Notes
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[1]
Ce travail est maintenant relativement avancé puisqu’il y a des années que nous y travaillons. Mais, au départ, cela correspondait à un tel sentiment de nécessité que j’avais été amenée à avancer l’expression de « malaise sémantique » pour rendre compte du fait que nous ne savions plus s’il fallait utiliser les mots en les détournant de leur contenu ou s’il fallait plutôt forger des mots nouveaux avec le risque de n’être pas comprises par les autres.
-
[2]
La notion de « reproduction » est utilisée ici dans un sens très large ; elle recouvre des critères comme l’âge, le sexe, l’ethnie, l’origine rurale ou urbaine, etc.
-
[3]
« Bulledor » est un pseudonyme. On peut se reporter à l’ouvrage : Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation collective, Le Seuil, 1973.
-
[4]
Cf. en particulier les travaux de Colette Guillaumin sur le racisme : L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris-La Haye, Mouton, 1972.
-
[5]
Et c’est là que s’enracine ma défiance non pas de « la » théorie, mais « des » théories déjà existantes et constituées ; celles-ci, sous couvert de discours universel, ne sont la plupart du temps qu’un discours d’homme pour les hommes, bref, d’un discours de dominants. Plus courtoisement mais tout aussi fermement, Karen Horney ne disait-elle pas la même chose à propos de Freud, de la psychanalyse et des psychanalystes ? (cf. en particulier « la fuite devant la féminité » (Flucht aus der Weiblichkeit), 1926, trad. française dans « la psychologie de la femme », Payot, 1929).
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[6]
« Plaidoyer pour une sociologie des rapports sociaux » in Le Sexe du travail, Ouvrage collectif, Presses universitaires de Grenoble, 1984.
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[7]
À mes yeux, des typologies pertinentes doivent pouvoir regrouper en faisceaux différents modes d’articulation, et avoir valeur heuristique (c’est-à-dire sinon valeur prédictive, du moins valeur compréhensive des comportements se déployant sur d’autres terrains que travail / famille). Dans chaque étude, je suis ainsi passée des typologies « visibles » des catégories du sens commun (qui elles sont terriblement enfermantes, aliénantes) à des typologies « heuristiques » reconstruites par le sociologue.
-
[8]
Cela est apparu nettement lorsque nous avons travaillé sur le projet de « vie » et particulièrement dans le cas des hommes os.
-
[9]
Ces deux termes un peu lapidaires renvoient à l’analyse que j’ai faite des ouvrières. Il est impossible de dire abruptement et sans médiation : « Les femmes ouvrières et (ce qu’on entend généralement par) la classe ouvrière, c’est la même chose. Parce que les ouvrières vont et viennent dans et hors le marché du travail quand elles s’y fixent (activité continue), elles ont toute une série d’emplois qui ont beaucoup de points communs : déqualifiés, mal payés, mal considérés (concierge, gardienne d’enfants, femmes de ménage, travail dans les grandes surfaces, ouvrières, femmes de service, etc.). Mais, pour autant, peut-on parler de culture ouvrière ? Par contre, il en va différemment des ouvriers hommes qui restent la plupart du temps non seulement dans le salariat, mais à l’intérieur même du salariat industriel. À mon sens, le père et la mère ne transmettent donc pas le même type de culture parce que la conscience de classe – et il est certain que les femmes en ont ! – ne peut être la même quand elle s’est forgée en passant chez un Leclerc, puis dans une usine, puis en étant femme de ménage, que dans le cas d’un homme qui est manœuvre puis os, puis pl, même si c’est dans des entreprises différentes. Il me semble qu’il y a là un champ de réflexion qui mérite d’être approfondi.
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[10]
Je précise ici qu’il s’agit du collectif de travail. En effet, un collectif ouvrier féminin de luttes obéit à une tout autre logique : l’égalitarisme n’y est plus posé a priori ; c’est l’égalité dans la participation à la lutte qui est proposée comme but à atteindre par le groupe. Alors que les hommes, au cours d’une lutte, auraient tendance à nier les différences, les femmes les posent au contraire comme problème à résoudre : il y en a qui sont mariées, et dont les maris ne veulent pas qu’elles viennent faire l’occupation, tandis que les célibataires peuvent venir occuper la nuit. Il y en a qui ont des gosses, et il y en a qui n’en ont pas. Comment fait-on ? Et il y a mise en place d’une stratégie, ou plutôt d’une pratique sociale, qui tend vers l’égalitarisme, c’est-à-dire qui tend à ce que tout le monde puisse participer à la grève de façon égale, et surtout que tout le monde puisse continuer à contrôler ce qui se passe au niveau de la grève.
-
[11]
Nous considérons le rapport hommes / femmes tant dans sa dimension de rapport entre groupes sociaux que dans sa dimension de rapport intersubjectif. Il n’est donc pas réductible au rapport d’exploitation, qui présuppose le concept de force de travail qui, dans son abstraction, part d’une suppression de cette différence entre les sexes.
-
[12]
Christine Delphy et Danièle Kergoat « Les études et recherches féministes et sur les femmes en sociologie », Actes du Colloque « Femmes, Féminisme et Recherches », Affer, Toulouse, 1984.
-
[13]
Cf. séminaire n° 1, « Souffrance et plaisir au travail. L’approche par la psychopathologie du travail », Tome I, pages 15-25.
1Présentation rapide de cette séance
2(D. Kergoat) :
3Si nous nous présentons à deux devant vous aujourd’hui, cela ne tient pas aux hasards de l’amitié ni au fait que nous appartenions à la même équipe, mais à la volonté partagée de montrer que le problème de la division sexuelle du travail renvoie à une problématique, et à une problématique générale, « multiterrain » et multidisciplinaire puisqu’elle est tout à fait utilisable en histoire, en ethnologie, en économie, en sociologie, etc. Tenter de montrer la richesse et l’ouverture de cette problématique nous semblait d’autant plus important que nous sommes ici très différents les uns des autres, et qu’il convenait donc de donner des voies d’accès un peu différenciées à chacun.
4Dans cette perspective, il nous a paru nécessaire de présenter un peu longuement la problématique (car il n’est pas évident qu’elle soit familière à tous), avant de prendre des exemples concrets. Cela a conduit à présenter le plan suivant :
5– Problématique de la division sexuelle du travail rapport à la division sociale, et problèmes des rapports sociaux (D. Kergoat).
6– Entreprise et société : réflexions suscitées par le séminaire autour des questions de la productivité du travail et du collectif. L’exemple japonais (H. Hirata).
7– La psychopathologie du travail, dans son approche de la souffrance et du plaisir au travail, peut-elle faire l’économie des rapports sociaux de sexe ? Quelques exemples précis (D. Kergoat).
8– Tentative de formalisation en termes de convergences / divergences des rapports entre psychopathologie du travail et division sociale (et sexuelle) du travail (H. Hirata).
9Précisons enfin que toutes ces questions ont été rapportées au séminaire et à l’histoire de ce séminaire depuis son début.
La problématique de la division sexuelle du travail - Rapports sociaux (D. Kergoat)
La problématique de la division sexuelle du travail
10On peut structurer cette problématique autour de trois points :
11– La division du travail entre les hommes et les femmes fait partie intégrante de la division sociale du travail. D’un point de vue historique, on voit que la structuration actuelle de la division sexuelle du travail (travail salarié / travail domestique, usine-bureau / famille) est apparue simultanément au capitalisme, et que le rapport salarial n’aurait pu se mettre en place en l’absence du travail domestique (à noter au passage que cette notion de « travail domestique » n’est ni a-historique ni transhistorique ; son apparition au contraire est datée historiquement).
12De la naissance du capitalisme à la période actuelle, les modalités de cette division du travail entre les sexes, tant dans le salariat que dans le travail domestique, évoluent dans le temps de façon concomitante aux rapports de production.
13– La division du travail sont des termes génériques qui renvoient à toute une série de rapports sociaux (cf. la division internationale du travail, la division entre travail manuel et travail intellectuel…). La division du travail entre les sexes renvoie au rapport social hommes / femmes, lequel traverse et est traversé par les autres modalités de la division sociale du travail. À propos de cette intrication entre les différents rapports sociaux, j’ai tenté de démontrer que rapports de classe et rapports de sexe n’étaient pas hiérarchisables mais co-extensifs ; en d’autres termes, il s’agit de concepts qui se recouvrent partiellement et non de concepts qui se « recoupent » ou « s’articulent ».
14– La division sexuelle du travail, si elle prend racine dans l’affectation prioritaire des femmes au travail domestique, ne peut, en aucun cas, être considérée comme opératoire qu’en ce qui concernerait les femmes, le travail domestique, la sphère du privé ou celle de la reproduction.
15Tout au contraire, il s’agit d’une problématique (et non de l’ouverture d’un champ régional nouveau), et d’une problématique qui traverse et donne sens à l’ensemble des rapports sociaux que recouvrent les termes de division sociale du travail. D’où une déconstruction / reconstruction nécessaire [1] de la plupart des concepts utilisés en sociologie. Ce travail ne pouvant être par ailleurs que pluridisciplinaire, et transversalisant par rapport aux cloisonnements traditionnels type sociologie du travail / sociologie de la famille.
16L’exemple du concept de « travail » est sans doute le plus parlant : les disjonctions classiques entre travail / non-travail, travail salarié / travail domestique… ont été récusées en tant que reflet idéologique des rapports sociaux dominants. Au contraire, on s’est efforcé de rétablir les liens entre ce qui avait été jusqu’ici séparé à travers une définition plus extensive du travail (le concept de travail recouvrant tant le travail salarié que le travail domestique) et sa sortie du seul domaine des rapports marchands. Dès lors, le travail domestique et les particularités du travail salarié des femmes ne sont plus des « exceptions » à un modèle supposé général, mais cette problématique suppose une tentative pour refaire un modèle général dont ces mêmes spécificités seraient des éléments constitutifs.
17Je vais essayer maintenant de donner un peu de vie à cet ensemble conceptuel en évoquant rapidement à travers mon itinéraire de recherche, comment j’ai été amenée à poser ainsi les problèmes.
Parcours personnel et problématique de la division sociale et sexuelle du travail
18Je pense profondément que si l’on est chercheur, c’est qu’on est interpellé par quelque chose qui vous pose problème, et au niveau personnel, et au niveau de la recherche. Dans mon cas, c’était la capacité qu’ont les hommes et les femmes, même dans les situations d’extrême domination, de se battre et de s’opposer. Enfant, adolescente, adulte, cela m’a toujours interpellée étant donné les pressions intenses qui pèsent sur les individus et qui pourraient déterminer complètement leurs pratiques sociales. Or, ça ne fonctionne pas comme cela : les hommes et les femmes continuent à se battre, à contourner, à transgresser, et, quelque part, on peut bien parler de liberté.
19Ce qui m’intéressait dès le départ, c’était donc bien la dialectique entre domination et luttes et je voulais la voir à l’œuvre tant concrètement que théoriquement ; sur ce plan, le concept de rapport social, ainsi que la notion corrélative de pratiques sociales sont opératoires, car ils permettent de rendre compte des contradictions – contradictions entre les groupes sociaux, contradictions à l’intérieur même des groupes et des individus. Et ce sont bien la contradiction, l’antagonisme, qui me paraissent avoir valeur heuristique pour le sociologue et valeur explicative pour le fonctionnement social.
20Ces rapports sociaux, je les ai d’abord observés à l’œuvre dans les rapports entre classes sociales sur la division sociale du travail et les pratiques revendicatives ouvrières. J’évoquerai rapidement les travaux de cette période afin de faire apparaître les filiations logiques entre l’approche de la classe ouvrière et cette problématique de la division sexuelle du travail, et afin de démontrer que cette dernière doit faire partie de plein droit de toute approche en termes de division sociale du travail. Car il m’est apparu au cours des années que raisonner sur le seul rapport social d’exploitation n’était pas suffisant, parce que, même à place sociale apparemment égale, il n’y a pas symétrie entre les hommes et les femmes. Plus encore : il fallait passer du constat de non-symétrie à une mise en réciprocité des différences : le rapport social entre les sexes m’est ainsi apparu peu à peu un concept indispensable pour comprendre la constitution et l’évolution du rapport salarial. Restait à intégrer ces deux rapports sociaux : c’est l’hypothèse de leur coextensivité.
