Couverture de TGS_052

Article de revue

Produire l’agenda commun. Travail temporel et pouvoir dans les couples à horaires atypiques

Pages 45 à 61

Notes

  • [1]
    Dans ce texte, nous n’étudions pas les rapports sociaux de race au sein des couples, le corpus étant largement composé de couples blancs.
  • [2]
    Projet financé par l’Agence nationale de la recherche, convention ANR-19-CE26-0013-01
  • [3]
    Deux entretiens supplémentaires ont été menés avec des hôtesses séparées afin d’appréhender d’autres gestions du temps professionnelle et familiale.
  • [4]
    Les grilles d’entretien, communes aux enquêté·es et à leur conjoint·es, abordaient les thèmes suivants : trajectoire socio-professionnelle, histoire conjugale et relations avec le ou la conjoint·e, gestion des rôles parentaux et des tâches domestiques, usage des dispositifs de conciliation des employeurs, santé perçue.
  • [5]
    CDI : contrat à durée indéterminée.
  • [6]
    La position de classe dépend bien entendu également de celle du conjoint éventuel ; nous préciserons ces éléments dans les analyses.
  • [7]
    Certains vols sont plus rentables financièrement car les primes et indemnités journalières en escale dépendent de la ville et du pays et que, en outre, le ratio temps de vol/temps au sol (escale) est supérieur et donc mieux rémunéré.
  • [8]
    Ce dernier n’est pas perçu comme un temps mort ou improductif pour les parents de classes supérieures : il est au contraire dédié à l’initiation et la socialisation à des pratiques culturelles rentables à l’école (Lahire, 2019).
  • [9]
    Bien que notre article repose davantage sur l’analyse de couples conjugaux, il nous a semblé intéressant d’inclure le cas d’une hôtesse cumulant les difficultés liées à sa classe sociale et à sa situation de mère solo.
  • [10]
    Les enquêtes statistiques confirment que les grands-mères qui s’investissent de façon intensive (en nombre d’heures) dans la garde des enfants sont plus rares à occuper un emploi [Attias-Donfut, 2008].
  • [11]
    Selon les accords collectifs de l’entreprise, tout·e navigant·e qui justifie d’une ancienneté minimale d’une année à la date de la naissance de son enfant peut demander : soit un congé parental d’éducation d’un an au plus renouvelable, soit un régime de travail à temps alterné (par mois entier ou fractionné) La durée maximale totale de ce congé est de 4 ans et prend fin au plus tard au quatrième anniversaire de l’enfant. Cette durée maximale peut être fractionnée en quatre périodes au plus, non nécessairement accolées.
  • [12]
    Certains travaux sur le partage des tâches domestiques montrent en effet que les tâches prises en charge par les femmes sont plus souvent à heures fixes et contraignantes : « the tasks women tend to do (like making meals and changing diapers) are not only more regular but are also less time flexible than the tasks men are more likely to do (like repairs and mowing lawns). This means women have less control over when their tasks need to be done » [Gerstel et Clawson, 2014].
  • [13]
    DDA : desiderata dans le logiciel de gestion des plannings des PNC.
  • [14]
    Olivier, 47 ans, professeur des écoles, 2 enfants, marié à Céline, 43 ans, hôtesse.
  • [15]
    Dans les enquêtes Emploi du temps par exemple, il ne fait pas partie de la liste des tâches prises en considération.
  • [16]
    Les femmes navigantes étaient tenues de démissionner de leur fonction dès lors qu’elles se mariaient et avaient des enfants.

1 Structurels dans certaines activités (hôpital, sécurité, etc.), les horaires atypiques de travail se développent depuis le début des années 2000 dans de nombreux pays et secteurs de l’économie [Täht et Mills, 2010 ; Letroublon et Daniel, 2018]. Essor de l’économie numérique et du travail à la demande – ou uberisation de l’économie –, dérégulation et flexibilisation des temps de travail, vieillissement des populations et hausse des besoins de soins en continu contribuent à leur diffusion. En France, 36 % des salarié·es travaillent de manière régulière en horaires atypiques en 2019 selon l’enquête Conditions de travail de la Dares. La proportion de salarié·es en horaires atypiques est désormais un peu plus élevée chez les femmes que chez les hommes, notamment chez les ouvrières non qualifiées, alors que ces dernières ont longtemps été exclues de certaines formes d’horaires décalés et du travail de nuit [Lambert et Langlois, 2022].

