Travailler 2013/1 n° 29

Couverture de TRAV_029

Article de revue

Subjectivité, activité de service et performance économique

Pages 65 à 79

Notes

  • [1]
    Dans ce qui suit, le terme de « bénéficiaire » désignera de manière générique aussi bien un client qu’un usager. De même, le terme « Entreprise » désignera aussi bien une entreprise privée que les services de l’État, les collectivités territoriales, les organismes publics ou parapublics, les associations.
  • [2]
    À l’opposé d’un bien matériel qui lui est préalablement fabriqué, stocké et mis à disposition d’un client qui l’achète dans un temps second.
  • [3]
    Ce processus de standardisation des méthodes de travail est souvent lui-même renforcé par la mise en place d’approche « qualité » normative de type iso.
  • [4]
    Cela renvoie directement au débat en sociologie du travail sur le modèle de gestion des compétences et la distinction qui est faite entre qualités requises et qualités acquises, cf. Sophie Le Corre, 2003.

1Comme dans toute activité de travail, les salariés présents au sein des activités de service sont confrontés à des difficultés de travail qui peuvent mettre à mal leur santé physique comme mentale. Cependant, il existe des particularités propres aux activités de service du fait de l’immixtion du bénéficiaire [1] du service dans la sphère même de l’activité de travail. Au-delà des risques d’agression (incivilité, violences verbale ou physique) que peut subir le salarié, il convient de relever une autre particularité des activités de face à face qui engage de manière particulière sa subjectivité. En effet, les salariés en situation de face à face sont confrontés à des sollicitations de la part des bénéficiaires qui peuvent être plus ou moins en décalage avec ce qu’ils sont censés pouvoir réaliser dans le cadre de leur activité. Les exemples sont nombreux : un bénéficiaire peut demander à son conseiller bancaire de ne pas rejeter un chèque préalablement émis, un usager peut solliciter de son inspecteur des impôts un délai supplémentaire pour régler sa dette fiscale, un bénéficiaire de la sncf peut demander au contrôleur de ne pas le verbaliser en invoquant mille et une raisons expliquant qu’il n’a pas de billet ou qu’il ne l’a pas oblitéré, un étudiant peut demander à un enseignant de « remonter » une note pour valider un diplôme ou d’accepter un retard dans la remise d’un devoir… Si, dans les exemples indiqués ici, les conséquences des choix ne sont pas du même ordre pour le bénéficiaire, il reste qu’à chaque fois le salarié est confronté à la nécessité de devoir gérer cet écart, ce qui l’engage personnellement.

2Après avoir présenté les processus d’arbitrage que sont amenés à réaliser les salariés confrontés à ce type de situations de travail, nous verrons en quoi ils mobilisent fortement leur subjectivité ; ce qui n’est pas sans enjeu pour les entreprises tant en termes de performance, de professionnalisation, que de dynamique d’innovation. Nous indiquerons alors les réponses qui peuvent être engagées afin de prendre en compte la situation spécifique de ces salariés, ces réponses apparaissant comme des leviers de performance.

Le processus d’arbitrage au cœur de l’activité de travail

3Il existe toujours un écart entre ce qu’est censé obtenir un bénéficiaire et le service qu’il reçoit effectivement. L’activité de service, la prestation réalisée, est toujours une promesse dans le sens où elle n’existe qu’après sa réalisation [2]. Cela tient au fait que le service effectif, le service réellement effectué dont bénéficie le bénéficiaire, apparaît comme le résultat d’un processus d’arbitrage que réalise le salarié en face à face (et donc en temps réel) entre d’un côté les sollicitations du bénéficiaire et, de l’autre, l’« offre générique », c’est-à-dire l’offre proposée par l’entreprise.

