Notes
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[1]
« Données pratiques sur le reclassement professionnel des malades mentaux », Annales médico-psychologiques, 1956, 2 : 273-280.
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[2]
Préface de P. Sivadon, Paris, Lefrançois, 1964.
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[3]
« Psychopathologie du travail », L’évolution psychiatrique, 1952, 3 : 441-474.
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[4]
Le Guillant L., 1954, « Introduction à une psychopathologie sociale », L’évolution psychiatrique, 1 : 1-52.
-
[5]
« Phénoménologie du travail », L’évolution psychiatrique, 1957, 4 : 693 (réédité dans Travailler, 1999, 2 : 13-38).
-
[6]
Veil C., 1959, « Introduction à la psychiatrie sociale », Bulletin du Cerp, t. viii, p. 33.
-
[7]
Veil C., « Phénoménologie du travail », op. cit., p. 705.
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[8]
Ibid., p. 706.
-
[9]
« Psychopathologie du travail », L’évolution psychiatrique, 1952, 3 : 464.
-
[10]
« Phénoménologie du travail », op. cit., p. 693.
-
[11]
Ibid., p. 714.
-
[12]
Ibid., p. 703.
-
[13]
« La reprise du travail », rapport présenté aux Journées de la santé mentale de 1955, L’hygiène mentale, 1956, 1.
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[14]
« La sécurité au travail », rapport présenté aux Journées de la santé mentale de 1958, L’hygiène mentale, 1959, 1 : 44-67.
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[15]
« L’absentéisme », rapport présenté aux Journées de la santé mentale de 1959, L’hygiène mentale, 1 : 60.
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[16]
Ibid., p. 76.
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[17]
C. Veil s’en explique en particulier dans « Inadaptation au travail professionnel, étude systématique de quelques signes cliniques » (Biotypologie, 1954, 1-4 : 13-22) et « L’attitude épidémiologique » (L’évolution psychiatrique, avril-juin 1968 : 253-262).
1Parmi de multiples engagements personnels, le nom et la personne de Claude Veil (1920-1999) resteront indissociables des premières fondations d’une psychopathologie du travail en France. Il en fut en effet l’un des principaux artisans, avec Paul Sivadon et Louis Le Guillant qui, chacun à leur façon, plaidaient pour une psychiatrie élargie aux troubles liés au travail et pour que soient prises en compte les exigences proprement humaines du travailleur dans les nouvelles formes d’organisation et de rationalisation du travail.
2Bien que de vingt ans leur cadet, C. Veil a été le témoin attentif du mouvement de réforme défendu par le jeune Syndicat des médecins des hôpitaux psychiatriques à partir de 1945 en vue d’impulser une autre conception de l’assistance psychiatrique et une autre idée de la mission du psychiatre dans la société. Pour ces militants que furent G. Daumézon, H. Ey, P. Balvet, F. Tosquelles, P. Sivadon, L. Le Guillant, L. Bonnafé, l’ancien asile, lieu de relégation, de contention et de chronicisation, ne pouvait réellement devenir « hôpital psychiatrique » que si les psychiatres s’engageaient à soigner les malades en vue d’une « sortie » rapide et à accompagner leur réinsertion dans leur milieu de vie et de travail.
3Prônant l’indivisibilité de la prévention, de la cure, de la postcure, ces psychiatres opèrent une rupture radicale avec les pratiques héritées et jettent les bases de modes d’intervention et de questionnements qui rendront possible l’émergence d’un nouveau domaine de préoccupations et de pratiques : la psychopathologie du travail.
4La première démarche de cette minorité active de psychiatres consiste à mettre en œuvre des thérapeutiques actives – sociothérapie et ergothérapie – au sein de l’hôpital, en misant sur les ressorts de l’activité en tant que « médiation » entre le malade et les autres, le malade et son monde. Le travail thérapeutique et le travail à l’hôpital sont alors l’occasion de s’interroger sur les potentialités restructurantes et resocialisantes du travail, mais aussi d’en faire un puissant levier de réadaptation à la vie sociale et professionnelle. De fait, au début des années 1950, le projet de réadaptation professionnelle des malades mentaux fait écho aux nouvelles politiques sociales étroitement articulées au travail et au statut de travailleur – sécurité sociale, médecine du travail –, ces dernières projetant à leur tour sur les thérapeutiques par le travail les valeurs et significations sociales accordées au travail « réel ».