2 Depuis les travaux pionniers de Harriet Presser [2003], de nombreuses recherches montrent que les horaires atypiques de travail – tard le soir, la nuit, le matin ou le week-end – s’accompagnent de conséquences négatives pour les salarié·es et leur famille. Les heures et jours non standards de travail engendrent une désynchronisation des rythmes sociaux ordinaires définis par l’école et les grandes administrations, mais aussi une discordance croissante des agendas individuels au sein des couples ; de ce fait, ils augmentent les difficultés de « conciliation » et le stress parental, réduisent les temps de coprésence et de loisirs communs, accroissent les risques de rupture conjugale [Perry-Jenkins et al., 2007 ; Lesnard, 2009 ; Täht et Mills, 2010]. Sous certaines conditions, le travail en horaires décalés peut s’accompagner d’une hausse du temps passé par les pères auprès de leurs enfants, sans que les écarts de prise en charge du travail domestique ne se réduisent toutefois de manière significative [Maublanc, 2009 ; Cartier et al., 2021].

3 Particulièrement stimulants, ces travaux sur les salarié·es à horaires atypiques, principalement conduits aux États-Unis et/ou dans une perspective de sociologie quantitative, tendent toutefois à considérer le temps comme une donnée exogène avec laquelle les individus doivent composer, et dont il faudrait mesurer l’impact sur différentes dimensions (ou variables) de la vie sociale. Dans cet article, nous proposons un changement de perspective en considérant, à l’aide de méthodes qualitatives, le processus de production, de gestion et d’aménagement du temps quotidien dans les couples à horaires atypiques, et nous proposons d’analyser les rapports de pouvoir entre les sexes qui se jouent dans ce cadre. Notre travail se situe ainsi dans le prolongement des recherches qui ont contribué à objectiver le « travail temporel » à des fins non professionnelles des employées peu qualifiées de l’industrie des services [Lefrançois, Messing et al., 2017], et étend les investigations à l’échelle du couple.

4 S’attacher à la question du micro-management du temps au sein des couples à horaires atypiques présente, à nos yeux, un double intérêt pour la sociologie du genre. Tout d’abord, le cas de ces couples constitue un miroir grossissant des enjeux d’articulation famille/travail qui se posent plus largement aux couples biactifs et aux salariés parents [Pailhé et Solaz, 2009 ; Landour, 2017]. Il rend ainsi visibles des pratiques et dispositifs de gestion du temps qui sont habituellement passés sous silence parce qu’ils sont rendus moins nécessaires par le travail en horaires standards (en journée, en semaine et en continu), et qu’ils appartiennent à la sphère privée et au registre de l’informel (appels téléphoniques et SMS, notifications sur des agendas papiers ou électroniques, etc.).

5 Ensuite, la désynchronisation des agendas individuels au sein des couples est la plus marquée pour les salarié·es à horaires atypiques [Lesnard, 2009]. Cette situation renforce la nécessité du travail de coordination entre conjoints pour parvenir à trouver du temps en commun, en même temps qu’elle favorise l’explicitation des principes d’organisation et de gestion du temps : qui fait quoi, à quel moment et pourquoi ? La mise en commun du temps individuel peut dès lors faire l’objet de négociations, de compromis, voire de conflits, entre conjoints au nom d’enjeux sociaux pratiques et/ou de principes moraux. Prendre pour objet la gestion du temps quotidien et les rapports de pouvoir qui se jouent entre conjoints à cette occasion, à l’intersection de rapports sociaux de sexe, mais aussi de classe, de race ou encore d’âge [1] [Gerstel et Clawson, 2014], permet de poser plus largement la question du « pouvoir temporel ». Si la gestion du temps quotidien apparaît par certains aspects comme un travail, constitué de tâches et reposant sur des compétences, constitue-t-elle pour autant un pouvoir spécifique à même de subvertir l’ordre de genre ? Ou n’est-elle qu’une forme de prolongement – un « simple » produit – de la division sexuée du travail ?