4Cette offre générique désigne le contenu de la prestation et intègre différentes dimensions, notamment les consignes en termes d’objectifs à atteindre (de vente par exemple, de rapidité, de qualité de service) et de règles à respecter (cadre légal, règlementation interne)… Cette offre est portée par les produits et services développés par l’entreprise, mais également par l’organisation du travail (notamment la répartition des responsabilités et des tâches au sein d’un collectif) et par des outils procéduraux (comme les méthodologies, les logiciels informatiques, les documents à remplir)…

5Cette « offre générique » représente donc, pour le salarié, le cadre dans lequel il doit s’inscrire pour répondre à telle ou telle sollicitation du bénéficiaire, c’est le cadre prescrit. Cette offre générique résulte d’un processus plus ou moins poussé de normalisation de l’offre engagé par les entreprises visant à circonscrire (normaliser) les contours de la prestation. Souvent, la standardisation est associée à des formes de division du travail et donc de spécialisation, avec comme enjeu de viser, par là même, des gains de productivité pour réduire les coûts. En effet, à travers cette standardisation, il s’agit de rechercher à se rapprocher du monde industriel taylorien (du Tertre, 2009) en faisant comme si le « produit » pouvait être normé sur des dimensions qualitatives stabilisées (par exemple la prestation d’un restaurant McDonald) permettant à la fois sa reproductibilité, mais également la reproductibilité du process productif (les méthodes de travail). Il convient de noter ici que la standardisation porte à la fois sur le contour que doit prendre le service, mais de plus en plus sur le process de travail lui-même, les méthodes, les protocoles de travail (par exemple les méthodes d’accueil du public type brasma[3]).

6De l’autre côté, les bénéficiaires expriment une demande en fonction de leurs attentes, mais également de la représentation qu’ils se font du contenu de la prestation et de ce qu’ils pensent être en droit d’exiger.

7Ainsi, il existe souvent un décalage entre l’offre générique et la demande singulière. Ce décalage s’exprime dans les situations de face à face et se résout à travers les processus d’arbitrage réalisés par les salariés (du Tertre et Blandin, 2001). Les résultats des arbitrages ne sont pas toujours favorables au bénéficiaire. Parfois, cela avantage le bénéficiaire, l’entreprise ou le salarié lui-même (par exemple en gain de temps). Tous les cas se retrouvent ici : le résultat peut être à l’avantage des trois parties, parfois au détriment des trois, parfois à l’avantage d’une des parties et au détriment des autres et inversement.

8Le service effectif diffère d’un salarié à l’autre en raison de la position clé qu’occupe le salarié dans ce processus d’arbitrage. La représentation que se fait le bénéficiaire du contenu de l’offre et de ce qu’il pense être en droit d’exiger n’existe pas en soi (cf. encadré « Les services »). C’est le résultat de sa propre représentation des choses qui se construit à partir des éléments qu’il a en sa possession (sa connaissance de l’offre générique) et à partir de ses propres expériences via les services effectifs précédemment obtenus. Généralement, le bénéficiaire aura tendance à caler sa représentation de l’offre sur la base des services effectifs les plus adéquats à sa demande dont il a pu bénéficier précédemment.

9Ainsi, pour le bénéficiaire, le service effectif crée un précédent à partir duquel il va définir le service « exigible ». Les bénéficiaires ont, ainsi, tendance à solliciter les salariés afin d’obtenir la même qualité de prestation que celle précédemment obtenue. Cette demande spécifique peut s’accompagner de pression implicite ou plus explicite notamment lorsque le bénéficiaire argue que tel collègue a répondu positivement à sa requête une fois précédente. Ces situations sont assez déstabilisantes pour le salarié dans la mesure où il ne peut plus s’appuyer uniquement sur l’offre générique comme cadre prescrit, mais doit intégrer les arbitrages réalisés par les autres collègues. Cela est d’autant plus déstabilisant qu’il n’a pas toujours la possibilité d’en vérifier la véracité. Ces situations sont génératrices de tension, voire d’agressivité, qui pèse sur les conditions de travail. D’une certaine manière, le processus d’arbitrage s’inscrit dans une épaisseur temporelle : c’est un construit tributaire des arbitrages précédents qui conditionnent les suivants.

