Notes
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[1]
Pour d’autres versions de la « démocratie industrielle », voir notamment Webb et Webb, 1911 et Korsch, 1968 ; et, pour une présentation synthétique, voir Müller-Jentsch, 2007.
1Au sein des théories de la centralité du travail (Dejours et Deranty, 2010), la thèse de la centralité politique du travail peut être comprise de trois manières distinctes. Au sens d’une centralité géométrique, d’abord : il s’agit de montrer que le contrôle du procès, de l’organisation et de la division du travail, occupe une position centrale dans l’ensemble des enjeux politiques d’une société. Au sens d’une centralité constitutive, ensuite : on analysera ainsi dans quelle mesure le travail structure les systèmes, institutions et pratiques politiques. Au sens d’une centralité dynamique, enfin : on soutiendra alors que le travail est un instrument privilégié de la reproduction ou de la transformation de la société, et à ce titre doit être considéré non seulement comme un objet, mais aussi comme un moyen de l’action politique. C’est ce dernier sens de la centralité politique du travail que cet article examine, en envisageant plus précisément ce problème : de quelle manière le travail peut-il contribuer à la transformation démocratique de la société ?
2Dans cette perspective – inverse de celle des conceptions étatistes du socialisme et que n’envisage pas la majorité des discussions en cours dans les sciences du travail –, il s’agit de savoir de quelle manière une réorganisation démocratique du travail pourrait concourir, au-delà de l’entreprise, à « la conquête de marges toujours nouvelles de liberté et de participation aux décisions, pour pouvoir soumettre toutes les formes d’hétérodirection à un contrôle effectif » (Trentin, 2012, p. 405). Mais cette thèse de la centralité dynamique du travail au regard de la démocratie, qui a joué un rôle minoritaire mais non négligeable dans l’histoire du mouvement ouvrier et des théories critiques au xxe siècle, peut elle-même être comprise de deux manières : la réorganisation du travail peut être conçue comme le résultat ou bien comme la condition du processus de transformation démocratique des rapports sociaux.
3Pour clarifier les enjeux de l’opposition entre ces deux interprétations du sens dynamique de la centralité politique du travail, cet article propose de reconstruire deux modèles du rapport entre travail et transformation sociale démocratique. On les exposera dans une perspective philosophique, à partir de certaines analyses de Karl Marx, d’une part, et de John Dewey, d’autre part, qui défendent tous deux la thèse de la centralité sociale, psychique et politique du travail (voir notamment Renault, 2011 et 2012), mais dont les conceptions du rapport entre transformation de l’organisation du travail et transformation démocratique des rapports sociaux sont divergentes. On reconstruira donc d’abord le premier modèle, dans lequel la transformation révolutionnaire des rapports sociaux conditionne la réorganisation du travail ; puis le second modèle, dans lequel la réorganisation du travail est la condition de la démocratisation de la société. Enfin, on envisagera certains des enjeux contemporains de l’opposition entre ces deux modèles critiques du rapport entre réorganisation du travail et démocratisation des institutions.
Révolutionner les institutions pour démocratiser le travail : le modèle de Marx
4Depuis les Manuscrits de 1844, Marx développe le diagnostic d’une aliénation du travail, puis démontre progressivement que la cause de cette aliénation se trouve dans la division du travail et le mode de production capitaliste. Or, si par travail il faut entendre non seulement une activité productive, mais encore un « rapport social » qui traverse l’ensemble de la société, la perspective d’un système d’organisation du travail alternatif ne peut se réaliser de manière immédiate. La condition en est la transformation révolutionnaire des institutions – notamment, parmi les divers enjeux de la « destruction de la machinerie d’État » (Marx, 1984, p. 186 et 196), en abolissant la propriété privée des moyens de production –, qui nécessite une activité politique spécifique des travailleurs. Rappelons quelques-uns des arguments de Marx en faveur de cette thèse, et certaines des conséquences de ce premier modèle de la transformation révolutionnaire des institutions comme condition de l’émancipation des travailleurs.
