Couverture de TL_078

Article de revue

Picardie, Québec et Acadie : variation et légitimation

Pages 139 à 164

Notes

  • [1]
    Nous remercions Véronique Lagae, Anne-José Villeneuve et deux évaluateurs anonymes de leurs commentaires et suggestions pour améliorer une version précédente de cet article. Nous demeurons bien sûr seule responsable de son contenu.
  • [2]
    Nous utilisons le terme norme dans le sens de norme objective tel qu’employé dans Villeneuve (2017 : 50), c’est-à-dire « une norme objective fondée sur l’usage réel de locuteurs contemporains appartenant aux élites culturelles et politiques » ; cette notion de norme s’oppose à la norme fantasmée telle que décrite par Moreau (1997).
  • [3]
    Nous verrons ci-dessous que la situation a considérablement changé au cours des cinquante dernières années.
  • [4]
  • [5]
  • [6]
  • [7]
  • [8]
  • [9]
  • [10]
  • [11]
  • [12]
  • [13]
    L’orthographe picarde utilisée dans cet article est celle de la revue Ch’Lanchron, publiée à Abbeville depuis 1980.
  • [14]
    « Seulement, quand certains s’aventurent à parler EN picard, à chanter EN picard, à écrire EN picard… je regarde. J’applaudis si c’est bon. J’encourage quand on commence. Mais je me rebiffe quand notre picard est malmené. Je ne me tais plus. Plus de désordre! Une langue demande du respect. Du respect de ses mots, de sa grammaire, de sa pensée. Du respect de sa mémoire, de ses gens, de son histoire. Une langue ne s’invente pas comme on le veut, ça se réinvente de soi-même tous les jours, en parlant, en pensant, en vivant EN picard ».
  • [15]
    Il convient cependant de noter que l’absence du ne et l’emploi du futur périphrastique caractérisent le parler des enseignants de son corpus, avec des fréquences de 89 % et 82 %, respectivement. Comme le fait remarquer Poplack, un taux d’emploi de 11 % pour ne dépasse de loin le taux de 0,1 % observé dans la population générale et démontre par conséquent une volonté claire des enseignants de mettre de l’avant une forme plus standard de français. Villeneuve (2017) documente aussi un effet stylistique important dans son analyse de l’effacement de ne dans deux émissions de télévision. Pour le futur périphrastique, voir la discussion de cette forme plus haut.
  • [16]
    La seule exception se trouve dans la construction si j’aurais, qui est utilisée avec des fréquences variant entre 75 et 80 %, et ce en dépit du fait que les enseignants l’utilisent très rarement.
  • [17]
    La levée de boucliers qui a suivi l’annonce selon laquelle cet enseignement ne serait pas offert à l’Université de Picardie Jules Verne à l’automne 2018 et le revirement rapide des autorités universitaires soulignent l’attachement de la population à sa langue régionale
  • [18]
  • [19]
  • [20]
  • [21]
    Plusieurs des idées développées dans cette section nous ont été suggérées par un évaluateur anonyme et par Peter Lauwers. Nous leur en sommes très reconnaissante ; nous nous empressons cependant de préciser que la façon dont nous les utilisons ne correspond pas nécessairement à celle qu’ils en auraient faite.
  • [22]
    Cette homogénéité n’existe cependant pas pour le français acadien, qui varie considérablement d’une localité à l’autre (Boudreau et Gauvin, 2017 : 318).
  • [23]
    L’existence d’un français québécois standard est affirmée par plusieurs linguistes québécois (Cajolet-Laganière et Martel, 1998 ; Poirier, 1998) mais niée par d’autres (Barbaud, 1997 ; Nemni, 1998).

1 – Introduction [1]

1On trouve, en Picardie, au Québec et en Acadie, des variétés gallo-romanes qui se distinguent nettement du français de référence. L’héritage gallo-roman de chacune explique que toutes trois partagent de nombreux traits qui les différencient du français de référence. Le développement en parallèle du picard, du québécois et de l’acadien explique, pour sa part, qu’elles aient créé des formes uniques qui les distinguent les unes des autres, de même que du français, ou en aient conservé d’autres que le français a abandonnées.

2La comparaison de variétés aussi différentes que le picard, d’une part, et l’acadien et le québécois, d’autre part, peut étonner. En effet, qu’avons-nous à gagner à comparer une variété qui s’est développée à partir du latin populaire aux côtés des autres variétés gallo-romanes que sont, par exemple, le normand, l’occitan et le franco-provençal, avec deux variétés de français qui ont leur source dans les français régionaux parlés par les colons français qui ont peuplé l’Acadie et la Nouvelle-France aux 17e et 18e siècles? Ne vaudrait-il pas mieux, par exemple, comparer le picard et le wallon? Une telle comparaison de deux variétés d’oïl proches l’une de l’autre et parlées toutes deux en Belgique serait indéniablement d’un grand intérêt, et on peut s’étonner qu’elle n’existe pas. Nous aimerions cependant faire valoir que la comparaison de variétés aussi différentes que le picard, l’acadien et le québécois peut être tout aussi intéressante. Notre conclusion selon laquelle seul le picard se voit accorder le statut de langue distincte du français ne saurait étonner étant donné que le picard n’est PAS du français mais une variété sœur du français ; de même, puisque l’acadien et le québécois sont issus du français, on peut considérer normal qu’ils continuent à être considérés comme des variétés de français. Il aurait cependant pu en être autrement. L’histoire des langues fournit plusieurs exemples où l’existence d’une frontière internationale et/ou la création de nouveaux états entraîne un divorce linguistique qui transforme des dialectes en langues autonomes (par exemple, le galicien et le portugais, le danois et le norvégien, l’hindi et l’ourdou, le serbe, le croate et le bosniaque). De même, un fort sentiment identitaire ou une volonté de promouvoir des histoires et cultures distinctes peuvent donner lieu à des parcours indépendants qui favorisent l’émergence de variétés linguistiques dotées de normes propres, comme c’est le cas, par exemple, pour l’occitan et le catalan. Par ailleurs, une volonté centralisatrice peut amener les locuteurs de variétés qui ne sont pas mutuellement intelligibles à les considérer comme étant des dialectes de la même langue, comme on le voit avec le mandarin, le cantonais, le wu et les autres variétés parlées en Chine. De plus, les exemples sont nombreux où le statut d’une variété peut varier en fonction des allégeances politiques et sociales, des déplacements de frontières et autres fluctuations historiques qui ont un impact important sur les communautés linguistiques (voir, par exemple, Haugen, 1966 pour une discussion des défis que représente la distinction entre langue et dialecte).

3Dans cet article, nous consacrons la part la plus importante de notre argument à examiner, d’une part, les attitudes des locuteurs envers leurs variétés et, d’autre part, leurs choix linguistiques dans des contextes qui favorisent l’emploi de formes linguistiques standard. Cette analyse nous permet de démontrer que le statut du picard diffère de celui du québécois et de l’acadien. En effet, si les trois variétés servent des fonctions identitaires importantes et bénéficient aujourd’hui d’une certaine reconnaissance au sein de leurs communautés respectives, il convient de reconnaître que seul le picard est traité en tant que variété autonome pourvue de sa norme propre [2]. Ainsi, par exemple, le picard fait l’objet d’une standardisation littéraire qui met en valeur les formes linguistiques qui le distinguent du français de référence. Une analyse de textes picards publiés entre 1938 et 2011 révèle une distanciation graduelle du picard littéraire par rapport au français littéraire. Cette tendance se voit confirmée par la politique éditoriale d’une revue qui publie des textes picards depuis plus de 35 ans. La comparaison de deux versions d’un texte, la version soumise pour publication et la version publiée, révèle la promotion de formes stigmatisées en français mais considérées comme standard en picard (par exemple, redoublement des sujets et emploi du conditionnel en proposition conditionnelle). Au Québec et en Acadie, même si on observe une certaine volonté d’affirmation de particularités lexicales (par exemple, l’emploi de chevreuil au lieu de cerf ou celui de magasinage au lieu de shopping), force est de constater que les variétés linguistiques employées dans la presse orale ou écrite, dans les organes officiels du gouvernement et autres contextes associés avec un usage standard mettent de l’avant un français qui s’aligne sur le français de référence. Les traits de la langue familière en sont absents et, dans les rares cas où ils sont présents, leur emploi est signalé à l’aide d’italiques ou de guillemets. De plus, à l’inverse de ce que nous observons pour le picard, les travaux de nos collègues démontrent un alignement graduel du français québécois sur le français de référence. Finalement, notre analyse compare des documents culturels (publications en variétés familières et productions artistiques) et leur accueil dans leurs communautés respectives afin de soutenir l’analyse développée dans notre article.