10Ce qui est important de noter ici est que ce processus d’arbitrage est dual, il porte à la fois sur le contenu de ce qui est fait (les contours du service effectif, donc les dimensions qualitatives tangibles et celles non tangibles) et sur la manière de le faire. En cela, il s’agit bien d’une spécificité des activités de service au regard des activités industrielles. En effet, dans le monde industriel, le salarié n’a pas son mot à dire sur la définition des dimensions qualitatives de ce qu’il produit. Il doit répondre au prescrit et un dispositif de contrôle qualité est là pour vérifier si les exigences qualitatives sont tenues. Si elles ne le sont pas, l’objet est repris ou mis au rebut. Dans ces situations, l’écart entre le prescrit et le réel porte essentiellement sur les modes opératoires et non sur une redéfinition du contenu qualitatif du bien produit.

Les services

  • Un service peut se définir comme la « transformation des propriétés » d’un support qui appartient au bénéficiaire de la prestation (Gadrey, 1991).
Différents types de support sont distingués :
  • un objet ou système technique qu’il s’agit de réparer, de transformer, de transporter, de stocker, de vendre (mise à disposition)… ;
  • une information formalisée qu’il s’agit d’archiver, de traiter et de restituer ;
  • une personne auprès de laquelle le service agit dans les domaines de la connaissance, des soins physiologiques, psychiques, du loisir, de la vie domestique… ;
  • une organisation dont il s’agit de faire progresser les « compétences », le fonctionnement, les dispositifs internes d’évaluation, les relations sociales…
  • La transformation de ces propriétés est effectuée par un prestataire pour le compte de ce bénéficiaire. Le résultat du service se présente comme un ensemble d’attributs, certains pouvant être mesurés et dénombrés (dénommés « matériels » ou tangibles), d’autres uniquement évalués (dénommés immatériels ou non tangibles). Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, le service lié au fait d’aller voir un film au cinéma vise à transformer certains attributs du spectateur : la détente, le divertissement, l’apport culturel… Ce service est donc circonscrit par des dimensions tangibles associées aux moyens mobilisés (la localisation de la salle, les horaires, le film…) et des dimensions non tangibles comme le confort de la salle, le plaisir retiré de la séance….
  • Il est parfois difficile de repérer les caractéristiques constitutives d’un service et de les évaluer : comment définir et apprécier le service offert par un enseignant, un avocat, un consultant en stratégie ? En effet, les caractéristiques qualitatives constitutives du service et leur évaluation ne sont pas une réalité objective qui s’impose à tous, mais dépendent des référents mobilisés par la subjectivité de chacun. Ces référents sont des construits sociaux. Cependant, a contrario des biens matériels, ce « construit social » n’est pas stabilisé dans un objet, il est donc plus instable et peut être réinterrogé lors de chaque prestation de service.
  • Le service nécessite que s’engage une relation entre le prestataire et le bénéficiaire, la relation de service. A minima, le bénéficiaire doit expliquer sa demande et le prestataire doit préciser les conditions de réalisation (registre contractuel). Parfois, le bénéficiaire doit participer plus activement à la réalisation de la prestation, en prenant en charge directement, en présence de l’autre, une partie de cette prestation. Cette coproduction du service fait que le bénéficiaire est pour partie coresponsable du résultat de la prestation, et ce, d’autant plus que l’intensité relationnelle du service est forte. Le service est toujours une promesse dont la qualité et l’efficacité ne pourront être constatées qu’une fois la prestation réalisée.
  • Le service s’opère en temps réel. Il ne peut pas être stocké. Les liens entre la demande et l’offre dépendent ainsi des conditions de leur synchronisation temporelle et de leur accessibilité géographique et culturelle.

Service effectif et arbitrages

figure im1

Service effectif et arbitrages

Écart d’attente
Source, du Tertre et Blandin, 2001.