5Tout d’abord, Marx critique les positions socialistes structurées autour de la défense du travail comme nouveau principe d’organisation de la société. Certaines formulations de cet argument sont fort claires : « l’organisation socialiste de l’ensemble du travail » ne peut que « découler du processus révolutionnaire de transformation de la société » (Marx, 2008, p. 70), et non l’inverse. Même si les rapports sociaux sont structurés par le mode de production capitaliste, la réorganisation du travail est la conséquence, et non la condition, du processus de transformation sociale. Cette ligne d’argumentation contredit toute lecture étroitement économiciste du traitement marxien du problème de la transformation sociale, qui insisterait sur la détermination en dernière instance de la totalité sociale par la sphère économique au détriment de la lutte politique. Elle permet également de dépasser les oppositions unilatérales entre les perspectives de l’émancipation par le travail (une libération de l’activité, qui se trouverait plutôt chez le jeune Marx) et de l’émancipation au-delà du travail (qui se trouverait plutôt chez le Marx de la maturité, par exemple dans les passages du troisième livre du Capital sur la dialectique du temps de travail et du temps libre), qui se résument parfois dans l’affirmation d’une contradiction entre analyse du travail en termes d’activité et analyse du travail en termes de rapport social (voir par exemple Artous, 2003).
6C’est ainsi que Marx critique par exemple, dans Misère de la philosophie, la conception proudhonienne du travail artisanal comme facteur d’émancipation, moyen de réappropriation du procès de travail et principe d’organisation d’une société plus juste. L’erreur de Proudhon (et de John Gray) est de vouloir « réformer la société en transformant tous les hommes en travailleurs immédiats, échangeant des quantités de travail égales » (Marx, 1963, p. 42). L’un des arguments principaux est que la division du travail dans la société n’est pas réductible au rapport social hiérarchique dans l’atelier : « Tandis que dans l’intérieur de l’atelier moderne la division du travail est minutieusement réglée par l’autorité de l’entrepreneur, la société moderne n’a d’autre règle, d’autre autorité, pour distribuer le travail, que la libre concurrence » (ibid., p. 101). C’est pourquoi la transformation sociale ne peut être conçue à partir du modèle de l’atelier, fût-il réformé selon les préceptes socialistes, ce qui ne pourrait, selon Marx, avoir d’autre conséquence qu’une conception autoritaire et antidémocratique de l’organisation sociale. Certes, « l’organisation des éléments révolutionnaires comme classe suppose l’existence de toutes les forces productives qui pouvaient s’engendrer dans le sein de la société ancienne », mais le développement des « pouvoirs productifs déjà acquis » ne suffit pas à transformer les « rapports sociaux existants » (ibid., p. 108) : il faut une activité politique spécifique, à partir mais aussi au-delà du lieu de travail. La transformation sociale révolutionnaire a pour condition non pas la réorganisation du procès de travail, mais la défense politique des intérêts des travailleurs.
7Dans Le Capital, Marx achève de montrer qu’il faut sortir du lieu de production pour comprendre le capitalisme et envisager le rapport capital/travail comme rapport social global ; les analyses de la valeur et du travail abstrait montrent en effet que c’est au niveau de l’ensemble de la société que les divers travaux sont comparés les uns aux autres par le vecteur des marchandises. À la fin du chapitre « Le machinisme et la grande industrie », à propos de la législation sur les fabriques, Marx insiste sur la nécessité de sa généralisation qui doit permettre d’exprimer au niveau politique la contradiction entre exigence de protection des travailleurs et exigence d’une égalité des conditions de concurrence. Si bien qu’on peut dire à propos de cette législation, fruit de la lutte des classes menée par la classe ouvrière, qu’« en même temps que les conditions matérielles et la combinaison sociale du procès de production, elle porte à maturité les contradictions et les antagonismes de sa forme capitaliste, et donc à la fois les éléments constitutifs d’une nouvelle société et les moments de bouleversement de l’ancienne » (Marx, 1993, p. 563). Là encore, ce n’est qu’en étant prolongées volontairement en dehors de la fabrique, dans l’activité politique, que les évolutions existantes de l’organisation du travail peuvent conduire à des processus de transformation sociale.
