Notes
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[1]
Je dois à Friederike Moltmann, spécialiste en France de la question des prédicats intensionnels, aux séminaires de laquelle j’ai participé en 2011-2014, dans le cadre du projet franco-allemand « Nominalisations » associant l’ENS et l’université de Hambourg, la suggestion de travailler sur le verbe français manquer, et au projet « Espace, Temps, Existence » dirigé par Anne Carlier et Laure Sarda, d’être passée à l’acte. Le présent travail est une nouvelle élaboration de la communication présentée au workshop de 2016 dans le cadre de ce projet : The French Verb « manquer » : a negative existential predicate ?.
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[2]
Je me limite donc aux emplois dans lesquels ce verbe implique l’idée d’une absence, ou plutôt d’une « insuffisance, d’un déficit de présence », dont l’absence est un cas limite, laissant de côté ceux où il a un sens plus actif, lié au non-accomplissement d’une action (j’ai manqué mon train, je manque à tous mes devoirs, j’ai manqué mourir etc.)
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[3]
La différence entre absence et inexistence (ou présence et existence) semble consister dans le fait que la présence, ou l’absence, sont liés à un lieu déterminé : est présent ou absent ce qui est (ou n’est pas) là, tandis que l’existence (ou l’inexistence) aurait un caractère absolu, en tout cas non nécessairement relatif à un lieu.
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[4]
Le recours à l’étymologie est ici éclairant : mancus signifie d’abord « à qui il manque un membre » (d’où le français manchot), puis en général « incomplet, défectueux ».
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[5]
L’Être et le Néant.
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[6]
Ce terme est employé dans la littérature pour dénoter deux types de verbes : le type load, p.ex. charger (du foin sur le camion) et le type swarm, p.ex. grouiller (le jardin – de vermine). Nous verrons que, de fait, manquer a de profondes affinités avec les verbes du type grouiller (dont les propriétés remarquables ont été relevées pour le français dès 1976 par Boons et al.).
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[7]
Les exemples [9-10] suffiraient à prouver qu’en [5-7] il n’y a pas eu de déterminant indéfini effacé par la règle de cacophonie (cf. Grammaire de Port-Royal et Gross, 1967). En effet lorsque c’est le cas, comme dans j’ai besoin de livres, on peut substituer au des effacé d’autres déterminants qui ne le seront pas : j’ai besoin de trois / certains / plusieurs livres.
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[8]
Nous reviendrons ci-dessous sur les interprétations que nous appellerons toujours « psychologiques » de manquer, même lorsque, comme ici, la souffrance dont il s’agit est plutôt physique que psychique.
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[9]
Mais avec abonder, qu’on peut considérer comme le prototype de la classe, on trouve assez souvent (dans des textes relativement anciens il est vrai) un deuxième argument au datif. Ainsi dans la traduction de l’hymne homérique à Gaia (hymne 29) par Lecomte de Lisle (1893) : il est heureux celui que tu honores… et toutes choses lui abondent.
-
[10]
Le Dictionnaire de l’Académie de 1832 définit abonder comme : « avoir (être) en quantité plus que suffisante ».
-
[11]
On ne dira pas, par exemple : *De nombreuses perdrix abondent dans la forêt – à moins qu’on ne parle de nombreuses espèces de perdrix, chacune (la perdrix rouge, la perdrix grise, la perdrix bartavelle) abondant séparément.
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[12]
Beaucoup de travaux considèrent que la variante de manquer1 avec le lieu en position de sujet est caractérisée par un effet « holistique » selon lequel le lieu entier est concerné alors qu’il ne le serait pas dans la construction inverse. Cet effet, très contestable en général, me semble tout à fait exclu avec abonder.
-
[13]
En admettant qu’il existe deux classes de structures intransitives, inaccusatives et ergatives – comme on le fait ici – on admet ipso facto que les impersonnelles du français n’ont pas d’argument externe et que leur sujet, s’il n’est pas explétif, est dérivé d’une position d’objet.
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[14]
Dans Fisher, Kupisch et Rinke (2016), la plupart des contributeurs s’accordent à dire que cette contrainte est beaucoup plus fréquemment levée avec les verbes d’existence stricto sensu (ce qu’est manquer), qu’avec les autres prédicats inaccusatifs.
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[15]
Le contraste entre la situation de référence qualifiée ici de virtuelle et la situation existante pourrait être formulée en termes de « mondes » (possibles et actuel). Cependant elle l’est tout aussi bien, ici du moins, par l’usage du modal falloir ou devoir, au conditionnel dit « irréel ».
-
[16]
Un autre complément peut prendre place dans la structure de manquer1 comme de manquer2, mais ce n’est pas à proprement parler un argument : il s’agit d’un adjoint spécifiant une fin pour l’atteinte de laquelle la quantité est jugée insuffisante, ou inférieure à ce qu’il faudrait comme dans : (i) Les réfugiés manquent d’eau pour entreprendre ce voyage ; (ii) Plusieurs livres me manquent pour finir mon travail.
-
[17]
Il est intéressant de relever que les prédicats que Jieun Joe et Chungmin Lee (2001) appellent « prédicats statifs d’absence » tels que devoid of sont monotones décroissants comme ne pas y avoir : ainsi John’s term paper is devoid of an error implique John’s term paper is devoid of a spelling error.
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[18]
Voir sur ce point Van de Velde (2005), où l’auteur montre que toute position d’existence suppose du déjà existant et ne peut s’effectuer « dans le vide ».
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[19]
En [77] et [78] les adverbes intensifieurs sélectionnent une lecture psychologique : ils indiquent le degré d’intensité de l’état de manque.
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[20]
Plus précisément, dans le cas des prédicats causatifs d’effets psychologiques, il s’agit de la représentation d’un fait, mais cette distinction ne nous intéresse pas ici.
-
[21]
L’idée de cette substitution se trouve pour la première fois chez Vendler (1967) dans le chapitre intitulé « Effects, Results and Consequences ».
-
[22]
Dans ces représentations le premier SN représente l’argument sujet, la cause, et le second l’objet, l’effet (psychologique).
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[23]
À propos de ce troisième emploi de manquer, notons que si, comme nous l’avons suggéré, la relation entre manquer et son éventuel complément au datif est parallèle à celle qui relie avoir à son sujet, il y a apparemment dans ma mère me manque deux relations possessives superposées : d’un côté « j’ai une mère » (au sens où « elle existe ») et d’un autre « je ne l’ai pas » (au sens où elle n’est pas « avec moi »). Avoir a en effet très souvent un sens possessif affaibli dans lequel il signifie que le sujet « dispose » de quelque chose dont il n’est pas nécessairement le possesseur stricto sensu. Sur ce point encore manquer se révèle parallèle à avoir.
Introduction
1Dans la littérature, il n’existe pas pour le français d’étude systématique des prédicats qu’on appelle « intensionnels » et qui ont retenu l’attention des linguistes travaillant en particulier sur l’anglais (Moltmann, 1997 ; Zimmermann, 2010 ; Moltmann, 1997, 2008 ; entre autres). Ces prédicats, à la classe desquels appartiennent les deux verbes anglais qui se partagent les emplois de manquer, lack et miss, ont retenu l’attention principalement à cause de leur usage « opaque », ou intensionnel, dans lequel leur sujet ou leur objet, selon le cas, ne dénote pas à proprement parler, au sens où il ne réfère à aucun objet déterminé du monde actuel, mais à n’importe quel objet possible, pourvu qu’il possède un ensemble de propriétés bien définies. Ainsi, si je cherche un livre sur les parents d’Einstein, je serai satisfaite si je trouve un objet quelconque mais qui possède toutes les propriétés requises pour être un livre, ainsi que la propriété supplémentaire de porter sur les parents d’Einstein – étant entendu que ma recherche peut aussi ne pas être satisfaite si aucun livre de ce type n’existe dans le monde tel qu’il est. De même si je dis qu’il me manque un bon livre pour la plage : on dira que dans ce contexte le verbe manquer a un usage intensionnel dans lequel c’est l’intension, et non l’extension du SN auquel il est associé, qui importe pour la construction du sens.
