Travailler 2005/2 n° 14

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Article de revue

Le « sale boulot »

Pages 73 à 98

Notes

  • [1]
    Le travail de terrain réalisé s’inscrit dans la tradition de la recherche-action, « projet qui répond à la fois aux préoccupations pratiques d’acteurs se trouvant en situation problématique et au développement des sciences sociales par une collaboration qui les relie selon un schéma éthique mutuellement acceptable », Rapoport, 1973.
  • [2]
    Parmi ces recherches, on peut mentionner celles de Sutherland (1937) sur le voleur professionnel, de Cressey (1937) sur les entraîneuses de boîtes de nuit, de Becker (1962) sur les musiciens de jazz, de Davis sur les chauffeurs de taxis, de Habenstein sur les entrepreneurs de pompes funèbres.

1Dans ce qu’on appelle le monde du travail, il est des professions prestigieuses, valorisées et d’autres méconnues ou dévaluées. Mais il y a aussi, à l’intérieur de chaque métier ou fonction, des activités sources de plaisir et de gratification, et d’autres considérées comme indues ou ingrates. La différenciation n’est pas qu’une affaire personnelle, fonction des intérêts et idéaux de chacun. Elle contribue à orienter le regard des autres et l’image de soi.

2On s’intéressera ici aux coulisses de l’organisation productive, à ces activités qui sont le plus souvent occultées ou qui relèvent de ce qu’on appelle communément « le sale boulot », ces restes de la production socialement reconnue et valorisée. Là, l’objet de travail est le plus souvent frappé de désaveu ou de condamnation et ceux qui sont en charge de son traitement se voient contaminés par ce même jugement. Au point que nombre d’entre eux taisent leur profession ou la masquent derrière des périphrases ambiguës ou tentent encore avec insistance d’en proposer une présentation valorisante. Il s’agit essentiellement de professionnels qui œuvrent dans des champs où se conjuguent méconnaissance, rejet et déni. Le plus souvent des poches d’oubli.

3L’analyse proposée ici part toujours d’un travail empirique de terrain, et ce, dans la durée. La recherche clinique, on le sait, repose sur une approche qualitative plus que quantitative, interprétative plus qu’explicative, compréhensive plus que causale. Mais ces précisions restent insuffisantes. La pensée clinique est toujours issue de l’expérience pratique. Elle y fait toujours retour [1]. Les différentes situations de travail étudiées dans divers secteurs d’activité (industrie de traitement des déchets, hôpital, prison, police…) sont dans un premier temps présentées au regard de la notion de « sale boulot » telle que proposée par l’école de Chicago. Au-delà de la diversité de ces situations, on y retrouve des problématiques communes : celle de la confrontation à la souillure et à la transgression, celle des résonances fantasmatiques de l’activité et de la précarité du sens du travail, celle des limites des ressources du symbolique pour apprivoiser le réel.

La division morale du travail

4La notion de « sale boulot » (traduction de dirty work) est empruntée à E. C. Hughes (1897-1983) et ses essais de sociologie du travail. Les recherches de Hughes et de ses étudiants à l’université de Chicago s’inscrivent en rupture avec le contexte académique de l’époque.

5En se centrant sur les emplois industriels et les métiers certifiés par l’université, la sociologie laisse dans l’ombre nombre d’autres activités professionnelles et occulte « les problèmes fondamentaux que les hommes rencontrent dans leur travail », problèmes qui « sont les mêmes, qu’ils travaillent dans un laboratoire illustre ou dans la cuve malpropre d’une conserverie. Les recherches dans ce domaine n’auront pas abouti tant que nous n’aurons pas trouvé un point de vue et des concepts qui nous permettent de faire des comparaisons entre un ferrailleur et un professeur, sans vouloir rabaisser l’un ou traiter l’autre avec condescendance » (Hughes, 1951).

6Hughes suggère d’étudier comment « métiers modestes et professions prétentieuses » (1970) sont concernés par une même exigence : la production du sens du travail et la reconnaissance sociale des tâches assumées. Les monographies produites alors par les étudiants de Hughes tentent de rendre compte, dans une perspective quasi ethnographique, de métiers peu recommandables et totalement ignorés des sociologies académiques.

7Le domaine couvert par ces recherches va de l’étude de situations de travail à celle de la constitution des métiers comme unités de la division du travail, en passant par l’étude des carrières dans les institutions ou dans des secteurs où celles-ci sont moins formellement organisées [2]. Contrairement au fonctionnalisme qui s’intéresse à la façon dont une profession se construit, survit, se bat et évolue pour résister aux pressions qu’elle rencontre, Hughes s’attache aux activités comme formes d’accomplissement de soi, comme processus identitaire dans un ensemble de relations dynamiques avec les autres.

8La notion d’interaction chez Hughes ne recouvre pas exactement celle des sociologues rattachés à la tradition de l’école de Chicago : chez lui, ce terme désigne à la fois l’interaction en face à face (comme pour E. Goffman), mais il a une portée plus générale. L’interaction ici signifie que les actions des individus constituent des réponses aux actions des autres, qu’ils soient physiquement présents ou non. « Même ceux qui travaillent dans la solitude sont souvent en interaction avec l’image du père, voire avec Dieu lui-même, dont on sait qu’il est pire qu’aucun négrier en chair et en os. » (1956.) Fils le pasteur méthodiste, Hughes peut bien en effet convoquer Dieu pour illustrer cette notion d’interaction sociale comme une caractéristique essentielle et omniprésente du travail humain, quel qu’il soit. Le travail met nécessairement en relation avec les autres : toute activité rattache chacun à l’activité des autres. La notion d’interaction, au-delà de sa réduction à toute proximité physique, exprime ici le postulat de base de cette approche qui considère que les membres d’une société ou d’un groupe sont liés par des processus d’influences réciproques.

9Dans cette perspective, l’étude du travail humain renvoie toujours à la question de la division du travail. Les différentes tâches recensées font partie d’une totalité et l’activité de chacun contribue à la production finale (qu’il s’agisse de biens matériels ou de services).

10Aussi, « aucun travail n’est complètement intelligible si on ne le rapporte pas à la matrice sociale dans laquelle il existe, ou au système social dont il fait partie. Dans la plupart des cas, sinon dans tous, le système social ne se réduit pas au cadre institutionnel reconnu, mais comprend aussi des ramifications lointaines et profondes dans la société » (1956). Hughes souligne ici les différents niveaux impliqués dans la signification du travail : la construction du sens du travail implique celui qui le réalise avec ses pairs et les autres professionnels œuvrant à la même « production », mais aussi le système social dans lequel le travail en question s’inscrit et enfin la société à travers la répartition des grandes fonctions qui contribuent à son entretien.

11Pour s’en tenir, tout d’abord, à un premier niveau, on s’intéressera non seulement aux tâches relevant d’un poste de travail, mais aussi au travail des autres en portant une attention particulière aux frontières entre les postes dans la mesure où elles sont le lieu d’une nécessaire coopération. Réalisant une étude sur la profession d’infirmière (à la demande de l’Association des infirmières américaines, en 1950), Hughes étudie non seulement les activités des infirmières (en milieu hospitalier), mais aussi celles des aides soignantes, des techniciens et personnels d’entretien, des médecins et même des malades. En effet, il convient de ne pas oublier « la frontière entre le travail de l’infirmière et celui des patients. Que doit faire pour lui-même le patient, et doit-on faire pour lui ? […]. On ne peut décrire correctement le travail de l’infirmière, sans prendre en compte toutes les modalités de sa relation avec le patient » (1951).