Une subjectivité engagée

11La manière dont le salarié réalise ces arbitrages va dépendre de sa propre vision des choses et des conséquences supposées ou avérées de sa décision. Plusieurs éléments entrent ici en ligne de compte dans la prise de position du salarié, notamment :

  • la manière de percevoir son rôle, sa mission, la finalité de son travail ;
  • le regard porté sur la légitimité des sollicitations du bénéficiaire et la pertinence de l’offre générique ;
  • l’effort (le travail) engendré par le fait de répondre positivement ou négativement à la sollicitation du bénéficiaire (en termes de temps, de complexité…) ;
  • la prise de risque que représente pour le salarié le fait de répondre positivement ou négativement. En effet, refuser peut être directement source de tension avec le bénéficiaire, voire d’agressivité plus ou moins forte. De l’autre côté, accepter, c’est prendre le risque de se mettre en porte-à-faux par rapport à sa hiérarchie et par rapport aux consignes reçues ;
  • la prise en compte des effets que la décision entraîne en termes d’image de soi auprès des autres, mais également vis-à-vis de soi-même ;
  • les formes de reconnaissance pour le salarié que peut causer tel ou tel arbitrage, notamment symboliques comme se sentir utile, aider les autres, être à l’écoute… ;
  • la manière dont la situation évoquée par le bénéficiaire (implicitement ou non) fait écho à sa propre expérience et se traduit par de l’empathie ou, au contraire, par une forme de rejet de l’autre.
Ainsi, le salarié ne peut être perçu comme un simple exécutant du cadre prescrit. Il doit en permanence composer avec ce cadre par rapport aux sollicitations du bénéficiaire (Demailly, 1999 ; du Tertre 2001). Le fait d’être en situation de face à face avec le bénéficiaire l’oblige à s’impliquer. Il n’est pas neutre dans la relation. Au contraire, il est celui qui décide et qui est perçu comme tel tant par le bénéficiaire que par la hiérarchie. De ce point de vue, ces situations de travail engagent la subjectivité du salarié. Cette subjectivité est d’autant plus mobilisée que l’écart est important entre les sollicitations du bénéficiaire et le cadre prescrit, que cela concerne des éléments ayant un enjeu fort pour le bénéficiaire que celui-ci résiste et argumente.

12Se retrouvent ici des analyses décrites en psychodynamique du travail sur l’engagement de la subjectivité, notamment le fait que le travail nous met à l’épreuve du réel, à l’épreuve de nous-même et sous le regard des autres. En sachant que, dans le cas des activités de face à face, les autres incluent non seulement le collègue comme le chef, mais également le bénéficiaire du service. Ce tiers envahit ici l’espace de travail et son « regard » se porte à la fois sur le contenu de la prestation réalisée (ai-je obtenu ce à quoi j’estime être en droit d’obtenir ?) et sur la manière dont le travail a été réalisé (comment il s’y est pris).

13Or, le plus souvent, les salariés sont confrontés à une forme d’isolement, portant seuls la responsabilité de la décision et de sa conséquence. Ce ne sont pas les arbitrages qui pèsent en tant que tels sur la subjectivité des salariés, mais les situations de solitude dans lesquelles se trouvent les salariés pour effectuer les arbitrages et le fait d’en porter la responsabilité.

14Ces situations d’arbitrage mobilisent des savoir-faire de la part des salariés qui renvoient à plusieurs registres notamment :

  • celui relevant de l’adaptation du contenu de la prestation pour combler l’écart entre la demande et l’offre générique ;
  • celui relevant de l’adaptation des modes opératoires de manière à atteindre les finalités (la prestation) en articulant des enjeux de performance (productivité, enjeux commerciaux s’il existe…), des enjeux de santé (risques pris, économie d’effort…) ;
  • celui relevant de la prise en charge de la relation au bénéficiaire qui renvoie à la capacité d’argumenter, de maîtrise de soi, de capacité de gérer les tensions, de capacité de proposer des réponses alternatives (des portes de sortie).
Une large partie de ces savoir-faire s’acquiert par l’expérience. Cependant, le plus souvent, ces savoir-faire ne sont pas réellement identifiés, objectivés et collectivisés. Ils ne sont pas perçus comme composantes à part entière du champ des compétences, mais restent cantonnés à des dimensions extraprofessionnelles constitutives de la personne [4]. Cette confusion entre ce qui relève ou non de compétences pèse, là aussi, fortement sur la subjectivité des salariés. En effet, les arbitrages ne sont pas perçus du seul point de vue des compétences professionnelles, mais plus largement de ce qui fonde le salarié en tant que personne agissante.

