Notes
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[1]
Pour un développement sur les enjeux de l’automatisation des caisses, se référer à Bernard (2012a).
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[2]
Pour saisir les débats autour de la « mise au travail » des clients, se référer à Dujarier (2008), Tiffon (2013), Bernard, Dujarier et Tiffon (2012).
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[3]
Il reprend à ce propos l’expression de « discipline machinique » à J.-P. de Gaudemar (1982).
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[4]
Sourire, bonjour, au revoir, merci.
1Nous assistons ces dernières années à un déploiement sans précédent du libre-service, se traduisant notamment par une multiplication des dispositifs automatiques. La comparaison avec l’automatisation observée de plus longue date dans l’industrie est éclairante ; néanmoins, elle ne doit pas conduire à avancer l’hypothèse d’une simple transposition des principes et des pratiques d’automatisation de l’industrie vers ceux des services. Dans les industries de flux, la production apparaît de prime abord comme sans travail. En réalité, le travail est bel et bien présent, mais de moins en moins visible, puisqu’il n’intervient dès lors qu’en cas d’interruption du flux, de panne ou d’incident (Vatin, 1987). Il en va de même dans les services, mais une différence primordiale distingue les deux secteurs : la présence et la participation du client à la production du service. C’est la raison pour laquelle cette invisibilisation du travail a des implications différentes pour les employés, notamment en termes de reconnaissance du travail.
2Pour mettre au jour celles-ci, nous nous appuierons sur les résultats d’une enquête sociologique portant sur l’automatisation des caisses dans le secteur de la grande distribution, processus qui débute dans les années 2000 en France et ne cesse de se développer depuis lors. S’il existe différents modèles de caisses automatiques, nous porterons ici notre attention sur les caisses dites en self-check-out (encadré 1). L’expression « caisses automatiques » est source de confusions. Elle tend à faire croire que le passage des articles et le paiement seraient entièrement pris en charge par les machines. Or il n’en est rien. L’automatisation des caisses [1] se traduit d’abord par une participation accrue des clients [2]. S’instaure ainsi une nouvelle répartition des tâches entre les clients et caissières. Pour autant, nous n’assistons pas à un allègement du travail des caissières, mais au contraire à son intensification, le paradoxe de la situation tenant au fait que le travail réalisé par celles-ci devient invisible aux clients. Or, ces derniers ne sont pas seulement les destinataires du service, mais aussi la principale source de reconnaissance du travail des caissières. Après avoir montré en quoi l’automatisation des caisses a pour effet d’intensifier le travail des caissières, nous verrons qu’elle va de pair avec un processus d’invisibilisation de celui-ci pour les clients. Ainsi, alors même que les caissières se trouvent débordées en caisses automatiques, elles ont le sentiment de perdre leur principale source de reconnaissance du travail : les clients.
3Nous nous appuyons ici sur les résultats de trois monographies réalisées à plusieurs années d’intervalle au sein de trois hypermarchés de deux enseignes différentes. La première monographie a été effectuée en 2001 au sein d’un hypermarché situé en banlieue parisienne (Hyper a). Nous avons alors procédé par observation participante en caisse, nous faisant embaucher à temps partiel durant six mois. Ce terrain nous a notamment permis de collecter nombre d’informations sur le travail des caissières en caisses « classiques ». Les deux monographies suivantes ont été réalisées en 2009 et 2010 dans une autre enseigne (Maximag) au sein d’un hypermarché de nouveau situé en banlieue parisienne (Hyper b), mais également dans un autre situé dans le Sud de la France (Hyper c) durant six mois. Le matériau recueilli et mobilisé ici comprend des observations en caisse ainsi que des entretiens semi-directifs réalisés auprès des caissières (n = 72), des chefs de zone (n = 7), des chefs de caisse (n = 6), des directeurs de magasins (n = 3). Il est particulièrement intéressant de confronter ces monographies réalisées à plusieurs années d’intervalle pour mettre au jour les transformations des conditions de travail en caisses « classiques » et en caisses automatiques. Si nous n’avons pas réalisé d’entretiens avec les clients, il faut néanmoins indiquer que les situations d’interactions observées durant six mois en caisses automatiques, ainsi que les échanges informels que nous avons eus avec eux à cette occasion sont révélateurs de leurs perceptions du travail réalisé par les caissières en caisses automatiques.
Encadré 1
Intensification du travail
4Si en caisses automatiques les clients prennent en charge davantage de tâches qu’en caisses classiques, les caissières n’ont pour autant pas disparu et ne se cantonnent pas à assurer le rôle de contremaîtres encadrant des clients « mis au travail » (Dujarier, 2008 ; Tiffon, 2013). En dépit des apparences, nous n’assistons pas à la fin des caissières – qui seraient remplacées par les clients –, mais à une recomposition de la répartition des tâches entre les deux acteurs. Clot notait cette même confusion à propos de l’automatisation des trains qui « ne rend nullement le fonctionnement d’ensemble du métro “automatique”. En un sens, c’est même l’inverse : elle déplace et élargit l’activité humaine de conduite » (1998, p. 7). Il en va de même aux caisses automatiques. Les caissières considèrent que, loin de réduire leur charge de travail, leur mise en place participe au contraire d’une intensification du travail. Elles ont ainsi le sentiment de ne plus avoir d’instants de répit. La raison principale en revient au fait que du séquentiel en caisses classiques leur activité s’inscrit aux caisses automatiques dans un régime temporel simultané (Bernard, 2012b).
Du séquentiel au simultané
5Si le rythme de travail en caisses classiques est soutenu et si les caissières y sont soumises à une pression plurielle (de la part de la hiérarchie et de celle des clients) (Bernard, 2005), celles-ci parviennent néanmoins à se ménager des temps de pause, et ce, même en période d’affluence. Ainsi, parce qu’elles règlent elles-mêmes leur rythme de travail, elles ont la possibilité de jouer d’accélérations et de ralentissements de celui-ci pour s’accorder de courts instants de répit, tout comme cela a pu être observé dans le travail industriel d’os (Bernoux, 1979 ; Rot, 2002). En outre, traitant les clients les uns après les autres, elles disposent d’un moment de respiration, certes restreint mais non moins réel, entre chaque client. Ce n’est pas le cas en caisses automatiques.