21La première partie de mon itinéraire de recherche (1968/1978) s’est ordonnée autour du problème des pratiques revendicatives ouvrières.
22Ce qui m’intéressait était de réfléchir à l’écart entre un groupe ouvrier que je percevais et théorisais comme « classe ouvrière » et l’évidente hétérogénéité des groupes qui composent cette classe. Petit à petit, je fus amenée à comprendre la genèse et l’évolution des pratiques revendicatives ouvrières en mettant en relation le flux et le reflux de la combativité avec la composition interne des sous-groupes ouvriers (processus de décomposition-recomposition de la classe ouvrière). Quand je parle d’évolution, il faut être clair : il ne s’agit pas du tout d’une évolution linéaire, qui irait vers le grand soir, mais bien au contraire d’une évolution discontinue, où les temps de progression et de régression alternent et s’entrecroisent avec des périodes de stagnation.
23Il s’agissait donc d’analyser les facteurs concernant la formation de la demande sociale des groupes différenciés composant la classe ouvrière, cette analyse étant liée aux changements internes de cette classe. La revendication ouvrière étant donc, dans cette logique, l’aboutissement d’un processus complexe, et l’expression, à un moment historique donné, des alliances et oppositions internes à la classe.
24La première chose importante que j’ai été amenée à travailler pour formaliser tout ce qui précède (et que je continue d’ailleurs à travailler), c’est le problème des clivages qui traversent la classe ouvrière. Il est apparu rapidement que les clivages les plus apparents (ceux créés par la division du travail) n’étaient pas suffisamment explicatifs des différences de combativité entre ouvriers, contrairement à ce qui était couramment soutenu à l’époque. Ce qui m’a amenée à récuser l’identification entre place dans le procès de production et degré et forme de combativité (cf. l’exemple classique des os qui auraient été le « fer de lance » des luttes des années 1972/1974 parce qu’ils étaient os, ou des ouvriers des industries de process qui auraient été les porteurs des revendications gestionnaires). Une fois infirmée cette démarche mécaniste, je me tournai vers le discours ouvrier lui-même. Mais, là encore, les clés que fournissait celui-ci pour expliquer les différences dans la combativité (les « jeunes » sont combatifs, les « ouvriers-paysans » ne le sont pas) apparaissaient peu opératoires dès qu’on les confrontait à la réalité. Il m’est donc apparu clairement dès cette période que l’on ne peut parvenir, à partir du discours spontané et sans médiation, à la clé explicative des phénomènes observés.
25Et ce fut finalement la mise en relation systématique de variables afférant à l’univers productif avec des variables afférant à l’univers reproductif [2], qui m’a permis de reconstituer les groupes porteurs de la revendication.
26Prenons un exemple concret : en mai 1968, il y a eu à Bulledor [3] un groupe de travailleurs immigrés qui avait repris la production et la distribution sous le seul contrôle ouvrier. J’avais été y voir et, en fait d’un groupe ouvrier immigré porteur de la revendication, je me suis aperçue que, pour comprendre ce qui s’était passé, il fallait – à l’intérieur de ce groupe immigré – différencier deux groupes. Ceux-ci n’étaient pas identifiables à partir de la seule approche par l’entreprise ou par rapport à la place dans le procès de travail : ils étaient tous os, ils étaient tous os à l’embouteillage, ils étaient tous à la chaîne et en plus ils vivaient tous dans des locaux de l’entreprise. Tous étaient portugais et avaient à peu près le même âge.
27Ce qui est apparu au terme du travail, c’est qu’il fallait cliver ce groupe ouvrier entre :
28– Les os immigrés portugais qui avaient pour projet de retourner au Portugal : le problème pour eux était donc d’amasser le plus d’argent possible le plus rapidement possible pour retourner au pays ; ce qui voulait dire accepter les pires conditions d’exploitation : en arrivant au travail le matin, on ne savait pas à quelle heure on terminerait et on connaissait encore moins les horaires du lendemain ; et cela pour un salaire proche du smic.
29– Les autres os immigrés, toujours portugais, toujours jeunes, mais qui voulaient rester en France, beaucoup d’entre eux refusant d’aller effectuer leur service militaire en Angola. Ces hommes avaient donc un projet totalement différent : rester en France, cela voulait dire à court ou à moyen terme se trouver un logement indépendant de l’entreprise, passer son permis de conduire et se trouver une petite amie. Mais comment prendre un rendez-vous quand on est incapable de connaître son emploi du temps du lendemain ? Et c’est à partir de problèmes aussi quotidiens, banals, que ces gens sont entrés en insoumission totale par rapport à l’organisation du travail.
30On voit bien là qu’il s’agissait d’une recomposition abstraite, théorique, du groupe ouvrier total puisque ces sous-groupes n’étaient pas identifiables spatialement dans l’entreprise, et d’une recomposition qui tenait compte à la fois du productif et du reproductif.
31Et c’est bien le clivage entre ces deux groupes, puis son dépassement par le groupe ouvrier lui-même, qui permet de comprendre la dynamique revendicative observée. Et ce dépassement supposait qu’on avait pris connaissance du clivage, qu’on en avait conscience (et pas du tout qu’on le niait) et qu’on voulait le dépasser. Car c’est bien la (re)connaissance du clivage qui me paraît déterminante pour qu’un groupe puisse accéder au collectif.
32Le repérage des clivages ne suffisait donc pas. Encore fallait-il appréhender leur dynamique, et pour cela tenter de cerner l’apprentissage du changement, le processus par lequel se faisait l’intériorisation de modèles d’action différents. C’est ce que j’ai tenté de faire à partir du concept « d’apprentissage collectif ».
33Alors, quels sont les « résultats » de cette première phase du travail qui puissent intéresser le séminaire ? J’en citerai trois :
À propos du lien entre procès de travail et revendication
34Dès les années 1970, la connaissance approfondie des procès de travail m’est apparue indispensable pour comprendre la diversité des pratiques revendicatives et des formes de mobilisation. Précisons cependant qu’il n’était pas question pour autant de faire du procès de travail (même au sens extensif où nous l’utilisons ici, c’est-à-dire en tenant compte tant des aspects techniques que du contrôle social) la clé explicative unique de tout comportement ouvrier. Plus précisément, nous pensions :
- que l’analyse du procès de travail permet de comprendre, dans un contexte précis, les divisions imposées à la classe ouvrière, et donc ce qu’elle doit arriver à dépasser pour que ses luttes aient quelque chance d’aboutir ;
- mais que ces divisions ne sont jamais totalement réductibles ou superposables aux catégories socioprofessionnelles – manœuvres et ouvriers spécialisés sans qualification/ouvriers professionnels qualifiés/techniciens…
Groupes ouvriers et « apprentissage collectif »
35Tout au long de ces travaux, j’ai insisté sur le fait qu’en matière de revendication, rien n’est définitivement acquis, que le degré de combativité était sans cesse en mouvance, que les typologies avancées ne correspondaient ni aux étapes d’une évolution historique globale de la classe ouvrière ni à des caractéristiques acquises une fois pour toutes par tel groupe ouvrier ou tel individu. Bref, que la combativité n’est ni le privilège permanent d’un groupe particulier au sein de la classe ouvrière ni le signe d’une rupture décisive et définitive.
36C’est pour rendre compte de ces changements que j’ai avancé le concept d’« apprentissage collectif ». Constater qu’il y a eu changement dans les pratiques revendicatives ne signifie pas qu’il y a eu pour autant « apprentissage ». Pour cela, il faut deux conditions :
- que le changement observé, au niveau du comportement, soit non pas définitif, mais relativement stable dans le temps ; on peut dire alors qu’il y a eu réorientation des modèles d’action propres aux différents groupes ;
- qu’au changement dans la pratique (collective) corresponde une modification de la prise de conscience (individuelle).
37Par ailleurs, ce concept veut rendre compte de deux choses :
- j’ai pu observer à maintes reprises que l’entrée dans la lutte revendicative précédait la prise de conscience de la complexité de cette entrée en lutte. Tout se passait comme si un temps de maturation était nécessaire pour que l’expérience puisse d’abord être intégrée par les groupes sociaux puis réorienter leur action. Les termes « d’apprentissage collectif » veulent donc rendre compte à la fois de la réorientation de l’action collective, mais aussi du temps nécessaire pour que cette réorientation se dessine, puis se stabilise et induise de nouvelles conduites spécifiques ;
- mais un second type de décalage est tout aussi essentiel : il s’agit de celui que l’on constate entre le comportement revendicatif collectif tel que nous pouvions l’observer in vivo, et l’image que nous en renvoyait le discours recueilli par les entretiens individuels. Là encore, tout se passait comme si il fallait une période de latence pour que le discours individuel reprenne et théorise le comportement collectif (alors même que l’individu interrogé faisait partie de ce collectif). Mais, au-delà, il restait une zone de non-recouvrement irréductible : à l’évidence, il y avait apprentissage collectif et cet apprentissage ne pouvait être réduit à la somme des apprentissages individuels.
Classe ouvrière et idéologie naturaliste
38Ce que j’évoque à travers ces termes, ce sont les conséquences de la concurrence imposée aux travailleurs par l’organisation du travail, et plus précisément les conséquences de cette concurrence sur la représentation idéologique que les ouvriers se font de leur propre groupe d’appartenance.
39Nous l’avons dit, si les os voient clairement les différentes exclusions dont ils sont victimes, s’ils perçoivent bien que la fonction réelle des agents de maîtrise est le contrôle social, s’ils sont même parfaitement conscients qu’il est indispensable pour que le système fonctionne qu’ils soient isolés et individualisés au maximum, autant la différenciation interindividuelle est intériorisée : les ouvriers vivent profondément – tant intellectuellement qu’affectivement – les divisions ouvrières et imputent prioritairement ces divisions non pas à une réussite idéologique du système, mais à la « nature » et à la « mauvaise volonté » des groupes opposés au leur.
40L’exemple du clivage jeunes / vieux est à cet égard parfaitement révélateur : les jeunes voient dans les vieux ouvriers non pas des ouvriers érodés par un système qu’ils ont, contraints et forcés, souvent finalement accepté, mais voient en eux des vieux, en l’occurrence des individus possédants et répressifs.
41Sur tous ces clivages, chaque groupe étant dans une relation d’opposition à d’autres groupes produit un discours légitimateur de ses propres pratiques et donc parfaitement moralisateur à l’égard des pratiques des autres.
42L’origine des différences n’étant pas théorisée comme sociale, celles-ci sont toujours présentées (représentées) comme si elles correspondaient à des différences individuelles d’attitudes, d’idéologie, de tempérament, rapportées à des différences biologiques, « naturelles » (on ne devient pas un « rural », on naît rural…) qui étaient la cause de ces différences… D’où une représentation figée, dans et par des antagonismes indépassables, de la société.
43Le problème est d’importance. D’une part, car si cette analyse sociologique permet de faire les médiations entre procès de travail → mode de concurrence imposée → clivages → obstacles à la solidarité, elle permet d’autre part de réfléchir aux implications qu’entraîne cette transformation du social en biologique, en « naturel », dans la représentation ouvrière. On sait que la différence biologique, comme cause de la hiérarchie sociale, reste bien le fondement de l’idéologie fasciste, et constitue plus généralement dans les sociétés le meilleur moyen de justifier pouvoir et hiérarchie [4] en niant les mécanismes sociaux d’exploitation et de domination. Plus particulièrement, je pense à un problème très actuel comme celui de la montée de la xénophobie et du racisme en France ces dernières années, ainsi qu’au sexisme, latent ou manifeste, qui imprègne toute l’histoire de la classe ouvrière : là encore, on explique les différences constatées entre pratiques masculines et féminines par la nature, la biologie.
