement accomplir correctement ». [24] Aujourd’hui, on ne fait plus confiance à l’individu que dans l’exacte limite de ses capacités actuelles. La philosophie de l’individualisme concevait la « liberté essentielle » du soi comme « un moment décisif hors de la sphère des biens matériels devant déterminer si l’intérêt premier de ce sujet se trouve dans les intérêts terrestres ou plutôt dans ceux d’un possible et idéal « Royaume de Dieu ». » [25] Bien que ce royaume possible et idéal a été défini de plusieurs manières, il demeure que son contenu était toujours caractérisé en opposition avec le royaume terrestre qu’il devait transcender. Aujourd’hui, l’individu dans sa forme dominante n’est plus capable de saisir ce moment décisif qui définit sa liberté. Il a changé de fonction : d’une unité de résistance et d’autonomie il est passé à une unité de docilité et d’adaptation. C’est précisément cette fonction qui associe les individus dans la masse.

30L’émergence des masses modernes, loin de mettre en danger l’efficacité et la cohérence de l’appareil, a plutôt facilité la coordination croissante de la société ainsi que le développement d’une bureaucratie autoritaire, réfutant en cela la théorie de l’individualisme sur un point essentiel. Le progrès technologique semblait mener à la conquête de la rareté et, corrélativement, au lent passage de la compétition à la coopération. La philosophie de l’individualisme concevait cette mutation comme la différentiation et la libération graduelle des potentialités humaines, c’est-à-dire comme l’abolition de la « foule ». Même pour le marxisme, les masses ne sont pas le fer de lance de la liberté. Le prolétariat marxiste n’est pas une foule, mais bien une classe, définie par sa position déterminée dans le processus de production, la maturité de sa « conscience » et la rationalité de son intérêt commun. La rationalité critique, sous sa forme la plus accentuée, est un préalable nécessaire à sa fonction libératrice. Sous un aspect au moins, cela s’accorde avec la philosophie de l’individualisme : la forme rationnelle de l’association humaine y est en effet envisagée comme produite et maintenue par la décision et l’action autonomes d’hommes libres.

31S’il est un point vers lequel la rationalité technologique et la rationalité critique semblent converger, c’est bien cette démocratisation des fonctions, également impliquée par le processus technologique. Le système de production et de distribution a été rationalisé à un point tel que la distinction hiérarchique entre le travail de direction et les tâches subordonnées est de moins en moins fondée sur des différences essentielles d’habileté ou d’intelligence et repose de plus en plus sur un pouvoir hérité et sur la formation professionnelle à laquelle tous pourraient être assujettis, experts et « ingénieurs » compris. Il est indéniable que la distance qui sépare la population de ceux qui conçoivent les plans en vue de la rationalisation, qui agencent la production, qui développent les inventions ou font les découvertes qui accélèrent le progrès technologique, devient chaque jour plus manifeste, particulièrement en période d’économie de guerre. Cependant, cette distance est simultanément maintenue plus par la division du pouvoir que par la division du travail. Le statut hiérarchique des experts et des ingénieurs découle du fait que leurs capacités et leur savoir sont utilisés dans l’intérêt du pouvoir autocratique. Le « leader technologique » est également un « leader social » ; son « leadership social prime sur et conditionne sa fonction de scientifique du fait du pouvoir institutionnel que ce leadership lui procure au sein du groupe » ; véritable « capitaine de l’industrie », il agit « en accord parfait avec la dépendance traditionnelle à l’endroit de la fonction des experts ». [26] S’il n’était de cela, la tâche de l’expert et de l’ingénieur ne constituerait nul obstacle à la démocratisation généralisée des fonctions. La rationalisation technologique a créé un cadre expérimental commun pour les diverses professions et occupations. Ce cadre exclut ou restreint les éléments qui transcendent le contrôle technique sur la matière et étend, ce faisant, la portée de la rationalisation du monde objectif au monde subjectif. Sous le réseau complexe du contrôle stratifié se trouve un ensemble de techniques plus ou moins standardisées qui tendent vers un schéma général unique assurant la reproduction matérielle de la société. Les « personnes prenant part à des occupations pratiques » semblent convaincues que « toute situation apparaissant durant l’exécution de leur rôle peut être insérée dans un schéma général avec lequel les meilleurs d’entre eux sinon tous sont familiers ». [27] De plus, la conception instrumentaliste propre à la rationalité technologique s’étend quasiment à la sphère entière de la pensée, conférant ainsi aux diverses activités intellectuelles un dénominateur commun : celles-ci deviennent aussi une sorte de technique [28], une question non pas d’individualité mais de formation requérant un expert plutôt que la personnalité humaine intégrale.