6Ayant en charge plusieurs caisses (de quatre à huit) et menant plusieurs tâches simultanément, elles n’ont plus la possibilité de se ménager de moments de pause. Leur attention est mobilisée par les transactions réalisées par les clients. Mais ce n’est pas tout. Elles doivent également s’assurer que les autres clients qui se présentent dans le même temps en caisses automatiques respectent les consignes (interdisant notamment l’accès aux caddies ou limitant à dix le nombre d’articles autorisés) tout en vérifiant qu’aucun n’en profite pour passer des articles sans les payer. De ce fait, contrairement aux caisses classiques où les caissières restent assises immobiles derrière leur caisse, ici elles sont sans cesse en activité et en mouvement entre le superviseur et les caisses qu’elles supervisent. Leur attention est dispersée et permanente.
Une vigilance permanente
7Les caissières n’ont pas la possibilité de relâcher leur attention. Le superviseur est équipé d’un écran à partir duquel elles peuvent suivre le déroulement des opérations sur chacune des caisses en temps réel et vérifier les articles réellement scannés grâce à une caméra postée sur chaque caisse. Elles doivent s’assurer que les clients passent correctement les articles et ne commettent pas d’erreurs, la difficulté résidant pour elles dans la simultanéité et dans le fait que les clients n’en soient jamais au même stade de la transaction. Du superviseur, les caissières traitent ainsi une multiplicité d’informations pour suivre le déroulement des transactions et vérifier que les clients ne font pas d’erreurs ou ne tentent pas de voler des articles :
« On a quand même nous, sur notre écran, tous les articles qu’il scanne, donc si j’ai une batterie sur la balance et que sur mon écran y’a marqué autre chose, c’est pas normal. Et puis, elles sont pas toutes les trois toujours au même endroit : y’en a une, elle est au paiement, on va plus la calculer, puisque tous les articles sont scannés, on va plutôt se baser sur les autres où le client est encore en train de scanner et on voit ce qu’il a dans la main et ce qui s’inscrit. »
9Même lorsqu’elles n’ont pas à intervenir directement, les caissières ne peuvent jamais relâcher leur attention :
« C’est plus dur [qu’en caisse classique] parce qu’on est plus sollicité, donc du coup faut vraiment être attentif à tous les moments, qu’en caisse, y’a des moments creux où on peut quand même souffler, mais c’est vrai qu’en caisses automatiques, faut vraiment être attentif tout le temps, parce qu’une erreur d’inattention et il peut se passer n’importe quoi. »
11Cette vigilance permanente caractérise l’activité de ceux qui travaillent sur des systèmes automatisés. Ainsi, Vatin constate à propos de l’opérateur de surveillance-contrôle que « si son corps est pratiquement libéré de toute contrainte de “travail” classique, son esprit doit par contre être entièrement disponible, toutes ses fonctions psychiques parfaitement concentrées sur cet objectif » (1987, p. 163). S’oppose ainsi l’objectif disciplinaire du modèle fordiste, qui consiste à discipliner les corps laissant l’esprit disponible [3], à celui des processus fluides, pour lesquels il ne s’agit pas de contrôler le corps du travailleur, mais d’obtenir une totale disponibilité psychique. En effet, l’automatisation dans l’industrie entraîne un « effet bivalent, ambigu : d’un côté, l’individu est plus libre par rapport aux rythmes de travail des machines ; de l’autre, il est moins libre, car il doit se préoccuper des machines en continu, ce qui conduit à une préoccupation permanente, à une succession de tension et de relâchement, de vides, d’ennuis et d’alertes qui introduisent des troubles variés dans les conduites temporelles » (Naville, 1963, p. 190). Les caissières sont dans une situation similaire, à la différence près qu’elles ne contrôlent pas des machines mais des clients. Ces derniers représentent notamment une source d’incertitude majeure réclamant des caissières une vigilance accrue. Cela a pour effet de leur donner la sensation de travailler sans interruption. Elles vivent une tension permanente, prêtes à intervenir à tout moment : « cette disponibilité physique faite de micro-décisions et d’initiatives imposées, prescrites par les “caprices” du flux est une contrainte forte : les opérateurs subissent l’irrégularité sans pouvoir jamais l’apprivoiser. […] Il en résulte une tension continue dans l’anticipation des aléas, une disponibilité permanente, ce qui rend difficilement supportables même les moments calmes » (Clot, Rochex et Schwartz, 1990, p. 139) :
« Y’a beaucoup de travail mine de rien. On travaille, on chôme pas ! On a deux yeux, deux bras, c’est comme en caisse, mais y’a plus de choses à gérer, c’est-à-dire oui, lui il a pas payé, lui il a pas machin, c’est sa carte bleue qui passe pas, l’autre, la dernière fois j’ai eu le cas, c’était une carte volée. »
13Si le travail des caissières en caisses automatiques présente indéniablement des similitudes avec la fonction de surveillance-contrôle des opérateurs des industries de flux, la différence principale réside dans « la mise en présence d’autrui » (Ferreras, 2007). Les clients ne sont pas seulement imprévisibles, mais également sources de perturbations pour les caissières qu’ils ne cessent de solliciter.