44On en arrive là au tournant de mon activité de recherche il y a maintenant une dizaine d’années : l’élément déclenchant de ce cheminement théorique a été les pratiques revendicatives féminines. Mon premier mouvement fut évidemment de les aborder à travers la même grille d’analyse que celle mise en place pour les hommes. Il fallut vite y renoncer ; car si les revendications explicites étaient souvent les mêmes, les pratiques, tant revendicatives que de travail ou hors travail, étaient à l’évidence fondamentalement différentes. Mais comment traiter ces « différences » alors qu’aucun appareil conceptuel n’existait pour les organiser ? Je récusais le renvoi permanent du discours au modèle masculin, car non opératoire pour expliquer les différences de situations, de comportements et de pratiques entre hommes et femmes d’une même classe [5] : je le récusais également pour ses conséquences : puisque les différences observables d’attitudes et de comportements n’étaient pas rapportables à une analyse matérialiste de l’oppression et de l’exploitation, le champ était laissé libre aux stéréotypes les plus éculés sur la « nature féminine » pour « expliquer » ces différences. J’ai donc dû repasser par une analyse matérielle (matérialiste) de la condition ouvrière, mais cette fois sexuée, « travailleuse n’est pas le féminin de travailleur ». Parallèlement, je tentais de dépasser le constat de l’autonomie relative des pratiques observées par une mise en rapport de ces pratiques ; d’abord en mettant en place une double articulation : production / reproduction, rapports sociaux de classe et de sexe ; puis en tentant de raisonner en termes de coextensivité de ces rapports sociaux.
45Pour moi, tout ce travail se situait pour sa plus large part dans la logique des travaux antérieurs : cf. la nature des clivages, la nécessité pour les étudier de travailler, simultanément sur les champs productifs et reproductifs, la représentation « naturaliste » de ces clivages et sa répercussion sur l’attitude idéologique et pratique envers la division du travail entre les sexes, le thème de la mouvance dans le temps et dans l’espace et, plus généralement, le raisonnement en termes de rapport social.
46Depuis 1978-1979, les recherches suivantes, qui toutes tentent de prendre en compte rapports de classe et rapports de sexe, exploitation, domination et résistances… ont été menées :
- sur les « départs volontaires » à la rvi de Caen (rapports hommes / femmes au travail et à l’emploi) ;
- sur des jeunes travailleurs : en partant des différentes modalités de l’articulation travail productif / travail reproductif, nous avons analysé, pour les jeunes travailleurs hommes et femmes, comment la place dans la structure de classe jouait sur cette articulation ; comment le capitalisme utilisait, pour se renforcer, les rapports de sexe et vice versa ;
- « les ouvrières » :
- l’évolution des formes d’emploi et l’activité des femmes : procès de décomposition / recomposition du salariat féminin ;
- les pratiques sociales des femmes envers le travail à temps partiel ;
- comment l’on devient et comment l’on reste os quand on est un homme et quand on est une femme (il s’agit de la recherche menée avec J. Boutet).
47Ce sera à ces différents travaux que je référerai en cours d’exposé pour prendre des exemples précis.
Une problématique en termes de rapports sociaux
48Ce thème a été développé dans un des articles distribués avant cette séance [6]. Je le reprendrai ici davantage par rapport aux discussions qui se sont déroulées dans le séminaire.
49Alors pourquoi cette insistance sur « les rapports sociaux » ? C’est parce qu’à mon sens, il ne suffit pas, pour comprendre les pratiques sociales de telles ou telles formes, d’étudier simultanément famille et usine. Cette juxtaposition de terrains présente le danger de figer les rapports sociaux à un moment donné et donc de privilégier une analyse en termes de déterminisme : le système se reproduirait de lui-même à l’infini des temps, compte tenu de ses seuls impératifs de valorisation (et les ouvrières sont à cet égard un terrain d’élection, doublement enserrées qu’elles sont dans les rapports de production et dans les rapports de reproduction…)
50Raisonner ainsi conduirait à considérer les gens comme des marionnettes, à poser que l’intériorisation des rapports sociaux se ferait à l’insu des individus qui seraient alors agis par des forces extérieures.
51Tout au contraire, c’est contre cette conception figée de la structure sociale que s’inscrit en faux le raisonnement en termes de rapports sociaux (avec leur corollaire : les pratiques sociales) : rapport signifie contradiction, antagonisme, lutte pour le pouvoir, refus de considérer que les systèmes dominants (capitalisme, patriarcat) sont totalement déterminants. Bref, ce qui est important dans la notion de rapport social – défini par l’antagonisme entre groupes sociaux –, c’est la dynamique qu’elle réintroduit puisque cela revient à mettre la contradiction, l’antagonisme, entre groupes sociaux au centre de l’analyse, et qu’il s’agit bien d’une contradiction vivante, perpétuellement en voie de modification, de re-création.
52Et nous échapperons d’autant plus au danger de déterminisme que nous ne pensons pas que la prise en compte d’un seul rapport social (celui d’exploitation selon les uns, celui d’oppression selon les autres) suffise à donner du sens à la société actuelle et à ses transformations dans l’histoire. Dans la mesure où nous pensons que ces deux rapports sociaux sont fondamentaux, nous posons – je dirais par définition – qu’il existe des marges d’indétermination entre les mailles que tissent ces rapports sociaux (la métaphore est un peu facile, mais j’essaie d’aller vite…), et du même coup qu’il y a réaménagement possible de marges de liberté pour les acteurs collectifs et individuels. Et cela d’autant plus qu’il y a parfois contradiction entre les rapports sociaux dominants (je pense par exemple aux nécessités de la valorisation du capital qui entrent parfois en conflit avec le paternalisme du système).
53Les rapports sociaux ne sont donc pas pour moi le déterminisme, mais au contraire une manière de penser et de travailler la liberté. Mais une vraie liberté non pas posée a priori, mais qui se déploie entre les mailles des déterminismes sociaux. Reste que, pour penser cette liberté, il faut encore être bien sûr que l’on a travaillé toutes les modalités des rapports sociaux. Or, l’étude des relations hommes / femmes est encore bien loin d’être épuisée, y compris – et peut-être même surtout – dans le travail. On a fait comme si « le travail » était réductible aux modes de gestion du personnel, à l’emploi, à l’organisation du travail, aux conditions de travail. Mais reste à construire la relation entre les individus – et cette relation pour moi est sexuée par définition. Ainsi, les notions de « solidarité », de « travailleur collectif »… n’ont pas de sens si, auparavant, on n’a pas analysé en profondeur les effets de la variable sexe.
54J’ai donc la volonté de trouver des régularités qui permettent d’établir des typologies [7], mais en tenant compte simultanément de la notion (ou d’une notion) de sujet – et cela précisément pour ne pas enfermer les individus dans la norme, ce qui rendrait invisibles les contradictions, les transgressions et les luttes.
55Reste que le problème du choix, de la liberté, se décèle bien au niveau du sujet, pas immédiatement au niveau du groupe (il y a en effet disjonctions entre les pratiques sociales qui sont collectives et les vécus, l’« intériorisation » de ces mêmes pratiques, qui sont individuels).
56Pour moi, même si je comprends bien le sens du débat entre psychique et social, individu et collectif, il me semble que je ne pose pas les problèmes ainsi : par exemple lorsque je m’intéresse aux comportements individuels devant la maladie, je ne les réduis pas au résultat de la logique des rapports sociaux ou interindividuels ni à celle de l’histoire psychique de l’individu, mais je considère que l’histoire des relations infantiles de l’individu, histoire qui renvoie à une logique de l’organisation mentale, que cette histoire est aussi sociale :
- l’image du père et de la mère ne sont pas du tout les mêmes dans le sous-prolétariat et dans le prolétariat ;
- la relation aux enfants est différente selon qu’on est un homme ou une femme ;
- la « scène » de l’école et ce qui s’y est joué (et qui ensuite est « re-joué » dans la formation quand on est adulte [8] est marquée par l’appartenance de classe et de sexe, par le rang dans la fratrie, etc. (même si rien de tout cela n’est cependant déterminant en soi au niveau de l’individu).
57Il y a transmission sociale de la névrose diront certains. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a transmission sociale de normes de classe et de sexe, et simultanément transmission de modes de transgression de ces normes. Tout cela étant véhiculé très différemment selon qu’il s’agit de la mère (« culture populaire ») ou du père (« culture ouvrière ») [9].
58De ce qui précède nous voudrions tirer quelques conclusions partielles :
- le groupe n’est pas qu’extérieur au sujet, il lui est aussi intérieur ;
- le contexte référentiel de ma tentative d’interprétation est toujours synchronique, certes, mais aussi diachronique (d’où l’importance de la méthodologie) au niveau de l’individu (histoire de vie) et au niveau de l’entreprise (suivi sur une longue période) ;
- à propos enfin de la « sociologie du dévoilement » (termes que je ne reprendrai pas à mon compte, mais qui ont été beaucoup utilisés lors de la dernière séance), il me semble impossible de prendre le discours, produit individuellement ou collectivement, comme un en-soi : il est toujours accompagné d’une mise en scène au bénéfice du sociologue. Prenons l’exemple du « salaire d’appoint ». Les femmes reprennent fréquemment cette expression à leur compte, même quand elles gagnent plus que leur mari. Mais, lorsqu’on va voir des luttes sur les salaires menés par les femmes, on s’aperçoit vite qu’en fait de salaire d’appoint, il s’agit bien d’un vrai salaire pour elles. C’est ainsi que j’ai été amenée à parler « d’attitudes de conformisation » : pour avoir la paix avec leurs maris et les hommes en général, elles trouvent bien plus facile de faire comme si elles reprenaient à leur compte les stéréotypes sur le salaire des femmes. Reste qu’elles n’en pensent (ou plutôt qu’elles n’en font…) pas moins !
59– On en arrive ainsi à l’idéologie défensive que, dans ce cas précis, j’aurais tendance à appeler « idéologie défensive de sexe ». Nous y reviendrons ultérieurement.
Entreprise et société : réflexions suscitées par le séminaire autour des questions de la productivité du travail et du collectif. L’exemple japonais (H. Hirata)
60Moi je vais un peu parler de mon cheminement, mais de façon plus courte, car vous pourrez retourner aux exemples qui ont été donnés dans les textes distribués. Je vais donc plutôt essayer d’approfondir deux ou trois questions.
61J’ai commencé avec un projet de recherche classique de sociologie du travail, que j’ai rédigé en 1979, en termes d’organisation du travail, technologie et politiques du personnel ; il portait sur les aspects culturels et techniques de l’organisation du travail en entreprise, et était sous-tendu par une comparaison entre filiales et maisons-mères d’entreprises françaises et japonaises au Brésil.
Vertus et limites d’une approche par l’entreprise
62Avec un thème semblable, le terrain tout naturel était l’entreprise. Mais il faut expliquer que je partais de deux postulats critiques :
631 – Le déterminisme technologique.
642 – Le « one best way » taylorien : je partais de l’idée qu’il n’y avait pas une rationalité unique et universelle, qu’il fallait interroger cette idée qu’il y aurait une manière et une bonne manière de faire des choses. La meilleure façon de mettre à l’épreuve ce postulat était l’approche comparative internationale. Partant ainsi de l’entreprise comme la sociologie des organisations et la sociologie industrielle, j’ai pu voir cependant de plus en plus clairement que l’entreprise n’était pas une entité isolable, analysable en soi et qu’une approche uniquement par l’entreprise nous laissait sans aucune explication devant toute une série de phénomènes – d’où la nécessité de faire intervenir le hors-travail, les structures familiales, le travail domestique, les rapports sociaux hommes / femmes, etc. ; faute d’intégrer ces éléments, les analyses de sociologie des organisations et de sociologie industrielle débouchent en général sur des apories. Peu à peu donc, les limites sont devenues de plus en plus claires au point de me faire quitter l’entreprise pour aller vers le domicile ouvrier. C’est ce que j’ai mis en œuvre dans ma dernière enquête qui porte sur le chômage et la division sexuelle du travail. L’hypothèse de fond est la suivante : si l’on pense que le chômage est une situation transitoire et qu’il y a des comportements différenciés des hommes et des femmes face au licenciement, si donc on considère d’emblée les trajectoires sexuées, les trajectoires différenciées des hommes et des femmes, on ne peut pas rester sur le seul terrain de l’entreprise sous peine de ne pas comprendre ce qui se passe, ni quant aux stratégies des ouvriers et des ouvrières ni quant à la politique de l’emploi ou à l’articulation entre le marché de travail et le terrain de l’entreprise et de ses ouvriers(ères).