15Les difficultés proviennent, en grande partie, du fait qu’il existe peu d’éléments d’évaluation permettant de rendre compte du travail réel, c’est-à-dire de ce qui se joue réellement dans les situations de travail. Cela tient au fait que les indicateurs de gestion sont le plus souvent imparfaits pour appréhender les dimensions qualitatives du service (la prestation) et, plus encore, si prédominent des dimensions non tangibles qui résistent particulièrement à l’épreuve de la mesure et de la « mise en chiffre ». Or, là comme ailleurs, de plus en plus, les managers appréhendent la réalité du travail réel directement à travers ce que racontent les chiffres, quitte à « s’arranger » avec la réalité pour la faire « entrer » dans les chiffres.

16Ainsi, l’écart entre demande des bénéficiaires et offre générique, pris en charge par le processus d’arbitrage aboutissant au service effectif, se double d’un écart entre le contenu qualitatif de ce service effectif (la prestation réalisée) et ce qu’en racontent les chiffres. Dès lors, pour le salarié, le risque du « grand écart » s’amplifie.

17Parfois, l’encadrement de proximité nie la réalité du travail réel en refusant de reconnaître les écarts que doivent prendre en charge les salariés en situation de face à face. Dans d’autres cas, ces arbitrages peuvent même être perçus comme des fautes, comme une incapacité du salarié de tenir les exigences de travail face à une réalité qui le déborde.

18Ainsi, un troisième écart devant être pris en charge par le salarié apparaît, celui entre, d’un côté, l’effort, les risques pris, les astuces déployées par le salarié pour tenir l’écart entre demande et offre générique et, de l’autre, la (non)reconnaissance qui en est faite.

19Du coup, les tensions rencontrées par les salariés peuvent directement entamer l’estime de soi au lieu de rester cantonnées à l’univers professionnel et de relever uniquement de la prise en charge de l’écart entre l’offre générique et les demandes des bénéficiaires. On assiste, ici, à un basculement dans l’interprétation des responsabilités qui peut être particulièrement culpabilisant.

20Face à cela, les salariés développent des stratégies plus ou moins implicites et perçues comme telles. Ainsi, à partir de situations de travail que nous avons pu observer, différents types de réaction ont pu être repérés :

  • « lâcher prise » en allant facilement dans le sens du bénéficiaire et en reconstruisant un argumentaire de justification en opposition avec les consignes reçues ;
  • « tenir coûte que coûte » les normes, quels que soient les arguments développés par le bénéficiaire ; attitude qui s’accompagne souvent d’un discours conduisant à une stigmatisation des situations exprimées par les bénéficiaires ;
  • « renvoyer à un autre collègue » le bénéficiaire pour ne pas prendre position, mais chercher à faire porter la responsabilité de la décision à l’autre ;
  • « chercher un compromis dynamique » en cherchant à réduire, autant que faire se peut, l’écart entre la demande spécifique du bénéficiaire et la norme (comme : « je ne vous verbalise pas pour l’absence de billet, mais je vous facture un billet majoré » ; « j’accepte votre copie, mais j’enlève deux points » ; « j’accepte de couvrir le chèque, mais seulement jusqu’à demain, après… »).
Ces modes d’action sont développés de manière individuelle par les salariés, généralement, sans réflexion portée collectivement. Ils sont assumés comme des compromis sans en évaluer les conséquences. Ces attitudes ont tendance à se figer dans le temps et apparaissent comme autant de protections que se construit le salarié pour « tenir le coup » face aux difficultés rencontrées à gérer l’écart entre le cadre prescrit et les sollicitations des bénéficiaires. Ces pratiques relèvent directement des stratégies individuelles de défense mises en avant par la psychodynamique du travail (Dejours et Gernet, 2012) qui permettent de trouver des constructions psychiques pour lutter contre la menace des décompensations.