8La Critique du programme de Gotha précise les conséquences politiques de cette analyse des rapports entre travail et transformation sociale. On y trouve une critique virulente de la réduction des enjeux politiques du travail à la seule question de la répartition des richesses, et l’affirmation, référée implicitement à l’expérience de la Commune, que l’émancipation doit se confronter au problème de l’organisation de la production et aux conditions concrètes du travail. Mais, en même temps, l’affirmation de la centralité politique de la production ne conduit pas Marx à faire de l’organisation du travail le moyen de la transformation sociale. Il exclut en effet explicitement l’idée selon laquelle la transformation du travail serait la condition de la transformation de la société, ce qui reviendrait à négliger la lutte politique contre la forme actuelle de l’État et les rapports sociaux existants. C’est pourquoi il rejette par exemple la proposition de « coopératives avec l’aide de l’État » du programme de Gotha : elle signifie à la fois une fixation régressive sur les conditions de travail locales, entreprise par entreprise, et un renoncement à la lutte des classes en vue de l’émancipation, qui nécessite, comme il le précise, de « transformer l’État, organe placé au-dessus de la société, en un organe entièrement subordonné à elle » (Marx, 2008, p. 72). L’établissement de coopératives n’a en définitive de valeur pour la transformation sociale que dans la mesure où elles expriment la possibilité d’une autonomie politique des travailleurs.
9Déjà dans l’« Adresse inaugurale du congrès de l’Association internationale des travailleurs » (Marx, 1963), après avoir présenté la loi anglaise de restriction des heures de travail comme une première victoire de l’économie politique de la classe ouvrière, Marx signalait les limites politiques des expériences coopératives. Si d’une part « la valeur de ces grandes expériences sociales ne peut être surfaite », c’est en tant qu’affirmation d’une norme pratique, celle de l’autonomie des travailleurs : « elles ont prouvé que la production sur une grande échelle, et en accord avec les exigences de la science moderne, peut marcher sans qu’une classe de maîtres emploie une classe de “bras” » (ibid., p. 466). Mais, précisément, cette perspective de transformation sociale globale signe la limite du mouvement coopératif, « si utile qu’elle apparaisse dans la pratique, la coopération des travailleurs, si elle reste circonscrite dans un cercle étroit, si quelques ouvriers seulement font des efforts au petit bonheur et en leur particulier, alors cette coopération ne sera jamais capable d’arrêter les monopoles qui croissent en progression géométrique ; elle ne sera pas capable de libérer les masses, ni même d’alléger de façon perceptible le fardeau de leur misère » (ibid., p. 466-467). Si l’organisation coopérative de la production n’est pas suffisante pour émanciper les travailleurs, c’est parce que cette émancipation doit affecter la société tout entière par l’intermédiaire d’une transformation politique de l’État, sans laquelle la réorganisation du travail est concrètement impossible. C’est pourquoi « la grande tâche des classes travailleuses, c’est la conquête du pouvoir politique » (ibid., p. 467). À propos de la Commune de Paris, Marx pourra ainsi écrire dans La Guerre civile en France : « Son véritable secret, le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail » (Marx, 1952, p. 45). Autrement dit : les travailleurs ne peuvent s’émanciper et organiser librement leur travail qu’en ayant conquis le pouvoir de gouverner au-delà de l’entreprise.
10On s’en tiendra à évoquer trois conséquences de ce modèle pour la question des enjeux politiques du travail aujourd’hui. D’abord, un mouvement de transformation sociale émancipateur ne peut émerger des nouvelles formes d’organisation du travail sans la création d’une « forme politique » (ibid., p. 45 ; voir à ce sujet Kouvélakis, 2015) spécifique permettant de faire intervenir les exigences des travailleurs au niveau de l’État. Ensuite, les expériences démocratiques au travail ont une valeur du point de vue de la lutte des classes plutôt qu’ils ne constituent des anticipations d’une société postcapitaliste. Enfin, s’il n’y a sans doute aucun sens à préciser une « forme politique » générale et valable en tout temps de l’émancipation, dans le capitalisme on peut penser que les syndicats constituent l’un des acteurs majeurs de la transformation démocratique des institutions.
Démocratiser le travail pour transformer les institutions : le modèle de Dewey
11Depuis ses premiers textes sur l’éthique dans les années 1880 jusqu’à ses écrits d’intervention économique et politique dans les années 1930, Dewey ne cesse d’examiner les enjeux politiques du travail, à partir d’une analyse de la contradiction entre organisation du travail et exigence démocratique dans la société américaine de son temps. C’est l’analyse de ce qu’il qualifiera ensuite d’« irrépressible conflit » (Dewey, 1985) qui le conduit à affirmer dès « The Ethics of Democracy » en 1888 que « la démocratie ne peut être dans la réalité ce qu’elle est en idée que si elle est une démocratie industrielle aussi bien que civile et politique » (Dewey, 1969, p. 246). Et c’est également à partir de l’analyse de l’incompatibilité entre l’organisation taylorienne du travail de son temps et la norme démocratique qu’il est conduit à développer sa version du modèle de la « démocratie industrielle [1] » (voir notamment Dewey, 1980), c’est-à-dire d’une démocratisation du travail en vue de la transformation des institutions.