6 Sans prétendre répondre à l’ensemble de ces questions, nos analyses reposent sur une série d’entretiens biographiques menés au sein de couples à horaires atypiques (voir encadré 1), auprès de personnels navigants du transport aérien qui se trouvent, en France, parmi les salarié·es les plus exposé·es aux horaires non standards de travail. Elles et ils appartiennent, par leurs propriétés sociales, à l’espace des classes moyennes et supérieures à capital économique, des fractions de classe également caractérisées par une distance relative à la norme de transparence entre conjoints, plus présente dans les milieux populaires [Pasquier, 2018], et par une moindre réceptivité aux normes d’égalité entre les sexes que le pôle à capital culturel. Dès lors, cet article cherche à comprendre comment chacun des conjoints perçoit et hiérarchise le temps – entre-temps professionnel, temps familial et temps à soi – en comparant les pratiques de salarié·es à poste et travail égal. Nous analysons ensuite les pratiques de production du temps familial au sein des couples, montrant que si, de manière relativement attendue, ce travail est très largement pris en charge par les femmes – y compris lorsque ces dernières sont plus qualifiées et mieux rémunérées que leur conjoint –, il donne lieu à des formes d’invisibilisation et de résistance de la part de leur conjoint, ce qui en limite le pouvoir subversif sur l’ordre de genre. La possession d’un agenda individuel sur lequel il n’est pas possible d’opposer un droit de regard reste, à cet égard, une prérogative masculine.

Encadré 1 : L’enquête par entretiens biographiques au sein des couples

Les entretiens biographiques sur lesquels s’appuie cet article ont été réalisés dans le cadre de la recherche WorkLife [2] qui porte sur l’articulation des temps de vie des salarié·es à horaires atypiques. Nous mobilisons ici les données collectées dans un secteur professionnel caractérisé par la très forte prévalence des horaires atypiques, à la fois en termes d’heures (travail tard le soir, tôt le matin, la nuit) et de jour (samedi, dimanche) : le transport aérien. Nous avons ainsi interrogé de manière approfondie, au cours d’entretiens biographiques d’une durée de 2 heures à 3 heures, dix-huit individus issus de neuf couples [3] au sein desquels au moins l’un·e des conjoint·es travaille de manière régulière en horaires atypiques dans le transport aérien comme personnel navigant (pilote, steward ou hôtesse) et deux navigantes séparées (voir tableau des enquêtés). Il s’agit très majoritairement de travailleurs·euses qualifié·es, titulaires de diplômes du supérieur, considéré·es dans la littérature comme plus attaché·es aux normes d’égalité entre les sexes [pour une exception, voir Bozouls, 2021], mais aussi plus promptes à adhérer aux normes de rationalisation du temps [Darmon, Dulong et Favier, 2019].
La prise de contact s’est faite via un réseau d’interconnaissance, d’une annonce Facebook, puis par effet boule de neige. La composition relativement homogène de l’échantillon nous permet de comparer la gestion des contraintes temporelles dans un cadre institutionnel stable et d’analyser l’articulation des rapports sociaux de sexe et de classe à un niveau relativement fin.
Contactés dans un second temps, les conjoints ont été interrogés de manière séparée. Ces derniers occupent un emploi et travaillent ou non en horaires atypiques.
Si les entretiens de couple sont relativement rares en sociologie, leur collecte est peu standardisée et pose certaines difficultés. Dans son enquête sur le linge, Jean-Claude Kaufmann [2022] a d’abord interrogé séparément des couples puis ensemble. L’auteur évoque ses difficultés à saisir les contradictions conjugales lorsque les deux membres sont réunis. Les couples parlent peu des sujets qui posent problème et ce type d’interactions ne les amène pas à aborder des questions inhabituelles ou dérangeantes. Isabelle Clair qui a également interrogé des couples [2007] fait le même constat : ensemble, les conjoints défendent la « cause conjugale ». C’est dans la confrontation du matériau et dans l’attention à chaque détail que se cachent des « indices minuscules » permettant d’interroger cette « unité de façade » [Kaufmann, 2022 :19].
En réalisant des entretiens séparément et de manière décalée, nous avons cherché à appréhender les divergences d’un entretien à l’autre. La grille d’entretien semi-dirigé [4] a été appliquée aux deux membres du couple en veillant à ne laisser filtrer aucune information recueillie auprès du premier conjoint et sans mettre à l’épreuve les deux récits. Cette méthodologie a permis de saisir les micro décalages dans le récit conjugal (en identifiant notamment ce qui pouvait être constitué en « problème de conciliation » par l’un et non par l’autre) et d’accéder au système de priorisation des temps de vie, en évitant la production d’un discours consensuel.