2Cependant, ce n’est pas ici uniquement ni même principalement l’usage intensionnel de manquer qui m’occupera [1], mais plutôt un ensemble de ses emplois solidaires les uns des autres, au nombre desquels l’emploi intensionnel, mon objectif étant d’essayer de comprendre comment ils s’articulent entre eux. Il s’agit donc d’une enquête empirique dans laquelle je ne prendrai pas parti sur les questions théoriques posées par la seule intensionnalité des prédicats, en particulier sur la question du choix entre une analyse « phrastique » dans laquelle tout SN intensionnel cache une phrase subordonnée entière (vouloir un livre devant être analysé comme vouloir avoir un livre) ou une analyse de propriété, – deux analyses qui d’ailleurs ne me semblent pas nécessairement exclusives l’une de l’autre.
3Parmi l’ensemble des prédicats intensionnels, manquer se distingue par son caractère à la fois existentiel et négatif (ce qui manque « n’est pas là »), et par le fait que ce caractère le prédispose en quelque sorte à un usage psychologique (dans lequel le manque est une souffrance qui affecte un expérienceur).
4Ce qui fait le caractère « paradoxal » du verbe manquer, ce sont principalement deux propriétés : la première est que dans ses emplois existentiels il pose l’existence autant et en même temps qu’il la nie, et cela sans contradiction. C’est ensuite que, dans son usage psychologique, le défaut d’existence qu’il signifie n’est pas nié par la négation. Ce sont ces deux particularités que le présent travail tentera d’expliquer. Il commencera donc par l’examen des emplois « existentiels » de manquer, et sera étendu à son emploi psychologique, dont on peut penser qu’il dérive des précédents [2].
5De façon intuitive, et à première vue, on peut dire que comme prédicat existentiel manquer signifie l’inexistence – ou l’absence [3] d’une entité qui devrait soit exister ou être présente dans un lieu, soit être à la disposition d’un « possesseur » pour que le lieu ou le possesseur soient, d’une certaine façon, « complets » [4], mais ne le sont pas dans le monde actuel : ce prédicat combine donc le concept d’existence/présence avec (au moins) une négation et une modalité. Cette dernière comporte la nécessité, pour un tout actuellement incomplet, de recevoir un complément (ce qui manque), pour être complet. La confrontation entre un ensemble actuel incomplet et un ensemble possible complet, quoiqu’elle ne soit pas toujours mise en avant dans les dictionnaires, est en effet essentielle si on veut décrire l’usage de ce verbe : dans la célèbre analyse de Sartre [5] où « je » cherche l’ami avec lequel il a rendez-vous dans un café, il conclut après un rapide coup d’œil que « Pierre n’est pas là », et non que Churchill n’est pas là, parce qu’il n’a pas à y être, mais pas non plus que « il manque Pierre », parce que la somme des clients du café ne constitue pas un tout qui pourrait être complet ou incomplet.
6L’emploi psychologique de manquer maintient cette combinaison conceptuelle, mais dans un autre « arrangement », et le possesseur y devient un expérienceur affecté négativement par l’absence de l’entité en question. C’est pourquoi il suffit que « un seul être vous manque » non pas littéralement pour que « tout (soit) dépeuplé », mais pour que votre monde ne soit pas complet – source bien connue de souffrance.
7Comme prédicat existentiel, manquer fonde l’(in)existence/absence sur la possession ou la localisation, ce qui se marque syntaxiquement par la présence dans la structure qu’il projette, en plus de l’argument thème, d’un argument selon le cas datif ou locatif. Dans l’emploi psychologique, le second argument est toujours au datif, et humain.
8Nous proposerons une description de manquer existentiel fondée en premier lieu sur la comparaison avec des prédicats apparentés quoique de polarité exactement inverse, positive : les prédicats d’abondance. Nous comparerons ensuite manquer avec les prédicats existentiels positifs « neutres » avoir et y avoir, ainsi qu’avec la négation de ces derniers. Nous terminerons en tentant de dériver l’emploi psychologique de manquer de ceux étudiés précédemment. Dans tous les emplois examinés, manquer pourra être, ou ne pas être, intensionnel, selon que le thème qui lui est associé est défini ou indéfini.
1 – Manquer dans ses deux constructions
9Il existe plusieurs constructions dans lesquelles manquer existentiel peut entrer :
- deux constructions « personnelles » (au sens où leur sujet syntaxique n’est pas un explétif) illustrées dans les exemples suivants :
- une construction impersonnelle :
11avec variante personnelle :
12On appellera structures à alternance locative [6] les structures illustrées dans les emplois [1] et [2], où les deux arguments sont inversés, et structures impersonnelles celles illustrées en [3] et [4]. Dans ces deux dernières, manquer a les propriétés syntaxiques d’un verbe inaccusatif dont le premier argument interne soit reste dans sa position d’origine, comme en [3], soit monte en position de sujet comme en [4].
13La comparaison de [1] et de [2] montre que l’argument qui en [2] est en position de complément locatif ou possessif peut occuper la position de sujet dans la structure inversée, comme en [1].
14On a de bonnes raisons de traiter séparément l’emploi de manquer dans les structures à alternance et dans les structures impersonnelles (nous parlerons respectivement de manquer1 et manquer2), ne serait-ce que parce que dans ces dernières structures, son interprétation n’est pas nécessairement existentielle mais peut être également prédicative, au sens où son sujet est spécifique, alors qu’elle est exclusivement existentielle dans les structures à alternance. Nous verrons donc que ce qui les sépare n’est pas seulement la syntaxe mais aussi le sens.
1.1 – Manquer de, et inversement
15L’emploi de manquer1 dans lequel il prend un thème pour complément, et où ce complément est introduit par de est illustré dans la phrase [1] ainsi que dans les suivantes, dans lesquelles le sujet n’a plus un rôle de lieu mais de possesseur :
16L’une des caractéristiques de cet emploi de manquer1 est qu’il est pratiquement impossible que le thème, qui apparaît introduit par de en position de complément du verbe, soit un nom dénombrable au singulier : on peut dire par exemple, avec un thème au pluriel « nu » :
17Mais je ne dirai pas de moi-même :
18En revanche, les noms indénombrables et les dénombrables pluriels sans déterminant – c’est-à-dire tous les noms « nus » passent très bien comme on le voit en [1], [5] et [6].
19Il pèse donc sur le thème complément prépositionnel introduit par de et porteur du rôle de thème, de manquer1 de, une contrainte très forte qui interdit toute quantification déterminée, et même toute détermination comme on le voit par l’agrammaticalité de [9] et de [10]:
20La contrainte est si forte qu’elle interdit même l’introduction d’adverbiaux quantitatifs dans des phrases telles que [5], et que si un adverbe comme beaucoup peut y figurer, il prendra automatiquement une interprétation intensive, non quantitative, deux faits illustrés dans les exemples suivants :
21Le thème de manquer1 doit donc être un indéfini « pur », et tout se passe bien comme si le SN qui le dénote dans ces constructions n’était pas référentiel.