32La standardisation de la production et de la consommation, la mécanisation du travail, les infrastructures améliorées de transport et de communication, l’extension de la formation, la propagation généralisée du savoir – tous ces facteurs semblent rendre plus facile la permutation des fonctions. Tout se passe comme si le fondement sur lequel s’est édifiée la distinction omniprésente entre le savoir « spécialisé » (technique) et le savoir commun [29] s’affaiblissait, et comme si le contrôle autoritaire des fonctions devenait de plus en plus étranger au développement technologique. Cependant, la façon dont le développement technologique est organisé fait contrepoids à cette tendance. Le même développement qui a conduit la masse standardisée à servir et à dépendre de la grande industrie a également créé l’organisation hiérarchique de bureaucraties privées. Max Weber a déjà indiqué le lien entre la démocratie de masse et la bureaucratie : « contrairement à l’autogestion démocratique de petites unités homogènes », la bureaucratie est « une manifestation concomitante universelle à la démocratie de masse moderne ». [30]

33La bureaucratie devient le corrélat des masses modernes en vertu du fait que la standardisation se déploie parallèlement à la spécialisation. Celle-ci, dans la mesure où son développement n’est pas stoppé là où elle entre en conflit avec les intérêts en charge du contrôle, est plutôt compatible avec la démocratisation des fonctions. L’enracinement de la spécialisation tend cependant à atomiser les masses et à isoler les fonctions subordonnées des fonctions décisionnaires. Nous avons déjà indiqué que la formation professionnelle spécialisée implique le fait d’assigner à un homme une tâche particulière ou un ensemble de tâches, dirigeant ainsi sa « personnalité », sa spontanéité et son expérience vers les circonstances qu’il est susceptible de rencontrer dans l’exécution de sa tâche. De cette façon, les diverses occupations et professions, nonobstant leur convergence vers le schéma général unique, tendent à devenir des unités atomisées requérant une coordination et une direction par le haut. La démocratisation technique des fonctions est contrebalancée par leur atomisation, et la bureaucratie apparaît comme l’organisme garantissant leur cours et leur ordre rationnels.

34L’émergence de la bureaucratie semble ainsi objective et impersonnelle, résultat de la spécialisation rationnelle des fonctions. Cette rationalité sert en retour à accroître la rationalité de la soumission : plus les fonctions individuelles sont divisées, arrêtées et synchronisées selon des schémas objectifs et impersonnels, moins il est raisonnable pour l’individu de s’en retirer ou d’y résister. « Le sort matériel de la masse devient de plus en plus dépendant du fonctionnement correct et continu de l’ordre bureaucratique croissant des organisations capitalistes privées. » [31] Le caractère objectif et impersonnel de la rationalité technologique confère aux corps bureaucratiques la dignité universelle de la raison. La rationalité incarnée dans les entreprises géantes donne l’impression que les hommes, en s’y soumettant, se soumettent aux injonctions d’une rationalité objective. La bureaucratie privée favorise une harmonie illusoire entre les intérêts spécifiques et communs. La sphère du pouvoir privé apparaît non seulement comme une sphère d’objectivité, mais aussi comme le pouvoir de la raison elle-même.

35Dans les pays fascistes, ce mécanisme a facilité la fusion entre les bureaucraties privées, semi-privées (de parti) et publiques (gouvernementales). La réalisation efficace des intérêts des grandes entreprises a été l’un des motifs les plus importants de transformation du pouvoir politique, d’un contrôle économique à un contrôle totalitaire, l’efficacité étant l’une des raisons premières de l’emprise des régimes fascistes sur leur population enrégimentée. En même temps cependant, l’efficacité est également la force qui pourrait briser cette emprise. Le fascisme ne peut maintenir son pouvoir qu’en accroissant les restrictions qu’elle se doit d’imposer à la société. Il manifestera de façon toujours plus probante son incapacité à développer les forces productrices et s’écroulera devant le pouvoir qui se révélera plus efficace que lui.