4Après un bref survol de l’histoire des trois variétés linguistiques dans la section 2 et, dans la section 3, une description des situations sociolinguistiques actuelles, cet article présente quelques éléments qui illustrent dans quelle mesure elles se distinguent du français de référence. Puis, dans la section 4, nous examinons plus en détail les formes standard de chaque variété et fournissons plusieurs exemples qui illustrent les tendances observées dans les contextes qui favorisent l’utilisation d’une langue soignée. Pour appuyer la distinction que nous faisons entre le picard d’une part, et l’acadien et le québécois d’autre part, la section 5 discute certaines productions artistiques et journalistiques qui font usage des variétés divergentes du français de référence et met en opposition les réactions suscitées par ces productions. Une brève conclusion résume la thèse soutenue dans notre article et réitère l’importance des contextes sociopolitiques qui ont favorisé les différents développements observés de part et d’autre de l’Atlantique.

2 – Acadie, Picardie et Québec

2.1 – Bref survol de l’histoire des trois communautés linguistiques

5L’Acadie et le Québec sont des colonies françaises fondées au début du 17e siècle mais dont l’histoire diffère. Ainsi, l’Acadie est devenue britannique dès 1713 et a vu la majeure partie de sa population déplacée dans le cadre d’un épisode de nettoyage ethnique appelé le Grand Dérangement. Si plusieurs Acadiens ont pu rentrer dans l’est du Canada, ils n’ont pu reprendre possession des terres qu’ils occupaient avant d’être chassés et ont dû s’installer de façon beaucoup plus dispersée dans les provinces de la Nouvelle-Écosse, de l’Île-du-Prince-Édouard, du Nouveau-Brunswick et du Québec. Ils se sont ainsi retrouvés minoritaires dans chaque province des Maritimes et, dans une large mesure, incapables d’adopter des politiques linguistiques favorables au maintien de leur langue maternelle. Pour leur part, les Québécois sont aussi devenus sujets britanniques en 1763. Contrairement aux Acadiens, ils n’ont cependant jamais fait l’objet d’un déplacement massif et, à l’exception de la période de 1840 à 1867, ils ont toujours maintenu un statut majoritaire. Au-delà de ces différences, l’Acadie et le Québec partagent un cheminement en partie semblable. Par exemple, dans les deux cas, le contact avec la France est, jusqu’en 1960, rare et les taux de scolarisation sont, pour la majorité de la population, très faibles. De telles conditions ont été propices à une distanciation considérable par rapport au français de l’ancienne métropole suite à des innovations de part et d’autre de l’Atlantique, la rétention d’éléments distincts et des influences adstratales différentes.

6L’histoire de la Picardie linguistique diffère considérablement de celles de l’Acadie et du Québec. Il importe tout d’abord de préciser que le domaine linguistique picard dépasse considérablement les limites de la Picardie politique. En effet, celui-ci couvre la nouvelle région des Hauts-de-France, ainsi que le sud-ouest de la Belgique. Étant donné le sort différent de chaque territoire au cours des nombreux conflits qui ont caractérisé l’histoire européenne, il est difficile de résumer en quelques mots l’histoire d’un territoire aussi vaste. Cependant, au-delà des changements d’allégeance politique, un contact constant entre le picard et le français est commun à toutes les régions. Au fil du temps, la nature de ce contact a changé. Pendant des siècles, le picard était la langue parlée de la majorité de la population, alors que le français était la langue d’usage quotidien de l’élite, de même que la langue de l’écrit. L’avènement de l’instruction obligatoire et laïque en 1882, les bataillons mixtes de la Première Guerre mondiale et l’accès aux médias en français ont profondément bouleversé la longue situation diglossique et contribué au déclin du picard, de même qu’à celui de toutes les autres langues régionales de France (Carton, 1990 : 609 ; Amit, 2014 : 27).

7Si les trois communautés linguistiques ont connu des histoires différentes, elles ont en commun deux éléments importants : premièrement, chacune a vu se développer en son sein une variété vernaculaire qui partage avec le français de référence de nombreux éléments, mais qui s’en distingue aussi de façon non négligeable et, deuxièmement, cette variété endogène est généralement perçue, tant par ses locuteurs que par les observateurs, comme étant inférieure au français de référence. Dans les trois cas, un objectif important de l’école a consisté à débarrasser les élèves des traits attribués à la variété locale et à leur inculquer les notions d’un français qui leur donnerait accès à des occupations où la maîtrise de la langue légitime est nécessaire.

2.2 – Situation actuelle

8L’acadien, le québécois et le picard continuent d’être utilisés dans leurs communautés respectives en ce début de 21e siècle, et ce, en dépit de nombreuses prédictions quant à leur disparition plus ou moins imminente. Les conditions qui ont créé cette situation précaire varient d’une communauté à l’autre, de même que le degré de précarité. Dans le cas de l’Acadie, le caractère éclaté du territoire, l’éloignement entre les communautés, le manque de reconnaissance politique du français pendant une longue période et un fort taux de mariages exogames sont autant de facteurs qui ont causé un déclin important dans le nombre de locuteurs (King, 2013). Même si le caractère majoritaire des francophones au Québec a favorisé la survie du québécois, plusieurs facteurs ont contribué à créer, surtout dans les années 1960, un fort sentiment d’insécurité quant à son avenir : la domination économique des anglophones qui ont accordé à l’anglais une place importante dans le monde du travail et dans l’affichage commercial, des immigrants qui adoptent l’anglais plutôt que le français et la prise de conscience de la distance qui sépare le québécois du français parlé en France et enseigné en classe. Le cri d’alarme lancé par la chanson Mommy daddy écrite par Gilles Richer et Marc Gélinas en 1971 capture bien la peur ressentie par de nombreux Québécois de perdre leur langue au profit de l’anglais. Le picard, pour sa part, a souffert de la tradition centraliste de la France et de son insistance sur l’équation d’une nation et d’une langue. La Révolution française a réclamé l’abolition des langues autres que le français dans le but de promouvoir l’égalité de tous les citoyens. Mais ce n’est qu’avec l’avènement de l’éducation obligatoire, les bataillons mixtes de la Première Guerre mondiale, les médias et la plus grande mobilité géographique que les langues régionales ont vraiment décliné et amené plusieurs observateurs à craindre que la disparition de plusieurs d’entre elles soit un fait accompli dans certains cas, ou imminente dans les autres.

9La vitalité de chaque variété et le statut officiel dont elle bénéficie diffèrent considérablement. Ce sont là deux facteurs qui jouent un rôle important en ce qui concerne la reconnaissance dont jouit chaque variété et les choix qui gouvernent le développement d’une variété standard. De ce point de vue, l’acadien et le québécois s’opposent encore une fois au picard. En effet, même si le nombre de locuteurs diffère grandement pour l’acadien et le québécois, de même que le niveau de menace auquel ils font face, trois éléments importants unissent les deux sur le plan social et politique : le fait que la source de la menace est l’anglais, qu’ils sont considérés comme des variétés de français par leurs locuteurs et, par conséquent, qu’ils sont reconnus comme langue officielle du Canada. Cette reconnaissance officielle s’étend aussi au Québec, où seul le français est une langue officielle, et au Nouveau-Brunswick, où le français et l’anglais sont langues co-officielles. Dans le cas du picard, la menace pour sa survie et sa reconnaissance vient du français, sa sœur, qui a « réussi » et qui s’est imposée comme langue officielle et nationale. Dans ce contexte, la reconnaissance et la survie du picard ne peuvent venir que d’une affirmation de la différence entre les deux variétés, comme nous le verrons ci-dessous.