22Pour Martin (2007), le complément en de des phrases de type [1] est un génitif, comparable aux compléments des verbes passifs tels que être parsemé, piqueté, constellé – compléments qui ne sont pas, selon elle, des variantes de compléments d’agents mais des compléments de matière ou de partie (idée qui n’est pas élaborée et que pour cette raison nous ne commenterons pas). Mais surtout elle rapproche ce complément de celui des verbes dits « d’abondance », et c’est ce rapprochement qui sera exploité ici. Cependant, avant de voir ce qu’il peut enseigner, nous devons nous arrêter sur une autre caractéristique de la construction à alternance de manquer1 concernant toujours le thème, mais lorsqu’il se trouve en position de sujet : il ne peut apparaître alors qu’avec un article défini qu’on appellera provisoirement « générique » comme dans les exemples suivants :
23La valeur de cet article sera examinée plus loin en détail, mais on peut déjà supposer, sur la base du fait qu’il alterne avec l’indéfini « pur » lorsqu’il n’est pas en position de complément mais de sujet, que l’interprétation de l’un (le générique) et celle de l’autre (l’indéfini sans article) se rejoignent, l’article n’étant requis en position de sujet que par une règle formelle propre au français qui interdit, ou du moins soumet à de fortes contraintes, les noms nus en tête de phrase.
24Ces propriétés trouveront une explication uniforme à l’occasion de la comparaison entre manquer1 et une série d’autres verbes existentiels, positifs cette fois, auxquels il vient d’être fait allusion et dont le prototype est abonder.
1.2 – Manquer1 et abonder
25L’inversion des arguments qui apparaît quand on passe de [1] à [2] ou de [5-6] à [13-14] est l’une des caractéristiques de l’emploi de manquer1. Or, l’inversion des arguments d’un même prédicat sans modification de leur rôle thématique a été particulièrement étudiée sous le nom d’alternance locative depuis les débuts de la sémantique locative (Anderson, 1971 ; Boons, Guillet et Leclère, 1976 ; Salkoff, 1983 ; Dowty, 2001, entre autres) sur des verbes qui vont nous intéresser particulièrement ici : ceux de la série abonder (fourmiller, regorger, pulluler, etc.), verbes qui ont aussi reçu l’appellation de « verbes d’abondance », apparue dans Willems (1981) et adoptée dans une étude récente, de Maria Asnès et Lucien Kupferman (2008).
26Ces verbes entrent en effet dans les deux constructions illustrées dans les exemples suivants :
27Mais l’alternance n’est que l’un des nombreux points communs que ces verbes ont avec manquer1. Ce sont également des verbes existentiels à deux arguments, qui associent un thème et un second argument qui dans leur cas ne peut être que locatif [9] (ce qui constitue une différence avec manquer1 dont le second argument peut être aussi bien datif que locatif). Leur thème, lorsqu’il est complément, ne peut être, comme celui de manquer1, qu’un nom massif au singulier ou un dénombrable au pluriel, toujours sans déterminant, et il prend l’article défini générique, singulier ou pluriel, lorsqu’il est en position de sujet. C’est ce dernier point (à la fois l’absence de déterminant du groupe nominal thème lorsqu’il est complément, et la présence du défini générique devant le même groupe en position de sujet), qui nous met sur la voie d’un premier éclaircissement du fonctionnement de manquer1.
28L’unité sémantique de la série abonder, pulluler… est l’idée d’abondance associée à celle d’existence: les phrases [15-18] ci-dessus peuvent en effet être paraphrasées par :
29Ces paraphrases permettent de rapprocher l’alternance caractéristique des verbes d’abondance de l’alternance entre être et avoir dans les phrases existentielles locatives [10].
30Au lieu de l’expression adverbiale en grande quantité qui modifie le verbe, l’idée d’abondance pourrait aussi être intégrée au déterminant du groupe nominal porteur du rôle de thème comme dans les phrases suivantes, qui sont également des paraphrases de [19-22] :
31Les prédicats du type abonder combinent donc une notion de quantité, avec le concept d’existence ou de présence dans un lieu déterminé (plus rarement pour un possesseur déterminé).
32Pour cette raison aussi, on est fondé à considérer comme le fait Martin (2007) que le nom nu précédé de la préposition de qui les suit lorsqu’il représente le thème, comme en [19] ou [21], n’est pas ce qui reste de l’application de la « règle de cacophonie ». Ce qu’elle propose, c’est de considérer que ce nom n’est pas quantifié du tout, mais qu’il est un nom nu, qui ne dénote qu’une propriété, la quantification étant incorporée dans le prédicat verbal. Elle reprend en effet à Van Geenhoven l’idée que les verbes existentiels sont « intrinsèquement incorporants ».
33Ces propositions trouvent un argument de poids dans l’histoire, de l’ancien français au français moderne, de déterminants quantifiants tels que moult puis beaucoup telle qu’elle est retracée par Carlier (2010) – qui propose d’ailleurs de l’étendre à d’autres quantificateurs, comme assez par exemple. Cet auteur montre en effet que beaucoup a été, grâce à son origine nominale, un modifieur du verbe avant d’être un quantificateur du nom, opérant initialement ce qu’elle appelle « une quantification du procès verbal ». Cette quantification du procès verbal apparaît d’ailleurs bien dans la formulation adverbiale de la quantité qu’on trouve en [15] et [17].
34Les propositions d’incorporation de la quantification trouvent une autre justification encore dans le fait qu’elles permettent d’expliquer l’obligation de l’article défini devant le groupe nominal dénotant le thème lorsqu’il est en position de sujet. L’interprétation la plus plausible de cet article est en effet qu’il dénote une espèce, puisque les prédicats d’abondance (ou d’existence en abondance) qui lui sont associés ne peuvent pas être attribués distributivement à un ensemble d’individus [11] et sont ainsi, par définition, des prédicats d’espèce. Or, nombre de travaux (Carlson, 1989 ; Chierchia ; 1998 ; Beyssade, 2005, entre autres) sur la notion d’espèce soulignent la proximité des notions d’espèce et de propriété. Selon Chierchia cité par Beyssade (2005), par exemple, « les espèces et les propriétés sont deux façons de parler de la même chose ». En français, une espèce peut être dénotée par le défini pluriel pour les noms dénombrables et le défini singulier pour les noms massifs, et l’interprétation d’espèce d’un SN pluriel défini sélectionne des « propriétés d’espèce ». Celles-ci, en très petit nombre, comptent justement parmi elles, à côté de être en voie d’extinction, et autres, abonder et l’ensemble des verbes d’abondance. On peut donc dire que, quelle que soit sa position, le groupe nominal porteur du rôle de thème d’un verbe d’abondance a une interprétation intensionnelle au sens où il dénote une entité quelconque pourvu qu’elle appartienne à une espèce déterminée ou, ce qui revient au même, possède un ensemble de propriétés déterminées.
35Dans chacune de ses deux constructions, abonder incorporerait donc une forme de quantification, ce qui expliquerait l’absence de quantification du thème. Or, on peut supposer que ce qui est vrai de abonder doit valoir aussi pour manquer1, qui serait également un prédicat existentiel d’espèce : dans ces emplois au moins, on fera donc l’hypothèse que manquer incorpore une quantification. Reste à savoir laquelle, et si cette hypothèse peut être étendue au moins aux autres emplois existentiels, du type de celui illustrés en [3].
1.3 – Manquer2
36Tout sépare manquer1 et manquer2 pour ce qui est de la place et de la détermination de leurs arguments.
37Le premier est un verbe « personnel » à alternance mais l’ordre respectif de ses arguments peut changer sans que ce changement ait une quelconque incidence sur l’interprétation [12]. Le second est un verbe qui entre dans une structure impersonnelle caractéristique des prédicats existentiels, dans laquelle l’argument interne peut, sous certaines conditions, monter en position de sujet. Cette situation est illustrée dans les couples de phrases suivants :
38Nous pouvons, à partir de ces exemples, faire les premiers constats suivants : [27] et [28] ont, comme c’était le cas pour [1] et [2], la même interprétation, qui est existentielle et repose sur le caractère intensionnel de l’interprétation du thème, quelle que soit sa position. Ce qui fait défaut dans la maison, ce sont des meubles de l’espèce fauteuil, quels qu’ils soient.