Des interruptions perpétuelles
14L’activité des caissières en caisses automatiques se caractérise par des interruptions permanentes. Elles sont souvent contraintes de circuler entre les caisses pour aider les clients qui les sollicitent sans arrêt. Dès lors, leurs tâches ne s’ordonnent plus selon des séquences préétablies, et cela engendre chez elles un sentiment d’éparpillement. Elles doivent être mobiles et se partager entre les différents postes de travail et les nombreuses sollicitations des clients. De surcroît, l’environnement dans lequel elles évoluent est agressif et bruyant : la voix enregistrée qui accueille les clients sur les quatre caisses, les bips signalant qu’une caisse bloque, les bips au passage de chaque article, les discussions et les appels des clients, les cris des enfants, la musique du magasin, la circulation des clients en tout sens. Les clients et les caissières doivent alors souvent, pour se faire entendre, crier, ajoutant à la cacophonie ambiante. En outre, les caissières doivent prêter attention à des signaux visuels : chaque caisse est équipée d’un feu, vert quand tout se passe bien, et rouge en cas de dysfonctionnement. Enfin, dans certains magasins, il a même été ajouté des miroirs au plafond pour observer les clients plus aisément en cas d’affluence. Ces signaux sonores et visuels constituent des ressources pour les caissières qui, en fines observatrices, s’appuient sur eux, pour agir en conséquence. Mais, dans le même temps, ils participent à créer un environnement très stressant, rendant visible la simultanéité des tâches à accomplir, et ce, en particulier en période de rush :
« La première semaine en caisses automatiques, c’était l’horreur ! Ça sonnait de partout, je savais pas où regarder et le soir j’étais épuisée ! »
16Les caissières doivent garantir la fluidité du double flux clients et produits, intervenant rapidement en cas d’interruption de celui-ci. Comme l’analyse Naville à propos de l’industrie, « l’arrêt de la chaîne classique immobilise surtout des hommes, alors que l’arrêt de la ligne intégrée en mobilise » (Naville, 1963, p. 99). Les caissières peinent à accomplir une tâche sans avoir à faire face à d’autres demandes venant interrompre ce qu’elles étaient en train de faire. Il leur est impossible de se concentrer sur une tâche, ce qui se révèle particulièrement frustrant pour la mener à bien. Les clients se font en outre particulièrement pressants, n’acceptant aucun délai d’attente :
« Quand on a notre caisse, déjà on n’a qu’un client, donc c’est plus facile à gérer, genre quand on doit appeler pour un prix, on a le temps de s’arrêter et de faire ce qu’on fait même si y’a des clients derrière, mais ils comprennent mieux. Alors que là si on doit appeler pour un prix, qu’on a deux autres clients qui nous demandent quelque chose, c’est un peu la panique. »
« Vous voyez, vous avez quatre personnes en même temps qui vous parlent. »
19En caisses automatiques, aucune des tâches dont les caissières ont la charge n’est techniquement compliquée, mais leur multiplicité et leur simultanéité rendent leur prise en charge complexe et ne leur laissent aucun moment de répit. Ce sentiment d’intensification du travail est conforté par l’attitude de la hiérarchie qui ne cesse de leur rappeler les consignes multiples auxquelles elles ne peuvent intégralement répondre :
« Derrière, on nous met quand même la pression en nous disant : attention à la di [démarque inconnue], attention à vos comportements, attention aux sbam [sourire, bonjour, au revoir, merci], attention, et au bout d’un moment, quatre caisses à gérer quand tout s’allume, ben on craque… »
21Face aux pressions subies et à la pluralité de tâches à mener simultanément, les caissières expriment un sentiment de frustration à l’idée de ne pouvoir faire correctement leur travail (Clot, 2010). Elles considèrent ainsi qu’elles n’ont pas les moyens de faire ce qui est attendu d’elles, notamment en période de rush :
« En caisses automatiques, on n’a pas le temps, c’est du travail à la chaîne en fait. […] C’est vrai que, quand on a trois problèmes en même temps, on peut pas gérer. »
23Alors qu’en caisses classiques, le fait de passer les clients un à un donne aux caissières le sentiment de maîtriser un tant soit peu les évènements, a contrario, aux caisses automatiques, elles se trouvent débordées :
« À la rigueur, ce qui est mieux, c’est une caisse, même si c’est barbant à la fin, puisqu’on passe tout, on contrôle tout et on peut parler et on peut… […] J’aime bien quand on maîtrise quelque chose. Le client qui vient en caisse automatique, on le maîtrise pas… »
25L’automatisation des caisses – en substituant au régime temporel de la séquentialité celui de la simultanéité – se traduit par une intensification du travail pour les caissières. Et pourtant, paradoxalement, les clients n’ont absolument pas conscience de cet accroissement de leur charge de travail.
Invisibilisation du travail
26L’automatisation des caisses a deux principales conséquences sur le travail des caissières qui sont fondamentalement contradictoires. Ainsi, paradoxalement, en même temps qu’il s’intensifie, le travail des caissières tend à devenir invisible pour les clients. Ce processus d’invisibilisation du travail est lié à la configuration technique des caisses automatiques participant d’une recomposition de la répartition des tâches entre caissières et clients, mais il est également le résultat des actions menées par les caissières au nom de leur conception du « travail bien fait » (Clot, 2010).
De la visibilisation de l’activité des clients à l’invisibilisation du travail des caissières
27On constate un important écart entre l’activité des clients en caisses classiques et en caisses automatiques. Dans le premier cas, leur action se limite à déposer leurs articles, à les ensacher et à les régler, tandis qu’en caisses automatiques, ils sont en sus chargés de scanner eux-mêmes leurs marchandises. Voyant les clients s’activer ainsi, on pourrait rapidement en conclure que nous assistons à un simple report de la charge de travail des caissières vers les clients qui seraient « mis au travail » (Dujarier, 2008 ; Tiffon, 2013). En réalité, comme nous l’avons vu précédemment, même si elles ne prennent plus en charge le passage et l’encaissement des articles, les caissières ne sont nullement inactives en caisses automatiques. Nous assistons en réalité à une recomposition de la répartition des tâches entre caissières et clients, s’accompagnant d’un processus de visibilisation de l’activité des clients et, conjointement, d’un mouvement d’invisibilisation du travail des caissières. Les clients sont ainsi persuadés qu’ils accomplissent dorénavant le travail des caissières. Prenant en charge des tâches assurées par celles-ci aux caisses classiques, ils ont le sentiment de les avoir remplacées aux caisses automatiques. Le fait que le travail réalisé sur ces caisses par les caissières soit en grande partie invisible pour les clients est à l’origine de ce malentendu.