3 – Caractéristiques des variétés acadienne, québécoise et picarde

10Les trois variétés qui font l’objet de cet article, l’acadien, le québécois et le picard, résultent d’un tel processus de différentiation. Le picard est la variété la plus ancienne puisqu’il s’agit d’une langue d’oïl qui s’est développée en parallèle avec le francien et dont les particularités sont reconnues depuis le Moyen Âge (voir, par exemple, Gossen, 1951). L’acadien et le québécois ont, pour leur part, pris leur source dans les français régionaux parlés par les colons qui ont peuplé les colonies nord-américaines de la France aux 16e et 17e siècles (Flikeid, 1994 ; Poirier, 1994 ; Morin, 2002). Bien qu’ils aient des origines semblables, il est important de distinguer deux variétés du français canadien qui sont basées sur des populations originales distinctes (un apport essentiellement poitevin du côté acadien et beaucoup plus varié du côté québécois) et dont les histoires et le rapport à l’anglais diffèrent. Les trois variétés se distinguent donc d’un point de vue historique du fait que le picard est issu du gallo-roman, alors que l’acadien et le québécois sont issus du français. Toutefois, au-delà de cette différence, elles partagent un facteur important qui a favorisé le développement et la généralisation de formes distinctes de celles du français de référence : une pression normative qui a longtemps été faible, ce qui a laissé libre cours au changement linguistique autonome et défavorisé l’adoption de formes associées au français de référence [3].

3.1 – Représentations orales des variétés acadienne, québécoise et picarde

11Grâce à internet, il est maintenant facile d’entendre de l’acadien et du québécois où que l’on soit. Les niveaux de langue représentés varient évidemment considérablement. L’écoute des bulletins nouvelles régionaux de Radio-Canada, par exemple, permet d’entendre les versions standard des deux variétés. Par contre, de nombreuses productions artistiques utilisent des versions vernaculaires qui diffèrent considérablement du français de référence. On peut constater la richesse et la variété des formes acadiennes si l’on compare le parler de la Sagouine, le célèbre personnage créé par Antonine Maillet [4], la version plus anglicisée parlée dans le sud-est du Nouveau-Brunswick rendue célèbre par le documentaire Éloge du chiac de Michel Brault [5] et les bandes dessinées d’Acadieman créées par Dano LeBlanc [6], ou encore la chanson L’homme à point d’accent de Grand dérangement, un groupe originaire de la Baie Sainte-Marie en Nouvelle-Écosse [7]. Pour sa part, le québécois vernaculaire peut être entendu dans les épisodes de la comédie La petite vie[8] créée par Claude Meunier ou dans les clips d’animation Têtes à claques créés par Michel Beaudet [9].

12Même si les représentations du picard sont moins nombreuses que celles de l’acadien et du québécois, il est ironique qu’il soit maintenant plus facile d’entendre cette variété où que l’on soit que du temps où une simple promenade dans les rues de Lille ou d’Amiens, des courses dans les marchés ou une visite au café permettaient de plonger dans un univers picard. Aujourd’hui, les locuteurs traditionnels se font de plus en plus rares, ce qui rend les enregistrements de paysans comme Léopold Devismes né en 1912 et décédé en 2014 particulièrement précieux [10]. Le mouvement de revitalisation auquel nous assistons amène des locuteurs picards pour qui le picard constituait leur langue maternelle à créer une littérature en picard [11] et des néo-locuteurs à créer vignettes, musique, pièces de théâtre et autres formes artistiques qui mettent en valeur le picard [12].

3.2 – Quelques particularités de l’acadien, du québécois et du picard

13L’écoute des extraits suggérés ci-dessus illustre dans quelle mesure il est difficile pour un francophone peu familier avec les variétés en question de bien les comprendre. Elle met en évidence plusieurs différences entre ces variétés mais aussi des éléments partagés. Au niveau lexical, par exemple, pour exprimer ‘maintenant’, on retrouve asteure pour l’acadien et le québécois et achteure pour le picard. Pour le nom baiser, on trouve bec dans les variétés nord-américaines et en picard et les formes lexicalisées matante et mononcle pour ‘tante’ et ‘oncle’. Des similarités morphologiques existent aussi, qu’il s’agisse de la forme féminine pourrite, de l’extension analogique du préfixe in- dans invaler ‘avaler’ ou de la dérivation parlable pour désigner une personne d’abord facile, affable. Au niveau morphosyntaxique, on observe, par exemple, une tendance à éliminer l’auxiliaire être et à conjuguer les verbes inaccusatifs et réflexifs avec avoir. Cette tendance est catégorique en acadien, très répandue en picard (on lit dans Vasseur, 1996 que seul l’auxiliaire avoér[13] existe) et variable mais fréquente en québécois. De même, les trois variétés comptent un nombre réduit de pronoms relatifs, favorisant l’utilisation du complémenteur passe-partout que et suppléant au besoin l’information perdue au moyen d’un élément résomptif. Finalement, sur le plan phonologique, la fréquence, en picard et en québécois, de la voyelle [ε̃] où le français de référence utilise [ᾶ], par exemple dans vraimint ou momint, la prononciation [we] pour les séquences oi dans les trois variétés (par exemple, croére) ou encore l’épenthèse vocalique fréquente en début de mots comme rbéyer (‘regarder’ en picard) et regarder ou dans un mot comme brouette constituent autant de traits partagés. L’accumulation de ces caractéristiques et de plusieurs autres sur lesquelles nous ne pouvons élaborer faute d’espace contribuent à distinguer ces trois variétés du français de référence. Par ailleurs, les différences qui les caractérisent (par exemple, la troisième personne du pluriel en -ont en acadien, en -t’t in picard et, dans la plupart des verbes, nulle en québécois ; le si que commun à l’acadien et au picard mais, à notre connaissance, inconnu en québécois ; et les particularités lexicales uniques à chacune) font en sorte que trois variétés apparentées mais distinctes doivent être reconnues. Dans chaque cas, la question du statut de cette variété se pose. S’agit-il dans de variétés du français ou de langues autonomes ? Comme nous l’avons indiqué plus haut, une réponse à cette question ne peut se baser sur des critères purement linguistiques ou historiques. Au contraire, il est nécessaire d’examiner les pratiques des locuteurs afin d’en dégager non seulement leurs attitudes avouées envers leur variété, mais aussi les choix plus ou moins conscients qui gouvernent leur production linguistique dans des situations favorables à l’utilisation de la langue légitime.

4 – Picard, acadien et québécois standard

4.1 – Picard

14Comme toutes les langues régionales de France, la vitalité actuelle du picard est très faible en ce début de 21e siècle. Du fait qu’il n’est qu’exceptionnellement transmis aux enfants depuis déjà quelques générations, il est considéré par Salminen (2008 : 218) comme étant sérieusement menacé (« severely endangered »). Une conséquence de ce manque de transmission est la disparition des communautés linguistiques traditionnelles dans lesquelles des locuteurs communiquent de façon spontanée et régulière en picard. Celles-ci sont remplacées par des communautés de pratique qui regroupent des artistes qui chantent, jouent et écrivent en picard, de même que des militants qui mettent en valeur le patrimoine picard et promeuvent sa reconnaissance auprès de la population et des autorités (voir Léonard et Jagueneau, 2013 : 293 pour une discussion des communautés poitevine et bourguignonne).

15Un tel changement dans les conditions d’utilisation du picard favorise une prise de conscience de la structure du picard mais il met aussi les auteurs dans une position difficile. Quand le picard était d’abord une langue orale acquise au sein de la famille et utilisée de façon quotidienne, peu de locuteurs cherchaient à déterminer si tel mot était bien picard ou à comprendre les raisons derrière le choix entre les négations mie ou point. Mais pour l’auteur qui doit consigner ses idées sur papier, de nombreuses questions surgissent. En l’absence d’ouvrages normatifs (grammaires et dictionnaires complets) et de guides de rédaction, quel picard convient-il d’écrire ? Doit-on chercher à aligner le picard sur le français ou, au contraire, à favoriser les formes ressenties comme étant typiquement picardes ?