12Si chaque poste ou chaque métier constitue un ensemble de tâches, on peut explorer à la fois ce qui fait l’unité de cet ensemble, mais aussi la hiérarchie de valeurs associées à chacune d’elles. Quelles sont les tâches considérées comme agréables, gratifiantes ou inversement serviles, indignes, monotones, n’exigeant aucune qualification ? Comment ces tâches sont-elles distribuées à l’intérieur d’une même catégorie professionnelle ou entre différentes catégories ? Dans les périodes de changement (technique ou organisationnel), de nouvelles tâches apparaissent et font l’objet d’une redistribution. Le prestige social (entendu en termes de reconnaissance) et la désirabilité de chacune des tâches contribuent à diviser les tâches du haut et du bas d’une échelle non plus technique mais de valeurs du travail.

13Les concepts de « licence » et « mandate » (1958) prolongent cette question de la division du travail mais à un niveau macrosocial. Revenant à la distinction juridique des pays anglo-saxons entre professions et occupations, Hughes souligne que tout emploi (occupation) recherche, auprès des autres, une autorisation (licence) à exercer certaines activités que d’autres ne pourraient pas exercer et à s’assurer une certaine sécurité d’emploi en limitant la concurrence. L’autorisation acquise, chacun cherche à revendiquer une mission (mandate) reconnue, valorisant le groupe et ses membres.

14Quand un groupe y parvient, il devient une « profession ». L’enjeu ici est celui de la légitimité et de la respectabilité dans la division du travail. Et, dans cette quête, les professions cherchent à établir un monopole par le jeu combiné de la délimitation et de la délégation. Cette dernière étant essentiellement entendue comme délégation du « sale boulot ».

15L’étude de l’organisation du travail comme division des tâches et des hommes, ou division technique et sociale, doit être complétée par celle de la division morale et psychologique. La division du travail est autant une question de respectabilité (et donc d’image de soi) que de compétences et de savoirs spécialisés.

16Dans un article intitulé « Le travail et le soi » (1951), Hughes souligne que le « métier est l’un des éléments pris en compte pour porter un jugement sur quelqu’un et, certainement, l’un des éléments qui influence le plus la manière dont on se juge soi-même. […] Le métier d’un homme est l’une des composantes les plus importantes de son identité sociale, de son moi, et même de son destin dans son unique existence ».

17Tout travail implique des jugements en termes de valeur et de prestige. Et tout discours sur le travail réalisé comporte une rhétorique de la valorisation de soi et de la distinction avec les métiers voisins. Valorisation et distinction qui passent par l’occultation, l’évitement, la délégation ou la subversion du « sale boulot ».

18Dans ses textes, Hughes dégage deux axes de significations du « sale boulot » qu’il éclaire par des exemples pris à propos de différentes activités et professions. Le « sale boulot » renvoie aux tâches « physiquement dégoûtantes ou symbolisant quelque chose de dégradant et d’humiliant ». Mais il peut correspondre aussi « à ce qui va à l’encontre de nos conceptions morales les plus héroïques ». Si certains métiers comportent plus de « sale boulot » que d’autres (métiers de faible prestige, voire considérés comme indignes), tous les métiers comportent une part de « sale boulot », c’est-à-dire des tâches dévalorisées ou désagréables. Ce sont celles-ci qui seront l’objet de tentatives de délégation. « Déléguer un sale boulot est une pratique commune. Beaucoup de tabous concernant la propreté, et peut-être même beaucoup de scrupules moraux, dépendent, dans la pratique, du succès avec lequel l’activité tabou est rejetée sur quelqu’un d’autre » (1951).

19Cette remarque apparaît essentielle pour comprendre les processus de hiérarchisation sociale des activités et des professions, et les phénomènes de projection qui les supportent. Cette notion de Hughes retenue ici nous semble féconde, d’un point de vue heuristique, pour explorer non pas tant, en ce qui nous concerne, les processus de mobilité professionnelle individuelle (accès à un niveau supérieur dans la hiérarchie du métier) ou du métier lui-même (élévation du métier au statut de profession) que l’expérience subjective de ceux qui assument des tâches « du bas de l’échelle de prestige et de désirabilité », ceux à qui le sale boulot, ou une part de celui-ci, a été délégué.

Travail et souillure

20Sans méconnaître les particularités des situations de travail étudiées, ainsi bien sûr que les singularités du rapport subjectif au travail, on peut explorer, dans divers champs d’activité, les incidences de la confrontation au sale, à l’impur, à la souillure dans l’exercice professionnel. Que cette confrontation soit au cœur de celui-ci ou qu’elle ne constitue qu’une part des activités réalisées.

Les professionnels de l’ordure

21Pour les professionnels travaillant à la collecte, aux opérations de stockage ou d’incinération des déchets, la proximité à cet objet déchu est incontournable.

22Le déchet est d’abord une place, un rang : celui du bas, de l’inférieur, de l’impur, de l’infect, de l’indigne, de l’intouchable. « Dans la société moderne, le déchet apparaît comme le paria repoussé hors classement économique, socialement considéré et matériellement expulsé des lieux centraux à la façon des intouchables hors castes, affectés aux basses besognes de la société brahmanique de l’Inde traditionnelle. » J. Gouhier (1984) indique ici combien la question de l’exclusion est corrélative à celle des déchets et à leur traitement. Cet objet mobilise un ensemble de processus psychiques et sociaux en vue d’assurer la différenciation, la séparation et la mise à distance.

23Le rebut est constitué par le procès d’expulsion – exclusion qui le définit. Car au commencement est la rupture : on entend d’ordinaire par « déchets » ce qui est jeté, ces restes, ces chutes, ces suppléments inutiles qu’on abandonne, pense-t-on, à leur nature, au travail de la désagrégation et de la disparition. Pourtant, si pour le profane le devenir du rebut s’arrête au couvercle de la poubelle, les professionnels du déchet œuvrent à leur traitement.

24Il n’est pas aisé de se présenter comme expert ou professionnel du déchet, comme de faire reconnaître l’intérêt d’une recherche sur cet objet condamné. Nous avons nous aussi expérimenté les attitudes de nos interlocuteurs (Lhuilier D., Cochin Y., 1999) quand nous les informions de notre nouvel objet de recherche. La réaction est d’abord celle de la surprise (« ah, vous travaillez sur “ça” »), vite suivie de l’expression d’une certaine commisération (« ben oui, il en faut bien des gens qui s’occupent de “ça” »). Ceux qui manipulent les ordures, les rebuts, comme les éboueurs, les vidangeurs, les égoutiers, les équarrisseurs, les fossoyeurs… ne bénéficient pas d’une image sociale très valorisante… pas plus que le chercheur qui se perd dans ces zones cloacales. Ils rencontrent au mieux la compassion, au pis le mépris. Ici, on est massivement contaminé par ce qu’on manipule ou ce qu’on examine. De son « reste de terre » (Freud, 1913), l’humain s’accommode mal et il n’a de cesse d’essayer de le dissimuler, de l’oublier. Ceux qui campent sur ce reste-là s’exposent au même procès d’exclusion que celui qui vise la chose déchue.