28En effet, même si en caisses classiques, comme dans toute autre activité professionnelle, une partie du travail accompli par les caissières est invisible aux yeux des clients, une grande part leur reste accessible. Ils peuvent ainsi observer le travail en actes. Il en va tout autrement aux caisses automatiques. Alors que l’activité des clients passe sur le devant de la scène sous la lumière des projecteurs, le travail des caissières reste dans l’ombre des coulisses. En effet, en dehors des moments où les caissières se déplacent pour aider des personnes en difficulté, le travail de ces dernières ne leur est pas perceptible. C’est notamment le cas de leur activité de surveillance-contrôle. Du fait qu’elle ne se matérialise pas par la mobilisation du corps, la mise en œuvre de gestes, et qu’elle se fait à distance du poste de superviseur, les clients en concluent que les caissières ne font rien et sont seulement dans l’attente, n’intervenant que de manière sporadique. Nous avons pourtant vu précédemment qu’en dépit des apparences, elles sont continûment en action. Même immobiles derrière le superviseur, elles doivent faire preuve d’une vigilance permanente. À distance, les caissières traitent ainsi une multiplicité d’informations pour suivre le déroulement des transactions et s’assurer que les clients ne font pas d’erreurs. Leur activité présente en ce sens des similitudes avec celle des opérateurs de l’industrie, « ce que l’on attend d’eux ce n’est donc pas une activité déterminée, mais une vigilance et une aptitude à intervenir vite et bien au cas où cela s’avérerait nécessaire » (Vatin, 1987, p. 156). On assiste au passage « de la notion de tâche à la notion de mission », « de la notion de poste à la notion d’espace de travail ». Ainsi, « le travail décrit et commandé par l’encadrement au travers des règles formelles devient moins explicite et moins visible : pourtant, le travail à faire subsiste, mais sous forme d’obligations qui ne font pas l’objet de prescriptions explicites » (Terssac, 1992, p. 109). Le transfert des tâches assurées en caisses classiques par les caissières vers les clients, associé à l’abstraction de leur travail, confortent les clients dans la certitude que les caissières sont inactives aux caisses automatiques et que ce sont finalement eux qui se trouvent en charge de « leur » travail. Ils en concluent donc à leur inutilité, n’hésitant pas à le leur manifester comme nous le verrons par la suite. Mais, si la configuration technique des caisses automatiques participe de l’invisibilisation du travail des caissières, elles-mêmes tendent à renforcer ce processus.
Invisibiliser son travail : une question de conscience professionnelle
29La plupart des clients sont persuadés qu’ils ont réalisé la transaction de manière autonome alors même que les caissières interviennent souvent à plusieurs reprises depuis le superviseur, de telle sorte que la transaction se réalise sans encombre. Elles agissent ainsi au nom de leur conscience professionnelle pour ne pas déranger les clients, tout en permettant la fluidité du passage en caisses. Les consignes officielles voudraient qu’elles n’interviennent qu’à la demande des clients. Chargées de repérer les erreurs (fréquentes) de ceux-ci, elles font ainsi le choix de les régler à distance, du superviseur, par des manipulations rapides. En agissant de la sorte, elles participent à rendre d’autant plus invisible leur activité puisque les clients ne s’en aperçoivent pas :
Un client passe un pack de bières, mais, au lieu de passer le code-barres du pack, il passe celui de la bouteille. Monique repère l’erreur, qui est classique, et enregistre alors la quantité effective depuis le superviseur. Le client poursuit la transaction sans s’apercevoir de l’intervention de Monique.
Leïla aperçoit un paquet de crevettes comportant une réduction de 50 %. Les clients ne peuvent effectuer les réductions, c’est une tâche qui incombe aux caissières. Le client scanne les crevettes, mais semble avoir oublié de lui demander d’effectuer la réduction, ce qu’il est supposé faire. Leïla effectue donc la réduction depuis le superviseur. Le client ne s’en aperçoit pas : « Tu vois, il a rien vu, il croit que c’est automatique, il croit que ça s’est fait tout seul. »
32Finalement, cette décision témoigne d’« une certaine fierté de faire ce travail [qui] ne cesse d’être présente dans tous les entretiens. Même à des niveaux hiérarchiques n’impliquant pas d’ingénierie, on retrouve une préoccupation “spontanée” d’efficacité » (Clot, 1998, p. 100), l’intériorisation d’une « obligation implicite » visant à assurer la continuité du flux (Terssac, 1992). Les caissières anticipent la demande des clients et évitent les erreurs qui entraîneraient une rupture ou un ralentissement du flux, quitte à enfreindre la règle officielle. Paradoxalement, si leur action est restée invisible aux yeux des clients, les caissières considèrent qu’elles ont bien réalisé leur travail. Ce processus a été particulièrement bien décrit par les théories du care. On retrouve en effet des similitudes avec le travail de care, lequel, « pour être efficace, doit s’effacer comme travail ; de son invisibilité dépend son succès » (Molinier, 2006, p. 302). Le travail de care consiste en un « savoir-faire discret », tant et si bien que « celui qui en bénéficie ne sait pas ce qu’il en a coûté à la personne qui a produit le service » (Molinier, 2010, p. 165). Dans cette acception, le travail de service bien fait ne se réduit pas à une bonne expertise technique, mais suppose ce « supplément du care » qui rend le service réellement efficace. Les caissières affichent ainsi une grande fierté lorsqu’elles relatent à l’enquêteur les trésors d’ingéniosité qu’elles mettent en œuvre pour que les clients passent sans encombre, et cela sans même qu’ils s’en aperçoivent. L’entretien est une occasion pour elles de dévoiler en quoi consistent leur travail réel et les savoir-faire qu’elles mobilisent. La situation est paradoxale puisqu’un travail est bien fait lorsque les clients ne perçoivent pas ce qu’il a été nécessaire de mettre en œuvre pour que la transaction se réalise sans soucis. Or, c’est justement parce que les clients ne se rendent pas compte de l’action des caissières qu’ils mettent en cause l’utilité de leur présence en caisses automatiques :
« Ils partent contents en ayant le sentiment d’être bien passés, mais en fait parfois ils ne comprennent pas qu’on est derrière à… faire tout pour qu’ils passent bien en fait. »
34Le professionnalisme des caissières se solde in fine par une absence de reconnaissance de la part des clients qui n’ont nullement conscience du travail réalisé.