36Dans les pays démocratiques, la croissance de la bureaucratie privée peut être contrebalancée par le renforcement de la bureaucratie publique. La rationalité inhérente à la spécialisation des fonctions tend à élargir la portée et le poids de la bureaucratisation. Au sein de la bureaucratie privée cependant, une telle expansion intensifiera plutôt qu’elle n’apaisera les éléments irrationnels du processus social ; cela parce qu’elle accroîtra les contradictions entre la dimension technique de la division des fonctions et la dimension autocratique du contrôle exercé sur ces dernières. Par contre, si elle est démocratiquement constituée et contrôlée, la bureaucratie publique dépassera ces contradictions dans la mesure où elle entreprendra de « conserver les ressources matérielles et humaines que la technologie et les corporations tendent à mal utiliser ou à gaspiller » [32]. À l’ère de la société de masse, le pouvoir de la bureaucratie publique peut être l’arme permettant de protéger les personnes de l’empiètement des intérêts spécifiques sur le bien-être général. Aussi longtemps que la volonté populaire pourra s’affirmer efficacement, la bureaucratie publique pourra être un levier de démocratisation. La grande industrie tend à s’organiser au niveau national et le fascisme a transformé l’expansion économique en une conquête de continents entiers. Dans ce contexte, le rétablissement de la société dans son droit et la protection de la liberté individuelle sont devenus des questions directement politiques, leur solution dépendant de l’issue de conflits internationaux.

37Le caractère social de la bureaucratisation est largement déterminé par l’ampleur de la démocratisation des fonctions qu’elle permet, cette démocratisation tendant à rétrécir l’écart qui sépare la bureaucratie dirigeante de la population gouvernée. Si chaque individu devient un membre potentiel de la bureaucratie publique (tout comme il est devenu un membre potentiel des masses), cela signifiera que la société est passée du stade de la bureaucratisation hiérarchique à celui de l’autoadministration technique. Dans la mesure où la technocratie impliquera un élargissement de l’écart qui sépare le savoir spécialisé du savoir commun et de celui qui sépare les experts qui contrôlent et coordonnent de ceux qui sont contrôlés et coordonnés, l’abolition technocratique du « système des prix » stabiliserait plutôt qu’elle ne détruirait les forces qui font obstacle au progrès. Cela est également vrai en ce qui concerne la soi-disant révolution directoriale. Selon la théorie de la révolution directoriale [33], la croissance de l’appareil entraîne la montée d’une nouvelle classe sociale, celle des administrateurs, qui accèdera au pouvoir et établira un nouvel ordre économique et politique. Personne ne niera l’importance croissante de l’administration et la mutation simultanée de la fonction de contrôle. Mais cela ne fait pas des administrateurs une nouvelle classe sociale ou l’avant-garde d’une révolution. Leur « source de revenus » est la même que celle des classes déjà existantes : ou bien ils sont à salaire, ou bien, dans la mesure où ils possèdent une part de capital, ils sont eux-mêmes des capitalistes. De plus, leur fonction dans le mode actuel de division du travail ne garantit aucunement l’espoir qu’ils soient destinés à inaugurer un nouvel ordre, plus rationnel, de division du travail. Soit cette fonction est déterminée par l’exigence de l’utilisation fructueuse du capital et, dans ce cas, les administrateurs ne sont que des capitalistes ou des « adjoints-capitaliste » (deputy-capitalists) [34] ; soit elle est déterminée par le processus matériel de production (ingénieurs, techniciens, directeurs de production, directeurs d’usine) et les administrateurs ne font alors qu’appartenir à la vaste armée des « producteurs immédiats » et partageraient les « intérêts de classe » de ces derniers si ce n’est que leur fonction fait malgré tout d’eux des « adjoints-capitalistes », ce qui les place dans une position distincte privilégiée entre le capital et le travail. Leur pouvoir et l’effroi mêlé de respect qu’ils inspirent proviennent, non pas de leur performance « technologique » réelle, mais bien plutôt de leur position sociale, pour laquelle ils sont redevables au système dominant d’organisation de la production. « Les figures dominantes parmi les cadres et les administrateurs du monde des affaires (…) proviennent ou ont été absorbées par les couches supérieures de richesse et de revenus, pour qui l’enjeu est de défendre leur fonction. » [35] Pour résumer, en tant que groupe social distinct, les administrateurs sont profondément liés aux intérêts établis et, en tant que partie intégrante de fonctions nécessaires au sein de la production, ils ne constituent aucunement une « classe » distincte.