5La seconde démarche, complémentaire de la première, conduit ces psychiatres à se tourner vers les milieux de vie afin de sensibiliser les professionnels et responsables de collectivités aux signes précurseurs de troubles mentaux, mais aussi de vaincre les manifestations de rejet que suscite la maladie mentale. Cette « psychiatrie d’extension », ou psychiatrie sociale, suppose, évidemment, d’établir des collaborations avec les responsables des écoles, le monde des armées, des prisons, de la justice, le milieu étudiant… et celui du travail.
6C’est dans cette période d’effervescence de la psychiatrie que C. Veil, alors jeune psychiatre, interne de la Sécurité sociale, rejoint P. Sivadon à l’hôpital de Ville-Évrard, en 1947, au moment où ce dernier met en place, à titre expérimental, le premier centre de traitement et de réadaptation sociale agréé par la Sécurité sociale. C’est dire que, d’emblée, l’entrée en scène de C. Veil dans le monde de la psychiatrie se fait sous le signe de la réadaptation sociale et professionnelle.
7Autre signe de sa mobilisation pour la défense de la santé des travailleurs, sa présence dans les houillères du Nord, en 1949. Intégré en tant qu’ingénieur en organisation, il s’efforce de démontrer que les méthodes d’évaluation des coefficients de fatigue et des « tables de repos » inclus dans le calcul des temps ne tiennent pas compte de la détérioration des fonctions organiques dans la durée, a fortiori des altérations de la santé qui en résultent à terme pour les travailleurs. Les observations minutieuses et les mesures effectuées pendant deux ans sur les mineurs dans l’exercice de leur travail font l’objet de sa thèse de médecine, La fatigue industrielle et l’organisation du travail : pourcentage de repos, rythme optimum, détérioration somatique, soutenue en 1952.
8Par la suite, C. Veil prend les fonctions de psychiatre-consultant auprès des services de reclassement professionnel du département de la Seine, acquiert dans le même temps la formation de médecin du travail et complète ses connaissances en psychologie à l’Institut de psychologie de Paris. C’est ainsi qu’au début des années 1950, il est, pour un temps, médecin du travail auprès des services médicaux du secteur du bâtiment et des travaux publics, puis à Edf, et y exerce tout particulièrement son regard de psychiatre.
9À partir de cette date, c’est à nouveau en relation étroite avec P. Sivadon que C. Veil poursuit son action en direction des travailleurs désadaptés, en organisant désormais l’essentiel de son activité autour de trois pôles : les services de reclassement professionnel, L’élan retrouvé et la Ligue d’hygiène mentale.
10Au début des années 1950, il est encore le seul praticien assurant l’expertise psychiatrique dans les services de reclassement professionnel de la Sécurité sociale, de l’Inspection du travail et de l’Office public d’hygiène sociale de la Seine. La diversité des situations étudiées, depuis les séquelles de maladies, d’accidents, ou les effets d’arrêts prolongés, jusqu’aux suites d’épisodes psychiatriques, et l’intrication fréquente de difficultés d’ordre somatique et psychique le conduisent à réclamer la présence systématique de psychiatres dans tout service de reclassement, tant il lui apparaît que chez l’ancien malade, a fortiori le travailleur en butte à des troubles mentaux, l’examen des capacités dynamiques du candidat a une valeur tout aussi décisive que celui des aptitudes psychotechniques. Son expérience de praticien hospitalier lui permet en effet de mesurer à quel point « le malade mental est un homme comme les autres, mais n’est pas un malade comme les autres » et combien il est difficile d’offrir un « vrai travail » adapté aux capacités de ces malades [1].
11Face aux problèmes posés par le reclassement professionnel des malades mentaux, il faut donc envisager d’autres types d’actions : soutenir la création de centres d’apprentissage et d’ateliers spécialisés ou protégés, encore inexistants, mais aussi se déplacer vers le terrain du travail réel afin de développer la prévention, le dépistage et l’information, en particulier par une collaboration étroite avec les services médicaux et sociaux d’entreprise.