Les enjeux de performance au cœur des processus d’arbitrage

21Ces situations d’arbitrage ne sont pas sans conséquence pour l’entreprise, que cela soit sur leur dynamique de performance économique ou en termes d’effets sur les ressources humaines (santé, compétences, confiance…).

22Cependant, le plus souvent, l’entreprise rencontre des difficultés dans sa façon d’encadrer et d’apprendre de ces processus d’arbitrage. Cette difficulté est d’autant plus grande que les outils d’évaluation ne sont pas destinés à décrire le travail réel. De plus, il lui est souvent difficile de savoir si l’écart constaté entre l’offre générique et le service effectif provient d’un écart entre l’offre générique et l’attente réelle du bénéficiaire (écart d’attentes dans le schéma ci-dessus) ou d’un « dysfonctionnement » provenant de la difficulté rencontrée par le salarié à tenir le cadre, à tenir le prescrit.

23Les écarts d’attentes peuvent être intéressants à prendre en compte par l’entreprise afin d’identifier les innovations à mettre en œuvre pour mieux « coller » aux attentes des clients et ainsi se différencier de la concurrence, ou proposer des offres à plus forte valeur ajoutée.

24De leur côté, les difficultés que rencontrent les salariés à tenir le cadre nécessitent des réponses dans la mesure où cela n’est pas sans conséquence sur la performance de l’entreprise tant en matière de qualité, de productivité, que de développement commercial (perte de clients, potentiel de vente non maximisé…).

25Il est important de souligner que l’ensemble de ces registres de la performance (qualité, productivité, rentabilité) est directement porté par le salarié en face à face dans l’acte de travail. Il doit en permanence composer entre ces registres qui se trouvent mis en tension dans les arbitrages. Par exemple, le salarié peut décider d’accepter la requête du bénéficiaire même si elle est dérogatoire à l’offre générique, pour améliorer la qualité de service perçue par le bénéficiaire dans l’objectif de favoriser une vente. Cela ajoute à la complexité supportée par le salarié qui doit tenir compte des objectifs concernant chaque registre ; ce qui engage particulièrement sa subjectivité. En effet, cela l’oblige à adopter des modes d’action dans sa relation aux bénéficiaires qui intègrent les enjeux de performance.

26Ainsi, la manière dont se résolvent ses arbitrages, la capacité du salarié de s’y retrouver, constituent des éléments centraux de la performance des activités de service.

27Ces situations d’arbitrage, lorsqu’elles se déroulent dans des conditions mobilisant de manière excessive la subjectivité des salariés, pèsent très fortement sur les conditions de travail et peuvent provoquer de la souffrance au travail. Cela va avoir des répercussions sur la santé des salariés, et se traduire par des phénomènes de désengagement au travail, par le développement de l’absentéisme, par une dégradation des relations dans le collectif de travail…

28Et ce, d’autant plus si les salariés se sentent isolés dans leur pratique, portant seuls la responsabilité de devoir tenir l’écart entre l’offre générique et les demandes des bénéficiaires. D’une certaine manière, ces conditions dégradées de mobilisation des salariés sollicitent trop fortement la ressource que constitue le salarié dans sa capacité de rapprocher « offre générique / demande singulière » au risque de l’épuiser au lieu de la développer.

29Ces effets engendrent également des conséquences négatives sur le contenu qualitatif de la prestation réalisée, sur l’image qu’aura le bénéficiaire de l’entreprise via l’expérience vécue avec le salarié, sur des dimensions relevant de la confiance en l’entreprise…

30Ainsi, les conditions de la mobilisation de la subjectivité n’ont pas à voir seulement avec la question de la santé mentale, mais sont directement en articulation avec des enjeux de performance. Mettre en place un mode de fonctionnement (des dispositifs internes) permettant de favoriser le mode d’engagement de la subjectivité qui préserve la santé mentale, voire de favoriser l’épanouissement personnel, constitue une condition nécessaire pour enclencher une dynamique de performance (qualité, productivité, rentabilité) pertinente.