38La progression de la hiérarchie de grande entreprise et la précipitation de l’individu dans les masses déterminent aujourd’hui l’orientation de la rationalité technologique. Ce qui en résulte est la forme achevée de l’individualisme qui caractérisait le sujet économique libre de la révolution industrielle. La rationalité individualiste a surgi comme une attitude critique et antagoniste pour qui la liberté d’action émanait de l’entière liberté de pensée et de conscience, et qui mesurait les standards et les relations sociales à l’aune de l’intérêt rationnel de l’individu. Elle s’est transformée en une rationalité de compétition au sein de laquelle l’intérêt rationnel a été remplacé par l’intérêt du marché et l’accomplissement individuel par l’efficacité. Enfin, elle en est arrivée à la soumission standardisée à l’appareil totalisant qu’elle a elle-même créé. Cet appareil est l’incarnation et la forme finale de la rationalité individualiste, mais il requiert maintenant la disparition de l’individu : est rationnel celui qui accepte et exécute le plus efficacement ce qui lui est assigné, celui qui confie son sort à la grande entreprise et aux organisations qui gèrent l’appareil.

39Telle est l’issue logique d’un processus social qui mesure la performance individuelle en termes d’efficacité compétitive. Les philosophes de l’individualisme ont toujours soupçonné cet aboutissement et ont exprimé leur angoisse de différentes façons : dans le conformisme sceptique de Hume, dans l’introversion idéaliste de la liberté individuelle, dans les attaques fréquentes des transcendantalistes à l’endroit du pouvoir et de l’argent. Mais les forces sociales ont été plus fortes que les protestations des philosophes et les justifications philosophiques de l’individualisme se sont graduellement teintées de résignation. Vers la fin du XIXe siècle, la notion d’individu est devenue de plus en plus ambiguë : elle en est venue à combiner l’insistance sur la libre performance sociale et l’efficacité compétitive avec la glorification de la modestie, de l’intimité et de la tempérance. Les droits et libertés de l’individu en société ont été interprétés comme les droits et libertés de l’intimité et du retrait hors de la société. William James, fidèle aux principes de l’individualisme, a affirmé que, au sein de « la compétition existant autour des biens véritablement organisables », le « procès du monde est préférable au mutisme », étant entendu que le vainqueur maintienne, « de quelque façon, le vaincu représenté » [36]. Cependant, son incertitude concernant l’équité du procès semble se trouver à l’origine de sa haine de « la grandeur sous toutes ses formes » [37] lorsqu’il déclare que « ce qui est plus petit et plus intime est ce qui est le plus authentique – l’homme plus que le foyer, le foyer plus que l’État ou l’Église » [38]. L’opposition de l’individu et de la société, qui avait originellement pour but une réforme militante de la société dans l’intérêt de l’individu, a préparé et justifié son retrait hors de la société. L’ « âme » libre et autonome qui nourrissait à l’origine la critique de l’autorité extérieure est devenue son refuge contre celle-ci. Tocqueville déjà avait défini l’individualisme en termes d’acquiescement et de calme résignation, c’est-à-dire comme « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même ». [39] L’autonomie individuelle en est venue à être conçue comme une notion relevant de la sphère privée plutôt que publique, comme un élément de retrait plutôt que d’agression. Tous ces facteurs de résignation se trouvent également chez Benjamin Constant lorsqu’il écrit que « notre liberté (…) doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée » [40].

40Les éléments de contrainte et de résignation qui se raffermirent dans la philosophie individualiste au XIXe siècle élucident le lien entre individualisme et rareté. L’individualisme est précisément la forme que prend la liberté dans une société au sein de laquelle l’acquisition et l’utilisation de la richesse dépend du labeur compétitif. L’individualité est le bien propre du « pionnier » ; elle présuppose les grands espaces vides, la liberté de « se constituer un foyer » ainsi que le besoin de le faire. Le monde de l’individualisme est « a world of labor and the march », comme le dit Walt Whitman, un monde au sein duquel les ressources humaines et matérielles disponibles doivent être conquises (et acquises) par le biais d’une lutte incessante avec l’homme et la nature, une lutte dans laquelle l’énergie de l’homme est libérée en vue de la distribution et de la gestion de la rareté.