25Faire du déchet son objet de travail n’est pas simple. C’est se confronter au dégoût, à la répulsion, la sienne propre et celle des autres qui ne manquent pas de porter un regard méprisant sur ces activités ou détournent le regard pour maintenir le rebut dans l’oubli. Étrange intérêt que celui porté à ce qui est jeté. Étrange et risqué, car « quiconque étudie de telles choses se voit considéré comme à peine moins inconvenant que celui qui fait réellement des choses inconvenantes » (Freud, 1913). L’histoire de la profession imprègne les représentations : la contagiosité du déchet apparaît résistante aux tentatives de neutralisation de sa portée dégradante.

26Essentiellement masculins, ces métiers de collecte des déchets reproduisent la division du travail qui autorise l’homme à investir la rue alors que la femme (hormis la femme de rien, la femme publique) est attachée à l’espace domestique. L’enlèvement des ordures est d’abord l’affaire des « déchets » sociaux : mendiants, pauvres, infirmes, indigents, vieillards, constituent l’essentiel de la main-d’œuvre employée par les entrepreneurs de boues. Cette organisation traduit « le projet d’évacuer tout à la fois l’ordure et le vagabond, les puanteurs de l’immondice et l’infection sociale » (Corbin A., 1982).

27Puis, le développement des opérations de collecte, recyclage, élimination des ordures s’accompagne d’une organisation de véritables métiers fortement hiérarchisés. La corporation des professionnels du rebut définit les rangs attribués à chacun en fonction de l’importance du contact avec l’ordure que l’activité requiert. La pondération du « sale boulot » s’établit sur ce critère de proximité au dégoûtant, à l’abject. Le ramasseur, le coureur, le placier, le balayeur, le tombelier (aujourd’hui conducteur de benne), le maître chiffonnier…, chacun prend place dans une hiérarchie qui positionne à son sommet ceux qui sont dispensés d’une manipulation de l’ordure. En 1883 naît notre poubelle, à l’initiative d’un préfet du même nom, qui oblige tous les propriétaires d’immeubles à installer des boîtes à ordures afin de faciliter leur transport hors de la ville. Ce mouvement d’expulsion – mise à distance des détritus – affame les chiffonniers, les biffins, les boueux en leur soustrayant leur moyen de subsistance. Les professionnels des résidus se mobilisent, mais le développement industriel étrangle progressivement les entreprises de la récupération et du recyclage qui faisaient vivre 500 000 personnes en France au siècle dernier. La mécanisation progressivement accrue des opérations de traitement de l’ordure trace la voie de métiers plus techniques, plus valorisants. L’image de la profession se modifie et la médiation de l’outil, de la machine, introduit une distance au déchet et conforte l’impératif d’évitement.

28Mais l’ordure reste envahissante, l’odeur nauséabonde colle à la peau, la pourriture attire les parasites, mouches, vers et rats pullulent. Le travailleur doit aseptiser son espace de travail non seulement pour un impératif d’hygiène, mais aussi pour pouvoir soutenir une représentation de soi qui ne soit pas contaminée par la souillure.

29Les projections massives suscitées par les installations de traitement des déchets font de ces lieux de travail un espace qui cristallise les peurs, les menaces. Mais, à la dramatisation des risques engendrés par la cohabitation avec ces installations, avec le rebut, répond l’« euphémisation » des risques par les professionnels de l’ordure. Les risques inhérents à leurs pratiques professionnelles font généralement l’objet de dénégations : « Ici, on accueille des produits toxiques, pas des produits dangereux. » En revanche, le risque d’une identification cohésive à l’ordure est, lui, majeur. Le regard de l’autre tend à les assimiler à l’objet sur lequel ils travaillent.

30Les défenses alors mises en œuvre sont à la mesure de l’intensité de la menace identitaire. C’est ainsi qu’on peut entendre la revendication d’un professionnalisme qui allie compétences techniques et rigueur éthique. Dans cette même perspective, les pratiques discursives des professionnels du rebut suivent ce même processus de technicisation : le vocabulaire utilisé vise à supprimer la charge affective associée à l’univers de l’ordure. La langue utilisée pour signifier cette chose doit être épurée, dégagée de la fange qui colle au signifiant. Déchet est moins inconvenant qu’ordure, l’excrément est à peine plus acceptable que la merde, le corps euphémise la répulsion que suscite le cadavre ou la charogne, la dégradation est préférée à la décomposition qui vaut toujours plus que la pourriture. Ici, comme toujours mais plus que jamais, il appartient au signe comme tel d’exercer une fonction de déni à l’endroit du réel qu’il signifie. Ce sont essentiellement les champs de la technique et de l’économique qui sont sollicités par les professionnels du déchet pour recouvrir, évacuer la naturalité de l’objet. La neutralisation opérée tend à provoquer une épargne psychique à travers la redéfinition de la réalité visée. Les entrepreneurs de boue se sont transformés en industriels de la dépollution, de même que le balayeur est devenu technicien de surface et qu’aujourd’hui des bacs professionnels « hygiène et environnement » préparent aux métiers de « nettoyage des sites et d’assainissement – maintenance des réseaux de collecte, stockage, évacuation des déchets solides et liquides ». L’ensemble des professions qui touchent à l’envers de la société industrielle (société de production et consommation) sont menacées par l’occultation de ce qu’elles traitent. Quelle reconnaissance sociale de leurs activités peuvent-elles rencontrer quand la délégation du « sale boulot » s’accompagne de la relégation qui vise indistinctement l’objet et ceux qui ont la charge de son élimination ?

Les ouvriers du nettoyage

31Les ouvriers du nettoyage connaissent les mêmes stigmates. La division et l’organisation sociales du travail contribuent à rendre invisibles les conditions concrètes de leur production et de leur exécution. Aux confins du jour et de la nuit, ils circulent dans les bureaux, les hôpitaux, les gares, les bâtiments industriels, effaçant les traces négatives de l’activité humaine. De plus en plus souvent, les travailleurs qui assurent le nettoyage sont des salariés d’entreprises sous-traitantes. Travailleurs immigrés, femmes entrant dans le marché du travail ou y revenant après une suspension plus ou moins prolongée, jeunes sans diplôme en quête d’une insertion professionnelle, ouvriers vieillissants relégués aux marges de la production…, l’insertion dans le nettoyage est révélatrice des rapports de domination et de la division sexuelle et sociale du travail. Ce sont les éléments vulnérables de la force de travail qui constituent la main-d’œuvre assurant cette fonction sociale socialement dévalorisante et dévalorisée.

32Le thème de l’indignité est omniprésent dans ces emplois, d’autant que les formes de gestion de ces « ressources humaines » ravivent encore l’épreuve du « boulot sale » par le peu de considération reçue. Quand les personnes sont traitées comme des rebuts, quand elles ont le sentiment d’être exploitées, méprisées, dévaluées, la menace de la contamination du sale trouve des résonances qui amplifient l’atteinte narcissique.

33Si les ouvriers du nettoyage savent l’utilité sociale de leurs activités, celle-ci n’est reconnue qu’en temps de grève, lorsque la poussière s’accumule et que les poubelles débordent. Le travail ne se donne à voir qu’à partir du moment où il n’est pas exécuté. C’est son absence qui le révèle. Le travail répétitif, obscur et sans gloire, est réalisé sans témoins « extérieurs », à un moment choisi pour ne pas perturber l’activité des usagers du site. Or, « en l’absence des donneurs d’ordre et des usagers, la visibilité du travail fourni compte peut-être d’autant plus. Traces et absence de trace font l’objet de lectures réciproques, elles révèlent une réalité qui oscille entre rapports de travail et relations de servitude. C’est à l’absence de traces et/ou de poussière que s’évaluent, se mesurent la propreté et la qualité du travail fourni » (Bretin H., 2000).