12Dans la section « Travail et loisir » de Démocratie et éducation par exemple, la critique de l’organisation taylorienne du travail et du clivage entre travail manuel et travail intellectuel est conçue dans la perspective plus générale de la contradiction entre démocratie et autocratie : « Dans ce qu’on appelle la politique, l’organisation sociale démocratique prévoit cette participation directe au contrôle ; dans le secteur économique, ce contrôle demeure externe et autocratique » (Dewey, 2011, p. 351). Or, d’une part, la mise en œuvre de la démocratie nécessite d’être étendue à ce domaine central de la vie humaine qu’est le travail. Mais, plus encore, Dewey soutient qu’un projet d’extension de la démocratie politique à toutes les dimensions de l’activité humaine doit s’appuyer sur la réalisation des capacités individuelles de réorganisation intelligente des institutions, dont le développement doit constituer la finalité prioritaire de l’éducation, mais aussi du travail. Une entreprise démocratique devrait ainsi permettre aux travailleurs de « participer au contrôle social, leur offrant ainsi la possibilité de devenir maître de leur destin industriel » (ibid., p. 413) et ainsi de « participer à la réadaptation de la société jusque dans sa constitution fondamentale » (ibid., p. 393).
13Dans Le Public et ses problèmes, Dewey précise cette conception de la démocratie comme activité individuelle consistant « à prendre part de manière responsable, en fonction de ses capacités, à la formation et à la direction des activités du groupe auquel il appartient » (Dewey, 2010, p. 242). Dans une perspective critique, il examine les diverses manières dont l’organisation économique des sociétés industrielles empêchent non seulement le développement des individus, mais aussi « l’enquête effective sur les institutions et les conditions sociales » (ibid., p. 268) existantes. Dans une perspective constructive, il évoque la possibilité que les « communautés fonctionnelles » (voir par exemple ibid., p. 316), organisées par le métier et le syndicat, puissent devenir les foyers de la constitution d’un public démocratique capable de résoudre intelligemment les problèmes sociaux. Si, dans ce texte, ce sont finalement aux « communautés locales » de voisinage qu’est attribuée cette fonction de foyer démocratique, le problème est désormais posé : à quelles conditions le travail pourrait-il constituer l’instrument d’une transformation démocratique de la société ?
14C’est dans cette perspective que plusieurs textes ultérieurs aborderont, sous divers angles, le problème de la démocratie industrielle. Dans Individualism, Old and New, ce sont les effets pathologiques de l’organisation taylorienne du travail qui font l’objet de l’analyse, notamment sous la forme du « retrait des individus depuis la réalité vers un monde essentiellement intérieur » (Dewey, 1984, p. 122) qui entrave l’apprentissage de la méthode expérimentale. Or, c’est précisément par l’apprentissage technique et l’expérience du travail que peut avoir lieu l’appropriation de cette méthode expérimentale qui doit guider l’action politique démocratique. Le problème urgent d’une transformation démocratique de la civilisation industrielle constitue de ce fait « une question politique et économique avant d’être une question culturelle » (ibid., p. 100). C’est pourquoi Dewey plaide pour une réappropriation par les travailleurs du contrôle social sur la finance et l’industrie, et pour ce qu’il nomme dans ce texte un « socialisme public » (ibid., p. 98). Dans « Psychology and Work », il examine plus spécifiquement les effets pour les travailleurs du fait de devenir « des partenaires et des coconstructeurs de plans généraux qui coordonnent le développement de l’industrie dans l’ensemble du pays » (Dewey, 1986, p. 237) et défend le principe d’une participation des ouvriers à la planification sociale. Et c’est également le modèle politique promu dans Lectures in China : le socialisme fondé sur le syndicalisme et les « guild corporations » doit permettre de « former des associations volontaires d’individus qui gouvernent leur propres activités économiques » (Dewey, 1973, p. 123) de manière indépendante de l’État, et de faire de ces « groupes de communautés d’intérêt les éléments centraux de l’organisation politique » (ibid., p. 124) et les garants de l’impossibilité d’une appropriation privative des biens communs par les élites économiques et politiques.