41À l’ère de la grande entreprise cependant, les conditions existentielles permettant l’individualisme font place aux conditions qui rendent l’individualité superflue. En préparant le terrain à la conquête de la rareté, le développement technologique, non seulement nivèle l’individualité, mais tend également à la transcender lorsqu’elle entre en conflit avec la rareté. La production mécanisée de masse occupe l’espace dans lequel l’individualité pourrait s’affirmer. Paradoxalement, la standardisation culturelle laisse autant présager une abondance potentielle que la pauvreté réelle. Cette standardisation indique peut-être jusqu’à quel point la créativité et l’originalité individuelles ont été rendues inutiles. Avec le déclin de l’ère libérale, ces qualités tendaient à disparaître du domaine de la production matérielle pour se cantonner de façon de plus en plus exclusive à la sphère des plus hautes activités intellectuelles. Maintenant, elles semblent même disparaître de cette sphère : la culture de masse est en train de dissoudre les formes traditionnelles d’art, de littérature et de philosophie en même temps que la « personnalité » qui se déploie dans leur production et leur consommation. L’appauvrissement frappant qui caractérise cette dissolution implique peut-être une nouvelle source d’enrichissement. L’art, la littérature et la philosophie puisaient leur vérité dans le fait qu’elles représentaient des potentialités de l’humanité et de la nature qui étaient exclues ou déformées dans la réalité. Plus ces potentialités étaient loin de leur actualisation en termes de prise de conscience sociale, plus cette unique expression était nécessaire. Mais aujourd’hui l’humanitas, la sagesse, la beauté, la liberté et le bonheur ne peuvent plus être représentés, ni comme le domaine de « la personnalité harmonieuse », ni comme les cieux lointains de l’art, ni comme systèmes métaphysiques. L’ « idéal » est devenu si concret et si universel qu’il touche à la vie de chaque être humain, et le genre humain tout entier est entraînée dans la lutte pour sa réalisation. Face à la terreur qui menace aujourd’hui le monde, cet idéal se limite à une seule problématique commune. Face à la barbarie fasciste, tous savent ce que signifie la liberté et tous sont conscients de l’irrationalité de la rationalité actuelle.

42La société de masse moderne quantifie les caractéristiques qualitatives du travail individuel et standardise les éléments individuels au sein des activités de la culture intellectuelle. Ce processus indique peut-être les tendances qui font de l’individualisme une forme historique de la vie humaine, devant être dépassée par un processus social ultérieur. Cela ne signifie pas que la société doive entrer dans un stade « collectiviste ». Les traits collectivistes qui caractérisent l’évolution actuelle peuvent encore appartenir à la phase individualiste. Les masses et la culture de masse sont des manifestations de la rareté et de la privation, et l’affirmation autoritaire du bien commun n’est qu’une autre forme du pouvoir des intérêts particuliers sur l’ensemble. Cette illusion de collectivisme consiste en l’attribution à la société entière de caractéristiques traditionnellement associées à l’individu. Le collectivisme abolit la libre compétition des intérêts particuliers mais retient l’idée du bien commun comme une notion à part. Historiquement cependant, celle-ci n’est que la contrepartie de celle-là. Les hommes conçoivent la société comme l’incarnation objective de la collectivité dans la mesure où les intérêts individuels sont opposés et en compétition en vue de l’obtention d’une part de la richesse sociale. Pour un tel type d’individus, la société apparaît comme une entité objective comprenant différentes institutions et organismes : des usines et des boutiques, le commerce, la police et la loi, le gouvernement, les écoles et les églises, les prisons et les hôpitaux, les théâtres, etc. La société est en fait presque tout ce que l’individu n’est pas, tout ce qui détermine ses habitudes, ses pensées, ses schémas comportementaux, ce qui l’affecte de « l’extérieur ». En conséquence, la société est conçue essentiellement comme un pouvoir de contrainte et de contrôle fournissant le cadre qui intègre les buts, les facultés et les aspirations des hommes. C’est ce type de pouvoir que le collectivisme retient dans sa conception de la société, perpétuant en cela la domination de l’homme par les hommes et les choses.