Les leviers potentiels à mettre en œuvre

31Différents dispositifs, qui relèvent en fait de leviers de performance, peuvent être développés. Notamment, la mise en place « d’espace de délibération entre pairs » (Dejours, 1993), qui consistent à organiser des retours d’expérience et des échanges de pratique permettant de mettre en évidence les écarts entre l’offre générique et les demandes des bénéficiaires, d’identifier la manière dont les salariés ont réalisé les arbitrages, de repérer les difficultés rencontrées, mais également les « astuces développées », d’identifier les modifications pouvant être apportées à l’offre générique (dans l’ensemble de ses dimensions), de définir les consignes à tenir… Faire cela, c’est directement instruire collectivement ce qui peut constituer des leviers de performance permettant aux salariés de tenir les objectifs de performance.

32Ces espaces de délibération permettent de dégager des réponses partagées en termes de contenu qualitatif, mais également de modes opératoires (des règles de métiers), et de soutenir ainsi les dynamiques de professionnalisation. Cela contribue à renforcer les logiques de coopération horizontale en complément des logiques de coordination.

33Ces espaces de délibération « produisent » (explicitent) un cadre de référence sur lequel le salarié peut s’appuyer pour réaliser ces arbitrages en fonction des situations qui se présentent à lui. En cela, ils représentent une alternative pertinente aux approches engagées par les directions visant à renforcer le prescrit pour maîtriser ce qui se joue dans la relation de service, approche qui constitue à la fois une impasse gestionnaire et un facteur pathogène pour la santé.

34De même, ces espaces de délibération permettent de faire remonter des attentes de bénéficiaires non prises en compte et pouvant déboucher sur des innovations. Cependant, cela suppose une capacité de l’entreprise d’entendre ces remontées et d’en faire quelque chose, ce qui revient à donner une place à l’expérience de travail dans le marketing des services.

35À cela s’ajoute la nécessité de mettre en place des « dispositifs de soutien individuel » lors de fortes tensions avec un bénéficiaire (par exemple en cas de violence passive ou active), soit en permettant au salarié de faire intervenir un tiers pour gérer une situation à sa place, soit en mettant en place, après coup, une cellule d’écoute du salarié de manière à l’aider à verbaliser la situation vécue et à faire la part des choses. Là aussi, cela permet à la fois de préserver la santé et de tenir les enjeux de qualité de service.

36Ces démarches supposent, en parallèle, de faire progresser les dispositifs d’évaluation de la performance qui tiennent compte du travail réel et pas seulement du travail prescrit, en vue de rendre compte des tensions se développant entre la qualité, la productivité, les externalités et la rentabilité (Demailly, 2000 ; Dejours, 2003 ; Hubault et du Tertre, 2008). Il s’agit, à travers ces dispositifs, de repérer l’ensemble des dimensions qualitatives de la prestation réalisée et de ne pas seulement se cantonner aux seules dimensions tangibles qui peuvent être mesurées et traduites en chiffre. Cela suppose surtout de s’intéresser aux leviers de performance à même de prendre en charge la capacité de l’organisation productive de réaliser les objectifs de performance sans peser sur le travail.

37La mise en place des leviers préalablement décrits nécessite une approche managériale qui soit elle-même à l’écoute de ce qui se joue dans le travail réel. Cela suppose de porter un autre regard sur les activités de service et les situations de travail des salariés. Il s’agit en particulier de reconnaître l’existence de ces processus d’arbitrage comme constitutifs des activités de service et non de les considérer comme des déviances comportementales des salariés. Il convient alors de réinvestir ces « espaces d’arbitrage » en réintroduisant du collectif et en rapatriant dans le champ professionnel ce qui déborde sur le champ personnel.

38Dans le même temps, force est de constater que, de plus en plus, nombre d’entreprises adoptent des approches issues de l’univers industriel consistant à renforcer la standardisation et se placent dans le mode managérial gestionnaire où le pilotage se fait sur les chiffres. Ce faisant, elles font fi des particularités des activités de service en faisant comme si c’était la même chose que dans le mode industriel de la production de biens standardisés.