65Que cette entrée par l’entreprise soit limitée et qu’il faille passer à un autre niveau d’enquête, à un autre type d’enquête et sur d’autres lieux, nous (moi et John Humphrey) en avons eu la confirmation au cours d’une série d’études antérieures.
66Au Brésil, il y a eu une crise économique pendant les années 1981-1984, puis une reprise économique, un « boom » de l’emploi très important entre 1984-1986. Durant cette seconde période, les ouvriers hommes sont revenus vers l’entreprise pour 90 % d’entre eux, tandis que seulement 40 % des femmes le faisaient (sur un échantillon de 140 personnes, 83 hommes et 57 femmes). Restaient donc 60 % de femmes qui ne revenaient plus vers l’entreprise au moment de la reprise économique, mais qui faisaient soit du travail domestique rémunéré, soit restaient dans le secteur dit « informel » où elles étaient entrées au moment du licenciement, soit enfin, pour une partie très importante des femmes mariées, devenaient « inactives » (ce qu’on appelle « inactivité » en économie et qui est tout à fait questionnable). Toute cette population risquait de rester invisible si l’on ne prenait pas d’autres entrées que celles de l’entreprise, puisqu’elle était absolument non enquêtable sur le vécu du chômage, sur les expériences successives d’emploi et de vie après le licenciement.
67Évidemment, j’ai insisté ici sur les limites d’une approche par l’entreprise. Cela ne veut pas dire que l’entreprise ne soit pas en même temps une médiation puissante dans l’accès à des objets qui seraient autrement difficilement sociologisables. Je crois que, de la même manière que la psychopathologie du travail pour qui le travail est une sorte de médiation entre inconscient et champ social, pour les sociologues l’entreprise peut être un peu la médiation pour observer et analyser d’un point de vue sociologique des phénomènes, par exemple, d’oppression d’un homme sur une femme (qu’il est possible de traiter sociologiquement au niveau de phénomènes comme le harcèlement sexuel sur le lieu de travail), phénomènes qui ne seraient pas traitables autrement comme rapport social brut d’oppression d’un homme sur une femme ; et de la même manière, je pense, les rapports entre un père et un fils, les rapports entre une mère ou un père et une fille, les rapports parents / enfants, sont très difficiles à traiter à un niveau sociologique et je crois que dans le cadre de l’entreprise, par exemple par le biais de l’étude des politiques paternalistes, cela devient possible de les traiter sociologiquement. Donc l’entreprise peut constituer un lieu de médiation puissante dans ce cas-là, parce qu’on a avec elle une superposition (ou une « coextension » si vous voulez) entre ce rapport social spécifique, des rapports hiérarchiques et des rapports entre catégories sociales (ouvriers, encadrement, etc., au sein de l’entreprise).
68Cette parenthèse sur les défauts et les vertus de l’entrée par l’entreprise pour montrer qu’elle peut être un départ, qu’elle peut même être un cadre précis d’étude ; si je dis qu’il y a eu des limites progressives qui devenaient visibles dans ce type d’approche, c’est que, en fait, à partir des études sur la productivité, la qualification, la promotion, etc., j’ai eu l’impression que, si l’on ne faisait pas intervenir d’autres dimensions, il était difficile de comprendre des aspects que, en économie et en sociologie traditionnelles, on essayait d’expliquer par des éléments intrinsèques ou endogènes aux lieux de travail, de production.
Autour de la productivité
69Je passe maintenant à quelques exemples. Je commencerai par celui de la productivité du travail, exemple qui permettra aussi un rapprochement, d’un certain point de vue, avec la psychopathologie du travail. C’est à mon avis un des exemples qui montre comment il faut aller à contre-courant des analyses économicistes et objectivistes (telles que les propose l’économie politique à propos de la productivité) si l’on veut jeter une nouvelle lumière, ou donner des explications là où il pourrait être très difficile d’avancer des explications de type intrinsèque.
70Comment la question de la productivité du travail est-elle posée en économie politique ? D’abord, il y a des explications par le progrès technique, l’efficacité plus grande des moyens de production qui sont employés ; un deuxième type d’explication en économie politique, c’est tout le changement introduit dans l’organisation du travail, sous-entendu ici, des changements introduits par la direction (les collectifs organisés par les travailleurs eux-mêmes ne sont pas inclus généralement dans cette explication) ; un troisième type de données est lié à l’intensité accrue du travail professionnel, à l’accroissement de la quantité de travail par unité de temps, au rendement accru à travers la diminution de la porosité de la journée de travail, etc.
71Je pense que l’intérêt d’une explication telle qu’elle est faite dans les papiers introductifs à ce séminaire sur la productivité du travail, c’est qu’elle pose ce problème de façon très originale, en des termes qui introduisent la subjectivité, ou l’intersubjectivité ou des aspects qui ne sont pas du tout pris en considération traditionnellement par l’analyse économique. Quand on dit que ce sont des procédures défensives qui peuvent être exploitées au profit de la productivité par le truchement de l’auto-accélération et de la coopération ouvrières (l’auto-accéleration liée à la frustration et étant compulsive, et la coopération étant liée à l’effet de peur), il y a là une introduction de la subjectivité, et de notions comme la peur ou la frustration, qui ne sont pas couramment exploitées pour expliquer des phénomènes considérés comme éminemment économiques. Ce qui est pris en compte en économie, ce sont les effets, par exemple l’intensification, le rendement, l’intensité accrue du travail, mais le pourquoi de cette intensification n’est pas toujours analysé, ou alors on met tout cela à la rubrique : ce que le management, la maîtrise, ont réussi à faire, et non pas ce qui est du domaine du travailleur lui-même.
72Je crois que ce déplacement du terrain d’explication vers la subjectivité et vers un collectif de travail qui n’est pas créé par la direction de l’entreprise, que ce déplacement produit une explication tout à fait heuristique et nouvelle dans le sens où on postule que la souffrance individuelle peut avoir des conséquences sur l’économie. Et je crois qu’il y a une similarité de la démarche, même si je pense que l’explication de la psychopathologie, tout en étant extrêmement originale avec ce déplacement, reste encore dans le cadre de l’organisation du travail au niveau de l’entreprise, c’est-à-dire qu’elle reste dans le cadre de l’entreprise, et c’est une intensité accrue de l’activité sur un poste de travail provoquée par la peur ou la frustration. C’est-à-dire, il reste encore à faire une interprétation de la productivité et de l’intensité du travail salarié par rapport aux structures familiales, organisation du travail hors entreprise et, plus généralement, rapports sociaux de sexes en vigueur dans la société. Essayer de faire cette articulation, cela permet d’introduire un autre type d’explication – je ne pense pas que ce soit concurrent parce que c’est un autre domaine d’articulation qui peut éclairer des points laissés obscurs par l’économie politique tant qu’elle en reste aux seules données du progrès technique, du changement de l’organisation du travail salarié ou de l’intensité du travail professionnel.
73Mon point de départ a été une enquête dans plusieurs branches industrielles et en particulier dans la sidérurgie : alors que les technologies étaient similaires, on pouvait voir que les résultats quant à la productivité n’étaient pas les mêmes si l’on comparait des unités de production implantées dans des pays différents. Et, à la question : qu’est-ce qui explique ce décalage ? L’économie politique n’apporte pas d’arguments convaincants parce qu’au niveau des éléments dont la comparabilité était maîtrisée, il n’y avait pas la possibilité d’expliquer pourquoi les résultats sur le plan productif étaient inégaux ; en effet, les conditions techniques, technologiques et de management, étaient au départ à peu près similaires, s’agissant de maisons-mères et de filiales des mêmes groupes industriels.
74Ma thèse est que ces différences entre Japon et usines filiales au Brésil sont liées (au moins en partie) aux modalités différentes d’articulation entre le travail domestique et le travail salarié, entre le temps industriel et le temps hors industrie et hors travail. C’est en ce sens qu’on peut donc dire que cette productivité élevée au Japon ne s’explique pas exclusivement sur le terrain de l’entreprise, uniquement par des innovations technologiques, même si ces innovations sont importantes pour l’essor de la productivité, mais qu’elle est liée à plusieurs facteurs :
- au fait qu’il y a toute une série d’activités directement ou indirectement productives qui sont effectuées en dehors des heures de travail (par exemple : les cercles de contrôle de qualité), non comptabilisées par l’entreprise et par les études de l’oit (Organisation internationale du travail) par exemple, et qui néanmoins contribuent aux statistiques qui sont à la base des calculs de la productivité du travail ;
- il y a un autre facteur qui n’est pas comptabilisé non plus dans ces statistiques, qui est toutes les heures supplémentaires qui ne sont pas rémunérées par l’entreprise et qui peuvent être de l’ordre de 5, 6 heures par jour, donc de 30 heures par semaine dans une semaine de 6 jours, pour toutes les catégories en dehors de l’ouvrier, à partir de chef de section ;
- il y a des suppressions volontaires de vacances, ce qui fait que, en général les ouvriers hommes, les employés et les cadres ne prennent réellement que 4, 5 jours de vacances par an, alors que ce qui est comptabilisé dans les statistiques officielles, ce sont les jours de vacances officiels qui sont de 20 jours par an pour les salariés qui sont restés 15 ans dans une même entreprise ;
- il y a enfin un facteur qui est le temps de loisir et de cohabitation dans le cas des couples, qui est un temps sacrifié au profit de l’organisation du travail salarié et de la productivité ; il y a, en effet, dans le cas des grandes entreprises japonaises employant régulièrement une main-d’œuvre masculine (parce que dans le cas de la main-d’œuvre féminine, ça se pose de manière tout à fait différente, le temps de vie dans les grandes entreprises étant très court pour les femmes – en moyenne de 4 à 6 ans –) donc, dans le cas des employés réguliers hommes, on peut dire qu’il y a un sacrifice de la vie dite « privée » au profit de l’entreprise (nous nous référons aux entreprises de grande taille, celles que nous avons étudiées) dans la mesure où il y a donc une sorte de recouvrement d’une bonne partie de la vie dite « hors travail » par l’entreprise. Nous en reparlerons ultérieurement, mais je pense qu’il y a une place de l’entreprise et une prééminence sur l’individu qui est extrêmement importante.
75Quand je parle de sacrifice du temps de loisir, c’est facile à comprendre, parce que si le type commence le travail à 7 h au lieu de 8 h et rentre à 22 h au lieu de 17 h, ça fait déjà beaucoup de temps… auquel s’ajoutent les samedis et les dimanches, où, soit on a des activités extérieures à l’entreprise mais pour l’entreprise, soit on a des activités d’intégration qui sont des activités de loisir du type « golf » (et cela est vrai même pour les catégories de salariés de niveau relativement bas), et auxquelles on va sans la famille. En revanche, il semble nécessaire de revenir sur le problème de la cohabitation.
76Les hommes passent, en tant qu’employés réguliers, un très grand nombre d’années dans une même entreprise et il y a une mobilité interne, utilisée comme une forme de promotion, de formation professionnelle, puisqu’ils effectuent des expériences et des activités nouvelles, dans des fonctions différentes et dans de nombreux établissements du même groupe industriel ; ces déplacements, ou cette mobilité intra-entreprises a aussi la fonction de rendre les restructurations industrielles plus aisées : tous les ouvriers, les contremaîtres et ingénieurs qui sont nécessaires pour l’implantation d’une nouvelle unité sidérurgique par exemple, pour laquelle il est difficile de recruter une main-d’œuvre locale, tous ces hommes sont simplement transférés d’une région à l’autre, à une distance qui peut atteindre 2 000 km ; on « délocalise » donc l’homme sans la famille dans la mesure où les femmes s’occupent de l’éducation des enfants et restent dans un endroit fixe, étant donné les problèmes du système scolaire au Japon. La distance étant plus ou moins grande entre les différents établissements du même groupe, ils n’ont pas la possibilité de voir leur femme plus d’une fois par mois ou une fois tous les deux mois, ce qui fait que, dans une vie active de 30 ans, on peut passer 15-20 ans (tant que les enfants sont petits et non indépendants) à faire le « sacrifice » de la cohabitation. Et il s’agit là de quelque chose de régulier et de très répandu. Quand il s’agit de firmes multinationales où les cadres vont être transférés pour des raisons d’implantation de nouvelles unités de production à l’étranger et des raisons de promotions, impossibles dans le cadre des frontières nationales, ce sont des dizaines d’hommes qui sont déplacés sans leur famille ; dans un établissement enquêté au Brésil, ils avaient, sur une période de 4 ans, la possibilité de rentrer une fois, c’est-à-dire au bout de la seconde année – pour rester un mois avec la femme, les enfants ; le reste du temps, ils avaient une vie qui évidemment était consacrée en grande partie à l’entreprise, puisqu’une bonne partie des liens affectifs, émotionnels, se faisaient à une très grande distance, dans le cas du Brésil et du Japon.