43Le processus technologique lui-même ne justifie pas un tel collectivisme. La technique entrave le développement individuel seulement dans la mesure où elle se trouve liée à un appareil qui perpétue la rareté, et ce même appareil a libéré les forces qui pourraient faire éclater la forme historique particulière d’utilisation de la technique. Pour cette raison, tous les programmes à tendance anti-technologique, toute propagande appelant à une révolution anti-industrielle [41], ne sert que ceux pour qui les besoins humains ne sont que des sous-produits de l’utilisation de la technique. Les ennemis de la technique joignent volontiers leurs forces à la technocratie terroriste. [42] La philosophie de la vie simple, le combat contre les grandes villes et leur culture, servent fréquemment à enseigner aux hommes à se méfier des instruments qui pourraient les libérer. Nous avons indiqué la possible démocratisation des fonctions que la technique pourrait promouvoir et qui pourrait faciliter un développement humain intégral dans tous les secteurs du travail et de l’administration. Mais plus encore, la mécanisation et la standardisation pourraient un jour favoriser un déplacement du centre de gravité de la nécessité de la production matérielle à l’arène du libre accomplissement humain. Moins l’individualité devra s’affirmer dans le cadre de performances sociales standardisées, plus il lui sera possible de se retirer dans une sphère « naturelle » libre. Ces tendances, loin d’engendrer le collectivisme, pourraient conduire à de nouvelles formes d’individualisation. La machine individualise les hommes en suivant les lignes physiologiques de l’individualité : elle répartit le travail aux doigts, aux mains, aux bras, aux pieds, classifiant et occupant les hommes selon la dextérité de ces organes. [43] Les mécanismes externes qui gouvernent ici la standardisation entrent en contact avec une individualité « naturelle », ils préparent en cela un sol sur lequel pourrait se développer une individualisation jusqu’ici supprimée. Ainsi envisagé, l’homme est un individu en vertu de l’unicité de son corps et de la place unique qu’il occupe dans le continuum spatio-temporel. Il est un individu dans la mesure où cette unicité naturelle modèle ses pensées, ses instincts, ses émotions, ses passions et ses désirs. Tel est le principium individuationis « naturel ». Dans le régime de la rareté, les hommes ont développé leurs sens et leurs organes principalement comme des instruments de travail et d’orientation compétitive : l’habileté, le goût, la compétence, le tact, le raffinement et l’endurance étaient des qualités modelées et perpétuées par la dure lutte pour l’existence, le commerce et le pouvoir. En conséquence, les pensées, les appétits et les formes de leur satisfaction n’étaient pas réellement les « siennes », mais montrait plutôt le caractère oppressif et inhibant que cette lutte lui impose. Ses sens, ses organes et ses appétits sont ainsi devenus empreints d’avidité, d’exclusion et d’antagonisme. Le processus technologique a réduit la variété des qualités individuelles à ce fond naturel d’individualisation, mais ce fond pourrait devenir la fondation d’une nouvelle forme de développement humain.

44La philosophie de l’individualisme a établit un lien intrinsèque entre individu et propriété. [44] Selon cette philosophie, l’homme ne pouvait pas véritablement se développer sans conquérir et cultiver un domaine propre pouvant être modelé exclusivement par sa libre volonté et sa raison. Le domaine ainsi conquis et cultivé était devenu partie intégrante de sa « nature ». L’homme enlevait, dans ce domaine, les objets de l’état où il les trouvait et en faisait la manifestation tangible de son travail et de son intérêt individuel. Ces objets étaient sa propriété parce qu’ils se fusionnaient à l’essence même de sa personnalité. Cette construction ne correspondait pas aux faits et perdit son sens avec l’ère de la production mécanisée des biens, mais elle contenait la vérité selon laquelle le développement individuel, loin de n’être qu’une valeur tournée vers l’intérieur, requérait une sphère extérieure de manifestation ainsi qu’un souci autonome pour les hommes et les choses. Le processus de production a depuis longtemps dissout le lien entre le travail individuel et la propriété et tend dorénavant à dissoudre celui qui lie la forme traditionnelle de propriété et le contrôle social, mais le resserrement de ce contrôle contrecarre une tendance qui pourrait donner à l’individualisme un nouveau contenu. Le progrès technologique rend possible une diminution du temps et de l’énergie consacrés à la production de ce qui est nécessaire à la vie et la réduction progressive de la rareté ainsi que l’abolition de la quête compétitive pourraient permettre au soi de se développer à partir de ses racines naturelles. Moins l’homme aura à consacrer de temps et d’énergie à sa survie et à celle de la société, plus grande sera la possibilité qu’il puisse « individualiser » la sphère de son accomplissement humain. Par-delà la rareté, les différences essentielles entre les hommes pourraient se déployer : chacun pourrait penser et agir par lui-même, parler son propre langage, avoir ses propres émotions et suivre ses propres passions. Une fois libéré de l’assujettissement à l’efficacité compétitive, le soi pourrait croître dans le domaine de la satisfaction. L’homme pourrait se réaliser par ses passions. Les objets de son désir seraient d’autant moins échangeables qu’ils auraient été saisis et modelés par sa libre volonté. Ils lui « appartiendraient » beaucoup plus qu’avant, et une telle propriété ne serait pas nuisible puisqu’elle n’aurait pas à être défendue face à une société hostile.