39Bien entendu, la manière dont la subjectivité des salariés est engagée dans les activités de service n’est pas identique, quels que soient les services. D’autant plus si les salariés font face à des exigences contradictoires qui les mettent en situation de devoir trancher et si les conséquences des arbitrages touchent à des éléments essentiels pour le bénéficiaire.

40Une remarque s’impose néanmoins ici. Ces situations se retrouvent également de plus en plus fréquemment dans le monde industriel, à la fois pour les salariés dont l’activité relève d’une activité de service (notamment pour les services supports), mais aussi entre entités productives positionnées comme des « centres de profit » avec la notion de relations client/fournisseur.

41Les éléments d’analyse présentés ici nous permettent d’insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de réduire au maximum la mobilisation subjective des salariés. Au contraire, elle est partie prenante de l’acte de travail. Mais l’enjeu est bien de mobiliser la ressource que constituent les salariés dans des conditions qui participent au développement de cette ressource et au bien-être des salariés et non dans des modalités qui épuisent cette ressource et conduisent à des ruptures personnelles. Cela constitue, de notre point de vue, un enjeu majeur pour les directions des ressources humaines, mais également pour le management dans la mesure où cela permet de tenir ensemble objectifs de performance et enjeux de santé.

Bibliographie

  • Dejours C., 1993, Travail et usure mentale, nouvelle édition augmentée « De la psychopathologie à la psychodynamique du travail », Éditions Bayard.
  • Dejours C., 2003, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel, critique des fondements de l’évaluation, Inra Éditions.
  • Dejours C. et Gernet I., 2012, Psychopathologie du travail, Éd. Elsevier Masson, Collection « Les âges de la vie ».
  • Demailly, 1999, « Les métiers relationnels de service public : approche gestionnaire/approche politique », Lien social et politique, avril : 17-24.
  • Demailly, 2000, « L’évaluation au cœur des luttes sociopolitiques », Revue Tocqueville, Paris, janvier : 25-44.
  • Gadrey J., 1991, Nouvelle Économie, nouveau mythe, Flammarion.
  • Hubault F. et Tertre C. du, 2008, « Le travail d’évaluation », in Hubault F. (coord.), Évaluation du travail, travail d’évaluation, Actes du séminaire 4-6 juin 2007, Éditions Octarès, sous presse.
  • Sophie Le Corre, 2033, « Gestion des compétences et qualification du travail : une analyse des politiques de la firme », in Arnaud Dupray et al., Réfléchir la compétence, Éditions Octarès.
  • Tertre C. du, 2009, « Modèle industriel et modèle serviciel de performance », Économies et Sociétés, n° de sept., série Économie et gestion des Services.
  • Tertre C. du, 2001, « L’économie immatérielle et “les formes de pensée” dans le travail », in François Hubault (coord.), Comprendre que travailler c’est penser, un enjeu industriel de l’intervention ergonomique, Éditions Octarès, Toulouse, p. 41-52.
  • Tertre C. du et Blandin O., 2001, « Performance des activités de service en « Zone urbaine sensible » (zus) : le cas des bureaux de poste », Rapport de recherche pour la Mission de la Recherche, Éditions La Poste.

Mots-clés éditeurs : subjectivité, activité de service, processus d'arbitrage, performance, santé

Date de mise en ligne : 08/04/2013

https://doi.org/10.3917/trav.029.0065

Notes

  • [1]
    Dans ce qui suit, le terme de « bénéficiaire » désignera de manière générique aussi bien un client qu’un usager. De même, le terme « Entreprise » désignera aussi bien une entreprise privée que les services de l’État, les collectivités territoriales, les organismes publics ou parapublics, les associations.
  • [2]
    À l’opposé d’un bien matériel qui lui est préalablement fabriqué, stocké et mis à disposition d’un client qui l’achète dans un temps second.
  • [3]
    Ce processus de standardisation des méthodes de travail est souvent lui-même renforcé par la mise en place d’approche « qualité » normative de type iso.
  • [4]
    Cela renvoie directement au débat en sociologie du travail sur le modèle de gestion des compétences et la distinction qui est faite entre qualités requises et qualités acquises, cf. Sophie Le Corre, 2003.

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