39Cela n’est pas le cas pour [29] et [30], dont les interprétations diffèrent : chose étonnante à première vue, si on suppose qu’ici manquer est un inaccusatif, comme le sont les verbes existentiels en général, et que ces deux phrases ont une seule et même structure sous-jacente [13]. En fait leurs interprétations ne sont pas disjointes, mais elles ne se recouvrent que partiellement : [29] peut s’interpréter de deux manières différentes, mais cette ambiguïté est levée en [30]. Pour dire les choses rapidement, en [29] le groupe nominal des fauteuils a une interprétation qui peut être selon le contexte « opaque » ou « transparente » : ou bien, pour que la maison soit « complète » il faudrait qu’elle contienne davantage d’objets appartenant à la catégorie des fauteuils (fauteuils quelconques, pourvu qu’ils appartiennent à l’espèce des fauteuils, et en possèdent les propriétés, interprétation intensionnelle, donc, et du même coup existentielle), ou bien il y a des fauteuils bien déterminés, sur lesquels le locuteur pourrait au besoin donner des informations, qui devraient s’y trouver et ne s’y trouvent pas. Cette dernière interprétation n’est ni intensionnelle ni existentielle, puisqu’elle prédique de certains fauteuils déterminés la propriété de ne pas être là où il faudrait qu’ils soient.
40Les conditions de vérité de chacune de ces deux lectures sont illustrées par les situations suivantes :
- le locuteur arrivant dans la maison constate que des fauteuils qui s’y trouvaient et devraient normalement s’y trouver encore n’y sont plus (interprétation prédicative);
- le locuteur invité à donner une appréciation sur le confort de la maison trouve que celle-ci pour être vraiment confortable, ou « complète » devrait contenir des (si elle n’en contient aucun) ou davantage de (si elle en contient quelques-uns) fauteuils (interprétation existentielle).
41De ces deux lectures, [30] ne conserve que la lecture où le SN indéfini a une interprétation qu’on appelle souvent « partitive » : certains des fauteuils qui se trouvaient dans la maison et devraient s’y trouver encore n’y sont plus. Cette différence se comprend si on admet que la forme logique est sensible à la structure de surface : dans celle-ci, le thème étant placé en position de sujet syntaxique, il réfère forcément à des objets existants et bien définis.
42La seconde grande différence entre nos deux manquer concerne la détermination des deux arguments. On a vu que l’argument thème de manquer1 refuse toute détermination et dénote des espèces / propriétés. Ce n’est pas le cas de celui de manquer2 qui accepte tous les types de déterminants indéfinis. On pourra ainsi avoir :
43Même la contrainte d’indéfinitude [14] ne semble pas s’imposer strictement avec manquer2 dans la construction impersonnelle puisque on peut trouver des phrases telles que [32], aussi acceptable que [33] :
44Cette absence de contrainte sur le déterminant du thème constitue une différence de taille avec manquer1, qui incorpore la quantification et laisse le groupe nominal thème non quantifié et non quantifiable – alors que dans le cas de manquer2 la quantification semble ne pas être incorporée, mais portée par un déterminant nominal. Un examen plus approfondi montrera cependant que manquer2 lui aussi incorpore une quantification, et que cette propriété est une caractéristique essentielle de tous les emplois existentiels de ce verbe.
2 – Existence, non-existence et quantité
2.1 – Deux types d’incorporation de la quantité
45Nous faisons donc l’hypothèse que manquer2 incorpore lui aussi un quantificateur, comme nous l’avons supposé pour manquer1 en le comparant avec abonder.
46Les deux interprétations que nous avons proposées de [29] aussi bien que l’interprétation unique de [30] indiquent que, si le manque est une non-existence (ou une absence), c’est une non-existence (ou une absence) relative à une norme : celle-ci est donnée soit par référence à une situation antérieure, donc réelle, considérée comme normale, et qui par conséquent devrait encore être le cas au moment de l’énonciation, dans l’interprétation transparente, donc prédicative, soit par référence à une situation virtuelle, posée comme non existante actuellement, mais qui devrait [15] être le cas, si on voulait qu’une certaine fin soit atteinte, dans l’interprétation opaque, donc existentielle.
47Le propre de ces situations de référence est de mettre en place des ensembles complets : soit l’ensemble des tableaux qui sont normalement dans la maison et devraient donc y être encore, soit l’ensemble des tableaux qui devraient y être en vue d’une certaine fin, ou relativement à un certain standard. Le choix de l’une ou l’autre interprétation dépend étroitement du contexte et de toute sorte de facteurs pragmatiques, mais aussi et d’abord de la nature des relations entre le thème et l’ensemble auquel il appartient. Par exemple il est très difficile, quoique pas impossible, comme on le verra, de construire une interprétation pour des phrases telle que :
48alors qu’on interprète sans difficulté les suivantes :
49On notera que le contraste entre [34] et [36], comme celui entre [35] et [37] est strictement parallèle à celui qu’illustrent les exemples suivants, dans lesquels y avoir alterne avec avoir :
50– où on voit qu’une relation locative ne peut être exprimée par avoir que lorsqu’elle n’est pas seulement locative, mais de type « possessif » dans le sens où elle n’est pas contingente mais en un certain sens nécessaire comme le sont les relations méronymiques. La raison de la bizarrerie de [34-35] est donc le caractère totalement contingent d’une relation de localisation pure comme celle entre les promeneurs et le jardin, les clandestins et le bateau : il n’y a aucune nécessité pour que, s’il y a eu des promeneurs dans le jardin, ils y soient encore tous, ni, s’il y en a un certain nombre, qu’il y en ait encore plus. Il peut donc y avoir une incomplétude réelle ou idéale du jardin, qui tient à l’absence de bancs déterminés qui s’y trouvaient ou de bancs indéterminés qui devraient s’y trouver pour qu’il soit complet. De même pour le bateau, qui, du moins s’il transporte un équipage et / ou des passagers, doit « avoir » des canots de sauvetage.
51L’existence, la modalité, et la négation, ne suffisent donc pas pour décrire le sens de manquer, et il faut y ajouter le concept d’une norme, ou plutôt d’une évaluation (il est « mieux » pour un bateau d’avoir que de ne pas avoir des canots de sauvetage, ou d’en avoir trois plutôt qu’un). La combinaison de toutes ces notions se trouve synthétisée dans l’idée d’insuffisance.
2.2 – Insuffisance vague, insuffisance mesurable
52Si nous revenons maintenant à la question du rapport entre le quantificateur incorporé et l’idée d’inexistence relative, ou plus exactement d’insuffisance quantitative qui caractérise manquer dans les emplois examinés jusqu’à présent, et si nous supposons une similitude au moins partielle entre ce prédicat et abonder, nous pouvons proposer le parallélisme suivant :
- Abonder : « avoir / être en abondance »
- Manquer1 : « avoir / être en quantité insuffisante relativement à ce qu’il faudrait »
- Manquer2 : « avoir / être en quantité inférieure de… à celle qu’il faudrait ».