Défaut de reconnaissance
Les clients, principale source de reconnaissance du travail
35Pour la psychodynamique du travail, la mobilisation subjective des salariés repose sur un couple contribution-rétribution, la composante de la rétribution ayant le plus d’importance pour les individus n’étant pas sa dimension matérielle, mais sa dimension symbolique : la reconnaissance (Dejours, 2003). Pour les caissières, dont le travail se révèle particulièrement pénible, les clients constituent le principal vecteur de reconnaissance du travail. Elles ne mentionnent jamais la hiérarchie, qui tend selon elles à réduire leur travail en une série d’indicateurs quantitatifs ne rendant pas compte de la complexité de leur tâche et surtout de sa dimension relationnelle. Par ailleurs, travaillant sur des postes isolés, elles n’ont guère l’occasion d’échanger avec leurs collègues pour mettre au jour leurs compétences professionnelles. C’est donc du côté des clients que les caissières se tournent pour obtenir une forme de reconnaissance du travail effectué. En effet, ces derniers sont à la fois les destinataires du service et c’est avec eux que les caissières nouent des interactions quotidiennes. Même si elles entretiennent avec eux une relation ambivalente (Bernard, 2011 ; Ferreras, 2007), dénonçant dans les entretiens les attitudes désagréables qu’ils peuvent parfois avoir à leur égard, elles insistent systématiquement sur l’importance de cette relation pour qualifier leur métier. En dépit des conflits qu’elles ont avec eux, ils demeurent la principale source de reconnaissance du travail des caissières. C’est tout particulièrement le cas des plus anciennes qui, même dans un magasin aussi grand qu’un hypermarché, ont une clientèle d’habitués avec lesquels elles ont noué des relations presque amicales :
« La moitié de mes clients, c’est des clients qui passent généralement souvent à ma caisse, donc, du coup, on a déjà parlé ensemble et du coup c’est : “Ah comment va votre fille ? Ah comment va ci, à bientôt.” […] Les trois quarts, c’est des papys mamys qui sont souvent passés, c’est des couples qui viennent avec leurs enfants, et vu que j’aime bien les enfants forcément, j’ai parlé avec eux, donc du coup ils repassent parce qu’ils ont trouvé que c’était sympa. »
37Les caissières aiment à mettre en avant la relation avec les clients, aspect de leur métier qu’elles considèrent comme particulièrement valorisant et qui vient compenser le caractère déqualifié et répétitif de leur travail :
« J’aime bien le contact, par rapport aux clients […]. J’ai des clients qui m’aiment bien […]. Je préfère les caisses. C’est mieux avec le client, vous discutez… On les comprend, parce qu’en caisse, on est hôtesse, on les reçoit, mais on est un peu psychologue. On discute avec le client. Y’en a, des fois, ils ont des problèmes, ils sont pas bien dans leur tête, ils arrivent en caisse des fois ils sont agressifs ou alors on voit qu’il y a quelque chose qui va pas. Je discute avec le client et des fois ça leur fait du bien. Et là ils sont contents, des fois ils repartent avec le sourire. »
39Au travers de ces échanges avec les clients, les caissières se sentent utiles, vectrices de lien social dans l’univers aseptisé de l’hypermarché. Lorsque les clients prennent le temps d’échanger quelques mots avec elles, elles le vivent comme un signe de reconnaissance du travail effectué. Comme le note Dejours, « la reconnaissance porte sur le faire et non sur l’être, sur le travail et non sur la personne ». Et ce n’est que dans un second temps que la reconnaissance du travail, « la reconnaissance par autrui dans le registre du faire peut éventuellement être rapatriée par le sujet lui-même dans le registre de la personne, dans le registre de l’être » (2003, p. 51). Pour la psychodynamique du travail, la reconnaissance du travail passe par deux types de jugement. Le « jugement d’utilité », qui porte sur l’utilité technique, sociale ou économique de la contribution ; le « jugement de beauté » qui a trait à la qualité du travail accompli. Le jugement porté par les clients en caisses relève du premier volet. En caisses classiques, même si les caissières n’ont pas toujours le temps d’instaurer une relation véritablement personnalisée avec tous les clients (le fameux sbam [4] en étant l’expression la plus significative), elles mettent toujours en avant l’intérêt du contact avec ceux-ci. En effet, elles ne disposent que d’un temps restreint pour discuter avec les clients, ces discussions ne pouvant se glisser que dans les quelques interstices de leur activité principale de passage des articles et d’encaissement. Malgré tout, il s’agit d’un travail dont la dimension relationnelle se révèle primordiale pour les caissières, car c’est au travers de celle-ci qu’elles trouvent les signes d’une reconnaissance du travail par les clients. Dès lors, l’automatisation des caisses, en invisibilisant le travail des caissières, change le « jugement d’utilité » porté par les clients, ce qui se révèle source de souffrance pour les caissières.