12L’association L’élan retrouvé devient rapidement l’épicentre d’un certain nombre d’activités étroitement articulées au monde du travail. Créée en 1948, par P. Sivadon, afin d’offrir aux anciens malades mentaux un lieu de rencontre, d’écoute et de conseil, cette structure originale qui regroupe ses proches collaborateurs – tels C. Veil, J. de Verbizier, R. Amiel, C. Balier, I. Soboul – bénéficie également des compétences de ce que C. Veil lui-même appelle la « fratrie Sivadon » : Jeanne Sivadon est conseillère du travail, directrice de l’École des surintendantes d’usine ; André Sivadon est médecin-chef des services médicaux pour le secteur du bâtiment et des travaux publics. L’Élan sert ainsi de creuset au projet d’une psychiatrie du travail dont C. Veil est l’un des plus ardents défenseurs. Largement inspiré des exemples anglo-saxons, ce projet consiste à doter les services médicaux d’entreprise – ou interentreprises – de praticiens ayant reçu la double formation de psychiatre et de médecin du travail, c’est-à-dire de médecins du travail bénéficiant, selon l’expression de C. Veil, d’une « surspécialisation ». En France, la lettre de législation tranche en défaveur du projet, les médecins spécialistes devant choisir entre leur spécialité et l’exercice exclusif de la médecine du travail, mais l’esprit d’une psychiatrie du travail n’en est pas entamée pour autant, le psychiatre pouvant épauler le médecin du travail en tant qu’expert ou consultant.
13C’est donc à partir de L’élan retrouvé que P. Sivadon et C. Veil élargissent et renforcent les relations qu’ils entretiennent déjà avec les médecins du travail depuis les services sociaux de l’hôpital psychiatrique et les services de reclassement professionnel. En 1953, ils ouvrent, avec quelques psychiatres également dotés d’une formation de médecin du travail, une « consultation de psychopathologie du travail », à l’instar de celle qu’A. Sivadon et J. de Verbizier ont déjà mise en place en 1952, pour les salariés du secteur du bâtiment. Dans l’esprit de leurs promoteurs, ces consultations s’adressent à tous les salariés qui peuvent être aidés et suivis sans interrompre leur activité professionnelle, en particulier les sujets dont l’aptitude au travail est perturbée par des conflits familiaux ou affectifs, d’anciens malades qui éprouvent des difficultés à reprendre le travail, des travailleurs confrontés au problème de l’alcoolisme ou souffrant de troubles fonctionnels et psychosomatiques. D’une façon générale, les psychiatres attachés à ces consultations portent une attention particulière aux « psychonévroses de travail » et s’efforcent de restaurer, par un travail de psychothérapie, « une meilleure adaptation au travail des sujets traités ». Enfin, ces consultations peuvent également avoir fonction d’expertise pour des sujets qui posent des problèmes particuliers d’aptitude au travail – épilepsie, accidents fréquents, sujets instables.
14Mais il est, pour ces psychiatres, une autre préoccupation : celle de la formation des médecins du travail en matière de psychiatrie et de psychopathologie. En effet, non seulement la loi de 1946 sur la médecine du travail confère à celle-ci un caractère général et obligatoire, mais elle élargit considérablement les missions du médecin du travail. « Éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail, veiller à l’adaptation des salariés à leur poste, s’attacher à l’amélioration des conditions de travail, à l’adaptation des techniques de travail, à la physiologie humaine, à l’élimination des produits dangereux, à l’étude des rythmes de travail », tout ceci suppose des connaissances dans un grand nombre de domaines que les médecins du travail, encore peu nombreux et peu formés, ne possèdent que très partiellement. En outre, la diffusion de la rationalisation du travail, les nouvelles procédures de travail, les tâches de surveillance se traduisent par une augmentation des accidents du travail, une forme de fatigue chronique rebelle au repos, mais aussi par des pathologies et troubles inhabituels, voire des syndromes psychopathologiques caractéristiques de certaines professions, qui constituent un défi pour les médecins du travail. La nécessité se fait sentir de les sensibiliser à une approche globale et dynamique du sujet humain, de les familiariser aux mécanismes de désadaptation au travail et de leur apprendre à en repérer les symptômes. À cette fin sont mises en place, de 1955 à 1964, également dans le cadre de L’élan, des sessions annuelles de psychopathologie du travail auxquelles C. Veil apporte largement son concours. Par la suite, il prolonge lui-même ces initiatives en organisant, à partir de 1964, des « groupes Balint » à l’attention des médecins du travail. En effet, en 1962, il succède à P. Sivadon au titre de secrétaire général de la Ligue d’hygiène mentale, crée, en 1963, le centre de documentation, d’enseignement et de recherche de L’élan et devient rapidement directeur du Laboratoire de psychopathologie sociale à l’Ephe.