77Il y a ainsi sacrifice des loisirs et de la cohabitation à partir du temps individuel, le corollaire étant que les femmes se chargent des travaux domestiques et de l’éducation des enfants quand il y a cette mobilité : je crois donc que toutes les sources hors entreprise de la productivité sont extrêmement claires dans le cas du Japon.
78Bien sûr, quand on fait des analyses de la productivité, si on la calcule à partir des statistiques des entreprises, cela ne peut donner qu’une productivité du travail extrêmement plus élevée dans le cas du Japon que dans des pays comme la France où l’articulation ne se fait pas de la même manière entre le public et le privé, entre la vie dans l’entreprise et la vie extérieure à l’entreprise. Cet exemple montre aussi que tout ce qui est rapports sociaux de sexe apporte une contribution fondamentale ; il est en effet évident que ce type de gestion du personnel et d’organisation du travail productif est rendu possible par les rapports hommes / femmes dans la société ; sinon, toute une série de pratiques d’entreprises qui sont considérées courantes et normales au Japon seraient impensables et impossibles.
Individu et groupe
79Dans le cas du Japon, je crois que le fait déterminant est le type de hiérarchisation individu / groupe, qui fait que l’individu n’est pas considéré comme prééminent, même dans les rapports amoureux : il n’y a pas de choix individuels, le choix du partenaire est encore dicté par la famille, le groupe professionnel, l’entreprise, etc. (même aujourd’hui, dans 40 % des cas, les mariages sont des « mariages arrangés ») ; ce qui fait que l’on n’a pas les mêmes types de liens et donc pas les mêmes motifs de séparation (la non-cohabitation n’étant pas un motif de divorce, comme dans les pays occidentaux) ; d’autres dimensions peuvent prendre la prééminence, par exemple l’éducation des enfants ou le rapport parent / enfants, par rapport à ceux entre hommes / femmes dans le couple. Je pense justement à la notion de rapports amoureux à la base du mariage tel qu’on le conçoit dans les pays occidentaux, d’individu : il est difficile de penser les rapports amoureux sans que l’individualité ne soit posée comme quelque chose de très fort.
Le collectif de travail
80Par rapport à ces problèmes-là, je crois qu’il est intéressant de passer à un autre exemple, celui du collectif de travail au Japon.
81Je pense qu’en introduisant par cet exemple la place de l’individu et du collectif, je peux un peu faciliter l’introduction aux caractéristiques du collectif de travail au Japon. Parce que ces caractéristiques sont très difficiles à comprendre si l’on ne signale pas cette primauté du groupe dans la société japonaise elle-même ; parce qu’il est, je pense, très différent de parler d’un collectif de travail ou d’un collectif de défense, dans le cadre de rapports individualisés, des rapports hiérarchiques, tels qu’on les connaît en France, et de parler de collectif de travail là où l’individu est secondaire, là où il y a une primauté avouée, et à tous les niveaux, du groupe et du social : au niveau du langage, au niveau de tout le fonctionnement des institutions. Ce qui veut dire que, quand on dit que l’individu est secondaire, cela signifie que le désir et la pensée de l’individu sont aussi secondaires et secondaires socialement : ils doivent donc être refoulés, on ne peut pas dire ce qu’on pense parce que ce qu’on pense a la marque de l’individuel, et au niveau de la parole et au niveau du contenu de ce qu’on dit (l’importance de se conformer à cette règle, j’ai eu l’occasion de la saisir pendant mon expérience d’enquête sur le terrain au Japon).
82Le responsable de mon groupe de travail était un homme qui était plus âgé, qui était plus ancien, et qui donc forcément avait plus de savoir que moi. Le contester, et le contester sur des terrains où il ne faut jamais contester un homme même occidental, c’était vraiment un motif justifié d’exclusion. J’ai donc pu faire l’expérience par moi-même, ce qui m’a permis de voir plus clair dans les généralisations qu’on pouvait faire sur les collectifs et sur l’importance des collectifs au Japon. C’est vrai qu’il y a un investissement affectif tel de ce que sont les collectifs qui remplacent d’une certaine façon tout ce qu’il peut y avoir d’affectif dans les rapports interindividuels, ou dans les rapports intersubjectifs, que cela a des répercussions quasi directes sur toutes les pratiques collectives, et sur les gens à l’intérieur d’un groupe. Je crois important de signaler que ces collectifs (et j’entre ici dans les caractéristiques des collectifs de travail au Japon) sont immédiatement hiérarchisés au point qu’il est impossible de penser à un collectif qui ne soit pas hiérarchisé. Je ne pouvais en 1982 faire une étude sur les systèmes défensifs et sur les défenses collectives, et peut-être que je ne serais pas capable non plus de le faire aujourd’hui, mais à l’époque je n’en avais pas même la notion, de sorte que je n’ai pas pu réfléchir directement en observant les collectifs au Japon. Mais je crois que, même dans un collectif de défense au Japon, il y aurait une certaine hiérarchie, du moins ce serait mon hypothèse. Car tout est entièrement, d’emblée, hiérarchisé au Japon. De la même façon, il y a une hiérarchie dans la famille.
83Dans l’occupation même de l’espace, on trouvera des signes spécifiques de la hiérarchie. La place que chaque individu occupe, dans un espace, est une place hiérarchisée. Au niveau de l’entreprise, il n’y a pas de distinction vestimentaire, tous les hommes sont par exemple en bleu de travail. Qu’ils soient cadres ou directeurs d’entreprises, aussi bien que manœuvres, et même les femmes qui sont secrétaires ou qui servent le thé, sont uniformisées au niveau vestimentaire. On ne peut donc pas savoir, simplement en regardant les gens, quel est leur statut dans la société ou dans l’entreprise. Mais on le voit immédiatement si l’on connaît l’agencement des places dans l’espace. Par exemple, si quelqu’un est à gauche de celui-ci ou à droite de celui-là, ou si quelqu’un est à ma gauche, ou à ma droite, moi étant visiteuse dans une entreprise, alors je saurais immédiatement quelle est leur place dans la hiérarchie de l’entreprise. Mais ça ne se dit pas.
84En revanche, il y a des choses qui se disent, et que l’on est obligé d’intérioriser, d’incorporer, d’apprendre en profondeur, depuis l’école, depuis que l’on commence à parler, et qui passent par le langage que l’on utilise entre égaux. Mais il faut signaler qu’il est extrêmement difficile de savoir comment se déterminent les égaux. Est-ce le même âge ? Est-ce le même temps passé dans l’entreprise ? Est-ce la même origine scolaire ? Est-ce la même origine sociale ?…, mais il n’y a pas pratiquement de possibilités d’utiliser ce langage d’égal à égal… Il y a un langage moins informel, il y a aussi un langage respectueux et il y a le langage honorifique. Chacun de ces langages est en outre clivé sexuellement, c’est-à-dire que l’on n’utilise pas les mêmes mots pour dire « je » selon que l’on est un homme ou une femme. Tous ces langages hiérarchisés sont utilisés de façon différente, et il convient de savoir qu’il s’agit vraiment de langages, voire de langues différentes, et non de terminaisons ou de suffixes simplement transformés par le sexe. Pour dire la même chose, on utilise des mots différents en fonction de l’interlocuteur auquel on s’adresse. Cela détermine immédiatement, me semble-t-il, d’une certaine manière, la constitution du collectif, car il y a ainsi des collectifs hiérarchisés et des collectifs comme ceux que l’on observe dans les cercles de contrôle de qualité, qui ont une certaine caractéristique, exigeant la participation de tout le monde sans exception. Sinon cela n’a plus aucun sens. Tout ce qui ne participe pas de ce groupe, qui n’y est pas intégré, subit un processus de marginalisation. Marginalisation qui touche à tous les rapports sociaux, y compris les rapports d’amitié, ou les pratiques banales de la vie quotidienne comme de prendre le thé ensemble. Celui qui ne participe pas au cercle de contrôle de qualité sera totalement marginalisé.
85Et je crois qu’il y a une grande différence par rapport à une non-hiérarchisation dans les collectifs défensifs et dans les collectifs de travail. Je pense, en revanche, que l’usage du collectif est différent, dans la mesure où les fins de l’entreprise sont différentes parce que le sens du travail est donné par d’autres systèmes de référence et d’emploi, c’est-à-dire que je crois qu’un collectif hiérarchisé peut fonctionner de manière à incorporer les devoirs comme principe de fonctionnement. Donc à ne pas utiliser une certaine coercition extérieure par la souffrance, ce qui serait un petit peu le cas du Brésil, parce que, si l’on peut incorporer un peu le devoir dans la mesure où il y a tout de même un système d’emploi qui n’est pas fondé sur la précarité (comme c’est le cas au Brésil), c’est-à-dire qu’il y a un système d’emploi qui est tendanciellement un système d’emploi à vie. Pour les hommes à statut régulier dans les grandes entreprises (je ne parle pas ici des femmes ni des gens qui ont des statuts précaires ni de ceux qui travaillent dans les petites et moyennes entreprises, mais je parle des grosses entreprises qui constituent l’axe dynamique de l’accumulation et du mode de fonctionnement social au Japon), ce système d’emploi, donc, est fondé sur l’ancienneté, et sur un presque interdit du chômage ou du licenciement par l’entreprise. On donne plutôt la préférence à des systèmes de remaniements intérieurs, de déplacements, comme ceux que j’ai cités à propos des mobilités internes à l’entreprise, donc, ce qui du système est lié à toute une série de caractéristiques de l’organisation du travail, en rupture dans une certaine mesure avec le taylorisme, et avec des coexistences de formes de gestion qui ne sont pas de type taylorisé, où l’on essaye quand même de mettre en valeur les fonctions de rotation, les fonctions de polyvalence, qui dépassent le simple enrichissement des tâches, et qui dépassent les formules néo-tayloriennes. Cela fait que ce type de fonctionnement qui se pérennise sans répression permanente, sans que ce soit fondé uniquement sur la coercition, rende possible sinon de façon harmonieuse, du moins sans antagonisme suffisant, un certain mécanisme d’intégration par le sens du devoir. Ces instances subjectives, au Brésil, sont purement et simplement niées, c’est-à-dire qu’il y a toute une série de formes de sanction, de coercition, d’humiliation, etc.
86Mais, lorsqu’on parle ainsi, on gomme les énormes différences qu’il y a entre les hommes et les femmes, et on peut se demander s’il y a lieu véritablement de parler de collectif fonctionnant pour les femmes au Japon ? Je pense que Danièle développera ce point dans une des parties de son exposé. Je dirais, pour ma part, que dans le cadre des cercles de contrôle de qualité qui constituent les collectifs de travail sur lesquels j’ai essentiellement réfléchi, les collectifs de femmes sont très différents du fonctionnement des groupes d’hommes. Aucune place n’est faite dans les groupes de femmes à l’inventivité ou à la proposition de résolution des problèmes relatifs au lieu de travail, c’est-à-dire qu’aucune place n’est accordée à la question de la liberté des travailleuses, alors même qu’il y a toute une hiérarchie masculine, qui d’ailleurs participe aux cercles de contrôle de qualité, et qu’il y a finalement une division sexuelle dans le sens où ce sont les hommes qui se chargent de la gestion de l’argent consacré à l’activité des cercles, alors que les femmes n’ont pas accès aux décisions concernant l’usage de l’argent. Quant à elles, leur rôle est de s’intéresser aux problèmes « bêtes » de qualité du travail accompli, c’est-à-dire de contrôle statistique de la qualité, de diminution des fautes, des erreurs et des retouches, et très peu aux modifications concernant les transformations des équipements de travail, ou les outils de travail. Il y a donc un énorme décalage entre le mode de fonctionnement des collectifs de travail féminin, par rapport aux collectifs de travail masculin. Au point que, dans le cas des femmes, il est peut être difficile de parler de collectif de travail.
