« Le sens est invisible, mais l’invisible n’est pas le contradictoire du visible […] on ne peut l’y voir et tout effort pour l’y voir le fait disparaître, mais il est dans la ligne du visible. »
1Le travail a fait depuis longtemps l’objet de représentations filmiques – que l’on se réfère aux Temps modernes de Charlie Chaplin ou encore à Humain, trop humain de Louis Malle par exemple. Sa mise en scène filmique procède d’un paradoxe puisqu’il s’agit, pour le cinéaste, de rendre visible l’invisible. L’essentiel du « travailler » est en effet « invisible pour les yeux », comme le dit le Petit Prince de Saint-Exupéry, du fait de l’engagement subjectif qu’il suppose. Filmer les gestes, le poste de travail, enregistrer le bruit assourdissant des machines, contribuent à révéler des aspects du travail, à les rendre tangibles, mais ne suffi sent probablement pas à rendre compte du réel du travail, qui se fait d’abord connaître sous la forme de la résistance à la maîtrise…
2Rendre visible le travail ne peut se limiter à l’activité de « représentation » du travail et de sa réalité, même si elle en constitue une forme cardinale. Les conditions de révélation du travail, par la fiction, mais aussi par le documentaire, par le roman, ou encore par la mise en scène du théâtre, requièrent également une mise en forme par le filtre de la subjectivité du réalisateur, du metteur en scène, ou de l’écrivain. C’est d’ailleurs ce dont un dossier antérieur de la revue coordonné par A. Fernandez-Zoïla, paru en 2001, portant sur « le travail dans les fictions littéraires », avait cherché à rendre compte, en discutant le rôle du roman comme outil de description de la centralité du travail dans la condition humaine.
3Les différentes contributions du présent dossier introduisent le lecteur à la complexité des processus à l’œuvre, dont une part importante ressortit en propre au travail du spectateur. Nous nous situons en plein cœur de la question de l’action puisqu’il s’agit ici de pouvoir faire advenir des formes originales et impensées jusqu’alors. La mise en scène, qui résulte elle-même d’un travail spécifique, consiste en effet à inventer une forme de rhétorique pour rendre visible une partie de la dimension énigmatique du travail. Ce processus contribue à susciter, chez le réalisateur, comme chez le spectateur, un mouvement d’élaboration pour penser ce qui résiste de l’expérience du travail qui, sinon, risque toujours d’être occulté.
4Les productions artistiques et culturelles, qui se distinguent des productions scientifiques, interrogent donc les conditions et les modalités de la circulation des idées portant sur les rapports entre subjectivité, travail et action. L’inflation du discours sur les risques psychosociaux contribue à renouveler le débat sur les formes de l’action dans le champ de la clinique du travail, mais ne suffi t pas à l’épuiser, loin de là.
5En psychodynamique du travail, traiter de la question de l’action suppose de pouvoir favoriser l’émergence d’une vision critique du travail et de son organisation, à partir de la transformation du rapport subjectif au travail, en tant que condition préalable et sine qua non à la transformation de l’organisation du travail. Ce dossier « Cinéma et travail » nous révèle que la position de perplexité est celle qui s’impose devant l’expérience du réel. C’est aussi celle qui sous-tend une conception de l’action qui engage la dimension éthique, dans la mesure où il n’existe pas de neutralité morale du travail.
6Ainsi, trois dimensions peuvent être mentionnées dans l’intérêt que la psychodynamique du travail nourrit vis-à-vis des productions culturelles et artistiques sur le travail. Tout d’abord dans ce que certaines œuvres peuvent apporter comme connaissance clinique ; ensuite, dans le fait que la culture se déploie en lien étroit avec le politique et avec l’action ; enfin, du fait que les productions culturelles sont à considérer aussi en tant que représentations et idéologies (y compris défensives), renvoyant aux conditions de mobilisation de la pensée, comme à ses mises en impasse.
7Deux contributions complètent ce numéro, au côté des six articles du dossier. La note critique sur l’ouvrage d’Hugues Lagrange proposée par Hélène Y. Meynaud interroge le statut d’idéologies de type essentialisant qui sont élaborées à partir de l’interprétation de données statistiques concernant les minorités. Elle rappelle au lecteur l’écueil des traitements différentiels de ces mêmes minorités qui en résultent.
8L’insistance sur la nécessaire prise en compte des rapports sociaux de domination est l’occasion, pour Stéphane Le Lay, de revenir sur les formes du débat entre la sociologie et psychodynamique du travail, à l’occasion de la parution, en 2010, d’un ouvrage rassemblant des traductions de textes de Norbert Elias. Le dialogue interdisciplinaire comporte principalement deux écueils : d’une part, la psychologisation, qui vise à étendre à l’analyse du social et des rapports sociaux, les lois du fonctionnement psychologique, et, d’autre part, le sociologisme, qui tend à considérer les structures sociales comme déterminantes du fonctionnement psychique individuel. La référence à la centralité du travail insiste au contraire sur la non-articulation des réalités psychiques et sociales et met l’accent sur leurs rapports dynamiques et conflictuels. Les thèses d’Elias, bien que ne traitant pas directement du travail, ouvrent des perspectives originales pour rendre compte des formes de reproduction du social par l’intermédiaire des psychismes individuels.
9La parution de ce dossier thématique « Cinéma et travail » est également l’occasion d’introduire une nouvelle rubrique dans la revue, « En parlant de travail… ». Il a semblé important aux membres de la rédaction d’avertir les lecteurs sur un ensemble de productions artistiques et scientifiques actuelles qui abordent la question du travail. Les ouvrages, pièces de théâtre et films évoqués ne le sont pas dans une perspective exhaustive, mais émanent des échanges informels entre les membres de la rédaction. Deux formes coexistent : « La rédaction signale » indique pêle-mêle, par genre, les parutions et manifestations qui nous ont semblé intéressantes. « Un artiste et une œuvre » laisse la plume à un artiste ou un auteur à qui il revient de présenter, dans un style qui lui appartient, l’une de ses productions, afin de nous la faire partager.