53Dans ce schéma figurent pour manquer à la fois la négation (contenue dans les deux qualificatifs de la quantité, insuffisant et inférieur à), et la notion de relativité, ici combinées dans deux variantes légèrement différentes l’une de l’autre. La première, où le quantificateur incorporé prend la forme de en quantité insuffisante (= pas assez de) correspond aux emplois « personnels » de manquer, ceux de manquer1 où le thème apparaît nu, et non borné. La quantité dans ce cas se présente bien comme relative à une norme implicite (contenue dans le sens même de l’adjectif suffisant), mais le prédicat insuffisant n’a pas de place pour un autre argument que la quantité qu’il qualifie : il est de la forme Insuff, x [16]. L’insuffisance est alors en quelque sorte absolue. Dans l’autre variante, c’est un prédicat à deux arguments qui qualifie la quantité, et il a la forme Inf (x,y) où y représente un complément de mesure introduit en français par de, comme on le voit dans :
54Si on adopte cette hypothèse d’analyse, [42] doit pouvoir s’interpréter comme une paraphrase de [43] :
55Dans certains contextes cette quantité, « inférieure de tant », à la quantité requise, peut être, à la limite, zéro, par exemple, dans l’une des lectures possibles de la phrase suivante :
56Dans une situation où seuls les matériaux et les outils ont été rassemblés, mais pas les ouvriers et qu’il n’y en a donc aucun, la phrase signifie toujours que leur nombre, zéro, reste inférieur de trois au nombre requis. Ou on voit que l’absence n’est, avec manquer, que un cas limite de l’insuffisance.
57Mais s’il est vrai que l’idée d’insuffisance quantitative du référent du thème de manquer est incorporée (au moins partiellement) dans le prédicat lui-même, les choses changent lorsque le SN porteur de ce rôle est un défini spécifique, comme par exemple dans :
58Aussi bien la construction impersonnelle [45] que la construction dérivée [46] est incompatible avec l’idée d’insuffisance numérique telle que nous venons de la présenter : les déterminants définis qu’elles contiennent impliquent que les SN correspondants dénotent des totalités (totalité réduite à l’unité dans le cas d’un défini singulier) : une quantification incorporée dans le prédicat ne peut pas s’appliquer à un SN déjà « clos » par un déterminant de la totalité. Le prédicat ne peut donc pas signifier, dans ce cas, un déficit de présence, mais une absence totale – l’absence constituant, comme nous l’avons suggéré, un cas limite de l’insuffisance.
3 – Manquer en général : prédicat existentiel positif ou négatif ?
3.1 – Manquer, y avoir et ne pas y avoir
59Manquer2 et ne pas y avoir, qui partagent la construction impersonnelle en il, sont tous deux à la fois existentiels et négatifs, mais toutes sortes de propriétés les séparent.
60En premier lieu, les phrases existentielles négatives « pures et simples », en ne pas y avoir, sont caractérisées par la propriété de monotonie décroissante, qui disparaît si on remplace dans ces phrases ne pas y avoir par manquer. Comparons par exemple les énoncés suivants :
61La phrase [47] implique [49], mais [48] n’implique pas [50] :
62Inversement, [49] n’implique pas [47], mais [50] implique [48]. Le manque n’est donc pas simplement synonyme d’inexistence, ou d’absence [17]. C’est pourquoi la suite suivante ne comporte pas de contradiction :
63– et cela en dépit du fait qu’elle affirme à la fois qu’il y a et qu’il n’y a pas des fauteuils dans le salon, ce qui reste à expliquer. Retenons en tout cas que les phrases en manquer2 sont apparentées à y avoir plutôt qu’à ne pas y avoir, pour ce qui est de la propriété de monotonie croissante qu’elles ont en commun. On le voit si on compare à cet égard les phrases suivantes :
64Et que l’on constate que ni la première n’implique [54], ni la seconde n’implique [55] :
65La propriété de monotonie croissante qui caractérise manquer2 caractérise également manquer1, comme on peut s’en rendre compte en constatant que [56] n’implique pas [57] :
66Il doit donc s’agir d’une propriété centrale dans la signification de ce prédicat, qui se rapproche ainsi de façon plutôt inattendue du prédicat d’existence positif y avoir.
67Il ne nous reste plus qu’à nous demander si on peut dériver cette propriété – la parenté inattendue entre manquer et y avoir, prédicat existentiel positif – d’une autre parmi celles que nous avons recensées, ou plutôt, comment l’intégrer dans la description que nous avons proposée jusqu’à présent pour chacun des emplois de manquer.
3.2 – Ce qui est nié dans manquer
68Rappelons pour commencer les traits sémantiques les plus saillants relevés pour les deux emplois de manquer : dans son premier emploi (manquer1) ce prédicat exclut toute détermination du groupe nominal qui en constitue l’argument interne, porteur du rôle de thème ; dans ses deux emplois il comporte une indication de quantité relative ; pour manquer1 cette quantité est exprimable par des adverbes tels que pas assez ou insuffisamment. La notion de suffisance elle-même se détermine relativement à une norme elle-même déterminée par une fin ou un effet à atteindre, si bien qu’il est très fréquent de trouver une phrase en manquer1 suivie d’une infinitive en pour comme dans l’exemple suivant :
69lequel pourrait être paraphrasé par :
70Pour manquer2 la quantité est caractérisée non comme simplement insuffisante, caractérisation qui, en un sens, peut se suffire à elle-même, mais par une insuffisance mesurée. Ainsi pourra-t-on paraphraser respectivement [60] et [61] par [62] et [63] :
71Si maintenant nous reprenons l’histoire de la quantification nominale telle qu’elle a été évoquée plus haut, nous voyons immédiatement d’une part la raison de l’absence de quantification sur le thème de manquer1 : c’est que l’idée de quantité insuffisante est incorporée dans le prédicat lui-même, et que comme celui-ci ne comporte pas de place pour la mesure, il ne reste rien à expliciter. Pour manquer2 au contraire, l’idée de quantité inférieure est bien incorporée au verbe, et si l’infériorité n’est pas mesurée, le SN thème apparaîtra avec un déterminant indéfini non quantifié :
72Si elle est mesurée, elle peut apparaître soit comme déterminant nominal comme dans [60] et [61], soit comme adverbial :
73Nous pouvons maintenant répondre à la question de savoir ce qui est nié dans manquer. Si nous revenons aux paraphrases proposées ci-dessus, elles contiennent toutes l’affirmation de l’existence d’un référent pour le thème : dans un cas il y a de l’eau, mais en quantité insuffisante, dans l’autre il y a des livres dans la bibliothèque, mais en quantité inférieure à ce qu’il faudrait.
74L’existence n’est donc niée dans aucun cas (d’où la parenté notée plus haut avec y avoir). La quantité elle-même non plus : si elle l’était on se trouverait dans le cas de l’inexistence, illustré par la phrase suivante où la négation est incorporée au déterminant :
75Il ne reste donc plus, de susceptible de tomber dans la portée de la négation, que le prédicat attribué à la quantité : dans le cas de l’insuffisance, le fonctionnement de la négation est simple puisque l’adjectif contient un préfixe négatif, in- qui en fait l’équivalent de la négation du prédicat positif correspondant : suffisant.
76Pour l’insuffisance quantifiable, les choses sont un peu plus compliquées. Ce qui est nié, dans ce cas, c’est en effet l’égalité de la quantité réellement existante avec la quantité virtuelle souhaitable ou normale (le cas limite étant toujours que la quantité réellement existante soit nulle). Ainsi peut-on paraphraser la première des deux phrases suivantes par la seconde :
77Quoi qu’il en soit, le manque en général non seulement n’est pas contraire à l’existence mais il la suppose : c’est pourquoi, la négation du manque n’est pas l’existence, mais l’existence en quantité suffisante pour qu’une forme de complétude soit atteinte – et même, dans certains usages rhétoriques, l’existence en quantité « plus que suffisante », comme quand on s’exclame : « Il ne manque pas de culot, celui-là ! ». Cette conclusion contient évidemment l’explication de la proche parenté qui a été relevée plus haut entre manquer et y avoir, parenté qui se manifeste dans leur propriété commune de monotonie croissante.