Une mise en cause de l’utilité des caissières
40Les clients, n’étant pas à même de saisir le travail réalisé par les caissières, tendent à considérer qu’elles sont inactives, et, donc, inutiles aux caisses automatiques. Aussi n’hésitent-ils pas à leur faire des remarques fréquentes à ce propos :
« Les clients vous disent : “Après tout, qu’est-ce que vous faites là, pourquoi vous êtes là, vous servez à rien, vous êtes payée à rien faire…” »
Si « les progrès de l’automation dans de nombreux secteurs ont fait surgir cette image du salarié dont le “travail” consiste précisément… à ne rien faire, si ce n’est attendre que quelque chose se passe » (Vatin, 1987, p. 142), la particularité de l’automatisation dans les services réside dans le fait que les caissières travaillent sous le regard des clients qui ne cessent de les juger : « Parce que l’agent d’accueil travaille en public, il est toujours soupçonné de “ne pas en faire assez”. Lorsque, seul, entre deux rendez-vous, il mène à bien une série de tâches techniques, il réalise un travail qui n’a pas de sens pour l’usager. Ce dernier, parce qu’il opère une lecture privée de la scène, conclut à l’inefficacité du bureaucrate » (Weller, 1999, p. 35). Si les opérateurs de l’industrie ont des comptes à rendre à la hiérarchie, les caissières sont confrontées en outre en permanence au regard et au jugement des clients. Or, ceux-ci, ne saisissant que la part apparente de leur travail, en concluent rapidement à leur inutilité. C’est en effet « la hantise du personnel de ne pas être jugé à la valeur de son travail en l’absence des repères classiques de l’efficacité : action, agitation » (Peneff, 1992, p. 95). Annie Dussuet (2012) note cette même difficulté pour les aides à domicile, dont une partie des tâches réalisées restent dans l’ombre. N’étant pas perçues, elles ne sont donc pas toujours reconnues par les personnes aidées ou par l’entourage, l’auteure démontrant que cette absence de reconnaissance constitue un facteur de risque pour la santé des salariées. En fonction de la relation qui s’instaure avec les destinataires du service, une même tâche change de sens et, de pénible, peut conférer du plaisir à celui qui la réalise. Dans le cas des caissières, les clients, étant convaincus qu’ils les ont remplacées en caisses automatiques, leur renvoient par leurs remarques récurrentes l’image d’un personnel inutile. Ce sentiment se trouve en outre renforcé par une dégradation de la relation de service, alors même que celle-ci constitue le pan de leur activité que les caissières valorisent particulièrement et qui donne sens à leur travail.Deux jeunes hommes arrivent en caisses automatiques. Pendant que l’un passe ses articles, l’autre s’adresse à Maryse : « Chez Maximag, on ne fait pas grand-chose ! C’est pas compliqué ! Vous êtes assise et vous appuyez sur des boutons, c’est facile ! » Maryse reste interloquée et me dit après leur départ : « Des cas comme ça on en a tous les jours, c’est dur à entendre. Ils se rendent pas compte. Y a un jour un client qui voit les caisses fermées et qui me dit : “Ben vous pouvez pas gérer 6 caisses !” comme si j’étais une fainéante… après ce sera 6 et après 9, on est pas des machines… »
Des caissières invisibles
41Les échanges entre caissières et clients sont réduits au minimum en caisses automatiques. La première raison en revient au manque de temps disponible de part et d’autre pour entamer une discussion. En effet, en caisses classiques, les caissières prenant en charge la transaction, les clients sont davantage disponibles pour la discussion tandis qu’aux caisses automatiques, ils sont concentrés sur leur tâche, pour passer leurs articles et procéder à l’encaissement. Étant occupés, ils ne cherchent pas à entrer en contact avec les caissières, ne levant guère les yeux de leurs articles. Entamer une discussion serait une perte de temps et une source de déconcentration pouvant les mener à commettre des erreurs. De la même manière, les caissières manquent, elles aussi, de temps pour entamer la discussion avec les clients. Si, en caisses classiques, elles peuvent profiter des quelques minutes entre chaque client, la simultanéité a éliminé ces temps de répit en caisses automatiques, les caissières passant d’un client à l’autre au gré de leurs demandes :
« C’est sûr que je préfère le contact, donc je préfère la caisse. Ça y’a pas de doute. Parce que, là, vu que les gens rangent leurs courses et tout, nous on les scanne et tout, ils vont avoir tendance à nous parler, à nous poser des questions, alors qu’en caisses automatiques ils sont concentrés à passer leurs articles, à regarder si c’est bon, machin et tout et, à la limite, nous si on n’existait pas ce serait pareil… »
43Les caissières ont le sentiment en caisses automatiques que leur rôle ne se résume dorénavant plus qu’à régler les problèmes rencontrés par les clients. Les échanges s’établissant s’en trouvent appauvris, les clients ne s’adressent à elles que très brièvement, le « registre des civilités » s’effaçant au profit du « registre technique » (Joseph, 1994). Elles perdent de ce fait le contact avec ceux-ci, répondant à leurs sollicitations dans l’urgence :
« En tant qu’hôtesse, je me suis rendue compte que ça n’ajoutait pas de la valeur à mon travail. Le fait d’être là à superviser les caisses… je suis arrivée à un stade de saturation. C’est-à-dire que ce poste ne m’intéresse plus parce que je perdais la valeur de mon travail. Tout ce que j’ai appris pour servir un client, pour le faire passer dans des bonnes conditions, que ce soit en tant que vendeuse ou en tant qu’hôtesse de caisse, j’ai pas retrouvé ça au niveau des caisses automatiques. »
45En outre, les caissières estiment que les clients les sollicitent de manière incorrecte, puisqu’il est fréquent qu’ils les hèlent simplement à leur passage. Elles considèrent donc qu’ils ne respectent pas ce qu’elles estiment être les règles minimales de politesse. Elles s’attendent en effet à ce que l’interaction débute par des « rituels d’accès » (Goffman, 1973), sous forme de salutations, alors que les clients font le plus souvent directement part de leur souci de manière abrupte, sans aucune précaution préalable. Ils posent simplement une question technique sans préambule. L’observation révèle même que les échanges non verbaux entre caissières et clients sont les plus fréquents. Lorsque les clients rencontrent des difficultés, ils se contentent la plupart du temps de regarder les caissières avec insistance ou de mettre en scène leur agacement par des gestes démonstratifs pour qu’elles interviennent :
La caisse d’un client est bloquée. Il se retourne vers la caissière, la regarde en pinçant les lèvres et en s’écartant de la machine en levant les bras en l’air pour signaler que ça ne marche pas, mais, ce, sans prononcer un mot. Katia fait de même et va l’aider sans qu’aucune parole ne soit échangée.