16Puisqu’aucun guide de rédaction n’existe pour les auteurs picards, la norme littéraire émergente doit être glanée dans les commentaires occasionnels dans les publications. Par exemple, les réactions négatives envers la dravie, ce mélange de picard et de français, démontrent bien la conscience qu’ont les picardisants de l’existence d’une variété distincte et de leur volonté de maintenir la distance entre les deux :

17

« Parler le Picard [sic], ce n’est pas en effet plaquer quelques mots du cru sur un canevas français : c’est alors le regrettable mélange appelé ‘dravie’, ce vocable qui désigne un complexe de fourrage destiné à l’alimentation des bestiaux […] Pour bien exprimer le Picard, il faut ‘penser’ en Picard ».
(Vints d’amont, ii)

18Plus récemment, l’éditorial de Ch’Lanchron, une revue entièrement en picard publiée depuis 1980 à Abbeville, exprime sa désapprobation de certains auteurs et locuteurs qui se permettent de prendre des libertés avec le picard et réitère son parti pris pour un picard qui puise dans la langue transmise dans les communautés pour se renouveler :

19

« Seulmint, quante dautchuns is s’vintur’t à pérler IN picard, à canter IN picard, à écrire IN picard… éj mile. J’appleudis si est boin. J’incourage quante o cminche. Mais j’m’érbife quante no picard il est mardochè. J’én freume pu m’bouque. Pu d’bérdandouille! Éne langue a nmande du réspé. Du réspé d’ses mots, d’és grammaire, d’és pinsèe. Du réspé d’és mémoére, éd ses gins, d’ésn histoére. Éne langue a n’s’invinte point à la gré du temps, a s’rinvinte éd li-meume tous les jours, in s’édvisant, in pinsant, in vivant IN picard. »
(Ch’Lanchron, 148, p. 1) [14]

20Si ces remarques et jugements normatifs sont révélateurs des prises de position des acteurs littéraires, ce sont les pratiques concrètes des auteurs et des éditeurs qui révèlent dans quelle mesure les textes reflètent ces positions. Or, la lecture de textes picards démontre que ces textes ne cherchent pas à s’aligner sur la norme du français de référence mais au contraire, lorsque le picard comporte une forme distincte du français, à s’en éloigner. Étant donné la grande diversité dialectale qui caractérise le picard et l’absence d’une norme partagée par tous les picardisants, il n’est pas possible dans cet article de rendre compte de la richesse des pratiques et de la diversité des variantes dialectales. Par conséquent, la discussion qui suit se concentre sur les pratiques littéraires et éditoriales de Ch’Lanchron. La longévité de la revue, le fait qu’elle publie des auteurs provenant de tout le domaine linguistique picard et qu’elle y est diffusée, l’existence d’un dictionnaire et d’une grammaire de la variété de picard parlée dans la région du Ponthieu et du Vimeu (Vasseur, 1963, 1996), notre propre familiarité avec cette variété et, finalement, les études linguistiques la concernant publiées par nos étudiants et nous-même sont autant de raisons qui justifient ce choix.

21L’extrait d’éditorial ci-dessus illustre le picard privilégié dans cette revue. Il démontre que cette langue est tout à la fois familière et étrange pour le francophone qui la découvre. Du point de vue orthographique, les similarités sont claires. L’approche analogique adoptée par la revue vise à faciliter la lecture des textes par ses lecteurs habitués à l’orthographe française tout en capturant la prononciation et la structure grammaticale du picard. C’est ainsi que l’orthographe des mots picards est souvent identique à celle du mot français apparenté : picard, mots, grammaire, etc. Cependant, lorsque cette orthographe masquerait la prononciation et/ou la structure grammaticale de la forme picarde, les différences sont reflétées dans l’orthographe. Ainsi, par exemple, miu et viu reflètent la prononciation de ces mots avec une voyelle haute plutôt qu’une voyelle moyenne comme dans le français mieux et vieux. De même, la préposition dans est orthographiée din en picard pour refléter la différence vocalique mais aussi le fait que l’on n’observe jamais la liaison en [z] dans des syntagmes comme din un live, ‘dans un livre’ ; de plus, la conjonction orthographiée quante plutôt que quand capture le fait que le /t/ final de ce mot est une consonne stable et donc toujours prononcée. Une volonté opposée de représenter la diversité et la richesse dialectale du picard amène les éditeurs de la revue à laisser la porte ouverte à une certaine variation. En effet, les orthographes usuelles pour la région du Ponthieu et du Vimeu peuvent s’avérer inappropriées pour des textes provenant d’autres régions. C’est ainsi que, pour ‘il était’, on trouve il étoait, il étouot, il étot ou même il était, selon le dialecte de chaque auteur.

22Au-delà des différences orthographiques et phonologiques discutées ci-dessus, la lecture de Ch’Lanchron révèle un écart considérable entre la norme grammaticale du picard et celle du français de référence, qu’il soit hexagonal, acadien ou québécois. Quelques exemples tirés de la revue illustrent l’utilisation de mots et constructions bien distinctes.

[1]
Si os avez mantchè chl’épisode, j’vos l’ramintuve (Ch’Lanchron, 155, p. 1)
[2]
Tous chés maristérs éd picard qu’is ont passè dvant ch’tableau noér d’éch batimint (Ch’Lanchron, 155, p. 1)
[3]
Gramint d’picardisants, dz’anciens éléves, des matchès d’picard (Ch’Lanchron, 155, p.1)
[4]
Achteure, éch décideu in chéf i s’a ravisè (Ch’Lanchron, 155, p. 1)
[5]
Doù qu’o s’in vo? Quoé qu’i nn’est pi quoé qu’i nin sro? (Ch’Lanchron, 155, p. 1)
[6]
I ll’érbéront ti, seulmint él temps d’leus téons pi d’leus ratéons? (Ch’Lanchron, 155, p. 1

23Par exemple, sur le plan lexical, on observe l’utilisation du verbe ramintuver dans le sens de ‘rappeler’, celui de maristér pour ‘instituteur’, gramint pour ‘beaucoup’, achteure pour ‘maintenant’, ainsi que téon et ratéon pour ‘ancêtre’. Sur le plan grammatical, on constate qu’au lieu d’utiliser le pronom relatif qui dans les relatives sujet, le picard a recours au complémenteur qu’ suivi du clitique sujet ; voir [2]. De même, alors que les instituteurs francophones s’acharnent à inculquer à leurs élèves l’utilisation de l’auxiliaire être avec les verbes réflexifs, le picard valorise pour sa part l’usage universel d’avoér (voir [4] ; cf. Auger et Villeneuve, 2017). Les interrogatives présentent aussi des différences bien claires : ainsi, comme on peut le voir en [5], les mots interrogatifs doù et quoé sont suivis du complémenteur qu’. Finalement, plusieurs questions totales picardes ont recours à la particule interrogative ti (voir [6] ; cf. Auger et Villeneuve, 2019).

4.2 – Québécois

24La liste d’exemples ci-dessus ne suffit pas, à elle seule, à démontrer l’émancipation de la norme picarde par rapport à la norme française. En effet, une collection d’exemples de ce type démontre que les constructions qu’ils illustrent existent mais ne permet pas, d’une part, de mesurer la fréquence avec laquelle ces constructions sont utilisées et, d’autre part, de dégager la valeur sociolinguistique qui leur est associée. Il est en effet facile de recueillir des constructions non standard et de les utiliser pour étayer sa thèse qu’une certaine population « parle mal français » ou qu’elle est en voie d’établir une norme distincte et autonome. Les publications de Georges Dor sur la mauvaise qualité du français québécois et celles de Philippe Barbaud sur l’absence d’un français québécois standard digne de ce nom illustrent cette démarche.