45Une telle utopie ne serait pas un état de bonheur éternel. L’individualité « naturelle » de l’homme est aussi la source naturelle de sa peine. Si les relations humaines n’étaient rien d’autre qu’humaines, si elles étaient libérées de tout standard extérieur, elles seraient teintées de la tristesse de leur contenu singulier. Ces relations sont transitoires et irremplaçables, et leur caractère transitoire sera accentué lorsque le souci pour l’humain ne sera plus empreint de la crainte pour l’existence matérielle et lorsqu’il ne sera plus assombri par la menace de la pauvreté, de la faim et de l’ostracisme sociale.

46Si cependant les conflits peuvent naître de l’individualité naturelle des hommes, ils pourraient ne pas avoir les traits violents et agressifs qui étaient si fréquemment attribués à l’ « état de nature ». Ces traits pourraient bien être la marque de la coercition et de la privation. « L’appétit n’est jamais excessif, jamais furieux, que lorsqu’il est soumis à la privation. La faim frénétique que l’on aperçoit si souvent sous les multiples formes du crime n’exprime que la privation hideuse imposée par les exigences de notre société immature. Bons et beaux sont les appétits et les passions naturelles de l’homme, et ils sont destinés à être pleinement développés (…). Retirez à l’humanité ses chaînes, retirez ces contraintes artificielles qui gardent les appétits et les passions à l’affût constant d’une échappatoire, comme les vapeurs bouillantes s’échappant d’une marmite surchauffée, et leur force deviendra instantanément conservatrice plutôt que destructrice. » [45]