15Mais c’est principalement dans des textes ultérieurs, Liberalism and Social Action et « The Economic Basis of New Society » que Dewey développe les implications institutionnelles de ce modèle de la démocratie industrielle. Dans le premier texte, Dewey affirme qu’il faut s’attaquer au « caractère sacré de la propriété privée, c’est-à-dire l’absence de contrôle social » (Dewey, 2014, p. 103) et « socialiser les forces de production actuelles afin que la liberté des individus soit garantie par la structure même de l’organisation économique » (ibid., p. 168). C’est finalement l’économie qui peut garantir l’autonomie politique des citoyens, si bien qu’il faut construire, écrit Dewey, une société dans laquelle « l’industrie et la finance seront socialement orientées en faveur d’institutions propres à fournir le socle matériel qui permettra la libération culturelle et le développement des individus » (ibid., p. 128). La réorganisation du travail est conçue comme la condition de la production d’institutions permettant de réaliser la démocratie dans l’ensemble de la société. Enfin, les textes d’intervention politique de Dewey dans les années 1930 ne sont pas seulement consacrés à la critique des désastres sociaux liés au chômage (et donc à la défense du plein emploi) ou à l’inégalité dans la redistribution des biens, des services et de la sécurité matérielle (et donc à la défense d’un programme complet de sécurité sociale), mais aussi à la question spécifique de l’organisation de la production. C’est notamment le propos de « The Economic Basis for the New Society » qui questionne directement « la question de la production » (Dewey, 1988, p. 319) dans la perspective de la méthode du contrôle social démocratique et plaide pour une politique économique de planification. Or, celle-ci ne s’oppose pas à l’auto-organisation démocratique des travailleurs, mais en est au contraire indissociable : elle constitue, selon les termes de Dewey, non pas une société planifiée, mais une « société en cours de planification continue » (ibid., p. 321). Autrement dit : il ne faut pas opposer mais identifier les processus de planification économique et d’auto-organisation des travailleurs. L’auto-organisation au travail doit devenir l’instrument de la planification sociale, de la transformation et du contrôle de l’ensemble des institutions.
16On peut déduire de ce second modèle trois conséquences générales. D’abord, à l’organisation tayloro-fordiste, et aujourd’hui néomanagériale, du travail doit se substituer un modèle d’organisation du travail radicalement démocratique, qui implique que tous les travailleurs puissent devenir dans leur activité à la fois dirigeants, managers et ouvriers. Ensuite, les expériences de démocratie au travail doivent être considérées en tant qu’elles parviennent ou pas à modifier aussi les institutions sociales au-delà de l’entreprise ; donc aussi par exemple l’école, l’association de quartier et l’État. Enfin, l’activité politique peut s’identifier à la construction d’un « public démocratique » à partir de l’effort des communautés de travail pour résoudre des problèmes sociaux. On peut donc considérer que les syndicats, les partis politiques et les agences gouvernementales doivent devenir des outils au service de l’expertise des travailleurs, seuls habilités à planifier et diriger la transformation des institutions.
Démocratiser l’entreprise ? Enjeux contemporains
17Envisageons pour finir comment chacun de ces deux modèles peut éclairer certains débats contemporains, et répondre aux critiques que l’autre modèle peut lui adresser. Du point de vue du premier modèle, le second sous-estime les obstacles que la forme actuelle de l’État oppose à une réorganisation démocratique du travail ; tandis que, du point de vue du second modèle, le premier sous-estime la capacité des expérimentations démocratiques au travail de transformer les institutions actuelles. Comment dépasser cette antinomie ? On s’en tiendra dans cet article à illustrer la difficulté d’un tel dépassement concernant la question de la « démocratie d’entreprise » (voir la synthèse dans Azzelini, 2015).