25Ce n’est pas d’hier que certains observateurs québécois dénoncent la mauvaise qualité du français québécois (voir, par exemple, Bouchard, 1998, 2011). Le livre Les insolences du frère Untel, publié en 1960 par Jean-Paul Desbiens, a fait connaître le terme joual créé par André Laurendeau pour désigner le français familier et populaire parlé par de nombreux Québécois et a fortement contribué à la prise de conscience par la population de l’écart qui s’est creusé entre le français de référence et la langue quotidienne québécoise. Dans les années 1990, le chanteur Georges Dor a repris les rênes et publié quatre ouvrages qui dénoncent la mauvaise qualité de la langue parlée au Québec. L’objectif du troisième opus, intitulé Les qui qui et les que que ou le français torturé à la télé, est de démontrer que la piètre qualité du français au Québec n’est pas limitée aux locuteurs peu instruits et à ceux qui ont rarement l’occasion de prendre la parole dans des contextes formels et/ou publics, comme l’exprime l’extrait suivant :

26

« N’ayant pas un tempérament de polémiste, je me contenterai dans [cet essai], le troisième et dernier, de céder la parole aux journalistes ou animateurs de notre télévision ; ils illustrent, avec une éloquence parfois pathétique, l’urgent besoin de nous enseigner, à l’école primaire, à parler à peu près correctement et intelligemment notre langue, à construire des phrases simples qui disent clairement ce qu’on veut dire. […] Les incroyables tortures langagières que vous lirez dans ce recueil sont le fait de diplômés d’université et qui plus est, de professionnels de la communication. La langue qu’ils essaient de soutenir leur échappe trop souvent, comme elle nous échappe à nous-mêmes, parce qu’on ne nous enseigne pas, enfants, à l’école, la langue parlée ».
(Dor, 1998 : 10-11)

27Ce livre se compose de 504 exemples entendus dans des émissions dans lesquelles les locuteurs s’expriment en français soigné accompagnés de courts commentaires sur chacun.

28Si l’on peut excuser la publication d’une collection non systématique d’exemples anecdotiques par un polémiste québécois sans formation en linguistique, la démarche du linguiste Philippe Barbaud dans son article de 1998 étonne davantage. Dans cet article, Barbaud (1998 : 107) soutient l’hypothèse que

29

« le français du Québec (FQ) se révèle suffisamment divergent dans l’usage qui est propre aux élites d’ici, sur le plan syntaxique, pour que toute tentative d’élaborer une norme authentiquement québécoise de français québécois standard (en abrégé FQS) conduise inévitablement à une impasse généralisée sur le plan communicationnel ».

30Barbaud soutient son analyse à l’aide d’exemples prononcés par des membres de l’élite québécoise dans le cadre d’émissions dans lesquelles les échanges verbaux sont spontanés. Des années d’observation lui ont fourni de nombreux exemples de constructions non conformes à la norme du français de référence. Cependant, aucune quantification n’accompagne la présentation de ces données. Il est par conséquent impossible de savoir si les exemples en question s’observent de façon régulière dans le parler de l’élite québécoise ou s’il s’agit de cas marginaux. De plus, comme aucune information n’est fournie sur les locuteurs, on ne sait pas si le locuteur est un professeur universitaire, un chef syndical ou un athlète peu habitué à prendre la parole publiquement.

31Il est facile, en effet, de glaner des exemples d’un français non standard sur les ondes radiophoniques et télévisuelles québécoises. Nous possédons personnellement une telle collection d’exemples que nous compilons dans le but de les utiliser dans notre enseignement et notre recherche. Les exemples en [7] illustrent l’utilisation des pronoms tu et ça au lieu d’un on plus standard pour faire référence à un sujet générique ou indéfini, la non-montée des clitiques dans les impératifs négatifs, une liaison non standard, la concordance des négations, des relatives non standard (que au lieu de auxquelles, auquel au lieu de à laquelle et que à la place de dont), ainsi que l’absence d’accord entre le verbe d’une relative sujet et son antécédent.

[7]
Exemples tirés de notre inventaire de constructions intéressantes sur les ondes québécoises
  1. Quand tu rentres le soir, ça dort dans la maison (Jocelyne Blouin, Première chaîne, Radio-Canada, 18/6/18, 10h10)
  2. Allez-vous-en pas! (René Homier-Roy, 25/3/18, 14h33)
  3. … ont mis [t] en doute son leadership… (Achille Michaud, Téléjournal, 18h, 28/9/96)
  4. cinquante-sept [z] engagements (Louise Harel, Le téléjournal, RC, 17/4/97)
  5. Il a pas rien inventé (René Homier-Roy, Première chaîne, 18/6/17, 14h59)
  6. Y a une question qu’il faut qu’ils répondent ce soir (Mario Dumont, Montréal, ce soir, 29 août 1994)
  7. La contamination chimique auquel ils ont été exposés (Première chaîne, 24/7/13, 6h34)
  8. La première chose qu’on s’est rendu compte… (Première chaîne, 28/7/18, 11h25)
  9. Y a des économies d’échelle qui va se faire (Montréal, ce soir, 18/9/96)

32De telles données confirment que nos communicateurs québécois ont parfois recours à des constructions de la langue familière et qu’ils ‘errent’ parfois dans leur production linguistique. Toutefois, comme les dates auxquelles ces exemples ont été entendus l’indiquent, notre cueillette de données s’échelonne sur une vingtaine d’années, ce qui suggère que de telles occurrences constituent des exceptions plutôt que la règle. Pour bien évaluer la qualité du français parlé sur les ondes québécoises, une analyse systématique d’un corpus représentatif est nécessaire. C’est précisément ce que l’on trouve dans la thèse doctorale de Davy Bigot, qui présente les résultats d’une étude empirique du parler de l’élite québécoise dans le cadre de l’émission télévisuelle Le Point (Bigot, 2008, 2011). Cette émission, diffusée jusqu’en 2006, était animée par des journalistes chevronnés qui interviewaient des personnalités québécoises en studio. Bigot a choisi cette émission en raison de son caractère formel et du sérieux avec lequel les entrevues étaient réalisées, deux facteurs qui favorisent l’emploi du français de référence. Pour s’assurer que son corpus est représentatif du parler de l’élite québécoise, il examine les données de 110 locuteurs et quantifie quatorze variables différentes. Ces variables incluent des variables phonologiques telles que la prononciation [tʊt] pour tout ou [fɛt] pour fait dans des contextes de non-liaison, des variables morphophonologiques comme la réalisation [stə] pour les démonstratifs ce/cet/cette, l’insertion d’un [l] non étymologique après ça, ou la forme vas pour la 1re personne du singulier du verbe aller, et des variables morphosyntaxiques telles que l’emploi du conditionnel après si, le recours à l’auxiliaire avoir avec les verbes de mouvement, et des relatives indirectes en que. Cette analyse quantitative révèle une adhésion générale à la norme phonologique et grammaticale du français de référence. En effet, les seules constructions attestées avec une fréquence de plus de 50 % impliquent (i) l’emploi du futur périphrastique et (ii) c’est des plutôt que ce sont des. Si le futur périphrastique est souvent perçu comme étant moins formel que le futur synthétique, cette forme fait néanmoins partie du français de référence. Quant à la structure c’est des, cette forme est tellement fréquente dans la langue parlée que nous serions tentée de dire qu’il s’agit de la forme non marquée et que c’est plutôt la forme standard ce sont des qui attire l’attention de par sa grande formalité. Bigot (2011 : 11) note d’ailleurs que Grevisse et Goosse (2008) ne proscrit ni l’emploi du futur périphrastique, ni celui de c’est des. Quant aux autres constructions qui sont plus clairement non standard, leur usage ne dépasse pas 20 % dans le cas des interrogatives directes et j’vas et sont véritablement marginales pour quand que, la prononciation de tout/tous avec un [t] final ou la forme [stə] pour les démonstratifs singuliers.