15Cependant, ces pratiques novatrices s’articulent à une architecture d’ensemble plus large : celle d’une hygiène sociale telle qu’elle a été portée par la Ligue d’hygiène mentale depuis sa création par E. Toulouse, en 1922. Selon les vœux de son fondateur, celle-ci se donnait pour but « l’étude et la réalisation des mesures propres à favoriser la prophylaxie des troubles mentaux, à améliorer les conditions de traitement des psychopathes, à développer l’hygiène mentale dans les domaines de l’activité industrielle, scolaire, professionnelle et sociale ». Lorsque P. Sivadon, ancien élève de Toulouse, reprend les rênes de la Ligue au début des années 1950, il ambitionne également d’en faire un organe d’information et de consultation des pouvoirs publics face à la menace que constitue l’augmentation croissante des troubles mentaux, mais il s’inspire désormais d’une vision renouvelée de la psychiatrie où l’humanisme médical s’enrichit des acquis de la psychiatrie dynamique et d’une « mise en perspective psychiatrique » des transformations sociales susceptibles de provoquer ou d’aggraver les troubles mentaux.
16C’est à l’occasion de la préparation du cinquième Congrès international de la santé mentale de Toronto, en 1954, qu’est créée au sein de la Ligue une commission relative à « l’hygiène mentale dans l’industrie française », placée sous la responsabilité de C. Veil. À partir de cette date, l’« hygiène mentale du travail » – encore appelée « hygiène industrielle » – devient une section à part entière de la Ligue, dont C. Veil constitue le pivot. De 1956 à 1963, celui-ci organise et anime chaque année une commission de travail interdisciplinaire, consacrée à un problème spécifique – la reprise du travail, les rythmes de travail, le travail à mi-temps, la sécurité du travail, la rémunération, l’absentéisme, la promotion –, dont les résultats font l’objet d’un rapport présenté et discuté à l’occasion des Journées annuelles de la santé mentale.
17Conformément aux principes de la psychiatrie sociale et de l’hygiène mentale, il s’agit d’envisager les mesures de prévention à mettre en œuvre grâce à un travail d’équipe visant à confronter le point de vue du psychiatre aux connaissances d’autres spécialistes – psychologues sociaux, médecins du travail, ingénieurs en organisation, sociologues et psychologues du travail, services sociaux du travail – afin de soumettre les phénomènes étudiés à des systèmes d’interprétation convergents. En effet, étant donné l’état des connaissances sur le travail, C. Veil considère que seule la mise en perspective des avancées de la recherche dans différentes disciplines peut permettre de tirer des conclusions applicables aux problèmes concrets que pose la santé mentale dans un monde en perpétuel changement, l’apport du psychiatre consistant ici à mettre en lumière les significations de certains comportements ou signes de désadaptation qui paraissent souvent opaques aux autres professionnels et praticiens. C’est ainsi que dans son ouvrage Hygiène mentale du travail [2], qui rassemble le fruit de ces analyses collectives, on trouve trace de la collaboration de chercheurs tels G. Friedmann, avec qui P. Sivadon et C. Veil ont entretenu des échanges soutenus, mais aussi J. Favez-Boutonier, V. Isambert-Jamati, M. Guilbert, J. Bonnaire.
18Pourtant, au fil de ces rapports, on réalise aussi combien la reprise du travail, les rythmes de travail, la sécurité au travail, l’absentéisme, etc. sont des questions délicates où interfèrent en permanence le point de vue de l’entreprise, celui du médecin du travail et celui du salarié. Par là même, la démarche du psychiatre et les apports d’une psychopathologie du travail confinent à la démarche du « médecin-sociologue » ou au point de vue de l’expert. Empruntant la voie institutionnelle – Sécurité sociale, services de reclassement, médecine du travail –, le psychiatre du travail s’efforce en effet de conseiller les pouvoirs publics, le législateur, les chefs d’entreprise, sans remettre en cause les objectifs des entreprises. La démarche de l’hygiène mentale du travail promue par P. Sivadon et C. Veil vise donc l’optimisation d’un compromis instable entre intérêts divergents qui n’est perfectible qu’à l’intérieur de marges étroitement définies et négociées.
19Toutefois, la communauté d’action et d’objectifs qui unit les deux psychiatres ne signifie pas pour autant qu’ils empruntent aux mêmes sources, privilégient les mêmes faits, recourent aux mêmes systèmes d’interprétation. Force est de constater tout ce qui fait l’originalité de la démarche de C. Veil durant ces années 1950 et 1960 où se dessinent les premiers linéaments d’une psychopathologie du travail qui, comme le reconnaît alors L. Le Guillant, « reste tout entière à édifier ».