18Une voie d’entrée classique dans les discussions à ce sujet consiste à partir de l’examen des expériences réelles de Conseils ouvriers, organisations autogérées, coopératives de production, voire de sociétés anonymes cherchant à appliquer la « responsabilité sociale et environnementale des entreprises » pour envisager une refonte de l’organisation, mais aussi du statut juridique et de la fonction politique de l’entreprise. C’est la démarche par exemple de l’ouvrage Sortir de l’entreprise capitaliste (Bachet, Flocco, Kervela, Sweeney, 2007), qui propose de partir d’une distinction de principe entre « société » – entité juridique détenue par les actionnaires, en vue du profit – et « entreprise » – entité économique dont la propriété d’usage appartient aux travailleurs, en vue de la résolution de problèmes sociaux. Il s’agit alors non pas de « trouver une issue à la dualité entre entreprise et société par action en supprimant progressivement la seconde, ce qui suppose une transformation de nature révolutionnaire », mais, « dans une optique plus réaliste », d’encourager « un rééquilibrage des pouvoirs de contrôle de l’entreprise actuellement détenus par la société par action, entre société par action, salariés et citoyens » (ibid., p. 198). Ce contrôle citoyen des entreprises pourrait être institué par des mesures juridiques : les représentants élus des salariés devraient disposer de voix délibératives au sein du conseil d’administration ; des transformations organisationnelles : le comité d’entreprise pourrait être un organe de proposition et de surveillance des droits et devoirs des salariés ; et des innovations sociales : il s’agirait d’associer les consommateurs, destinataires du travail et plus généralement la société civile aux comités d’entreprise ou luttes syndicales.
19Cependant, comme le remarquent les auteurs, ces mesures impliqueraient « que les pouvoirs publics mettent en place des systèmes d’information crédibles sur les comportements des entreprises afin que les consommateurs et les syndicats accroissent les pressions sur les grandes sociétés multinationales » (ibid., p. 201). Mais quelle devrait être la fonction des entreprises dans ce travail politique ? On voit la difficulté : les auteurs concentrent leurs analyses sur une refonte de l’entreprise pour transformer les institutions, mais d’un autre côté ils sont obligés d’admettre, au dernier moment, que cette refondation suppose une action politique spécifique au-delà de l’entreprise, au niveau de l’État. L’ouvrage Sortir de l’entreprise capitaliste s’achève ainsi abruptement par la nécessité d’une « véritable démocratisation de l’économie et de la société dans son ensemble » et donc d’un « nouveau projet socialiste » (ibid., p. 205) dont il n’est rien dit.
20On peut chercher à éviter cette difficulté en radicalisant la perspective d’une politisation de l’entreprise et en proposant d’instituer l’entreprise comme un lieu central de la participation au gouvernement politique. C’est ce à quoi conduisent les analyses de la dimension politique de l’expérience contemporaine du travail, développées par Isabelle Ferreras dans Critique politique du travail (2007) et dont les enjeux institutionnels sont abordés dans Gouverner le capitalisme ? (2012). Le second ouvrage défend la proposition d’un bicamérisme économique dans le gouvernement de l’entreprise : une chambre des représentants des apporteurs en capital, une chambre des représentants des investisseurs en travail, et un gouvernement responsable devant les deux chambres. Pour l’auteure, en effet, « une fois l’entreprise capitaliste érigée au rang d’institution politique forte de deux rationalités, instrumentale et politique, il devient nécessaire de sortir du schéma du gouvernement monocaméral capitaliste et d’émanciper tous les participants à l’aventure de l’entreprise pour les faire accéder au rang de citoyens responsables capables de participer pleinement, via leurs représentants élus, à l’expression collective de leur souveraineté » (ibid., p. 232). On reconnaît ici le deuxième modèle : le travail doit devenir l’instrument de l’activité démocratique, le moyen de « la souveraineté » comme l’exprime l’auteure, qui résume cette idée en proposant de remplacer la « gouvernance d’entreprise » par « le gouvernement d’entreprise », l’entreprise devenant alors une « institution reconnue comme prenant pleinement part à l’aventure de nos sociétés démocratiques » (ibid., p. 233). Mais la proposition du bicamérisme économique paraît bien en deçà des réquisits de la « démocratie industrielle » de Dewey : comment cet exercice du pouvoir démocratique dans l’entreprise permettrait-elle de produire de nouvelles institutions capables de résoudre intelligemment des problèmes sociaux ? Cette perspective ne permet pas de répondre à la critique que Marx adressait aux socialistes de son temps : de quelle manière cette réorganisation du travail pourrait-elle participer à la démocratisation de l’État et à la transformation sociale au-delà de l’entreprise ?