33Les études empiriques de la langue écrite québécoise révèlent une situation semblable. Par exemple, l’analyse des titres de presse dans le journal Le Devoir de 1997 démontre que la presse québécoise recourt « généralement à des mots de registre aussi peu marqué que possible » (de Villers, 2001 : 42) et que l’emploi des québécismes de registre familier est limité aux contextes qui cherchent à surprendre. Elle conclut de plus que même les emprunts sémantiques perdent du terrain et se voient de plus en plus remplacés par leurs équivalents français. Une autre étude, qui analyse la langue de six quotidiens québécois publiés de 2010 à 2013 et la compare aux résultats d’une étude semblable publiée en 2001, conclut à une amélioration nette de la langue dans les quotidiens plus récents :

34

« Alors qu’on dénombrait 10,4 écarts par texte en 2001, cette moyenne passe à 6,9 écarts par texte en 2015. Cette baisse moyenne de 3,5 écarts par texte et l’augmentation de la longueur moyenne des textes (+10,9 %) nous permettent d’affirmer que la qualité linguistique des quotidiens examinés s’est améliorée depuis la première étude. Dans les textes de l’étude de 2001, un écart linguistique était recensé tous les 63 mots, alors que ce nombre passe à 112,6 mots dans l’examen de 2015 ».
(Kavanagh, Marcoux, Paré et Roy, 2015 : 33)

35Un autre groupe qui est souvent critiqué pour la qualité de son français est le corps enseignant. Comme le note Poplack (2015 : 294), « Au Québec, la supposée piètre qualité du français des jeunes est souvent attribuée au système scolaire. Les coupables seraient les enseignants, qui, d’après ce que l’on lit, ne connaissent pas suffisamment bien la grammaire de la langue afin de pouvoir la transmettre efficacement à leurs élèves ». Est-ce bien le cas? Les études empiriques démontrent que la langue parlée par les futurs enseignants (par exemple, Gervais et al., 2001 et Ostiguy et al., 2005) et les enseignants (Poplack, 2015 ; voir Mougeon et Rehner, 2015 pour une étude sur les enseignants franco-ontariens) est caractérisée par un emploi de variantes formelles beaucoup plus élevé que ce que l’on observe dans la population générale. Ainsi, par exemple, la construction si j’aurais n’est observée que dans 6 % des propositions conditionnelles produites par les enseignants analysés par Poplack. De même, l’utilisation du subjonctif est quasi-catégorique dans les quatre contextes les plus favorables à l’emploi de ce mode [15]. De plus, l’étude de Poplack démontre qu’à une exception près, les élèves sont conscients de la valeur sociolinguistique des formes qu’ils utilisent et qu’ils produisent davantage de variantes standard quand ils se trouvent en contexte plus formel [16].

4.3 – Retour sur le picard

36Ces études empiriques démontrent que la langue orale et écrite employée au Québec dans des contextes formels s’aligne sur la norme du français de référence et que les écarts dénoncés par Barbaud et Dor y constituent des exceptions plutôt que la règle. Ce constat diffère de ce que l’on observe pour le picard où, au contraire, une volonté de distanciation du français est claire. Dans des travaux précédents, nous avons décrit quatre pratiques qui le démontrent. Tout d’abord, nous avons observé que lorsque la revue Ch’Lanchron inclut dans ses pages des textes qui avaient déjà été publiés ailleurs, il arrive aux éditeurs de les corriger afin que leur grammaire soit plus « picarde » (Auger, 2003). C’est ainsi, par exemple, qu’ils ont ajouté un pronom clitique sujet dans un texte de Gaston Vasseur et corrigé un pronom relatif qui en qu’a, comme nous pouvons le voir en [8] et [9].

[8]
  1. Tout l’monne avouot fini pèr croére… (Viu temps, 98)
  2. Tout l’monne il avouot fini pèr croére… (Ch’Lanchron, 61, p. 9)
[9]
  1. eune paure pieute qui s’appelouot Noëlle (Forni, 1978, p. 3)
  2. eune paure pieute qu’a s’applouot Noëlle (Forni, 1998, p. 15),

37Le parti pris pour des formes perçues comme étant picardes s’observe aussi dans une perspective diachronique en ce qui concerne les auxiliaires. En effet, même si Vasseur (1996) ne reconnaît qu’avoér comme auxiliaire picard, ses propres écrits révèlent une utilisation non négligeable d’éte. La comparaison de trois auteurs représentant trois générations dans Auger et Villeneuve (2017) révèle la disparition progressive de l’auxiliaire éte.

38Dans un article récent (Auger, 2018), nous avons analysé le processus d’édition lui-même grâce au fait que l’auteure d’un texte et l’éditeur de la revue ont accepté de partager avec nous le texte original, la version corrigée proposée par l’éditeur et la version finale publiée dans Ch’Lanchron. La comparaison de ces versions révèle des corrections peu nombreuses mais dont la presque totalité vont dans le même sens : promouvoir l’utilisation de formes picardes distinctes de celles du français de référence. C’est ainsi, par exemple, que les rares exemples dans lesquels le sujet lexical n’est pas redoublé donnent lieu à l’insertion d’un pronom sujet, que l’imparfait dans les propositions conditionnelles est remplacé par le conditionnel, voir [10], et que l’emploi de l’auxiliaire éte avec les verbes de mouvement et les verbes réflexifs est remplacé par l’auxiliaire avoér, comme en [11].

[10]
conme si qu’i trachroait à l’apérchuvoér (M. Waquet, Ch’Lanchron, 121, p. 15)
[11]
Al s’a meume édmandé (M. Waquet, Ch’Lanchron, 121, p. 14)

39La quatrième indication que la norme du picard n’est pas celle du français provient des auto-corrections que l’on peut observer à l’oral. Normalement, lorsqu’un francophone se corrige, c’est pour remplacer une forme non standard par une forme standard, comme on l’observe en [12]. Cependant, en picard, ces autocorrections substituent un élément proscrit par la grammaire française à une forme considérée comme standard en français : remplacement d’est par a dans [13] et remplacement du relatif qui par la conjonction qu’ suivie du clitique sujet de première personne du pluriel dans [14].

[12]
Je vas je vais consommer toutes sortes de biens (Mougeon et Rehner, 2015 : 169)
[13]
Gaston Vasseur il est vnu- il a vnu étou écouter des canchons (Auger, 2003 : 21)
[14]
ch’est nous qui l’avons- qu’o l’avons créée, chop piéche (Auger, 2003 : 26)

4.4 – Acadien

40Les études consacrées à la langue utilisée dans les contextes formels en Acadie sont peu nombreuses. À notre connaissance, Boudreau et Guitard (2001), une analyse qualitative d’entrevues réalisées avec le personnel de deux radios communautaires du Nouveau-Brunswick et de quarante heure d’émissions diffusées sur ces chaînes, constitue la seule étude consacrée à cette question. Comme cela est le cas au Québec, les résultats démontrent l’importance d’un français acadien standard. Qu’il s’agisse des politiques des deux stations ou de la pratique des animateurs, le choix du « bon français » ou d’un « français acceptable » est clair. Ainsi, les entrevues révèlent un rejet des anglicismes, une volonté de corriger des formes non standard comme une hôpital ou soixante-et-douze ainsi que la juxtaposition de formes non standard et standard lorsque les animateurs croient que l’usage exclusif de la forme standard risque de ne pas être compris par le public. L’analyse des émissions confirme la rareté des termes anglais et la faveur dont bénéficient les formes standard, ainsi que le rejet d’une attitude dogmatique qui réduirait au silence de nombreux auditeurs dont la maîtrise du français de référence est imparfaite. Par ailleurs, la lecture de L’Acadie nouvelle, le quotidien francophone du Nouveau-Brunswick, du site régional de Radio-Canada Acadie ou de tout autre site officiel acadien révèle l’utilisation d’un français de référence dont la syntaxe se distingue peu de celle de ce que l’on trouve dans des écrits comparables dans le reste de la francophonie, tout en faisant place à des items lexicaux locaux (par exemple, chevreuil pour cerf, Acadie Nouvelle, 14/4/16 ou piger dans le sens de ‘tirer au sort’ dans un courriel de l’Acadie Nouvelle envoyé le 14/9/18).

41Le rapport des Acadiens à leur langue est complexe et, comme le remarquent Boudreau et Perrot (2005 : 11) :

42

« la “langue d’appartenance” recouvre une réalité fondamentalement fluctuante : elle est “le français” lorsqu’elle se définit simplement dans son opposition à l’anglais langue dominante ; elle est “le chiac” lorsqu’elle se définit dans une double opposition, à l’anglais mais aussi et surtout au français standard ».

43Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant que Péronnet (1996) ait constaté une érosion du français acadien traditionnel dans deux directions opposées : d’une part, une anglicisation associée à une meilleure connaissance de l’anglais et à la valorisation identitaire du chiac et, d’autre part, une standardisation liée à une plus grande scolarisation, une immigration francophone venue du Québec, de France et d’Afrique, et des liens plus serrés avec le reste de la francophonie. Boudreau et Gauvin (2017 : 330) décrivent ainsi les pratiques linguistiques des étudiants contemporains :

44

« Les étudiants, par exemple, prennent conscience des singularités qui les caractérisent et acceptent mieux leurs différences linguistiques qu’il y a 30 ans (Bouchard, 1998 ; Boudreau, 2009). Ils ont accès au français plus standard à travers l’école et ils en font usage dans les situations qui l’exigent, mais ils s’expriment aussi dans leur vernaculaire non seulement dans la sphère privée, mais aussi dans la sphère publique. L’hétérogénéité des pratiques, observable en Acadie, témoigne d’un changement dans les représentations des locuteurs, changement lié au discours moins dogmatique à l’égard des différences linguistiques, cette transformation étant elle-même le produit de changements sociétaux qui influent sur les pratiques linguistiques ».