34Du côté des ouvriers du nettoyage, le recours à la réhabilitation par la technicité est plus difficile que pour les professionnels du déchet. Même si le secteur de la propreté tente de promouvoir des valeurs écologiques et scientifiques dans sa quête de professionnalisation, les activités réalisées renvoient à la sphère du domestique. La reconnaissance de la qualification suppose l’extraction de l’activité de l’univers du privé : toutes les tâches qui entretiennent une proximité trop étroite avec l’activité domestique sont exposées au même sort que celles traditionnellement réservées aux femmes dans la sphère ménagère et familiale : l’invisibilité et donc le défaut de reconnaissance sociale. Aussi, on peut comprendre la forte féminisation des emplois de la propreté comme le prolongement salarial de l’assignation traditionnelle des femmes aux travaux domestiques non qualifiés.

35Cette problématique du travail féminin invisible n’est pas sans évoquer l’étude de L. Le Guillant (1963-1984), sur « la condition des bonnes à tout faire ». Il n’y a pas d’activité de travail sans adresse, c’est-à-dire sans destinataire, mais celles du domestique restent engluées dans l’obscurité des territoires de l’intime. Plus que d’exploitation, il est bien question de néantisation par défaut de regard porté sur soi : la condition de bonne à tout faire décrite par Le Guillant est caractérisée certes par la servitude, mais aussi par un déni du travail produit et c’est ce déni qui, par extension, rend celle qui l’effectue invisible, « inexistante ».

36C’est aussi ce paradoxe que constitue toute activité à la fois invisible et nécessaire qui est au cœur de l’expérience de l’injustice et du ressentiment. Le discours du ressentiment est toujours présent dans les commentaires de ceux qui gagnent leur vie en effectuant « le sale boulot » des autres.

37À la question posée par Gold (1950) aux concierges interviewés pour son étude « Qu’est-ce qui est le plus dur dans votre travail ? », ils répondirent presque tous à peu près ainsi : « Les poubelles. Souvent les détritus sentent mauvais et sont dégoulinants. Vous savez, tout le monde ne peut pas supporter la vue de déchets dégoulinants. Je m’habitue, mais ça a été dur au début. » Ou comme le disait un autre concierge : « Le plus dur ? C’est qu’il y a des détritus qui jonchent le sol devant l’incinérateur. C’est ça le pire dans ce métier. Ces salauds de locataires ne veulent pas y mettre du leur. Vous leur dites une fois et, le lendemain, c’est la même chose, il y en a partout. » Ici, il est clair que le dégoût physique du concierge n’est pas seulement lié aux détritus, mais concerne aussi les locataires. La partie physiquement répugnante du travail du concierge est directement liée aux locataires. Et d’une manière plus générale, les producteurs de services (qui comprennent une part de sale boulot « délégué ») luttent constamment contre les consommateurs de ces services pour défendre leur dignité personnelle, pour se dégager de relations infiltrées de rapports de servitude, pour faire reconnaître leur autonomie et leur professionnalisme.

Impureté et travail de soin

38Le soin constitue une activité noble, reconnue et valorisée socialement. Il s’agit bien de neutraliser et d’extirper le mal pour rendre la santé et le bien-être. Mais cette activité comporte nécessairement une autre face : l’exposition et la manipulation des corps et de ses excrétions, le toucher et l’effraction, l’intrusion dans l’enveloppe corporelle. Et la division morale du travail de soins semble bien être ordonnée autour d’une répartition clivant les activités au service de la vie (les activités thérapeutiques, celles des médecins d’abord, des infirmières ensuite) et les activités au service de l’épuration des traces de la mort (les aides-soignantes et les personnels d’entretien) (Lhuilier et al., 2005).

39Les aides-soignantes à l’hôpital sont habituellement chargées de l’aide à la toilette, du change des patients, de l’aide aux repas, de la réfection des lits, du nettoyage et de la désinfection du mobilier et des accessoires sanitaires. Elles assurent ce qu’il est convenu d’appeler « les soins d’hygiène et de confort ». À ce titre, elles appartiennent à l’équipe soignante, mais restent cependant en marge du soin. Elles ne tirent pas de la dignité de l’activité thérapeutique les mêmes bénéfices matériels et symboliques que le médecin ou même l’infirmière. Mais elles font de cette participation à cette activité noble une référence récurrente dans la présentation – représentation de leur fonction. La prise en charge du « sale boulot » est inséparable de la quête et de l’usage des ressources disponibles pour restaurer l’image de soi et conférer une certaine estime à son travail.

40A. M. Arborio (2001), dans sa recherche sur les aides-soignantes à l’hôpital, souligne, elle aussi, les décalages entre les données du discours mettant l’accent sur la compétence relationnelle mobilisée dans leurs activités et les données de l’observation du travail réel. Bien que les gestes que les aides-soignantes exécutent directement sur les corps constituent une dimension essentielle de leur travail, elles insistent sur la relation verbale permettant à ces gestes d’être réalisés. À la recherche de l’efficacité des gestes appliqués au corps s’ajoutent des considérations relationnelles qui ont ici plusieurs fonctions : la restauration du malade comme personne et pas seulement comme corps à nettoyer et entretenir, la restauration du travail de l’aide-soignante comme professionnel du soin et pas seulement de l’élimination du sale et des déjections corporelles. Dans l’ensemble, les aides-soignantes restent silencieuses sur la réalité des relations physiques avec les malades, sur la réalité de ce « boulot sale » à l’occasion des tâches qui les mettent en contact avec les déchets corporels. Tâches socialement dévalorisées, stigmatisées, généralement reconnues comme dégradantes et laissées aux catégories sociales les plus basses.

41Les déchets humains sont par excellence l’excrément et le cadavre. Le changement de statut que connaît « l’objet », quand il est jeté, le fait basculer dans un autre « monde ». Le moment critique de la vie du corps est l’instant où l’objet quitte un ordre pour entrer dans son envers, celui de la non-vie. La chute de l’objet hors du champ des valeurs positives le précipite dans celui qui est associé à leur négativité. L’excrément est bien ce qui sort du corps et qui permet la première expérience du corps mort, issu du vivant : c’est à travers lui que se réalise la première appréhension de la mort. Quant au corps devenu cadavre, il constitue une évidente menace à la quête fantasmatique d’immortalité. Le cadavre, ce qui a irrémédiablement chuté, signe les limites de la condition de vivant. « Le déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre. Ces humeurs, cette souillure, cette merde, sont ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort. J’y suis aux limites de ma condition de vivant. De ces limites se dégagent mon corps comme vivant. Ces déchets chutent pour que je vive, jusqu’à ce que, de perte en perte, il ne m’en reste rien et que mon corps tombe (cadaver) tout entier, au-delà de la limite, cadavre. » (Kristeva J., 1980.)