20P. Sivadon et L. Le Guillant appartiennent à la même génération. Ils ont été formés par les mêmes maîtres, d’emblée acquis à la révolution dynamiste des années 1920, tout en accordant toujours, comme leur collègue et ami H. Ey, un rôle essentiel aux « fonctions nerveuses supérieures », selon une conception de la maladie mentale qui ne se départit jamais d’un certain organicisme. L’un et l’autre ont suivi avec intérêt les débats suscités par la diffusion de la psychanalyse en France, mais sans y adhérer. Plus que les points de doctrine, ce sont bientôt leurs convictions idéologiques qui opposent les deux psychiatres, celles-ci rebondissant sur leur approche respective de la maladie mentale et, finalement, sur ce qu’ils entendent par « psychopathologie du travail ». En effet, à partir de 1949 et du début de la guerre froide, les relations se tendent entre ceux des psychiatres qui, comme L. Le Guillant, se sont engagés dans les rangs du Parti communiste et leurs collègues avec lesquels ils militaient conjointement pour une réforme des hôpitaux psychiatriques.
21P. Sivadon, de longue date médecin-contrôleur des Assurances sociales puis médecin-spécialiste de la Sécurité sociale à partir de 1946, est acquis aux nouvelles dispositions renforçant le statut du travailleur, les droits sociaux et la protection de la santé, toutes conditions qui ne peuvent qu’améliorer le sort des malades mentaux et favoriser leur réinsertion sociale. C’est bien dans cette optique qu’il définit ce que recouvre la psychopathologie du travail : « les attitudes anormales du psychopathe devant le travail et les modalités pathologiques sur le plan mental de l’adaptation au travail » [3]. Autrement dit, selon lui, la psychopathologie du travail s’intéresse aux défaillances des mécanismes adaptatifs qui caractérisent certains sujets « immatures » ou fragilisés, défaillances révélées par les situations de conflit ou d’insécurité du travail industriel et qui se manifestent sous les différentes figures de la « névrose de travail » telle qu’il en établit lui-même le tableau clinique.
22Pour sa part, L. Le Guillant focalise d’emblée la démarche sur les effets des conditions de vie et de travail et sur les incidences psychopathologiques de l’histoire objective des individus sur l’activité mentale. D’une certaine façon, la sociogenèse des maladies mentales prime sur la psychogenèse et la psychiatrie sociale confine à l’analyse des déterminismes sociaux et des contradictions de la société, selon une perspective où l’aliénation mentale entretient des liens de continuité avec l’aliénation sociale. Dans l’optique de L. Le Guillant, la psychopathologie du travail relève de la psychopathologie sociale [4]. Elle appelle une clinique nouvelle partant des situations et des conditions de travail pour y décrypter, avec les intéressés, leurs effets intrinsèquement pathogènes et ouvrir ainsi la voie aux revendications et à l’action des travailleurs eux-mêmes.
23La position de C. Veil relève d’une autre psychiatrie. Appartenant à la génération suivante, il ne peut plus penser la psychopathologie sans les apports de la psychanalyse et de la phénoménologie. Plus qu’au diagnostic, qu’au niveau de « maturation », qu’au degré de désorganisation psychique, il s’attache à ce qui fait l’originalité et la fécondité de la méthode freudienne : les mouvements dynamiques qui signalent les aléas du fonctionnement psychique et leurs possibles destins, tant sur le plan psychique que somatique. « La maladie, écrit-il, sera considérée comme le franchissement d’un seuil de désadaptation, au-delà d’une marge de tolérance. » De la phénoménologie, il retient la double polarité du rapport au travail qui existe dans l’expérience que nous en avons. Si « le travail intéressant ne fatigue pas », il souligne, par contre, que « quand la joie cède à la peine, le travail devient fatigue » [5]. C’est bien cette double polarité de l’expérience du travail et sa dynamique qui intéressent au premier chef le psychiatre, et c’est le seuil qui sépare la satisfaction de la souffrance qui constitue, pour C. Veil, le point d’ancrage d’une psychopathologie du travail.
24Par ailleurs, il considère qu’« aucun individu ne peut être dit adapté ou désadapté qu’en fonction et par rapport à des conditions de milieu déterminées ». L’adaptation au travail n’est donc pas posée comme finalité ultime, ni même comme critère suffisant d’équilibre mental. Elle a partie liée avec la psychiatrie sociale, telle que la conçoit C. Veil, où, « loin de débarrasser la société des individus qui s’écartent de la norme, le psychiatre révèle l’imperfection de cette norme » [6]. Cette seconde exigence correspond évidemment à un retournement de la pratique thérapeutique. Ici, dit C. Veil, le psychiatre doit « s’intégrer à la collectivité et se plier aux démarches d’autrui » afin d’aider cette collectivité à trouver ses propres solutions.