47Traduit de l’américain par Olivier Bertrand


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/tumu.017.0011

Notes

  • [1]
    Cf. Lewis Mumford, Technique et Civilisation, Paris, Seuil, 1950, p. 312 : Le motif derrière « la discipline mécanique et nombre d’inventions parmi les premières (…) n’était pas le rendement technique, mais la sainteté ou la domination des autres hommes. »
  • [2]
    Cf. A.R.L. Gurland, “Technological Trends and Economic Structure Under National Socialism,” in Studies in Philosophy and Social Sciences, IX (1941), No. 2, p. 226s.
  • [3]
    John Milton, Areopagitica, in Écrits politiques, Paris, Éditions Belin, 1993, p. 111-112.
  • [4]
    Tiré de Temporary National Committee, Monograph No.22 : “Technology in Our Economy”, Washington 1941, p. 195. Trad. O.B. (toutes les citations qui ne sont pas citées à partir d’une traduction déjà existante sont traduites par nous).
  • [5]
    Tiré de Temporary National Committee, Final Report of the Executive Secretary, Washington, 1941, p. 140.
  • [6]
    Le terme « appareil » désigne les institutions, le dispositif et l’organisation de l’industrie sous sa forme sociale dominante.
  • [7]
    L’expression « matter-of-factness », est un concept complexe qui est l’objet d’un emploi difficile. Il désigne généralement une attitude de neutralité face au monde, c’est-à-dire un rabattement du sens au strict niveau du fait brut. Il désigne parfois, comme c’est le cas ici, la neutralité quasi-ontologique que c’est attitude produit. Malgré les difficultés que cela implique et dont nous sommes pleinement conscients, nous avons opté pour la constance en traduisant toujours « matter-of-factness » par « factualité ». NdT
  • [8]
    Lewis Mumford, op. cit., p. 310-311.
  • [9]
    Thorstein Veblen, The Instinct of Workmanship, New York, 1922, p. 306s.
  • [10]
    Ibid. Cet entraînement à la neutralité ne s’applique pas uniquement à l’ouvrier industriel, mais aussi à ceux qui gèrent la production mécanisée.
  • [11]
    Florian Znaniecki, The Social Role of the Man of Knowledge, New York, 1940, p. 54s. – Bernard Stern, Society and Medical Progress, Princeton, 1941, Chapter IX, ainsi que la contribution du même auteur à Technological Trends and National Policy, U.S. National Resources Committee, Washington, 1937.
  • [12]
    Thorstein Veblen, op. cit., p. 315s.
  • [13]
    Arnold Thurman, The Folklore of Capitalism, New York, 1941, p. 193s.
  • [14]
    Thorstein Veblen, op. cit., p. 314.
  • [15]
    Albert Walton, Fundamentals of Industrial Psychology, New York, 1941, p. 24.
  • [16]
    Robert F. Hoxie, Scientific Management and Labor, New York, 1916, p. 140s.
  • [17]
    Ibid., p. 149.
  • [18]
    Cf. Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1974, p. 15-81.
  • [19]
    Voir à ce sujet la discussion de l’Assemblée nationale portant sur la loi Le Chapelier durant la Révolution de 1789.
  • [20]
    Discours de Hitler au Club industriel à Düsseldorf, janvier 1932, in My New Order, New York, 1941, p. 93ss.
  • [21]
    Thorstein Veblen, Les ingénieurs et le capitalisme, Paris – Londres – New York, Gordon & Breach, p. 54s.
  • [22]
    E. Lederer, State of the Masses, New York, 1940, p. 32s.
  • [23]
    Albert Walton, op. cit., p. 27.
  • [24]
    W.E. Hocking, The Lasting Element of Individualism, New Haven, 1937, p.5.
  • [25]
    Ibid., p.23.
  • [26]
    Florian Znaniecki, op. cit., pp. 40, 55.
  • [27]
    Ibid., p. 31. La description de Znaniecki fait référence à un contexte historique dans lequel « il n’y aurait aucun besoin de scientifiques », mais elle semble référer à une tendance générale du contexte actuel.
  • [28]
    Cf. Max Horkheimer, “The End of Reason”, in Studies in Philosophy and Social Science, IX, p. 380.
  • [29]
    Florian Znaniecki, op. cit., p. 25.
  • [30]
    Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, 1922, p. 666.
  • [31]
    Ibid., p. 669.
  • [32]
    Henry A. Wallace, Technology, Corporations, and the General Welfare, Chapel Hill, 1937, p. 56.
  • [33]
    James Burnham, L’Ère des organisateurs, Paris, Calmann-Lévy, 1947, p. 117s.
  • [34]
    Ibid., p. 123s.
  • [35]
    Robert A. Brady, “Policies of National Manufacturing Spitzenverbände”, in Political Science Quarterly, LVI, p. 537.
  • [36]
    The Thought and Character of William James, ed. R. B. Perry, Boston, 1935, II, p. 265.
  • [37]
    Ibid., p. 315.
  • [38]
    Ibid., p. 383.
  • [39]
    Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. II, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 125.
  • [40]
    Benjamin Constant, Choix de textes politiques, Paris, J.J. Pauvert, 1966, p. 96.
  • [41]
    Voir notamment Oswald Spengler, L’homme et la technique, Paris, Gallimard, 1958, p. 154s et Roy Helton, “The Anti-Industrial Revolution”, in Harpers, December 1941, p.65s.
  • [42]
    En Allemagne nationale-socialiste, l’idéologie du sang et de la terre et la glorification du paysan sont partie intégrante de la mobilisation impérialiste de l’industrie et du travail.
  • [43]
    Pour des exemples du degré jusqu’auquel cette individualisation physiologique a été utilisée, voir Changes in Machinery and Job Requirements in Minnesota Manufacturing 1931-36, Works Projects Administration, National Research Project, Report No. 1-6, Philadelphia, p. 19.
  • [44]
    Voir Max Horkheimer, « The End of Reason », op. cit., p. 377.
  • [45]
    Henry James, « Democracy and Its Issues », in Lectures and Miscellanies, New York, 1852, p. 47s.

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