42La portée mortifère des déchets humains est à la charge des aides-soignantes : évacuation, neutralisation, épuration, éviction du champ perceptif. Le déchet, comme l’excrément, est un produit de la désassimilation, partie séparée du corps ou de l’objet. Il convient de les faire disparaître, car ces restes déchus révèlent une brisure de l’unité, une perte d’appartenance.

43Le médecin aussi est en contact avec l’impur, avec la saleté physique, mais dans une moindre mesure. On peut même considérer que les activités des aides-soignantes consistent à préparer le matériau – le patient – avant l’intervention du médecin pour épurer celui-ci de toutes les scories qui viendraient parasiter la face noble du soin.

44La division hospitalière du travail reflète, à sa façon, le degré d’impureté des fonctions remplies. Les infirmières délèguent les plus humbles de leurs tâches traditionnelles aux aides-soignantes et aux femmes de service. « La pureté physique de l’organisme humain dépend d’équilibres fragiles ; les médecins et ceux qui les assistent interviennent aux frontières où ces équilibres sont, de fait, souvent perturbés. Rendre la santé (c’est-à-dire, une forme de pureté), voilà le grand miracle. Ceux qui opèrent ce miracle sont plus qu’absous de l’impureté potentielle de leurs tâches ; mais ceux qui accomplissent les tâches humbles, sans être reconnus comme les auteurs de ces miracles, n’ont droit qu’à un médiocre prestige. Ce qui permet d’insister sur le fait que la division du travail va bien au-delà du simple phénomène technique, et qu’elle contient d’infinies nuances psychosociologiques. » (Hughes E. C., 1956.)

Travail sur l’Homme, travail pour l’Homme

45Dans son article sur la division du travail et le rôle social, Hughes (1956) souligne les nuances signifiantes qui distinguent des activités consistant à faire quelque chose pour quelqu’un ou sur quelqu’un ou à quelqu’un. La distinction s’appuie sur l’expérience des usagers, des clients, plus aisément que sur celle des auteurs de ces activités : l’enfant à l’école, le patient à l’hôpital psychiatrique, le détenu en prison… peuvent avoir le sentiment d’être traités comme des objets (et non des sujets) au service d’autres fins que leurs propres intérêts. Le « pour quelqu’un » peut se changer en « à », quand l’activité est susceptible de lui porter préjudice, de porter atteinte à son intégrité psychique et somatique. « Partout où un minimum de pouvoir de coercition, exercé par le verbe ou par la force, s’avère nécessaire à la réalisation d’une tâche, peut exister la tentation d’en abuser et même d’y prendre plaisir, que ce soit chez les instituteurs, chez les garçons de salle des hôpitaux psychiatriques ou chez les gardiens de prison. » (E. C. Hughes, 1956.)

46L’analyse de la complexité de la position professionnelle du surveillant de prison et des contradictions dans lesquelles il se trouve pris peut éclairer notre propos. Cette analyse ne peut, de notre point de vue, se dispenser de la prise en compte de l’expérience de l’incarcération faite par les détenus. En effet, celle-ci fonctionne comme un miroir pour le surveillant : il peut accepter ou refuser de s’y regarder, mais il ne parviendra jamais complètement à se soustraire aux regards des détenus (Lhuilier D., 2001).

47La relation surveillant/détenu est structurée autour de principes concourant à assurer la séparation entre ces deux catégories de population en situation de cohabitation obligée. L’exercice de la contrainte comme la gestion d’un grand nombre de personnes incarcérées se soutiennent d’une objectivation des personnes. L’anonymat et la distance dominent. De plus, la méfiance est considérée comme une attitude indispensable face aux détenus sous peine de s’exposer à des manipulations ou déceptions inévitables. Le rapport au détenu se doit donc d’être limité, contrôlé, toujours vigilant… L’échange et la réciprocité sont suspectés d’une familiarité qui pourrait signaler un risque de compromission, de corruption. L’impératif du « chacun à sa place » est affirmé non seulement comme indispensable à la construction d’un rapport d’autorité, mais aussi comme condition d’une préservation de soi : l’imposition de contraintes et de privations suppose de se représenter ceux sur lesquels elle s’exerce d’une manière qui légitime et valide ces pratiques. Ces représentations sont structurées par le clivage et la projection, alimentant ainsi la distance et la stéréotypie des images. La relation aux détenus apparaît alors pleine de pièges et de menaces, alors même qu’elle est indispensable, et à la réalisation des missions imparties, et à un allègement de la charge psychique de travail.

48En effet, l’équilibre interne à la détention suppose la coopération des détenus et celle-ci ne peut s’obtenir sans l’établissement de relations interpersonnelles qui engagent chacun des partenaires dans un rapport d’échange et de dialogue. Pour que se maintienne le calme en détention, pour que s’atténue, pour les uns comme pour les autres, le poids de cette situation « limite », les surveillants dérogent aux règles pénitentiaires et réintroduisent la logique commune présidant aux rapports sociaux ordinaires. Cette norme informelle de réciprocité fonde la socialité carcérale ; elle préserve une certaine forme de lien dans une institution qui la dénie.

49La relation surveillant / détenu, alors que structurellement conflictuelle, trouve son origine dans une situation de dépendance mutuelle : le détenu a besoin du surveillant pour ses déplacements et des services, le surveillant a besoin de la collaboration du détenu étant donné le déséquilibre du rapport numérique entre les uns et les autres et le fait que l’autorité légale du surveillant ne suffise pas à fonder sa légitimité. Ainsi, les surveillants sont ballottés entre une nécessaire implication personnelle dans la relation aux détenus et la préservation d’une distance et d’un investissement limité à leur égard, entre une attitude de méfiance, de vigilance continue et la confiance indispensable à l’établissement de toute relation personnelle, entre la rigueur d’une position de domination et les nuances d’un rapport de négociation et d’échange, entre un traitement objectivant des détenus à l’identité réduite à leur numéro d’écrou et un ajustement aux personnes singulières.

50La culpabilité s’exprime rarement ouvertement lors des échanges avec les surveillants, ce qui ne signifie pas qu’elle soit absente. Elle se signale, le plus souvent, par les procédures défensives mises en œuvre pour s’en défendre, car, dans cette situation de travail comme dans tant d’autres, la souffrance ne peut être repérée qu’au travers des stratégies défensives qui en ont profondément transformé l’expression. Celle-ci émerge parfois en entretien individuel, à l’abri de la censure du discours collectif dans lequel les défenses sont plus manifestes. Il est question alors du malaise qui est le leur lorsque eux-mêmes ou leurs collègues surveillants doivent exercer une certaine violence sur le détenu. Le thème de la culpabilité est associé le plus souvent à l’enfermement, à l’action concrète de fermer et verrouiller une porte : « Au départ, ça fait drôle d’enfermer des autres personnes. » Elle est liée aussi aux conditions de détention. Ou, elle s’exprime encore autour d’une interrogation sur la légitimité du recours à l’incarcération pour certains délits. L’enfermement est une forme de violence faite à l’autre et sur laquelle pèse le plus souvent un grand silence. On pense aux violences physiques susceptibles de se produire dans ce milieu clos, fermé aux regards du dehors. Les spéculations les plus fréquentes mettent en scène un surveillant malveillant, profitant de son pouvoir sur le détenu pour libérer ses pulsions agressives. On pense plus rarement à la violence plus sourde et destructrice de l’enfermement commandé par « décision de justice », mais réalisé par les agents de l’institution pénitentiaire. Et les surveillants ne peuvent en occulter les effets, alors même qu’ils sont mandatés pour maintenir cette relation de force. Ceux qui travaillent dans les établissements pour peine, et en particulier en centrale, sont directement confrontés à cette souffrance des détenus. Non plus celle du « choc carcéral » en maison d’arrêt, mais celle d’une lente dégradation. Les surveillants mesurent les effets de l’enfermement dans la durée, la dégradation physique et psychique progressive, les crises d’angoisse qui ponctuent cette évolution… La cohabitation est douloureuse : elle l’est d’autant plus que la personne incarcérée prend figure humaine, que la relation établie avec elle vient rompre avec l’indifférence que permet la distance.