45C’est ce qui explique qu’on puisse lire dans Facebook des énoncés tels que C’est freakant!! ou Ej watche les nouvelles pis des You Tubes videos pis sa me freak out. produits par des locuteurs qui s’exprimeraient dans un français acadien standard dans un contexte de communication plus formel.

5 – Langue véhiculaire en Acadie, au Québec et en Picardie

46Le picard, le québécois et l’acadien résultent de l’évolution linguistique du latin populaire et du français familier dans leurs communautés respectives. L’éloignement avec le français de référence est indéniable. Le sous-titrage des films de Xavier Dolan pour leur projection en France illustre les difficultés de compréhension que des francophones peu familiers avec le français québécois peuvent éprouver. Les difficultés que j’ai éprouvées à comprendre le monologue intitulé La barouette du groupe acadien Beausoleil Broussard démontrent que l’intercompréhension peut poser des problèmes même entre variétés nord-américaines. Finalement, une étude exploratoire d’Éloy (1992) qui demandait à des Français picards et non picards de traduire des énoncés picards démontre que les sujets originaires de Franche-Comté et du sud-ouest de la France ont une compréhension limitée, mais non nulle, de cette variété (respectivement, 48,45 % et 37,07 %), grâce aux nombreuses similarités dues à la proche parenté entre le français et le picard.

47Alors que, d’un point de vue linguistique, les parallèles entre les trois variétés sont clairs et que, du point de vue de l’intercompréhension, les difficultés de communication sont comparables, les communautés québécoise et acadienne se distinguent clairement de la communauté picarde. Dans les communautés francophones nord-américaines, le choix du français de référence s’impose pour plusieurs raisons : l’absence de prestige historique des variétés locales de français, leur association avec des groupes sociaux défavorisés ou peu valorisés, et la conviction, consciente ou non, que la meilleure façon de préserver l’héritage francophone en Amérique du Nord consiste à promouvoir une variété standard de la langue et à reléguer les variétés familières à la vie quotidienne et à des productions artistiques qui mettent en scène des personnages dont on s’attend à ce qu’ils s’expriment dans ces formes. C’est ce qui amène, par exemple, l’auteur québécois Michel Tremblay à écrire des dialogues en joual et des narrations en français de référence et l’auteure acadienne France Daigle à recourir au chiac pour les dialogues. C’est aussi pour cette raison que l’utilisation de mots ou d’expressions familiers pour dans des contextes formels est généralement signalée à l’aide d’italiques, de guillemets ou de remarques qui soulignent le caractère déviant de l’élément utilisé, tel qu’illustré en [15]. Finalement, c’est ce qui explique la fréquence avec laquelle la qualité du français est discutée et débattue dans les médias acadiens et québécois. Laforest (1997 : 9) résume parfaitement cette obsession dans son introduction : « Plus qu’à taper sur une rondelle avec un bâton, le véritable sport national des Québécois consiste à parler de la langue ».

[15]
  1. Le boys’ club de François Legault (Le Devoir, 5/11/18, A3)
  2. « Les randonneurs sont des “cocheux”, qui veulent marquer d’un X le maximum de sentiers. Beaucoup seront tentés par l’aventure du GR gaspésien », affirme Éric Chouinard. (L’Actualité, 1er mai 2013, p. 54)
  3. Il a toujours l’air un peu magané, excusez mon français (Espace musique, 16/4/13, 8h12)

48Une dernière illustration de la différence entre le picard, d’une part, et les français acadien et québécois, d’autre part, provient d’une analyse de leur utilisation dans les médias et la littérature. Bien que le français continue de dominer de façon non équivoque dans la vie privée et publique dans le nord de la France, l’utilisation du picard dans des domaines et fonctions qui lui étaient autrefois interdits trahit une légitimation qui dépasse les cercles picardisants. C’est ainsi, par exemple, que le quotidien de la Somme, Le Courrier picard, publie chaque année depuis 2012 un numéro dont les deux premières et les deux dernières pages sont entièrement traduites en picard. Le fort intérêt suscité par cette édition picarde se traduit par une hausse des ventes de 6 % par rapport à un numéro normal entièrement en français (Jacques Dulphy, communication personnelle, 16/1/2015). Les exemples qui vont en ce sens sont nombreux : la traduction picarde du volume Astérix et la rentrée gauloise qui s’est vendue à plus de 100 000 exemplaires, la traduction d’autres classiques comme Le petit prince, le concours de littérature picarde organisé chaque année par l’Agence régionale de la langue picarde, l’intervention en picard de Pascal Demarthe à l’Assemblée nationale le 19 novembre 2014, de même que les revendications en vue de l’inclusion du picard parmi les langues régionales enseignées dans l’éducation nationale et son enseignement dans les universités de Lille et d’Amiens [17].

49L’accueil favorable réservé aux traductions picardes d’ouvrages français contraste avec la réaction qu’a suscitée la traduction québécoise du volume Coke en stock de la bande dessinée Tintin. La très grande majorité des articles et opinions publiés dans les médias et dans internet rejettent la pertinence d’une telle traduction et refusent d’y voir un reflet du français des Québécois, comme on peut le constater dans l’extrait suivant, tiré d’un blog intitulé Tintin en joual… Ça fait jaser ! :

50

« « Une traduction infidèle », « un abus de vocabulaire passéiste », « une sur-joualisation » des dialogues… La liste est longue. Mais le reproche que l’on retrouve le plus souvent dans la bouche ou sous la plume des Québécois reste le suivant : « Yves Laberge pense-t-il que la majorité des Québécois n’est pas capable de comprendre la version originale en français? ». Loin d’être fiers comme les Chtis et les Alsaciens de voir exister leur patois dans la bouche de ce personnage mondialement connu, les Québécois se sentent insultés. Peu considèrent comme Yves Laberge qu’il s’agit là « d’une célébration de la langue française telle qu’on la vit de nos jours au Québec » [18].

51Étant donné que le français québécois standard diffère peu du français de référence international, la pertinence de telles traductions en français québécois est loin de faire l’unanimité. Nous avons été personnellement approchée par le directeur d’Édition Tintenfass, la maison qui a publié des traductions de Le petit prince dans environ 90 variétés, dont le picard, le wallon, le lorrain, le provençal et le bourguignon-morvendiau, pour traduire cet ouvrage en québécois, une invitation que nous avons déclinée. À ce jour, il a été incapable de trouver un traducteur pour le français acadien et le français québécois. Nous ne connaissons pas les autres traducteurs potentiels approchés pour la version québécoise mais nous imaginons que leurs refus sont basés, à l’instar du nôtre, sur plusieurs des faits et arguments exposés dans cet article.

52Considérons, avant de clore cet article, trois exemples qui illustrent le rejet du français acadien familier comme variété légitime. Le premier concerne un documentaire intitulé Deux faces[19], qui dénonce l’intimidation scolaire et met en scène des élèves de l’école Abbey-Landry de Memramcook au Nouveau-Brunswick. Le district scolaire francophone sud a refusé de présenter le film dans ses écoles, non en raison de la qualité du projet mais en raison de la qualité de la langue. Le sketch Le chiac est la solution[20] propose de faire du chiac la langue officielle du Canada afin de réduire les tensions linguistiques entre francophones et anglophones : puisque le chiac comporte de nombreux éléments de chaque langue officielle et qu’il devrait par conséquent être facile à apprendre par tous les Canadiens, son adoption ne désavantagerait aucun des deux groupes linguistiques et permettrait de conserver des éléments de la langue de chaque groupe. L’hilarité qui résulte de cette proposition illustre l’incongruité de son utilisation dans des fonctions et contextes appropriés au français de référence. Le dernier exemple concerne le slogan Right fiers des Jeux de la francophonie canadienne qui se sont tenus à Moncton, Nouveau-Brunswick, en 2017. Le tollé de protestations qui s’est fait entendre suite à son dévoilement illustre l’attachement des Acadiens à un français de qualité et leur refus de voir leur français quotidien utilisé dans des fonctions officielles.