47Les caissières disent souffrir de cette situation. Si les échanges sont souvent limités en caisses classiques, ils ne le sont jamais autant qu’en caisses automatiques et ne prennent pas cette forme. Il apparaît en effet qu’aux caisses classiques, les caissières traitant les clients les uns après les autres et réalisant elles-mêmes la transaction, elles peuvent plus facilement cadrer l’interaction. La séquentialité des tâches structure également l’ordre et la forme prise par celle-ci, chaque transaction étant clairement délimitée, débutant et s’achevant par des salutations que les caissières imposent systématiquement. Le fait que ce soient les caissières qui réalisent la transaction en interaction avec une machine leur permet plus aisément d’imposer ce cadre. En revanche, la simultanéité des demandes en caisses automatiques ainsi que le fait que les clients participent davantage à la production du service tendent à remettre en cause ce rituel. Les clients ont alors le sentiment de prendre en charge la réalisation de la transaction à la place des caissières. Au binôme caissière-machine se substitue aux yeux des clients le binôme client-machine, les caissières n’ayant plus qu’un rôle subalterne. Les clients estiment avoir pris leur place et considèrent n’être plus en interaction qu’avec une machine. L’invisibilité d’une partie importante du travail des caissières les conforte dans cette impression. Ayant le sentiment qu’elles ne font rien, si ce n’est les contrôler, ils les considèrent comme extérieures à la transaction, ce qui ne nécessite donc pas à leurs yeux de les saluer. Ils entretiennent avec les caissières une relation se limitant au règlement des problèmes qu’ils peuvent rencontrer, la présence de celles-ci ne se justifiant que par des interventions leur permettant de poursuivre une transaction entamée avec une machine :
« Y’en a beaucoup qui nous disent pas bonjour, qui… comme ils voient leur machine… On est quand même là pour leur dire bonne journée, au revoir et tout ça, mais y’en a beaucoup qui répondent pas aussi. Ils croient qu’ils ont pas besoin de nous en fait. »
49Les caissières ont le sentiment de devenir invisibles aux yeux des clients. Tout l’enjeu pour elles réside dès lors dans leur capacité de visibiliser leur travail pour faire reconnaître leur utilité.
Visibiliser son travail
50Nous avons vu précédemment que c’est au nom de leur conception du « travail bien fait » que les caissières tâchent d’invisibiliser leur travail, mais, parfois, lasses de subir les remarques désagréables des clients, elles agissent à l’inverse pour démontrer à ces derniers leur utilité en caisses automatiques. Elles font alors en sorte d’en faire plus que nécessaire, en mettant en scène et en « dramatisant » leur activité : « en présence d’autrui, l’acteur incorpore à son activité des signes qui donnent un éclat et un relief dramatiques à des faits qui, autrement, pourraient passer inaperçus ou ne pas être compris. […] mais, bien souvent, la dramatisation d’une activité pose en fait un problème. Par exemple, les infirmières des services de médecine connaissent un problème ignoré des infirmières des services de chirurgie : “[…] Un malade voit son infirmière s’arrêter près du lit voisin pour bavarder quelques instants avec son occupant. Il ne sait pas qu’elle est en train d’observer le rythme de la respiration ainsi que la couleur et l’aspect de la peau du malade, il croit qu’elle ne fait que passer. […] Les infirmières perdent leur temps à moins qu’elles ne s’affairent à quelque occupation bien évidente, comme faire des piqûres, par exemple” » (Goffman, 1973, p. 37). Comme les infirmières, les caissières optent parfois pour des stratégies visant à « dramatiser » leur activité pour la rendre perceptible. Au lieu d’intervenir à distance, elles vont donc interpeller les clients ou se déplacer pour travailler sous leurs yeux :
« Moi, quand il y a une réduction ou quoi je vais leur faire devant eux. Pour leur expliquer pourquoi l’écran bouge ou pourquoi le ticket ça diffère de ce qu’ils font. Pour leur montrer que je suis là et que je vérifie quand même souvent. Quand il y a une réduction, je leur dis de venir me voir ou alors je me déplace et je fais ma réduction sur leur caisse, histoire qu’ils voient que ça se fait pas tout seul ! »
52Rendre visible leur travail est un enjeu d’importance pour les caissières, car il s’agit pour elles de démontrer leur utilité. Pour cela, elles usent également d’autres stratégies. Ainsi, il peut également arriver que certains clients novices refusent leur aide et les rejettent de manière explicite, soit en les ignorant soit en leur disant explicitement qu’ils n’ont pas besoin d’elles :
Une femme et un homme se présentent face à une caisse automatique et paraissent indécis. Ils hésitent devant les touches, semblant ne pas savoir où déposer leurs articles. Laëtitia n’ayant personne d’autre en caisse à ce moment se présente donc à eux et leur demande s’ils ont besoin d’aide. Ils la refusent en lui disant sèchement qu’ils vont se débrouiller et n’ont besoin de personne. Laëtitia retourne donc au superviseur.