51Le surveillant ne peut légitimer ses tâches de surveillance et de contrôle (à ses propres yeux), et composer ainsi avec sa conscience morale, que face à un détenu considéré comme coupable et différent. À cette seule condition, il se sentira « couvert » pour accomplir des tâches de contention et d’exclusion. Il s’assurera dans le même temps de sa propre « normalité » en percevant une anormalité suspectée chez l’autre. Jusqu’au jour où le détenu lui apparaîtra différemment, irréductiblement semblable et proche. Alors, le travail du surveillant de prison lui apparaît massivement comme « un sale boulot ».

52Le poids de cette culpabilité émerge électivement à propos des situations où l’humanité du détenu ne peut plus (ou plus difficilement) être déniée : face à un corps dénudé au moment des opérations de fouille, face à un homme qui rencontre sa femme, ses enfants au parloir. La relation de viol contenue dans l’omniprésence du regard, de la surveillance, est une violence faite aux détenus. Elle est insupportable aux surveillants qui disent souvent combien ces tâches (fouille à corps, parloir) sont les plus redoutées. La part de « sale boulot » est ici à son comble (Lhuilier D., Aymard N., 1997).

Travail et résonances fantasmatiques

53La prévalence de la problématique de la contagion – contamination (psychique – symbolique) dans certaines situations de travail est manifeste. C’est le cas, nous l’avons évoqué, des professionnels du déchet : ce dernier est contaminant, à la fois du fait des agents pathogènes dont il est porteur, mais aussi, et c’est l’axe retenu ici, du fait d’une possible assimilation à celui-ci par identification. La visibilité et la proximité du déchet menacent par ce que cette présence révèle : la trace négative de l’activité humaine, la précarité des êtres et des choses, l’emprise d’une corporéité que nous nous évertuons à gommer, l’impuissance face au temps et son issue fatale, la dimension mortifère irréductiblement liée au vivant, la résistance du réel à notre idéal de maîtrise. Un réel qui échappe à sa capture symbolique et qui se trouve saisi, appréhendé à travers le prisme du fantasme.

54Les « travailleurs du corps », comme les appelle M. Salmona (1985) – éleveurs, soigneurs, médecins, infirmières, aides-soignantes… –, sont aussi confrontés à la mort et à ses équivalents (pourriture, déchets corporels, cadavre, corps en fin de vie, infection, maladie…).

55Le traitement des déchets du corps, mais aussi les interventions sur l’enveloppe du corps ou à l’intérieur du corps réveillent des angoisses qui ne renvoient pas seulement à l’histoire singulière des « travailleurs du corps ». Il s’agit bien d’angoisses archaïques qui sont ici « sollicitées » (M. Huguet, 1983) par la réalité rencontrée au travail. La vie fantasmatique n’est pas suspendue par l’activité, a fortiori quand les cadres symboliques orientant l’activité en question sont défaillants.

56La réalité du travail contient des menaces redoutées, car entrant en résonance avec des « situations de détresse », ici celles relatives à une incertitude des frontières du soi, à une perte des limites assurant démarcation et contenance, à une menace de dissolution de la distinction du dedans et du dehors. Celles relatives à l’abjection. « Ce n’est pas l’absence de propreté ou de santé qui rend abject, mais ce qui perturbe une identité, un système, un ordre : ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte. » (J. Kristeva, 1980.) L’abject se loge dans l’univers du chaos, du mélange, du désordre, dans les troubles de l’image du corps et de l’ordre symbolique, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective.

57Les travaux de D. Anzieu (1974) sur l’interdit du toucher éclairent la double polarité du rapport aux limites dans les activités de travail évoquée : activités consistant à traiter, manipuler ce qui est frappé d’interdit, ce qui est souillure, activités qui par les identifications qui les accompagnent mettent à l’épreuve l’individualisation du soi par affaiblissement du sentiment des frontières de celui-ci. On distinguera ici l’angoisse face à la transgression et aux investissements pulsionnels libidinaux et agressifs et l’angoisse d’une altération de la démarcation entre monde intérieur et monde extérieur, entre ce qui appartient en propre au sujet, à autrui, au monde perceptif. Cette dernière renvoie aux investissements narcissiques des structures limitantes, enveloppantes et contenantes, essentiellement le Moi et son étayage corporel.

58Les différentes dualités de l’interdit du toucher, présentées par D. Anzieu (1974), contribuent tout à la fois à la constitution d’un sentiment de la cohésion et des frontières du corps, d’une distinction claire entre l’expérience interne et l’expérience externe, entre le soi et les représentations d’objets, entre objets autorisés et prescrits parce que distingués, classés, séparés. L’interdit primaire du toucher (celui du corps à corps) prépare, permet l’interdit œdipien, organisateur de la sexualité génitale et de l’ordre social. Ce dernier suppose l’instauration préalable de la différence déclinée tant pour ce qui concerne l’identité du Moi que plus globalement les ensembles de classification propre au système symbolique. Toute menace à l’ordre symbolique renverrait à la souillure synonyme d’indifférenciation du monde des objets, toute menace au sentiment d’identité du Moi renverrait à l’abjection comme trouble du rapport sujet/objet. L’une et l’autre étant associées, car l’identité du Moi ne saurait être assurée sans s’être différenciée d’un autre, de son objet, eux-mêmes soumis aux règles de différenciation/classification.

59Ce rappel des travaux de D. Anzieu est utile à la clinique du travail. En effet, les « travailleurs du corps » sont tous, mais différemment en fonction de leurs activités, confrontés à cet interdit du toucher et les peurs évoquées pourraient bien masquer les angoisses associées à cet interdit. Les soins corporels que la mère prodigue à son enfant donnent, dès le début, l’occasion d’une séparation entre deux ordres de satisfaction. Séparation qui constitue la condition du processus de sublimation sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Les soins qui se rapportent à la conservation ne seront soumis à aucun frein de principe. Par contre, tout ce qui, pour la mère, prend valeur d’incitation sexuelle est soumis à une censure. Le toucher garde cette ambiguïté première et les interdits qui le cadrent la signalent. Notre analyse du travail de soins et ses résonances fantasmatiques peuvent étonner. Renvoyer les activités de soins réalisées dans un cadre professionnel et ce corps à corps mère/enfant à l’interdit du toucher et ce qui le motive (le désir ou motions pulsionnelles agressives et libidinales) peut sembler incongru. Il reste que l’incongruité pourrait tenir à une illusion, celle de pouvoir faire disparaître la puissance du désir sous des injonctions ou des déterminations sociales.