53Dans un contexte où des variétés utilisées par la population diffèrent sensiblement de la variété standard, le sort de chacune de ces variétés dépend grandement de la situation sociolinguistique spécifique dans laquelle elle coexiste avec cette variété. Ainsi, dans le cas du picard, ses promoteurs ont pu utiliser sa longue histoire aux côtés du français pour faire valoir son statut de langue distincte et développer un standard littéraire qui marque son autonomie par rapport à sa sœur plus prestigieuse. Dans le contexte canadien et nord-américain dans lequel sont parlés l’acadien et le québécois, une telle approche a été considérée mais ultimement rejetée. Les autorités et les communautés acadiennes et québécoises ont fait le choix d’un français de référence qui admet des particularités propres à chaque communauté mais qui réclame son appartenance à la grande famille francophone.

6 – Conclusion [21]

54L’existence d’une Agence régionale de la langue picarde et d’un Office québécois de la langue française ne laisse planer aucun doute sur les positions respectives de ces deux régions. Notre étude confirme que seuls les locuteurs du picard ont choisi d’affranchir leur variété de la norme française et de créer un standard littéraire autonome, alors que les Acadiens et les Québécois ont préféré favoriser le français de référence pour les usages officiels et littéraires et réserver leurs variétés familières à la sphère privée et à la création artistique. Le fait que la revitalisation du picard ne nuise nullement au français qui s’est solidement imposé, tant en France qu’en Belgique, alors que la situation est beaucoup plus délicate pour le français au Québec, explique en partie ces développements distincts de part et d’autre de l’Atlantique.

55La situation aurait pu être tout autre. Étant donné la politique officielle de la France qui ne reconnaît certaines langues régionales que du bout des lèvres et qui refuse à ce jour d’inclure le picard parmi les langues qui font l’objet d’un enseignement officiel, un accès accru au français à travers la scolarisation obligatoire et les médias et l’importance croissante de la connaissance de l’anglais en tant que lingua franca, on aurait pu s’attendre à ce que le 20e siècle sonne le glas du picard. Or, on assiste depuis cinquante ans à une forte revitalisation de cette variété. L’enjeu de cette revitalisation n’est évidemment pas de remplacer le français mais plutôt de redonner ses lettres de noblesse à une variété qui a rivalisé avec le français à une époque lointaine mais qui peut encore, si on lui en donne les moyens, donner naissance à des œuvres littéraires fortes et à des manifestations culturelles originales. Les défis auxquels fait face cette revitalisation sont nombreux : un nombre très réduit de locuteurs qui inclut de moins en moins de locuteurs natifs et de plus en plus de néo-locuteurs et une variation régionale importante qui complique le développement d’un standard unique.

56De l’autre côté de l’Atlantique, le choix du français s’explique en grande partie, à notre avis, par le danger réel que représente l’omniprésence de l’anglais au Canada et, plus généralement, en Amérique du Nord. Pourtant, étant donné la grande homogénéité qui caractérise le français dans tout le Québec [22], les Québécois auraient pu imiter les Norvégiens, par exemple, et adopter la variété linguistique qui leur est propre afin d’en faire leur langue officielle. Une telle solution aurait vraisemblablement causé la mort du français au Canada en l’isolant du reste de la francophonie. Cette tentation a existé, surtout en réaction aux premières positions de l’Office québécois de la langue française, qui rejetait la presque totalité des formes qui n’étaient pas partagées avec le français de référence (Auger, 2005). Toutefois, cette tentation s’est rapidement estompée : l’Office a assoupli sa position et ouvert la porte à plusieurs caractéristiques québécoises, et l’usage a contribué à développer un français québécois standard. La description de ce français québécois standard demeure, à ce jour, incomplète, mais la publication récente du dictionnaire en ligne Usito (https://www.usito.com/) constitue un pas important dans cette direction [23]. Quant à savoir si la distance considérable entre le picard et le français favorise la reconnaissance du picard et sa légitimation, alors qu’une distance moindre entre l’acadien et le québécois, d’une part, et le français de référence, de l’autre, la défavorise, il s’agit d’une hypothèse qui mérite d’être testée de façon empirique. Nous croyons cependant que les situations sociolinguistiques foncièrement différentes dans les deux pays et les enjeux en présence expliquent le mieux le cheminement du picard, de l’acadien et du québécois.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : variation, Picardie, Québec, Acadie, légitimation

Mise en ligne 22/10/2019

https://doi.org/10.3917/tl.078.0139

Notes

  • [1]
    Nous remercions Véronique Lagae, Anne-José Villeneuve et deux évaluateurs anonymes de leurs commentaires et suggestions pour améliorer une version précédente de cet article. Nous demeurons bien sûr seule responsable de son contenu.
  • [2]
    Nous utilisons le terme norme dans le sens de norme objective tel qu’employé dans Villeneuve (2017 : 50), c’est-à-dire « une norme objective fondée sur l’usage réel de locuteurs contemporains appartenant aux élites culturelles et politiques » ; cette notion de norme s’oppose à la norme fantasmée telle que décrite par Moreau (1997).
  • [3]
    Nous verrons ci-dessous que la situation a considérablement changé au cours des cinquante dernières années.
  • [4]
  • [5]
  • [6]
  • [7]
  • [8]
  • [9]
  • [10]
  • [11]
  • [12]
  • [13]
    L’orthographe picarde utilisée dans cet article est celle de la revue Ch’Lanchron, publiée à Abbeville depuis 1980.
  • [14]
    « Seulement, quand certains s’aventurent à parler EN picard, à chanter EN picard, à écrire EN picard… je regarde. J’applaudis si c’est bon. J’encourage quand on commence. Mais je me rebiffe quand notre picard est malmené. Je ne me tais plus. Plus de désordre! Une langue demande du respect. Du respect de ses mots, de sa grammaire, de sa pensée. Du respect de sa mémoire, de ses gens, de son histoire. Une langue ne s’invente pas comme on le veut, ça se réinvente de soi-même tous les jours, en parlant, en pensant, en vivant EN picard ».
  • [15]
    Il convient cependant de noter que l’absence du ne et l’emploi du futur périphrastique caractérisent le parler des enseignants de son corpus, avec des fréquences de 89 % et 82 %, respectivement. Comme le fait remarquer Poplack, un taux d’emploi de 11 % pour ne dépasse de loin le taux de 0,1 % observé dans la population générale et démontre par conséquent une volonté claire des enseignants de mettre de l’avant une forme plus standard de français. Villeneuve (2017) documente aussi un effet stylistique important dans son analyse de l’effacement de ne dans deux émissions de télévision. Pour le futur périphrastique, voir la discussion de cette forme plus haut.
  • [16]
    La seule exception se trouve dans la construction si j’aurais, qui est utilisée avec des fréquences variant entre 75 et 80 %, et ce en dépit du fait que les enseignants l’utilisent très rarement.
  • [17]
    La levée de boucliers qui a suivi l’annonce selon laquelle cet enseignement ne serait pas offert à l’Université de Picardie Jules Verne à l’automne 2018 et le revirement rapide des autorités universitaires soulignent l’attachement de la population à sa langue régionale
  • [18]
  • [19]
  • [20]
  • [21]
    Plusieurs des idées développées dans cette section nous ont été suggérées par un évaluateur anonyme et par Peter Lauwers. Nous leur en sommes très reconnaissante ; nous nous empressons cependant de préciser que la façon dont nous les utilisons ne correspond pas nécessairement à celle qu’ils en auraient faite.
  • [22]
    Cette homogénéité n’existe cependant pas pour le français acadien, qui varie considérablement d’une localité à l’autre (Boudreau et Gauvin, 2017 : 318).
  • [23]
    L’existence d’un français québécois standard est affirmée par plusieurs linguistes québécois (Cajolet-Laganière et Martel, 1998 ; Poirier, 1998) mais niée par d’autres (Barbaud, 1997 ; Nemni, 1998).
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