78Finalement, le premier aspect paradoxal de manquer en tant que prédicat existentiel peut se formuler plus précisément de la façon suivante : d’un côté le manque d’une certaine quantité de choses d’un certain type dans un certain contexte pose leur inexistence, ou leur absence, mais de l’autre il présuppose l’existence, ou la présence, d’autres choses de ce type dans le même contexte.
79En tant que prédicat existentiel, manquer est donc un prédicat d’abondance négatif, par lequel ce qui est nié est la suffisance, et non l’existence [18]. Cette conclusion doit cependant être formulée dans des termes légèrement différents dans deux cas :
- celui où les choses manquantes manquent dans un contexte où il n’y en a aucune du même genre, mais où est présupposée l’existence de choses d’un autre type constituant un ensemble encore incomplet : c’est le cas lorsqu’on dit qu’il manque encore trois ouvriers pour faire un travail pour lequel toutes les autres choses requises sont rassemblées ;
- celui où la construction n’est pas existentielle mais prédicative et où le thème est défini. Si je dis qu’il manque encore ma mère, cela signifie que, seule des personnes attendues, dont la présence est présupposée, ma mère est encore absente. C’est ce dernier cas que nous allons retrouver dans les emplois psychologiques de manquer.
4 – Le manque psychologique
4.1 – Complément locatif, complément datif
80Jusqu’à présent, nous avons examiné surtout les contraintes sur le thème de manquer dans ses deux constructions existentielles, ainsi que sur la quantification du groupe nominal porteur de ce rôle. Il est temps maintenant de nous interroger sur le choix que présentent ces constructions entre un complément prépositionnel d’interprétation locative, et un complément au datif, introduit en français par à. L’alternance entre un constituant au datif et un constituant locatif, comme deuxième argument d’un prédicat existentiel, est une marque typique de la distinction entre la position d’existence à travers la possession, et la position d’existence à travers la localisation. Rappelons qu’il pèse sur l’emploi de manquer avec un constituant locatif une contrainte générale qui impose que la relation entre le thème et le lieu soit telle que le thème « complète » le lieu, parce qu’il en dénote une partie constitutive, et en général que sa présence dans le lieu rend celui-ci « meilleur ». Cette contrainte pèse également sur les emplois localisateurs de avoir, si bien qu’un bateau peut avoir des canots de sauvetage ou des voiles de secours, mais qu’il n’a pas d’oiseaux ni de clandestins. Et de même, s’il peut y avoir des oiseaux sur le bateau et des clandestins dedans, s’il n’y en a pas ils ne manqueront pas.
81Ainsi, lorsqu’il ne s’agit plus de position d’existence mais de manque, le recours à la localisation est soumis aux mêmes contraintes que le recours à avoir : ce n’est pas qu’il soit impossible, mais tout se passe comme si la localisation lorsqu’elle est possible, se rapprochait beaucoup de la possession, et comme si manquer, même dans un lieu, ce n’était pas seulement ne pas y être, mais affecter ce lieu en n’y étant pas – précisément parce que ce qui manque devrait y être.
82Nous avons donc de bonnes raisons de supposer que notre datif a une interprétation possessive, ce qui en première approximation signifie qu’il joue (au moins dans les emplois examinés jusqu’à présent) le même rôle sémantique que le sujet du verbe avoir.
83Le trait commun à l’interprétation de ce datif possessif et à celui du locatif est que l’entité à ou dans laquelle une chose manque, en est en même temps affectée, et affectée négativement. Nous avons eu l’occasion de faire apparaître ce que signifie « être affecté négativement » lorsqu’il s’agit de choses inanimées : c’est être dans un état d’incomplétude, comme quand il manque des livres dans une bibliothèque. Nous pouvons donc faire l’hypothèse que lorsqu’il s’agit d’humains « être affecté négativement » peut signifier « être dans le besoin », c’est-à-dire dans une situation (et non un état psychique) connotée négativement, celle de personnes qui n’ont pas quelque chose qui leur serait nécessaire, comme c’est le cas dans la situation évoquée dans l’exemple suivant :
84Nous voyons donc que tous les emplois existentiels de manquer qui comportent une idée de quantité insuffisante, comportent aussi, déjà, une évaluation négative de l’état ou de la situation du référent du SN qui réfère au possesseur, humain ou non, qui n’a pas ce qu’il lui faudrait.
85Ce qui change avec l’usage psychologique de manquer, c’est d’abord que le datif possesseur cède la place à un datif expérienceur ; et que le référent de ce dernier, toujours humain, n’est plus dans le besoin (situation externe) mais dans la souffrance (état interne).
4.2 – Le manque comme état psychique
86Deux conditions structurales doivent être impérativement réunies pour que manquer puisse recevoir une interprétation psychologique : le SN porteur du rôle de thème doit être spécifique (non intensionnel, donc défini ou même indéfini, à condition d’être référentiel), et occuper la position de sujet syntaxique ; un complément humain au datif doit être présent dans la construction (alors qu’un second argument n’est jamais obligatoire dans les emplois existentiels).
4.2.1 – Ambiguïtés : entre interprétation existentielle et psychologique
87Mais les conditions qui viennent d’être énoncées ne sont pas suffisantes pour garantir une interprétation psychologique. Soient les exemples suivants :
88Si les conditions structurales que nous avons énoncées sont satisfaites dans tous ces exemples, certains, comme le premier, ont une interprétation psychologique, tandis que d’autres seront plutôt compris comme existentiels : c’est le cas de [71], énoncé par un chef d’entreprise qui se plaint de l’absence d’ouvriers qualifiés dans sa région et dans sa branche ; certains enfin auront les deux lectures, l’ambiguïté étant levée par le contexte : ainsi [72] selon que la phrase est énoncée par des personnes obligées de suivre un régime végétarien, ou par un intendant qui peine à trouver autant de viande qu’il lui en faudrait.
89La lecture existentielle a un lien étroit avec l’idée d’une fin à atteindre que le manque empêche d’atteindre – lien qui n’existe pas dans la lecture psychologique. Ainsi [70] semble difficile à comprendre autrement que comme l’expression d’une souffrance psychique, mais l’adjonction d’une subordonnée finale (et éventuellement d’une expression quantifiante), comme en [73] rend la lecture existentielle possible :
90On notera d’ailleurs que l’interprétation de l’adverbe encore permet de discriminer entre les deux lectures puisqu’en [73] il exprime une gradation quantitative, alors que si on l’insère en [70] il exprimera le prolongement dans le temps de l’état de manque, comme on le voit en [74] :
91L’exemple [71] montre qu’un thème humain ne suffit pas à assurer une lecture psychologique, ce qui s’explique en l’occurrence par des facteurs pragmatiques : les rapports entre employeurs et ouvriers sont rarement de nature affective – mais rien n’est impossible. Inversement [72] dans l’une de ses interprétations est la preuve qu’un thème non humain peut s’en accommoder. L’autre intérêt de [72] est d’être parfaitement partagé entre une lecture existentielle et une autre psychologique. Dans la première, encore aura un sens quantitatif dans la seconde un sens temporel – faits qui sont illustrés dans les deux exemples suivants :
92Avec [72], nous avons donc affaire à une situation dans laquelle une seule et même construction : celle d’un seul et même verbe ayant un sujet au nominatif et un complément au datif, reçoit sans préférence marquée deux interprétations différentes. Les deux phrases précédentes, en revanche, quoique elles aient aussi deux lectures possibles, ont des interprétations nettement préférentielles et en l’occurrence opposées.
93Dans ce qui suit, nous montrerons que dans l’interprétation psychologique le SN sujet lui-même n’est plus sémantiquement un thème, mais est devenu une cause, ou en tout cas est porteur d’un rôle de type causatif qu’il nous faudra élucider, le prédicat lui-même étant devenu un causatif d’état psychologique.