54Les caissières vivent difficilement le fait d’être rejetées ou ignorées de la sorte. Pour éviter ce genre de déconvenues, certaines d’entre elles ont décidé d’adopter une posture réactive au lieu d’une posture active : elles ne vont pas vers les clients, mais répondent uniquement à leurs sollicitations. Elles laissent les clients se débrouiller tant qu’ils ne les sollicitent pas, quitte parfois à les mettre en difficulté :
Me prenant à témoin, Laëtitia me désigne un client qui peine en caisse automatique et d’un ton moqueur commente la scène : « Regardez-le celui-là en train de tenter de mettre sa carte dans le truc à monnaie… ben c’est pas gagné ! » Au bout de quelques essais infructueux, le client se tourne vers Laëtitia pour solliciter son aide. Elle se concentre alors sur le superviseur pour éviter son regard et fait semblant de ne pas le voir. Le client est contraint de l’appeler à nouveau et ce n’est qu’après plusieurs appels qu’elle se déplace finalement pour lui montrer la procédure correcte.
56Dans ce cas, les caissières prennent alors grand plaisir à voir les clients peiner à réaliser la transaction, se moquant de leur maladresse et de leurs erreurs, mais n’intervenant pas tant qu’ils ne les sollicitent pas expressément. En contraignant ainsi les clients à faire appel à elles, elles reprennent alors l’avantage, faisant en sorte de les faire patienter. Elles placent de la sorte le travail de service « du côté du libre arbitre (des faveurs) plutôt que du prescrit (des dus) », l’enjeu étant « à la fois celui de leur autonomie – garder une certaine maîtrise de la situation – et de leur reconnaissance, se donnant la possibilité d’être gratifiés par les clients » (Jeantet, 2003, p. 206). Les caissières font ainsi « perdre du temps » aux clients pour leur signifier qu’ils n’ont pas adopté la posture adéquate et qu’elles conservent la maîtrise de la situation, les obligeant à reconnaître le fait qu’ils ont besoin de leur aide, voire les poussant à les remercier de la faveur qu’elles leur accordent :
« Moi je suis quelqu’un qui va vers les autres, ça me dérange pas trop… à part ceux qui sont vraiment de mauvaise foi, qui veulent pas, mais bon, des fois, ils sont vraiment pas gentils, alors on leur dit de faire quelque chose, mais ils vous écoutent absolument pas, ils continuent dans le truc, donc : tu veux pas m’écouter, tu vas patienter, c’est tout, et puis je vais m’occuper de quelqu’un d’autre. »
58Les caissières prennent, dans ce cas, plaisir à résoudre le problème en quelques gestes simples et rapides, mettant en scène leur savoir-faire et démontrant ainsi leur utilité à ceux qui la leur déniaient. Cependant, ces « petites victoires » demeurent relativement rares et le quotidien des caissières en caisses automatiques est empreint de frustrations face à des clients qui mettent perpétuellement en question leur utilité et leurs compétences professionnelles.
Conclusion
59En dépit de l’important écho médiatique et politique autour des caisses automatiques, les caissières n’ont (pour l’instant) pas disparu. Et, pourtant, les clients semblent douter de leur utilité et considérer qu’ils les ont dorénavant remplacées. En effet, l’automatisation des caisses se traduit par un processus d’invisibilisation du travail réalisé par les caissières. Elles travaillent en partie à distance et semblent intervenir de manière sporadique uniquement lorsque les clients rencontrent des difficultés. Par ailleurs, leur mission de surveillance-contrôle est imperceptible pour les clients puisqu’elle ne se traduit pas par la mobilisation du corps. Les clients considèrent dès lors qu’ils accomplissent l’intégralité de la transaction en binôme avec une machine, les caissières n’étant présentes que pour faire face à certains dysfonctionnements. En somme, elles travaillent « à l’insu » des clients.
60Et, pourtant, la nouvelle division du travail entre clients et caissières se traduit non par une marginalisation des caissières, mais par une recomposition de la répartition des tâches entre les deux acteurs. Si les clients sont chargés de passer et d’encaisser leurs achats en caisses automatiques, les caissières n’en restent pour autant pas inactives. Bien au contraire, elles dénoncent une intensification de leur travail en caisses automatiques. Devant répondre à des demandes simultanées de la part de clients attendant d’elles une disponibilité totale et obligées de faire preuve d’une vigilance permanente, il leur devient impossible de se ménager des instants de pause. Et, pourtant, les clients leur dénient toute utilité, le travail réalisé par les caissières leur étant imperceptible, ce qui s’avère particulièrement frustrant pour celles-ci.
61En effet, si on peut constater quelques similitudes entre l’activité des caissières et celle des opérateurs de l’industrie de flux, la spécificité de la première réside dans le fait que les caissières, comme tout employé, travaillent « avec » et « sous le regard » des clients. Ceux-ci sont les témoins et les juges de leur travail, et ils constituent le principal vecteur de reconnaissance du travail des caissières. Cette spécificité des services – la « mise en présence d’autrui » (Ferreras, 2007) – marque, de ce fait, profondément l’activité concrète des caissières ainsi que leurs vécus. Le jeu complexe qui s’instaure ainsi autour de l’invisibilisation et de la visibilisation du travail est intrinsèquement lié au fait de travailler « sous le regard » des clients. Dans les services, rendre visible le travail accompli représente une question centrale dont l’enjeu est celui de la reconnaissance du travail. En effet, « sans la reconnaissance, la souffrance générée par la rencontre avec le travail reste en effet dépourvue de signification » (Gernet et Dejours, 2009, p. 31). Par conséquent, quand le travail devient invisible, c’est la principale source de reconnaissance du travail des caissières qui disparaît, ce qui se révèle source de souffrance pour les caissières.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Pour un développement sur les enjeux de l’automatisation des caisses, se référer à Bernard (2012a).
-
[2]
Pour saisir les débats autour de la « mise au travail » des clients, se référer à Dujarier (2008), Tiffon (2013), Bernard, Dujarier et Tiffon (2012).
-
[3]
Il reprend à ce propos l’expression de « discipline machinique » à J.-P. de Gaudemar (1982).
-
[4]
Sourire, bonjour, au revoir, merci.