25La psychopathologie du travail ouvre donc, pour C. Veil, une double perspective : en direction du sujet et des moments de basculement dans le parcours individuel ; en direction des normes de travail et de ce qui trahit leur imperfection. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’engagement de C. Veil pour une psychiatrie du travail entendue comme spécialisation médicale au sein des services de médecine du travail, spécialisation également immergée dans l’organisation, les réglementations et les institutions du travail.
26En ce qui concerne l’abord des manifestations individuelles, C. Veil considère que la « pathologie du travail est banale », signifiant par là que cette clinique de l’échec professionnel ne nécessite pas de faire appel à une nouvelle symptomatologie. « Ce qui authentifie la psychopathologie du travail, ce sont d’abord les circonstances de son apparition. » [7] Autrement dit, « la névrose de travail » n’ajoute rien. La psychopathologie du travail en tant que démarche clinique vise bien davantage à élucider avec le travailleur les causes de la désadaptation à travers les circonstances de son apparition et à rendre d’autres issues possibles. En outre, l’homme au travail et l’homme dans sa vie familiale étant le même, « l’étiologie est toujours mixte » [8], les soucis et les échecs dans un domaine se répercutant sur l’autre. Se plaçant résolument dans la perspective de la psychopathologie freudienne plutôt que dans celle d’une clinique psychiatrique qui maintient la coupure entre le normal et le pathologique, il considère que l’inadaptation latente ou manifeste correspond à une « saturation des mécanismes de défense » où il est difficile de démêler a priori ce qui relève des traits de personnalité, de la vie personnelle et de la vie professionnelle. À distance des présupposés de L. Le Guillant qui postule l’antériorité des conditionnements sociaux et des conditions de travail dans les manifestations psychopathologiques et de ceux de P. Sivadon qui considère que « le travail est pathogène pour des raisons qui sont bien davantage liées aux besoins et aux possibilités des travailleurs qu’à sa nature propre » [9], C. Veil adopte une position plus tempérée et plus attentive à l’enchevêtrement des registres de l’expérience, selon laquelle « il faut renoncer aux postulats de l’unicité et de la spécificité des facteurs ». Plus qu’à l’étiologie des troubles, le psychiatre doit prêter attention au passage – ou à la succession de passages progressifs ou régressifs – d’un état à un autre, car c’est lui qui renseigne sur « la signification du travail pour le moi et dans son rapport avec autrui » [10].
27Mais, s’il constate que certaines désadaptations relèvent de l’inadéquation d’une tâche ou d’un poste de travail pour un individu particulier, à un moment donné, C. Veil n’en considère pas moins que certaines caractéristiques ou normes de travail ont, en tant que telles, un caractère pathogène et contribuent aux processus de désadaptation et d’altération de la santé. À l’étude des marges de tolérance individuelles fait donc pendant celle de l’« imperfection des normes » et de tout ce qui fait que « l’organisation technique du travail – dont il n’est pas question de contester la légitimité – peut se montrer inférieure à ses ambitions » [11]. C’est bien, en effet, parce qu’il est convaincu que « rien n’interdit de tabler sur un possible progrès » que C. Veil anime pendant près de dix ans la section d’hygiène industrielle, au sein de la Ligue d’hygiène mentale, en vue de faire entendre un certain nombre de constats et recommandations.
28Là encore, les rapports des commissions consignés dans Hygiène mentale du travail constituent un témoignage essentiel de ces premières avancées d’une psychopathologie du travail qui cherche encore ses marques, au même titre que les études de L. Le Guillant sur les téléphonistes ou celle relative à la condition de bonne à tout faire, interrogeant par approches successives les relations qu’il convient d’établir entre conditions objectives de travail, expérience subjective et manifestations psychopathologiques.
29Pour leur part, les travaux de la section d’hygiène industrielle suivent une démarche plus pragmatique, puisqu’ils se donnent pour objet un certain nombre de problèmes concrets tels qu’ils se posent dans la diversité des entreprises. Derrière des comportements paradoxaux ou irrationnels aux yeux des chefs d’entreprise ou des ingénieurs – la fatigue chronique, l’auto-accélération des cadences, l’alcoolisation sur les lieux de travail, l’absentéisme, etc. –, le psychiatre qu’est C. Veil décrypte des « mécanismes de défense » : les comportements incriminés signalent, en fait, autant de tentatives malheureuses pour éviter « une souffrance qui a un sens […] et qui exprime l’affrontement de l’homme à sa tâche » [12].