60D. Anzieu (1985) nous offre une illustration clinique de ces activités de soins, dont la violence fantasmatique est à la mesure de la réalité de la douleur provoquée. La réalité du travail entre en collusion avec des fantasmes insoutenables. Il s’agit d’un service de grands brûlés : les soins y sont douloureux, pénibles à donner et à recevoir. Régulièrement, le patient est plongé dans un bain fortement javellisé où les soignants procèdent à une désinfection de la plaie. Ils arrachent les lambeaux de peau morte afin de permettre une régénération complète de celle-ci. « La régression du malade à la nudité sans défense du nouveau-né, à l’exposition aux agressions du monde extérieur et à la violence éventuelle des grandes personnes est difficile à supporter non seulement par les brûlés mais par les soignants […]. Un service de grands brûlés ne peut psychologiquement fonctionner que si s’instaurent des mécanismes de défense collectifs contre le fantasme de la peau écorchée, que la situation provoque inévitablement pour chacun. La marge est fragile, en effet, entre arracher des lambeaux de peau morte à quelqu’un pour son bien et l’écorcher vivant par pure cruauté. »

61Les activités de soins, outre le contact qu’elles supposent avec les déchets corporels, avec l’enveloppe corporelle, consistent bien souvent à « faire mal » pour le bien (guérison) du patient. La communication tactile est une composante essentielle de nombre d’activités (soignantes, éducatives, thérapeutiques), mais sur laquelle pèse un silence qui amplifie les résonances fantasmatiques.

62Les surveillants de prison, en charge de la contention des corps incarcérés, sont eux aussi massivement confrontés à cette problématique de la contagion – contamination.

63Mettre l’accent sur la dangerosité des détenus peut être une manière, certes paradoxale, de se protéger de l’angoisse, de la contenir par la peur. Fantasmes d’une libération des pulsions agressives qui réveillent ici la problématique de l’indifférenciation par effet de miroir entre surveillant et délinquant. Or, se représenter la personne incarcérée comme semblable à soi, c’est être confronté à l’impossibilité de légitimer la relation de force imposée. C’est aussi s’exposer à la reconnaissance de ce qui fait habituellement l’objet d’un déni : les pulsions destructrices dont nous nous protégeons en croyant que le criminel, le délinquant, est radicalement différent. Quand les surveillants mettent l’accent sur la dégradation du climat en détention, sur la dangerosité du détenu, il s’agit à la fois de restaurer les barrières qui s’effritent, les limites et les enveloppes psychiques qui concourent à la différenciation entre soi et l’autre, qui permettent de se protéger des effets de résonance de la souffrance des personnes emprisonnées, qui assoient la légitimité du rôle professionnel de ceux qui sont en charge de la sécurité.

64Distance, séparation, différenciation, sont des principes institués qui protègent le personnel de surveillance de cette vulnérabilité à laquelle le rapprochement pathique l’exposerait. Mais ils n’empêchent pas toujours le sentiment d’inquiétante étrangeté (Freud S., 1919). Aucune distance ne sépare alors le sujet de ce qu’il perçoit, le surveillant du détenu. Ce processus s’apparente à l’image spéculaire où le sujet se saisit comme un autre et où l’autre est l’image de soi. Le thème du même, du double, effleure alors que s’écroulent les barrières qui délimitent, contiennent et protègent tout à la fois. Toutes les situations de travail qui confrontent à une dilution de la distinction entre le fantasme et la réalité sont sources d’angoisse. La réalité est appréhendée comme dangereuse, car ressemblant trop au fantasme, et ce, sur fond de dilution ou défaut des systèmes symboliques qui encadrent et guident les pratiques.

65Nous avons engagé notre investigation du rapport subjectif au travail en nous appuyant sur la notion de « sale boulot » de E. C. Hughes, dans la mesure où elle permet de repérer une problématique commune aux différentes situations de travail étudiées : l’association étroite entre occultation, déni, et désaveu, stigmatisation de certains métiers ou activités.

66L’attention portée aux épreuves psychiques du travail, notamment quand celles-ci sont synonymes de réveil d’angoisses archaïques ou de conflit entre désir et interdit, s’accompagne d’une analyse des processus qui contribuent à leur amplification. Ces processus articulent différentes dimensions : les caractéristiques de l’activité et l’épreuve de réalité consubstantielle à celle-ci, les dynamiques collectives des équipes de travail, les contraintes et ressources des contextes organisationnels, l’image sociale des métiers et fonctions assurées. C’est dans cette perspective qu’on peut interroger les conditions du processus de sublimation.

Sublimation et sale boulot

67Pour reprendre la question à partir de notre interrogation initiale (qu’est-ce que le sale boulot, par quoi se caractérise-t-il, quels sont les processus qui président à sa constitution ?), ceux qui se voient attribuer le sale boulot sont-ils dans une situation où le travail de sublimation est impraticable par défaut de valorisation sociale de leurs activités ?

68La problématique de la reconnaissance est centrale dans ses liens au travail de sublimation, aux processus identitaires et au lien social. La reconnaissance s’oppose à la méconnaissance et, dans cette perspective, on comprend que ceux qui ont en charge le traitement de ce qui fait l’objet d’un pacte dénégatif (R. Kaës, 1989), ceux qui sont relégués aux espaces-poubelles du social ou des ensembles sociaux, ne peuvent bénéficier d’un regard porté sur le travail réalisé. Le travail de la sublimation est-il pour autant impossible ?

69La reconnaissance s’oppose à l’invalidation, et cet aspect nous semble essentiel quand les activités réalisées supposent d’enfreindre des interdits, de transgresser les codes de la morale commune dans une culture donnée. Le changement d’objet et de but des pulsions ne peut être réalisé sans une évaluation validante, assurant la légitimité des actes normalement condamnés. Les tâches répressives ou celles de la manipulation, voire de l’intrusion, dans le corps humain, exposent ceux qui les réalisent au risque de désaveu. Anticipant celui-ci, le repli dans un corporatisme professionnel empêche l’inscription des visées professionnelles dans l’espace et le débat public. C’est entre semblables que se « gèrent » la question de la reconnaissance et le besoin d’affiliation. D’autant que l’organisation méconnaissant, elle aussi, la réalité du travail élabore une fiction de celui-ci à laquelle ceux qui sont confrontés au réel ne peuvent adhérer.

70Ceux qui sont en charge du sale boulot ont à construire les conditions d’une légitimation qui permette d’éviter l’assimilation – identification avec l’objet déchu et /ou la transgression et qui ouvre l’accès à la sublimation. Les conditions de la sublimation ne sont pas seulement psychologiques mais aussi sociales : ces dernières renvoient à la problématique de la reconnaissance et de l’affiliation sociale qui, l’une comme l’autre, ne se résument pas à des mécanismes d’identification comme ceux sollicités par l’idéalisation. C’est dans les collectifs de travail et les communautés professionnelles d’appartenance que ces conditions peuvent (ou non) être réunies.

71La définition de règles et d’objectifs communs est le cadre signifiant des pratiques individuelles et elle est produite et continuellement ajustée à l’occasion du travail réel. Elle tend à constituer (quand les conditions de son élaboration sont réunies) une production de compromis entre projet personnel, prescriptions, discours organisationnels et exigences du réel. C’est au regard de la cohérence à ce cadre de référence et à la mesure de l’efficacité des pratiques que ces dernières font l’objet d’une reconnaissance validante, condition du travail de sublimation. C’est aussi pourquoi la reconnaissance s’obtient d’abord et essentiellement par les pairs, même si celles des destinataires de l’activité (usagers, clients, patients…) et de la hiérarchie importent aussi.