21À mon sens, la voie ouverte par Bruno Trentin dans la Cité du travail est plus convaincante : il s’agit de combiner les deux modèles autour du pivot de la conquête, à partir des luttes pour l’autonomie des travailleurs, de nouveaux droits sociaux et politiques des citoyens. Ainsi, comme il l’exprime, « la coopération conflictuelle des travailleurs à la gestion de l’entreprise en partant de la conquête de nouvelles marges d’autogouvernement de leur travail » pourrait permettre « une véritable réforme institutionnelle de la société civile, déduite d’une nouvelle définition des droits de citoyenneté » (Trentin, 2012, p. 438-439). Comme dans le premier modèle, la transformation du travail ne constitue pas la condition immédiate de la transformation sociale, mais c’est la médiation de la lutte politique pour les droits des travailleurs qui permet en même temps de développer leurs expériences d’autogouvernement au travail et leur pouvoir politique dans la société ; « c’est seulement ainsi que les nouvelles frontières à expérimenter dans l’organisation du travail et des savoirs pourront coïncider de plus en plus avec les nouvelles frontières de la liberté » (ibid., p. 439). Cependant, cette perspective, qui était – contrairement à ce que suggère l’auteur – aussi celle de Marx, doit répondre au problème de l’articulation concrète entre l’auto-organisation des individus au travail et leur participation à la planification et la transformatrice des institutions.
22Or, il y a bien dans la Cité du travail un élément de réponse à cette question, mais elle est de nature à excéder la perspective générale de l’ouvrage – la conquête de nouveaux droits des travailleurs – qui est certes une condition nécessaire mais pas suffisante à la libération de la fonction politique du travail comme force et instrument de transformation sociale démocratique des institutions. Dans le chapitre 19, intitulé « Une autre voie », l’auteur examine comment, au début du xxe siècle, travailleurs, mais aussi syndicats (par exemple l’Union des syndicats de techniciens en France dans les années 1930), dirigeants politiques et chercheurs (par exemple Rosa Luxembourg et Karl Korsch) ont exploré des voies politiques alternatives à la transition étatique vers le socialisme : celles de la conquête progressive de l’autonomie des travailleurs. Or, dans une perspective alliant alors les deux modèles, Trentin suggère que la fonction démocratique commune des entreprises, syndicats, experts et organisations politiques, pourrait être celle de l’enquête expérimentale sur les moyens d’articuler, au sein de toutes les institutions, pratiques d’auto-organisation des travailleurs et conquête d’un pouvoir de contrôle sur l’ensemble des institutions, de telle manière qu’ils puissent participer par leur travail à la planification sociale et la démocratisation de la société.
Conclusion
23L’analyse de cette dimension spécifique de la fonction politique du travail, selon laquelle « les collectifs de travail peuvent être vus comme autant de lieux à partir desquels peuvent embrayer des luttes et des stratégies visant à hégémoniser à l’ensemble des rapports sociaux la démocratie comme forme sociale de vie » (Fischbach, 2015, p. 203), pourrait constituer le fil directeur en vue de construire un nouveau modèle de la centralité démocratique du travail.
24Un tel modèle, qu’on peut désigner par les termes de « travail démocratique » (voir Cukier, 2016), devra rendre compte à la fois des expérimentations réelles de formes d’organisation autonomes des travailleurs dans l’entreprise, mais aussi de la manière dont de nouveaux instruments théoriques, syndicaux et politiques, pourraient leur permettre de construire les conditions institutionnelles de cette autonomie. Il devra également concevoir, à partir d’une théorie critique du procès, de l’organisation et de la division du travail aujourd’hui, les voies d’une articulation entre les activités de démantèlement des institutions de la domination, d’une part, et de production de nouvelles institutions démocratiques, d’autre part. Ce sont du moins deux des conditions théoriques nécessaires pour combiner les apports respectifs des modèles de Marx et de Dewey au sein d’une conception contemporaine de la centralité politique du travail.
Bibliographie
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- Marx K., 2008, Critique du programme de Gotha, Paris, Les Éditions sociales.
- Müller-Jentsch W., 2007, « Industrial Democracy: Historical Development and Current Challenges », Management Revue, vol. 19, p. 260-273.
- Renault E., 2011, « Comment Marx se réfère-t-il au travail et à la domination ? », Actuel Marx, n° 49 : 15-31.
- Renault E., 2012, « Dewey et la centralité du travail », Travailler, n° 28 : 125-148.
- Trentin B., 2012, La Cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard.
- Webb B. et Webb S., 1911, Industrial Democracy. New Edition in Two volumes Bound in One, Londres, Longmans.
Notes
-
[1]
Pour d’autres versions de la « démocratie industrielle », voir notamment Webb et Webb, 1911 et Korsch, 1968 ; et, pour une présentation synthétique, voir Müller-Jentsch, 2007.