30Parce qu’elle se caractérise par une certaine attitude devant les problèmes humains étayée sur la clinique, la psychopathologie du travail dévoile pour la première fois la spécificité de processus subjectifs complexes dont on semble parfois redécouvrir l’existence aujourd’hui. C’est ainsi qu’en 1955, dans le rapport sur « la reprise du travail » [13], C. Veil souligne déjà tout ce qui rend problématique le retour au travail pour le malade ou le chômeur « de longue durée ». D’une part, explique-t-il, la maladie et le chômage sont presque toujours vécus comme des fautes, et le sentiment de culpabilité ne fait qu’accroître l’épreuve de la réadaptation professionnelle. D’autre part, il faut prendre en compte l’expérience vécue que constitue la perte de travail et sa prolongation de mois en mois. « On assiste, écrit-il, à une sorte de régression sociale, le chômeur passant du rang de travailleur à celui d’assisté. Il subit habituellement toute une série d’échecs, de refus, de frustrations, et risque, ayant appris le chômage, de ne plus pouvoir en sortir. » Et il termine par ce diagnostic auquel les tentatives actuelles d’une « clinique psychosociale » semblent faire tardivement écho : « Le chômage prolongé constitue une sorte d’intoxication et nécessite une réadaptation dont la technique reste à préciser. »
31Chacun des rapports témoigne de la même finesse clinique, ouvrant la voie à de nouvelles questions de recherche dont certaines sont maintenant mieux balisées. À propos des accidents et de la sécurité au travail [14], par exemple, le psychiatre met pour la première fois en lumière le couple alcool/peur. Si, d’une façon générale, la consommation d’alcool est un moyen d’échapper à la fatigue et au surmenage, dans les métiers dangereux comme ceux du bâtiment, elle vient pallier les mécanismes de défense défaillants en « anesthésiant l’inhibition liée à la peur ». La psychopathologie du travail épaule ainsi une hygiène industrielle bien comprise, le rapport recommandant d’accroître les mesures de sécurité plutôt que d’accorder des primes de risque.
32C’est sans doute à propos de l’absentéisme que l’on mesure le mieux l’apport de C. Veil à une psychopathologie du travail qui déborde le cadre des manifestations psychopathologiques individuelles pour ouvrir à la compréhension de comportements jugés « inconséquents » chez des travailleurs ne présentant par ailleurs aucun trait d’inadaptation ou signe de désadaptation particulier. Pour C. Veil, « l’absentéisme doit être considéré comme une véritable conduite ». Chez le salarié type, cette conduite est vécue « comme un droit, comme une défense plus ou moins consciente contre l’insatisfaction de ses conditions de travail […] L’absentéisme est un mécanisme régulateur de l’adaptation de l’homme à son travail [15] ». Cependant, ce mécanisme de défense individuel peut devenir phénomène collectif : « En tant que symptôme, s’il vient à dépasser un certain taux d’étiage, l’absentéisme appelle une analyse approfondie […] Contrairement à l’opinion courante, ce ne sont pas les données propres aux travailleurs qui jouent le plus grand rôle, mais bien des éléments qui dépendent de l’entreprise. » [16] Sans doute ces premières avancées d’une psychopathologie du travail n’ont-elles jamais pointé d’aussi près ce qui sera conceptualisé vingt ans plus tard en termes de « stratégies collectives de défense » contre la souffrance générée par l’organisation du travail.
33Si certaines interrogations sont restées sans réponse, certaines pistes laissées en déshérence, c’est que, pour ces pionniers de la psychopathologique du travail que furent P. Sivadon, L. Le Guillant et C. Veil, l’approche du rapport des hommes et des femmes à leur travail à partir du savoir et de la clinique psychiatrique relevait à proprement parler du parcours d’obstacles. En effet, les « pères fondateurs » ne disposent encore d’aucun corpus de connaissances préexistant permettant d’appréhender dans un même mouvement le travail en tant qu’activité sociale et collective et l’engagement subjectif du travailleur dans l’« activité » de travail. S’ils rencontrent les salariés, c’est d’abord à l’hôpital psychiatrique en tant que malades, dans les ateliers d’ergothérapie ou à l’occasion de consultations spécialisées, de visites de reclassement, voire de médecine du travail, c’est-à-dire à titre individuel, dans une perspective de soin, de clarification ou d’orientation. En outre, dans les grandes entreprises où dominent les formes de travail rationalisées et où la parole est interdite, les travailleurs « font » leur travail plus qu’ils ne le « parlent ». Enfin, les catégories d’analyse issues du savoir médico-psychiatrique et des pratiques de réadaptation professionnelle sont mal ajustées aux problèmes soulevés par le travail « réel ». Plus encore, les processus morbides spécifiques de la maladie mentale et des manifestations de désadaptation font écran aux épreuves de l’organisation du travail telles qu’elles s’imposent à la majorité des salariés sous couvert de progrès technique, d’accoutumance, de reconnaissance sociale et statutaire.