La psychopathologie du travail dans son approche de la souffrance et du plaisir au travail peut-elle faire l’économie des rapports sociaux de sexe ? Quelques exemples précis (D. Kergoat)
87À partir de la problématique de la division sexuelle du travail, il s’agit maintenant de poser quelques questions directement au séminaire, et à la psychopathologie du travail. Pour ce faire, je reprendrai quelques thèmes du papier « Division sexuelle du travail et psychopathologie du travail », en me contentant de les illustrer rapidement (points 1 et 2) avant d’interroger le thème des rapports entre biologique et social du point de vue de la problématique (point 3).
1 – À propos de la nature et de l’intensité de la souffrance et du plaisir au travail selon qu’il s’agit d’hommes ou de femmes, et de l’utilisation différentielle de cette souffrance
88Je veux simplement illustrer ces thèmes par un exemple : celui de la lutte contre la paresse. Les modalités de cette lutte ne se développent pas du tout de la même façon qu’il s’agit d’hommes ou de femmes. D’abord pour des raisons objectives : l’organisation du travail sanctionne beaucoup plus une femme qu’un homme, dès qu’elle lève le nez de son travail, dès qu’elle ose prolonger la pause, et qu’elle se met à bavarder avec sa voisine. On rejoint là les observations faites par Helena Hirata. Mais pour d’autres raisons aussi : dans le cas des femmes, la lutte contre la paresse doit se mettre en place, et dans le travail salarié, et hors du travail salarié, c’est-à-dire dans le travail domestique. On observe très fréquemment, lorsqu’on va dans les familles ouvrières, des attitudes compulsives vis-à-vis de la propreté ; il en va souvent de même de l’organisation des activités domestiques. Bref, il y a un trait féminin de la classe ouvrière qui est que l’on n’a pas le « droit » de perdre son temps. Attitudes compulsives envers la propreté et attitudes compulsives envers l’utilisation du temps. Cette lutte perpétuelle contre la paresse me semble avoir de lourdes conséquences sur le collectif de travail féminin. Ainsi, j’ai pu observer que l’instauration du travail à temps partiel dans une entreprise clive en profondeur les ouvrières entre elles : une ouvrière qui prend le temps partiel sans être malade ou avoir au moins trois enfants est traitée de « paresseuse » ; et c’est tout un système d’exclusion du groupe ouvrier qui se met alors en place.
2 – « Virilité » et « féminité » marquent très fortement les pratiques et les représentations ouvrières
89Je prendrai ici l’exemple de routiers (ce qui permet de faire un lien avec la séance de l’année prévue avec S. Bouchard). J’ai eu, en effet, l’occasion de rencontrer par deux fois ce groupe professionnel et les représentations qu’il a, et donne, de lui-même :
- À Bulledor d’abord. Le chef du personnel comparait les chauffeurs à « une horde de chevaux sauvages ». Cela m’avait beaucoup frappée, car il s’agissait, à l’évidence, d’un jugement très positif sur un groupe qui était perçu par l’encadrement comme rebelle à toute discipline. Et les chauffeurs eux-mêmes jugeaient positivement leur travail, alors que la durée et les conditions de travail étaient très dures ;
- Dans un fjt (Foyer jeunes travailleurs) ensuite, où le « projet de vie » des jeunes travailleurs manuels était fréquemment d’être routier, ce qu’ils justifiaient par une apologie très romantique de la « liberté » que ce métier permettrait.
90Il me semble qu’ici l’idéologie de métier est bien la reprise, en positif, d’une procédure défensive ; pour reprendre les termes de Christophe Dejours, on l’érige en valeur et on la fait fonctionner comme si il s’agissait d’une expression du désir. Mais, à l’évidence, ces images de puissance (liées au camion), de vitesse, de liberté – images qui organisent la représentation emblématique de ce métier –, ces images sont liées au fait que les routiers sont des hommes et elles ont pour fonction d’exalter la « virilité » de cette profession. J’avancerai donc l’hypothèse que les routiers « compensent » par la virilité l’exploitation que leur font subir les rapports de classe, ce qui permet en même temps de former un groupe spécifique au sein de l’entreprise et, plus largement, au sein des professions.
3 – Entre le biologique et le social. Construction du sujet et corps sexué
91J’ai déjà abordé ce problème tout à l’heure à propos de ce que j’ai appelé le « naturalisme ouvrier ». Je le reprendrai de points de vue différents, volontairement non unifiés afin de laisser la discussion ouverte.
92À propos de l’identité du sujet, lors de la séance qu’avait animée J. Boutet, C. Dejours avançait la proposition suivante : le sujet se construit dans un mouvement de subversion de ce qu’il est au départ comme ordre biologique, mais aussi contre le social, contre les déterminismes sociaux. Je partirai de cette proposition et poserai les questions suivantes : ce mouvement de subversion est-il de même nature chez les hommes et chez les femmes ? Est-ce que l’idée de nature qu’il y a derrière l’ordre biologique a la même prégnance pour un homme et pour une femme ? Cette idée de nature n’est-elle pas utilisée stratégiquement par les uns pour légitimer leur domination sur les autres ? Peut-on aussi facilement séparer le vécu de ces deux ordres, ordre biologique et ordre social, pour les femmes, que l’on peut le faire pour les hommes ? Il me semble qu’il s’agit d’une série de questions qui vaut la peine qu’on s’y arrête quelque peu.
93Certes, il est clair que cette double tentative est nécessaire pour que le sujet se constitue. Mais on ne peut faire l’économie de ce que ces deux déterminismes se présentent différemment dans le cas des hommes et dans celui des femmes : le déterminisme social des femmes est légitimé par un prétendu déterminisme biologique qui serait « naturel ». Du coup, le vieux débat nature / culture n’est pas vécu existentiellement de la même façon selon que le devenir-sujet est un homme ou une femme. Selon C. Dejours, il y aurait une recherche de rupture avec le social, jamais définitivement acquise, et toujours à reconquérir. Reste que cette recherche de rupture, si on peut la constater plus fortement chez les ouvrières femmes, est à mon sens totalement pervertie par les rapports sociaux et qu’elle est un frein à la constitution du collectif.
94Pour expliciter mon propos, je dirai que, chez les hommes, la constitution du collectif se fait à partir des clivages et de ce que j’ai dit de l’apprentissage collectif qui dépasse ou ne dépasse pas ces clivages. En revanche, chez les femmes, le collectif de travail [10] est moins clivé entre différents sous-groupes qu’atomisé entre individus : l’égalitarisme y est posé a priori et entraîne le rejet des différences.
95On en arrive à un problème qui me semble essentiel, c’est que les femmes en niant le groupe, se nient elles-mêmes comme sujets. Les femmes os comme les hommes dévalorisent leurs connaissances (on l’a bien vu lors de la séance consacrée à l’ergonomie), dévalorisent leur savoir-faire, et du coup s’autodévalorisent ; l’exemple du robot est constamment repris dans le discours ouvrier tandis qu’une ouvrière me disait qu’un enfant de 6 ans pourrait faire son travail, ce qui est tout de même sérieusement dévalorisant. On fait un travail bête, donc on est bête. Cela, les hommes et les femmes le disent.
96Mais, à cela, s’ajoute dans le cas des femmes une autodévalorisation en tant que sexe. Tout se passe, en effet, comme si c’était en se différenciant des autres femmes (premier temps : les femmes sont jalouses ; deuxième temps : moi, je ne suis pas jalouse) qu’elles arrivent à affirmer leur identité individuelle : moi, je ne suis pas comme les autres. Cela dit, on ne peut pas ne pas s’interroger sur ce que veut dire affirmer son identité de cette manière. Si l’on transpose ce discours dans le cadre d’un syllogisme, on obtient :
- premier terme : toutes les femmes sont jalouses ;
- deuxième terme : moi, je ne suis pas jalouse ;
- troisième terme, appelé logiquement par les deux premiers : donc, je ne suis pas une femme.
97Et c’est bien en quelque sorte ce qu’elles disent. Mais, alors, de quel prix payent-elles ce type d’affirmation ?
98C’est pourquoi je dis que l’autodévalorisation en tant que sexe est plus complexe que l’autodévalorisation en tant qu’ouvriers (ères), parce que cela revient quelque part à se nier soi-même ; j’irai jusqu’à dire qu’il y a là quelque chose de schizoïde : la personnalité est cassée, clivée, et la douleur qui est ainsi secrétée ne peut qu’avoir des conséquences sur la santé mentale.
99Ces considérations m’ont conduite à orienter mon travail de recherche sur l’oppression et la violence intériorisées par les sujets sexués. L’hypothèse est la suivante : oppression et violence subies tant dans l’appareil productif que dans le reproductif n’ont aucune issue institutionnelle pour les femmes ; d’où le retournement de cette violence contre elles-mêmes, en tant qu’individus, mais aussi en tant que groupe sexué. Cela étant mis en relation directe avec les pratiques sociales des femmes dans le champ du productif, c’est-à-dire dans le rapport au travail, à l’emploi, à l’activité, dans le rapport avec la solidarité et les « jalousies », et dans la constitution d’un travailleur collectif sexué. Si l’on récuse les explications naturalistes quant au rapport spécifique qu’entretiennent les femmes au travail et à la qualification, cette médiation par la violence (médiation se jouant au double niveau individuel et collectif) apparaît indispensable.
100Le cas des hommes est tout autre : l’oppression qu’ils exercent tant dans l’appareil productif que dans la sphère reproductive, jointe à l’exploitation qu’ils subissent, les conduit à extérioriser cette violence (qu’ils exercent et dont ils sont l’objet), en particulier par un rapport agressif au travail et à la qualification.
101Pour aborder le second volet de mon propos, je repartirai de ce qu’a écrit C. Dejours (texte introductif au séminaire, fin 1985) : « L’analyse de la décompensation (c’est-à-dire de la maladie mentale avérée) relève en toute légitimité de la psychopathologie générale et non de la sociologie ». Une telle affirmation me pose problème, à propos en particulier de certaines « dépressions nerveuses » féminines. Celles-ci apparaissent en effet avec des régularités vérifiables : cas de chômages longue durée par exemple, à la suite de licenciements à répétition ; ou bien dépressions nerveuses apparaissant chez des femmes s’étant occupées de leurs enfants et qui, ceux-ci « élevés », ne retrouvent pas de travail.
102Que la décompensation soit individuelle, c’est l’évidence, mais leur régularité d’apparition permet à mon sens de parler de phénomène social. Il en va de même de ce que j’ai appelé « l’issue troisième enfant ». Je parle là du cas de femmes chômeuses, ayant connu une succession de pertes d’emploi et qui, après une période dépressive plus ou moins ouverte, mettent en route un troisième enfant.
103Il peut sembler paradoxal de faire l’hypothèse qu’une décision de ce type est régulée socialement, et surtout qu’elle est en rapport avec le travail, l’activité et l’emploi. Et, cependant… !, l’analyse comparative des itinéraires féminins permet bien, dans certains cas, de parler de ce troisième enfant comme d’une « pratique défensive ». Reste que, si l’on reconnaît le bien-fondé de cette hypothèse, on est contraint de remarquer que cette pratique reste (nécessairement) individuelle, y compris même au niveau des représentations.