94C’est ce que nous permettra de faire un test reposant sur la portée de la négation, précisément sur un fait très curieux qui regarde l’interprétation des énoncés psychologiques négatifs en manquer. Si nous nous en tenons aux exemples où l’interprétation psychologique est pratiquement seule disponible, et que nous y introduisons une négation, le résultat semble à première vue très paradoxal, comme on peut le voir dans les exemples qui suivent :
95Dans ces phrases, le manque au sens établi plus haut, d’absence d’une chose considérée comme nécessaire n’est pas nié, et ces trois phrases impliquent respectivement que ma mère est absente, que nous n’avons pas de viande à manger, et qu’il y a des livres que je n’ai pas. On le prouve par le fait qu’on peut les insérer sans contradiction dans les contextes suivants :
96Au contraire la négation de [72] (« la viande nous manque ») dans son interprétation existentielle, constitue bien la négation d’une négation, et a donc une interprétation positive selon laquelle le référent humain du datif a à sa disposition la viande qu’il doit avoir. Cette interprétation positive est même suffisamment forte pour que une phrase telle que [83] puisse avoir une valeur rhétorique de litote et signifie :
97Il semble donc que l’interprétation psychologique de manquer ait pour conséquence que l’idée d’absence que ce prédicat contient résiste à la négation.
4.2.2 – Ma mère me manque, Ma mère ne me manque pas
98On peut établir (voir Van de Velde, 2018) que le sujet des verbes causatifs d’états psychologiques, est non seulement de « type » causatif, mais qu’il ne peut référer qu’à une cause au sens le plus strict, où une cause est forcément un fait [20]. Cette affirmation se heurte pourtant à un usage fort répandu illustré dans la phrase suivante :
99On montre facilement, cependant, que le SN sujet de inquiéter dans cette phrase est « mis pour » [21] une phrase complète d’interprétation factuelle, et constitue ce que j’ai proposé d’appeler une métonymie de la cause. Sans entrer dans le détail de tous les arguments qu’on peut avancer à l’appui de cette hypothèse, on se contentera ici de faire remarquer les relations de paraphrase entre les phrases suivantes :
100En remontant de [87] à [85], on voit qu’en [85] et [86] le contenu de la complétive sujet de [87] a « éclaté » entre un SN qui demeure en position de sujet et un constituant adjoint qui peut prendre diverses formes, mais introduit toujours la raison de l’effet produit sur le référent du datif. En [84], un tel constituant est absent, mais il peut très bien être explicité indépendant, comme dans la suite :
101Si nous revenons à manquer3, nous avons à expliquer comment il est possible que la négation de ce prédicat n’entraîne pas la négation de l’absence du référent du SN thème.
102Admettons, en nous fondant sur l’intuition, que manquer3 soit, comme inquiéter, un prédicat causatif d’état psychologique, et qu’on puisse les gloser ainsi :
- inquiéter : « provoquer (le fait que P, l’état d’inquiétude) » ;
- manquer : « provoquer (le fait que P, l’état de manque) » [22].
103En devenant un causatif d’état psychologique, manquer prend donc très normalement le sens de « faire que quelqu’un (le référent du SN au datif) soit dans l’état de manque » et doit avoir pour sujet une expression susceptible de dénoter un fait telle que le fait que P comme dans :
104D’où on passe, par le biais de ce que j’appelle « métonymie de la cause » à :
105On comprend alors pourquoi la négation, dans ma mère ne me manque pas, ne nie pas l’absence de ma mère : il suffit de l’introduire en [89] pour voir qu’elle n’a dans sa portée que l’effet produit par l’absence, non l’absence elle-même, si bien que [91] signifie que l’absence de ma mère m’est simplement indifférente :
4.2.3 – Le mécanisme du transfert de la négation
106En analysant la phrase Ma mère me manque comme une causative d’état psychologique, qui équivaut indifféremment à [91] ou [92], nous avons supposé que le prédicat verbal s’était en quelque sorte vidé de sa négativité, puisque l’idée d’absence est portée, dans les paraphrases proposées, soit par un complément de type causal (par son absence), soit par un sujet causal incluant le SN qu’on peut appeler responsable (l’absence de ma mère). Qu’un tel transfert soit bien à l’œuvre dans le passage à l’interprétation psychologique, on en a une preuve dans un usage lui aussi très paradoxal de manquer que nous illustrerons à partir des exemples suivants :
107Ces phrases sont ambiguës, entre un sens existentiel et un autre psychologique : le travail étant quantifiable, [92] peut signifier que je n’ai pas assez de travail, et [93] que j’en ai (plus qu’) assez. En effet, [92] dit, informellement, dans sa première lecture, que le travail que j’ai (rappelons qu’ici le datif est un possessif) est insuffisant en quantité, et sa négation qu’il ne l’est pas (et même loin de là).
108Dans le sens psychologique, c’est l’activité de travailler qui me manque ou ne me manque pas. Mais qu’est-ce à dire ? [92] et [93] prises dans ce sens impliquent en tout cas l’une et l’autre que je ne travaille pas, et dans un cas que cela me met en état de manque, dans l’autre non. Or dans l’usage courant il n’est pas rare de trouver, à la place de la phrase attendue, [94], où le nom d’activité a été remplacé par un verbe à l’infinitif qui représente une phrase réduite, la phrase [95] dans laquelle ce même verbe est soumis à la négation, sans que le sens en soit affecté :
109Mieux, la signification portée par :
110serait impossible à exprimer au moyen d’une phrase où la négation ne plus disparaîtrait au profit de l’adverbe positif correspondant encore :
111Enfin, si on veut paraphraser [92] en remplaçant le SN sujet par une phrase exprimant la cause, celle-ci prend presque indifféremment une forme négative ou positive :
112Cette hésitation de l’usage est très révélatrice de ce que la forme à la fois nominale et positive du sujet de [92] entre en conflit avec la signification de cette phrase, qui est que la cause de l’état de manque du locuteur est bien l’absence de travail. Il faut donc supposer pour expliquer que cette formulation positive est quand même possible, que dans la représentation lexico-conceptuelle du verbe figure, comme dans le cas de tous les prédicats de causation d’état psychologique, un constituant causal qui indique pourquoi le référent du SN sujet a le pouvoir de créer l’état en question : ma mère ou le travail provoquent en moi l’état de manque par leur absence.
113L’enquête à laquelle nous avons procédé, aussi incomplète qu’elle soit, a quand même abouti à des résultats assez complexes, que nous nous proposons maintenant de rassembler dans le tableau que voici :
Conclusion
114L’usage psychologique de manquer apparaît donc bien, finalement, étroitement relié à son usage existentiel. Nous avons évoqué au début de cette étude l’étymologie de manquer, qui attache à ce verbe l’idée d’incomplétude. Il est remarquable que cette idée se maintient dans tous ses emplois, puisque, si l’existence ou la présence de quelque chose est niée, avec ce prédicat, c’est celle du « complément », de l’ajout, qui serait nécessaire pour que le référent du SN possesseur soit complet (ou parfait, ou comblé, selon les cas).
115Face à la neutralité des prédicats existentiels négatifs ne pas avoir et ne pas y avoir, manquer comporte donc une forte charge évaluative qui dérive de la modalité du « devoir-être » contenue dans sa signification. C’est cette modalité, étroitement liée à l’idée d’incomplétude impliquée dans les emplois simplement locatifs et possessifs, qui constitue la base de la notion de manque comme besoin, dans l’emploi psychologique.
116La proposition d’analyse de l’emploi psychologique de manquer qui vient d’être présentée pose cependant des problèmes théoriques qui ne seront pas soulevés ici mais qui mériteraient de l’être, et dont le principal est le suivant : si manquer, de prédicat existentiel qu’il est principalement, en vient à fonctionner comme un prédicat causatif d’état psychologique, comment peut-on décrire ce passage ?