72Le désir d’affiliation n’est pas désir d’identification dans une quête de communion entre semblables. L’illusion groupale (D. Anzieu, 1981) est bien une production imaginaire qui suspend l’épreuve de réalité. Le collectif de travail, à moins de suspendre son activité et de rejoindre alors les dynamiques groupales des groupes sans tâche (G. Amado, 1999), est, autour et à l’occasion de l’acte, engagé dans un travail de construction de cadre symbolique signifiant et légitimant.

73La sublimation lie la part de soi investie dans le travail à sa reconnaissance par autrui ; un autrui reconnu et estimé comme susceptible de jugements signifiants et un partenaire de « jeu » au sens winnicottien, un jeu qui mène au je. La part créative requise par l’activité ne peut être éclairée par un rabattement de l’analyse sur les transformations de l’énergie pulsionnelle. La créativité (comme la sublimation) est inhérente aux processus de développement de l’homme et du monde des hommes. Elle ne renvoie pas seulement à la production d’œuvres d’art, mais à une approche de la réalité extérieure qui ne soit pas celle d’un simple ajustement et qui la saisisse dans un entre-deux, entre symbolique et imaginaire. Les notions d’aire intermédiaire, d’ « espace potentiel » et « transitionnel », source de la sublimation et de l’expérience culturelle par la voie du jeu, notions centrales dans l’œuvre de D. W. Winnicott (1971), nous semblent essentielles pour éclairer la part créative de l’activité. La part du possible, parce que potentiellement trouvable, cette part créée et déjà là.

74Car « le possible n’est pas affecté à l’objet, au sujet ou aux autres. C’est d’abord entre eux qu’il faut le chercher si on veut avoir quelques chances de le trouver en eux » (Y. Clot, 1999). On trouve ici à nouveau les trois pôles de l’activité qui constituent autant de déterminations à prendre en compte pour qu’un affranchissement de leurs contraintes puisse être réalisé et qu’une issue créative puisse être trouvée.

Conclusion

75La notion de sale boulot de C. H. Hugues me semble féconde, d’un point de vue heuristique, pour aborder, de manière transversale dans différentes recherches, la question de la division du travail non seulement comme division technique et sociale, mais aussi morale et psychologique.

76Plusieurs niveaux d’approche peuvent être alors envisagés : au plan macrosocial, on s’intéressera à la hiérarchisation des professions, à la valorisation sociale associée aux fonctions assurées et aux processus qui permettent d’affirmer la consistance et l’efficience de la structuration sociale par l’éviction à sa périphérie de ce qui porte la marque du négatif. Cette éviction, qui traduit un mode de neutralisation du « mal » et de purification par rejet et mise à l’écart, fabrique des organisations et des métiers spécialisés dans le traitement des « résidus » (prison, hôpitaux, industrie du déchet, secteurs de « l’humanitaire » et du travail social…).

77En matière d’organisation productive, cette même division du travail est à l’œuvre et conduit à la distinction entre métiers modestes ou invisibles et professions valorisées, ou plus généralement elle contribue à éclairer les enjeux de délimitation et de délégation du travail. Toutefois, les enjeux ne se limitent pas à ceux de la respectabilité, de la dignité sociale. Ils concernent aussi les conditions nécessaires à la confrontation avec ce qui est constitué, par le procès d’expulsion même, comme « mauvais objet ». Au niveau enfin de chaque poste ou de chaque fonction, on retrouve cette même différenciation entre la part visible, investie, reconnue du travail et celle qui est évaluée comme dégradante ou menaçante.

78En nous référant à différents secteurs professionnels, le champ du « sale boulot » paraît recouvrir essentiellement les activités qui confrontent à la souillure et à la transgression.

79Souillure de l’ordure, du sale, de l’impur qui met à l’épreuve du risque réel et fantasmatique de la contamination/dégradation. Transgression de la règle et mécanismes de répartition des risques pris en dérogeant au prescrit, mais aussi transgression d’interdits et délégation du poids de la faute et de la culpabilité associée.

80L’appartenance à un collectif de travail et/ou à une communauté professionnelle ne permet pas seulement la mise en commun des défenses. Elle donne accès à une référence identificatoire qui contribue à la différenciation des places et des rôles, à l’espace où se reconstruit le sens du travail (reconstruction nécessitée par l’épreuve de réalité que comporte toute activité) et la validation – légitimation des pratiques de chacun. S’y « tricotent » les trames symboliques qui permettent de se saisir d’une part du réel et de domestiquer les résonances fantasmatiques de la relation avec « l’objet » du travail.

81Dans le champ du « sale boulot », la précarité du sens du travail est amplifiée. Aussi, le sens est-il toujours à réélaborer dans l’intersubjectivité née de la coactivité pour tenir une position professionnelle assurant délimitation et contenance.

82Cette construction intersubjective nécessite échanges, débats, confrontations. Elle implique l’existence d’une « aire de jeu », d’un « espace transitionnel », où se travaille la question des limites. Celles qui tracent les frontières mouvantes du possible et de l’impossible comme celles qui contribuent à différencier l’acceptable de l’inacceptable, sur le plan des valeurs morales pour une pensée et une mise en débat des moyens et des fins poursuivies dans le travail. Ces questions sont essentielles pour toute activité (Dejours C. 1998, Molinier P., 1998). Elles le sont plus encore quand le travail confronte à l’univers de la souillure et/ou de la violation des interdits.

83Ici se dessinent les territoires du négatif où œuvrent ceux qui sont en charge du « sale boulot ». Affectés aux « basses besognes », ces professionnels sont, eux, condamnés à une impossible occultation du réel constitué par le négatif ainsi projeté. Chez les travailleurs de l’ombre ou les professionnels stigmatisés, c’est bien au sein des collectifs de travail et des communautés professionnelles que se construit continûment, dans un va-et-vient entre épreuve et dépassement des limites du réel, le cadre signifiant et validant des pratiques individuelles.

84Nombre de professions relevant du « sale boulot » étaient encore récemment inscrites dans des processus de filiation-transmission. On était surveillant de prison, policier, fossoyeur, égoutier… de père en fils. L’héritage, familial et professionnel à la fois, constituait une « structure de sollicitation » aux investissements de sujets qui pouvaient y puiser matière à sublimation au sens où la signification et la valorisation sociale de l’activité étaient, d’une certaine manière, déjà là. Aujourd’hui, elle est à créer et non plus donnée. Cette création est bien l’une des conditions de la sublimation et du plaisir au travail.

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Mots-clés éditeurs : division morale du travail, sale boulot, sublimation, souillure, transgression

Date de mise en ligne : 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/trav.014.0073

Notes

  • [1]
    Le travail de terrain réalisé s’inscrit dans la tradition de la recherche-action, « projet qui répond à la fois aux préoccupations pratiques d’acteurs se trouvant en situation problématique et au développement des sciences sociales par une collaboration qui les relie selon un schéma éthique mutuellement acceptable », Rapoport, 1973.
  • [2]
    Parmi ces recherches, on peut mentionner celles de Sutherland (1937) sur le voleur professionnel, de Cressey (1937) sur les entraîneuses de boîtes de nuit, de Becker (1962) sur les musiciens de jazz, de Davis sur les chauffeurs de taxis, de Habenstein sur les entrepreneurs de pompes funèbres.

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