104Et l’on en revient là à la constitution du collectif féminin : les femmes ont le plus grand mal à se reconnaître une contrainte pathogène commune (dans l’exemple précédent : l’emploi), car la société les renvoie sans cesse à l’individuel, au biologique, mais aussi parce qu’elles ne se reconnaissent pas dans le groupe sexué. Elles ont, donc, en tant que femmes, le plus grand mal à avoir des postures défensives communes qui ouvrent sur des pratiques collectives.
Questions à la psychopathologie du travail
Quant à « l’idéologie défensive de métier »
105Les idéologies défensives décrites jusqu’ici l’ont été essentiellement à propos d’hommes : n’est-ce pas un concept fortement sexué ? Y a-t-il des défenses collectives de métier pour les femmes ?
Quant au problème de la sublimation et du rapport entre désir d’une part et couple souffrance / plaisir d’autre part
106J’évoquerai ici rapidement le cas des « vraies » ouvrières qualifiées (c’est-à-dire de celles qui ont une réelle qualification acquise par l’expérience ou la formation, et qui sont classées par ailleurs P2, P3 ou at). On peut réellement parler de sublimation à leur propos puisque toute l’activité du travail se trouve vectorisée au profit de la structuration de l’être. Cela dit, ces ouvrières, pour se constituer en tant que sujet intégrant la scène du travail, sont toutes passées par des étapes de souffrance aiguë : somatisations multiples, ulcère de l’estomac, dépression nerveuse avec tentative de suicide, actes manqués en série. Par ailleurs, l’économie (au sens de l’économie libidinale) mise en place par ces femmes au niveau du rapport au travail est en étroite relation avec la mise en place progressive d’un rapport original à la division du travail entre les sexes, tant au niveau productif qu’au niveau reproductif, cela allant même jusqu’à la façon de vivre sa sexualité. C’est ainsi que j’ai pu avancer des typologies qui rendent compte de façon simultanée de rapports positifs à la qualification et d’un rapport particulier au couple et à la sexualité, rapports qui sont très différents de ceux entretenus par les autres ouvrières.
Quant au concept de travail et à la centration de la psychopathologie du travail sur la seule organisation du travail
107Je crois avoir montré antérieurement pourquoi on ne pouvait se limiter à l’analyse du seul travail salarié. Je n’y reviendrai pas.
108En ce qui concerne maintenant l’organisation du travail : rappelons d’abord qu’elle est posée, par définition, comme volonté extérieure qui s’oppose au désir. Cela est vrai, mais n’est pas si simple : l’apparition du plaisir ou de la souffrance dans le travail reste un phénomène très mystérieux. J’ai ainsi pu constater que, dans une même population ouvrière – en l’occurrence des PI femmes – faisant le même travail dans la même entreprise et au même poste de travail, cela entraîne de la souffrance pour les unes, du plaisir pour les autres. À l’évidence donc, toute vision tant soit peu mécaniste, causale, des effets de l’organisation du travail sur les individus, reste insuffisamment explicative, les mêmes causes ne produisant pas les mêmes effets.
109À mon sens il est donc nécessaire :
- De faire fonctionner plus finement la dimension organisation du travail en distinguant par exemple beaucoup plus systématiquement les niveaux du contrôle technique et du contrôle social.
- De considérer que, dans la scène du travail, d’autres variables que l’organisation du travail peuvent s’opposer au désir. Et, là, je pense à tout ce qui concerne les questions de l’emploi et du rapport salarial, tout ce qui touche au problème de l’activité et du travail domestique. Ainsi Damien Cru, lorsqu’il avait présenté son exposé, avait parlé du pouvoir thérapeutique du travail. Il renvoyait au travail de métier comme ayant un pouvoir structurant et historicisant. Or, pour les femmes, il me semble que, plus que le travail, ce serait l’activité qui pourrait avoir un tel effet thérapeutique (je pense à une femme qui disait : « le travail, c’est mon médicament »), tandis que l’inactivité et la perte d’emploi peuvent entraîner la maladie. On peut donc avancer l’hypothèse (qui reste à travailler) que le plaisir, dans le cas des femmes, serait lié d’abord à l’activité, alors que, pour les hommes, plaisir et souffrance se rattachent plus immédiatement au travail et à l’organisation du travail.
110D’où la nécessité de distinguer – pour moi sociologue, prenant en compte les rapports sociaux de sexe – le rapport au travail, le rapport à l’emploi, le rapport à l’activité. L’étude réalisée sur le travail à temps partiel a repris cette typologie et l’a fait fonctionner en la croisant avec la place dans la production (en l’occurrence : femmes de ménage, vendeuses, ouvrières, employées de bureau). On voit alors très bien comment on peut mettre en place des modèles combinatoires qui, dans le contexte, permettaient d’expliquer la relation (positive ou négative) au temps partiel, mais qui peuvent tout aussi bien permettre de réfléchir sur souffrance et plaisir au travail.
111Toutes ces questions, que j’ai présentées ici de façon volontairement éclatées, conduisent à la synthèse qu’Helena Hirata va proposer maintenant quant aux liens et aux divergences épistémologiques entre psychopathologie du travail et division sexuelle du travail.
Psychopathologie du travail et division sexuelle : convergences et différences (H. Hirata)
Des convergences dans la démarche psychopathologique et par la division sexuelle du travail
112La contradiction à l’œuvre dans la division du travail, entre le caractère social du travail et l’appropriation privée du profit, n’a pas un caractère d’exclusivité ni de prééminence : la psychopathologie du travail montre l’importance d’une autre contradiction, celle entre le caractère social du travail et le caractère singulier de la maladie mentale, introduisant ainsi la notion d’une subjectivité agissante, impliquée dans le procès de travail. De la même manière, une sociologie « dévoilant » les rapports d’oppression et de domination entre hommes et femmes dans l’univers du travail salarié et dans la famille tend à indiquer l’existence d’autres contradictions en dehors de celle créée par le rapport d’exploitation. Elle rejoint la démarche psychopathologique dans l’affirmation de rapports intersubjectifs non marchands, essentiels pour la reproduction même du circuit de l’échange marchand [11]. Dans les deux cas, il y a une critique implicite des démarches objectivistes, dans un cas « plaidant » en faveur d’une analyse en termes de rapports sociaux (cf. texte de D. Kergoat dans Le Sexe du travail, Pug, 1984), et dans l’autre en faveur d’une analyse des phénomènes psychiques « dans une problématique relationnelle » (cf. C. Dejours, Le Corps entre biologie et psychanalyse, Payot, 1986, p. 185).
113Un deuxième rapprochement semble pouvoir être fait entre ces deux démarches. Il s’agit de ce mouvement visant à questionner ce qui, dans chacune des deux disciplines, se présente comme des formes de raisonnement dominantes. Cette « révolution copernicienne [12] » qui découvre les contradictions de sexes sous la stabilité apparente des catégories sociologiques universelles, en fait masculines, est symétrique du « renversement épistémologique [13] » qui interroge avec étonnement plutôt l’équilibre et la santé dans les conditions de travail données que la maladie… Doublant ce « renversement », les approches psychopathologiques et par la division sexuelle du travail instaurent, dans le même mouvement, une éthique. En inversant les valeurs traditionnellement établies, elles essaient de faire reconnaître ce qui avant n’était considéré que négativement : c’est, à notre avis, le troisième rapprochement significatif entre les deux disciplines.
114En effet, à partir d’une problématique des rapports sociaux hommes / femmes, on peut essayer de rendre visible ce qui était auparavant invisible, en conférant au travail domestique des femmes le statut de travail, au même titre que le travail professionnel. Contre cette idée répandue que les femmes au foyer « ne travaillent pas » ou « ne font rien », on peut soutenir, en le démontrant, que le travail domestique exige du temps, une dépense d’énergie et un effort – même physique – considérables. Et que ce n’est que dans la prise en charge simultanée, domestique et salariée, du travail, qu’on peut voir naître la valeur.
115La similitude nous paraît frappante avec la démarche de la psychopathologie du travail consistant à dire que le travail des os, considéré par tous comme un travail « facile » et « déqualifié », demande en réalité une énergie colossale. Contre l’évaluation courante du travail répétitif, monotone, parcellisé, comme sans valeur, parce qu’aisé à accomplir, la psychopathologie du travail montre tout l’effort psychique nécessaire pour arriver à se soumettre à l’organisation scientifique du travail. Un exemple très illustratif de ce même type de démarche en sociologie consiste dans l’analyse des origines de la déqualification féminine, effectuée par Danièle Kergoat : les femmes considérées déqualifiées, et donc dévalorisées socialement, auraient en fait des canaux non reconnus de qualification – en dehors des circuits de formation professionnelle courants : les ouvrières spécialisées (os) seraient ainsi très qualifiées pour le type de travail qu’on leur assigne. Le retournement est là, évident, entraînant une remise en question complète des valeurs, cette remise en question se faisant dans le même sens, dans les deux cas.
Masculinité et féminité : les identités sexuelles « exploitées » par le travail
116Nos enquêtes sur le terrain, faites dans le cadre de l’entreprise, ont montré clairement qu’il y avait des usines de femmes et des usines d’hommes, et que les qualités requises des ouvrières et des ouvriers étaient presque opposées, au point de rendre difficile toute comparaison. L’enquête dans un établissement de construction électrique a indiqué à quel point les aptitudes requises étaient contrastées. On demandait aux ouvriers hommes de la force physique et de l’endurance pour effectuer un travail plus lourd, plus sale et plus dangereux, et aux ouvrières l’exécution de travaux considérés plus faciles, plus légers et plus propres. À partir de là, les ouvrières et les ouvriers disaient eux-mêmes que le travail des femmes était « meilleur » et celui des hommes « pire ». Dans la mesure où ces derniers supportaient la pénibilité, le risque (acceptation du danger) et une plus grande responsabilité, ils étaient considérés comme méritant une rémunération plus élevée tant par les hommes que par les femmes interrogés.
117Ces attributs des tâches masculines et féminines dans l’univers du travail, loin d’être particuliers à celles étudiées dans l’établissement cité, semblent être très répandus. On pourrait affirmer qu’il existe une éthique et une esthétique de la soumission féminine auxquelles correspondent une éthique et une esthétique de la force physique, de la résistance aux travaux sales et insalubres et du courage pour les tâches dangereuses, qui définissent la masculinité.
118À partir de la considération sociale de tels attributs physiques et de telles attitudes comme étant positifs et essentiels à la définition d’une identité virile découle l’acceptation de la part des ouvriers hommes de conditions pénibles et insalubres (comme dans l’étude de cas cité), conditions que n’importe quelle ouvrière refuserait et que les gestionnaires excluent aussi comme étant incompatibles avec la « fragilité » des femmes.
119Évidemment, quand cela est nécessaire, une telle résistance disparaît et les femmes peuvent remplir des tâches lourdes et insalubres (comme dans la branche textile). Les frontières de la masculinité et de la féminité sociales sont relativement mobiles et semblent jusqu’à un certain point dépendre des exigences du système productif à chaque période historique. Cependant, le capital lui-même semble s’opposer à une transitivité totale des attributs sexuels plus ou moins rigides par ateliers et par postes. Une des raisons d’une telle ségrégation serait – selon une hypothèse issue de l’enquête citée – de créer une situation de non-comparabilité entre les fonctions masculines et féminines à l’intérieur de l’usine, en évitant ainsi l’essor de revendications d’égalité.
120Curieusement, les opinions exprimées par les ouvriers pendant l’enquête montraient qu’ils ne reconnaissent pas la dextérité, la patience, la minutie, comme étant des qualités spécifiquement féminines. C’était comme si le rapport de domination des hommes sur les femmes réapparaissait à l’intérieur même des éthiques sexuées, donnant aux hommes la sensation de supériorité dans les compétences. Ils pouvaient, selon eux, bien exécuter les tâches qui leur seraient dévolues, mais aussi celles des femmes (ce qui n’était pas l’opinion de l’encadrement des usines mixtes en général). Ils parlaient comme s’ils n’avaient pas conscience de jusqu’à quel point le travail féminin de montage constitue une menace potentielle à leur virilité : un travail où la force physique dont ils sont porteurs est inutile, et exigence, en même temps, d’un attribut dont ils ne sont pas porteurs : la dextérité manuelle.