117Si la construction porteuse de l’interprétation psychologique a son origine dans une construction impersonnelle dont l’argument interne est monté en position de sujet syntaxique (il me manque ma mère devenant ma mère me manque) peut-on dire que cette dernière construction est « la même » que celle des verbes causatifs d’état psychologique tels que inquiéter, dans ma mère m’inquiète, par exemple? Et si la construction est, au moins superficiellement, identique, cette identité peut-elle être à elle seule responsable de l’interprétation nouvelle du verbe ? Mais cette nouvelle interprétation implique que le sujet du verbe ne dénote plus un individu mais un fait. Or, de cela la responsabilité incombe à l’interprétation psychologique qui attribue les états à des causes. On tourne donc en rond, à moins d’admettre l’existence de deux verbes distincts (manquer1+2 d’un côté, manquer3 de l’autre) comportant les mêmes ingrédients sémantiques dans deux combinaisons différentes – ce qui peut-être n’exclut pas la responsabilité de la construction dans leur réarrangement.
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Notes
-
[1]
Je dois à Friederike Moltmann, spécialiste en France de la question des prédicats intensionnels, aux séminaires de laquelle j’ai participé en 2011-2014, dans le cadre du projet franco-allemand « Nominalisations » associant l’ENS et l’université de Hambourg, la suggestion de travailler sur le verbe français manquer, et au projet « Espace, Temps, Existence » dirigé par Anne Carlier et Laure Sarda, d’être passée à l’acte. Le présent travail est une nouvelle élaboration de la communication présentée au workshop de 2016 dans le cadre de ce projet : The French Verb « manquer » : a negative existential predicate ?.
-
[2]
Je me limite donc aux emplois dans lesquels ce verbe implique l’idée d’une absence, ou plutôt d’une « insuffisance, d’un déficit de présence », dont l’absence est un cas limite, laissant de côté ceux où il a un sens plus actif, lié au non-accomplissement d’une action (j’ai manqué mon train, je manque à tous mes devoirs, j’ai manqué mourir etc.)
-
[3]
La différence entre absence et inexistence (ou présence et existence) semble consister dans le fait que la présence, ou l’absence, sont liés à un lieu déterminé : est présent ou absent ce qui est (ou n’est pas) là, tandis que l’existence (ou l’inexistence) aurait un caractère absolu, en tout cas non nécessairement relatif à un lieu.
-
[4]
Le recours à l’étymologie est ici éclairant : mancus signifie d’abord « à qui il manque un membre » (d’où le français manchot), puis en général « incomplet, défectueux ».
-
[5]
L’Être et le Néant.
-
[6]
Ce terme est employé dans la littérature pour dénoter deux types de verbes : le type load, p.ex. charger (du foin sur le camion) et le type swarm, p.ex. grouiller (le jardin – de vermine). Nous verrons que, de fait, manquer a de profondes affinités avec les verbes du type grouiller (dont les propriétés remarquables ont été relevées pour le français dès 1976 par Boons et al.).
-
[7]
Les exemples [9-10] suffiraient à prouver qu’en [5-7] il n’y a pas eu de déterminant indéfini effacé par la règle de cacophonie (cf. Grammaire de Port-Royal et Gross, 1967). En effet lorsque c’est le cas, comme dans j’ai besoin de livres, on peut substituer au des effacé d’autres déterminants qui ne le seront pas : j’ai besoin de trois / certains / plusieurs livres.
-
[8]
Nous reviendrons ci-dessous sur les interprétations que nous appellerons toujours « psychologiques » de manquer, même lorsque, comme ici, la souffrance dont il s’agit est plutôt physique que psychique.
-
[9]
Mais avec abonder, qu’on peut considérer comme le prototype de la classe, on trouve assez souvent (dans des textes relativement anciens il est vrai) un deuxième argument au datif. Ainsi dans la traduction de l’hymne homérique à Gaia (hymne 29) par Lecomte de Lisle (1893) : il est heureux celui que tu honores… et toutes choses lui abondent.
-
[10]
Le Dictionnaire de l’Académie de 1832 définit abonder comme : « avoir (être) en quantité plus que suffisante ».
-
[11]
On ne dira pas, par exemple : *De nombreuses perdrix abondent dans la forêt – à moins qu’on ne parle de nombreuses espèces de perdrix, chacune (la perdrix rouge, la perdrix grise, la perdrix bartavelle) abondant séparément.
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[12]
Beaucoup de travaux considèrent que la variante de manquer1 avec le lieu en position de sujet est caractérisée par un effet « holistique » selon lequel le lieu entier est concerné alors qu’il ne le serait pas dans la construction inverse. Cet effet, très contestable en général, me semble tout à fait exclu avec abonder.
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[13]
En admettant qu’il existe deux classes de structures intransitives, inaccusatives et ergatives – comme on le fait ici – on admet ipso facto que les impersonnelles du français n’ont pas d’argument externe et que leur sujet, s’il n’est pas explétif, est dérivé d’une position d’objet.
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[14]
Dans Fisher, Kupisch et Rinke (2016), la plupart des contributeurs s’accordent à dire que cette contrainte est beaucoup plus fréquemment levée avec les verbes d’existence stricto sensu (ce qu’est manquer), qu’avec les autres prédicats inaccusatifs.
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[15]
Le contraste entre la situation de référence qualifiée ici de virtuelle et la situation existante pourrait être formulée en termes de « mondes » (possibles et actuel). Cependant elle l’est tout aussi bien, ici du moins, par l’usage du modal falloir ou devoir, au conditionnel dit « irréel ».
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[16]
Un autre complément peut prendre place dans la structure de manquer1 comme de manquer2, mais ce n’est pas à proprement parler un argument : il s’agit d’un adjoint spécifiant une fin pour l’atteinte de laquelle la quantité est jugée insuffisante, ou inférieure à ce qu’il faudrait comme dans : (i) Les réfugiés manquent d’eau pour entreprendre ce voyage ; (ii) Plusieurs livres me manquent pour finir mon travail.
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[17]
Il est intéressant de relever que les prédicats que Jieun Joe et Chungmin Lee (2001) appellent « prédicats statifs d’absence » tels que devoid of sont monotones décroissants comme ne pas y avoir : ainsi John’s term paper is devoid of an error implique John’s term paper is devoid of a spelling error.
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[18]
Voir sur ce point Van de Velde (2005), où l’auteur montre que toute position d’existence suppose du déjà existant et ne peut s’effectuer « dans le vide ».
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[19]
En [77] et [78] les adverbes intensifieurs sélectionnent une lecture psychologique : ils indiquent le degré d’intensité de l’état de manque.
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[20]
Plus précisément, dans le cas des prédicats causatifs d’effets psychologiques, il s’agit de la représentation d’un fait, mais cette distinction ne nous intéresse pas ici.
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[21]
L’idée de cette substitution se trouve pour la première fois chez Vendler (1967) dans le chapitre intitulé « Effects, Results and Consequences ».
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[22]
Dans ces représentations le premier SN représente l’argument sujet, la cause, et le second l’objet, l’effet (psychologique).
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[23]
À propos de ce troisième emploi de manquer, notons que si, comme nous l’avons suggéré, la relation entre manquer et son éventuel complément au datif est parallèle à celle qui relie avoir à son sujet, il y a apparemment dans ma mère me manque deux relations possessives superposées : d’un côté « j’ai une mère » (au sens où « elle existe ») et d’un autre « je ne l’ai pas » (au sens où elle n’est pas « avec moi »). Avoir a en effet très souvent un sens possessif affaibli dans lequel il signifie que le sujet « dispose » de quelque chose dont il n’est pas nécessairement le possesseur stricto sensu. Sur ce point encore manquer se révèle parallèle à avoir.