34Face à tout ce qui s’opposait encore à la compréhension de la mobilisation subjective engagée dans le travail et de ce qui en contrarie le mouvement, C. Veil n’a cessé d’opérer un aller et retour entre deux registres : celui les « seuils de tolérance » personnels aux normes imposées et celui des caractéristiques néfastes de ces normes, c’est-à-dire entre la clinique individuelle et l’analyse pluridisciplinaire, bientôt complétée par le recours à l’épidémiologie entendue comme moyen de rendre visibles certains « risques » pour la santé mentale des travailleurs [17].
35En dépit des suspicions de « psychiatrisation de la société » portées à l’encontre de la psychiatrie à la fin des années 1960 et de ce qu’il a lui-même appelé « la traversée du désert » de la psychopathologie du travail, C. Veil a su assurer la constance d’un projet ancré dans la pratique et la clinique psychiatrique, tout en dépassant les catégories de la pensée médicale transmises par ses aînés pour privilégier les mécanismes de défense qui signalent la souffrance dans l’affrontement du travailleur à sa tâche. C’est pourquoi, jusqu’à sa disparition, il a accompagné de sa chaleureuse expérience et de sa clairvoyance les initiatives récentes visant à reformuler et à conceptualiser les questions qui l’avaient mobilisé depuis près de cinquante ans et qui contribuent désormais à l’héritage actif de cette discipline.
36Claude Veil m’a de nombreuses fois éclairée dans mon travail de thèse Les conditions historiques, sociales et scientifiques de l’apparition de la psychopathologie du travail en France, réalisée sous la direction de C. Dejours et soutenue, en décembre 1998, en sa présence en tant que membre du jury. Cet article est aussi un témoignage de reconnaissance pour le soutien qu’il m’a apporté.
Notes
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[1]
« Données pratiques sur le reclassement professionnel des malades mentaux », Annales médico-psychologiques, 1956, 2 : 273-280.
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[2]
Préface de P. Sivadon, Paris, Lefrançois, 1964.
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[3]
« Psychopathologie du travail », L’évolution psychiatrique, 1952, 3 : 441-474.
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[4]
Le Guillant L., 1954, « Introduction à une psychopathologie sociale », L’évolution psychiatrique, 1 : 1-52.
-
[5]
« Phénoménologie du travail », L’évolution psychiatrique, 1957, 4 : 693 (réédité dans Travailler, 1999, 2 : 13-38).
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[6]
Veil C., 1959, « Introduction à la psychiatrie sociale », Bulletin du Cerp, t. viii, p. 33.
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[7]
Veil C., « Phénoménologie du travail », op. cit., p. 705.
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[8]
Ibid., p. 706.
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[9]
« Psychopathologie du travail », L’évolution psychiatrique, 1952, 3 : 464.
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[10]
« Phénoménologie du travail », op. cit., p. 693.
-
[11]
Ibid., p. 714.
-
[12]
Ibid., p. 703.
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[13]
« La reprise du travail », rapport présenté aux Journées de la santé mentale de 1955, L’hygiène mentale, 1956, 1.
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[14]
« La sécurité au travail », rapport présenté aux Journées de la santé mentale de 1958, L’hygiène mentale, 1959, 1 : 44-67.
-
[15]
« L’absentéisme », rapport présenté aux Journées de la santé mentale de 1959, L’hygiène mentale, 1 : 60.
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[16]
Ibid., p. 76.
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[17]
C. Veil s’en explique en particulier dans « Inadaptation au travail professionnel, étude systématique de quelques signes cliniques » (Biotypologie, 1954, 1-4 : 13-22) et « L’attitude épidémiologique » (L’évolution psychiatrique, avril-juin 1968 : 253-262).