121Ce qui nous paraît important dans tout cela pour la psychopathologie du travail, c’est qu’il s’agit là d’une représentation sociale de la virilité et de la féminité, ce qui conforte cette représentation étant, en plus, considérée – au moins pour les hommes – comme étant source de plaisir. Ainsi une enquête dans une entreprise multinationale française produisant du verre au Brésil a montré que le plaisir dans le travail était associé :
- à l’idée d’un travail viril, d’une tâche considérée « dangereuse » par les autres – ceux qui n’avaient pas leur expérience – « il n’y a que les hommes et (là), il faut être un Homme avec un H majuscule » ;
- au travail effectué au sein d’un collectif, le poste étudié – « détacher » le verre plat à la sortie du four – étant tenu par trois ouvriers qui effectuaient les tâches (« détacher », « émarger », « emballer », « stocker » dans un cadre support) par roulement et contrôlaient la répartition de leur temps ;
- à la satisfaction liée à l’accomplissement du rôle de pourvoyeur, étant donné que l’entreprise rémunérait les ouvriers affectés à ce poste dangereux bien au-dessus de la moyenne salariale de cette région industrielle et des établissement du même type : « Ici, l’homme souffre plus, mais la famille vit mieux. »
122Ce travail, considéré par l’entreprise comme « dangereux et insalubre », est ainsi analysé comme « satisfaisant » et source de « plaisir » selon la parole des ouvriers. Ce paradoxe est résolu en termes d’une « idéologie défensive » par la psychopathologie du travail. Nous serions tentés d’accepter cette interprétation. En effet, sans avoir fait une enquête portant spécifiquement sur les thèmes de la psychopathologie du travail, nous étions étonnés d’entendre très souvent les 26 ouvriers interviewés sur leur travail parler en termes de plaisir et de satisfaction là où les conditions d’exécution de leurs tâches semblaient plutôt pénibles et dangereuses. Cela dit, il est moins évident de comprendre pourquoi ce qui est à la base même du paradoxe – l’acceptation de ce type de travail par les hommes, et uniquement par eux – est passé sous silence par cette discipline. C’est en termes, donc, de questionnements sur le point de départ de certaines analyses de la psychopathologie du travail que nous conclurons.
La division sexuelle méconnue
L’analyse psychopathologique des activités de travail
123Nous pouvons énumérer essentiellement trois points de désaccord ou de différences dans notre démarche avec celle de la psychopathologie du travail.
124Premièrement, la non-prise en compte de la dimension sexuée de la division du travail, c’est-à-dire, le fait que le travail est immédiatement posé comme travail masculin ou féminin.
125Or, tant l’analyse du travail monotone et répétitif que l’analyse des collectifs de travail dans l’industrie pétrochimique et dans le btp ne partent pas de cette constatation fondamentale : que le travail monotone et répétitif est très majoritairement affecté aux femmes dans n’importe quel pays industrialisé, et que les industries de processus continu et le btp n’emploient pratiquement que des hommes. Il y a méconnaissance du sexe des personnes concernées par les activités de travail étudiées par la psychopathologie du travail. Or, c’est selon celui-ci que l’entreprise élabore et applique sa politique de gestion, en particulier sa politique de contrôle, qui est de nature très différenciée pour les femmes et pour les hommes. Comment peut-on parler de la souffrance et du plaisir au travail avant de considérer le type de contrôle auquel sont assujettis les travailleurs (euses) ?
126Deuxièmement, la non-prise en considération des implications psychopathologiques de la représentation sociale de la virilité et de la féminité. Or, comme nous l’avons dit plus haut, cette représentation peut avoir un rapport direct avec le vécu du plaisir dans le travail et peut aussi être à la base des idéologies défensives de métier.
127Ne pas avoir peur ne signifie pas la même chose pour un homme élevé dès la petite enfance dans l’éthique du courage et pour une femme qui devra être faible et dépendante, et cet impératif ne peut donc être mobilisé de la même manière pour le travail pour la création de collectifs de défense selon les sexes.
128La psychopathologie du travail, dans ses constructions théoriques, telles que les « idéologies défensives de métier », fait pourtant l’économie de la référence première aux identités sexuées. Une conceptualisation en termes de masculinité et de féminité sociales est absente de ses élaborations, ce qui ne veut pas dire que « virilité » et « viril » ne soient pas utilisés, à plusieurs reprises, en référence au comportement, par exemple, des ouvriers du bâtiment.
129Il semble clair qu’une introduction, dans l’analyse du collectif (cf. D. Cru, C. Dejours), d’une problématique en termes de rapports sociaux de sexes aboutirait à la déconstruction de la formalisation du collectif et de la caractérisation des idéologies défensives telles qu’elles sont présentées par la psychopathologie du travail.
130Troisièmement, la démarche psychopathologique fait l’économie d’une analyse articulant structures familiales et système productif, travail domestique et travail professionnel. Elle est encore très fortement centrée sur le lieu de travail et sur l’exercice de l’activité professionnelle. Or, pour nous, les statuts professionnels et les situations familiales des hommes et des femmes sont inextricablement liés et leur analyse est indissociable.
131L’activité professionnelle et le vécu du travail ou du chômage sont très contrastés selon qu’il s’agit d’un travailleur(euse) père de famille et pourvoyeur, femme mariée, jeune homme célibataire habitant avec sa famille d’origine, mère célibataire, etc. Dans l’analyse extrêmement intéressante du chômage sous l’angle de la psychopathologie du travail faite par C. Dejours, il ressort très clairement des différences dans les liens entre travail-non travail / désir / sublimation selon les classes sociales ; cependant, elle ne considère pas les implications différentielles des situations familiales sur l’expérience de rupture involontaire d’activité.
132Notre enquête sur crise économique et division sexuelle du travail au Brésil a montré que les hommes ayant des responsabilités familiales restaient moins longtemps au chômage que les femmes, acceptant des conditions de travail plus pénibles et précaires. Elle a montré également que la paternité ou la maternité n’ont pas les mêmes effets sur le vécu du chômage : ce sont les ouvriers hommes ayant un « rôle » de pourvoyeurs qui mentionnent le plus souvent les souffrances du chômage liées à la paternité et à la famille, citant l’impossibilité de faire un cadeau d’anniversaire à leur fils ou d’assurer la continuité de leurs études, outre les problèmes financiers les plus immédiats (loyer, gaz, électricité, santé, etc.).
133Finalement, l’expérience vécue du chômage semble être – au-delà de l’épreuve matérielle que cela représente – un moment de questionnement de leur identité sociale, dans la mesure où la virilité est associée étroitement au statut professionnel, le rapport entre féminité et emploi n’étant pas du même ordre. Le silence de la psychopathologie du travail sur cette question est d’autant plus énigmatique qu’elle semble mieux placée et mieux armée que la sociologie pour l’aborder…
Mots-clés éditeurs : division sexuelle du travail, souffrance, rapports sociaux de sexe, plaisir
Date de mise en ligne : 16/03/2017
https://doi.org/10.3917/trav.037.0163Notes
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[1]
Ce travail est maintenant relativement avancé puisqu’il y a des années que nous y travaillons. Mais, au départ, cela correspondait à un tel sentiment de nécessité que j’avais été amenée à avancer l’expression de « malaise sémantique » pour rendre compte du fait que nous ne savions plus s’il fallait utiliser les mots en les détournant de leur contenu ou s’il fallait plutôt forger des mots nouveaux avec le risque de n’être pas comprises par les autres.
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[2]
La notion de « reproduction » est utilisée ici dans un sens très large ; elle recouvre des critères comme l’âge, le sexe, l’ethnie, l’origine rurale ou urbaine, etc.
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[3]
« Bulledor » est un pseudonyme. On peut se reporter à l’ouvrage : Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation collective, Le Seuil, 1973.
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[4]
Cf. en particulier les travaux de Colette Guillaumin sur le racisme : L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris-La Haye, Mouton, 1972.
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[5]
Et c’est là que s’enracine ma défiance non pas de « la » théorie, mais « des » théories déjà existantes et constituées ; celles-ci, sous couvert de discours universel, ne sont la plupart du temps qu’un discours d’homme pour les hommes, bref, d’un discours de dominants. Plus courtoisement mais tout aussi fermement, Karen Horney ne disait-elle pas la même chose à propos de Freud, de la psychanalyse et des psychanalystes ? (cf. en particulier « la fuite devant la féminité » (Flucht aus der Weiblichkeit), 1926, trad. française dans « la psychologie de la femme », Payot, 1929).
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[6]
« Plaidoyer pour une sociologie des rapports sociaux » in Le Sexe du travail, Ouvrage collectif, Presses universitaires de Grenoble, 1984.
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[7]
À mes yeux, des typologies pertinentes doivent pouvoir regrouper en faisceaux différents modes d’articulation, et avoir valeur heuristique (c’est-à-dire sinon valeur prédictive, du moins valeur compréhensive des comportements se déployant sur d’autres terrains que travail / famille). Dans chaque étude, je suis ainsi passée des typologies « visibles » des catégories du sens commun (qui elles sont terriblement enfermantes, aliénantes) à des typologies « heuristiques » reconstruites par le sociologue.
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[8]
Cela est apparu nettement lorsque nous avons travaillé sur le projet de « vie » et particulièrement dans le cas des hommes os.
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[9]
Ces deux termes un peu lapidaires renvoient à l’analyse que j’ai faite des ouvrières. Il est impossible de dire abruptement et sans médiation : « Les femmes ouvrières et (ce qu’on entend généralement par) la classe ouvrière, c’est la même chose. Parce que les ouvrières vont et viennent dans et hors le marché du travail quand elles s’y fixent (activité continue), elles ont toute une série d’emplois qui ont beaucoup de points communs : déqualifiés, mal payés, mal considérés (concierge, gardienne d’enfants, femmes de ménage, travail dans les grandes surfaces, ouvrières, femmes de service, etc.). Mais, pour autant, peut-on parler de culture ouvrière ? Par contre, il en va différemment des ouvriers hommes qui restent la plupart du temps non seulement dans le salariat, mais à l’intérieur même du salariat industriel. À mon sens, le père et la mère ne transmettent donc pas le même type de culture parce que la conscience de classe – et il est certain que les femmes en ont ! – ne peut être la même quand elle s’est forgée en passant chez un Leclerc, puis dans une usine, puis en étant femme de ménage, que dans le cas d’un homme qui est manœuvre puis os, puis pl, même si c’est dans des entreprises différentes. Il me semble qu’il y a là un champ de réflexion qui mérite d’être approfondi.
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[10]
Je précise ici qu’il s’agit du collectif de travail. En effet, un collectif ouvrier féminin de luttes obéit à une tout autre logique : l’égalitarisme n’y est plus posé a priori ; c’est l’égalité dans la participation à la lutte qui est proposée comme but à atteindre par le groupe. Alors que les hommes, au cours d’une lutte, auraient tendance à nier les différences, les femmes les posent au contraire comme problème à résoudre : il y en a qui sont mariées, et dont les maris ne veulent pas qu’elles viennent faire l’occupation, tandis que les célibataires peuvent venir occuper la nuit. Il y en a qui ont des gosses, et il y en a qui n’en ont pas. Comment fait-on ? Et il y a mise en place d’une stratégie, ou plutôt d’une pratique sociale, qui tend vers l’égalitarisme, c’est-à-dire qui tend à ce que tout le monde puisse participer à la grève de façon égale, et surtout que tout le monde puisse continuer à contrôler ce qui se passe au niveau de la grève.
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[11]
Nous considérons le rapport hommes / femmes tant dans sa dimension de rapport entre groupes sociaux que dans sa dimension de rapport intersubjectif. Il n’est donc pas réductible au rapport d’exploitation, qui présuppose le concept de force de travail qui, dans son abstraction, part d’une suppression de cette différence entre les sexes.
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[12]
Christine Delphy et Danièle Kergoat « Les études et recherches féministes et sur les femmes en sociologie », Actes du Colloque « Femmes, Féminisme et Recherches », Affer, Toulouse, 1984.
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[13]
Cf. séminaire n° 1, « Souffrance et plaisir au travail. L’approche par la psychopathologie du travail », Tome I, pages 15-25.