Un système genré de priorisation des temps de vie

7 Chez les salarié·es qui travaillent en horaires atypiques (voir encadré 2), la réception du planning de travail constitue un moment à la fois attendu et redouté qui a des conséquences en cascade sur le reste du groupe familial du fait des chaînes d’interdépendances temporelles, ou « web of time » [Clawson et Gerstel, 2014]. C’est un moment critique qui est l’occasion de réunir les conjoint·es, de confronter leur organisation temporelle et de définir les priorités. Concrètement, dans les couples biactifs où au moins un·e des conjoint·es travaille en horaires atypiques en tant que personnel navigant, il est très fréquent que les deux membres du couple se mettent côte à côte en fin de semaine, par exemple le dimanche soir, pour confronter leur planning de travail et élaborer le calendrier familial du mois à venir au moment où ils reçoivent leur emploi du temps (le choix des congés étant annualisé). C’est le moment de procéder aux ajustements nécessaires pour faire face à la désynchronisation des rythmes professionnels individuels : choix des jours de travail et expression de desiderata sur les « missions », demande de modification du planning ou des congés, report de mission, négociation avec le chef de secteur ou le service du planning d’un échange de vol, etc. La nature et l’étendue de ces pratiques varient en fonction des impératifs perçus par le ou·la travailleur·se, c’est-à-dire en fonction des tâches qu’il ou elle considère comme essentielles ou importantes pour soi, les enfants ou la vie de la famille. La vision de ces impératifs et leur mode de prise en charge diffèrent largement selon le sexe des enquêté·es, trahissant des visions du monde éminemment genrées chez ces salarié·es issu·es du pôle économique des classes moyennes supérieures, habituellement perçu·es comme moins réceptif·ves aux normes d’égalité entre les sexes et d’interchangeabilité des rôles que les fractions à capital culturel.

Encadré 2 : Horaires et salaires des personnels navigants dans la compagnie étudiée

Les personnels navigants font partie des salarié·es les plus exposé·es aux horaires atypiques de travail en France métropolitaine. Dans la compagnie étudiée, les horaires et modes de rémunération sont toutefois régis par des accords d’entreprise différents en fonction de la nature de l’activité : pilote (personnel navigant technique, PNT), ou hôtesse et steward (personnel navigant commercial, PNC).
Ainsi, les hôtesses et stewards sont « immobilisé·es » 12 jours par mois pour un contrat à temps plein et volent par cycle de 1 à 6 jours consécutifs selon le secteur géographique (court, moyen ou long courrier). Leur planning de travail est défini un mois à l’avance, variant en fonction des besoins de la compagnie. Par leur statut d’emploi (CDI [5]), leur niveau de rémunération (entre 2 000 € à 4 000 € nets mensuels selon le grade, l’ancienneté et le secteur de vol) et leur niveau de diplôme (de bac+2 à bac+5, même si seul le baccalauréat est formellement requis), les PNC appartiennent au pôle économique des classes moyennes salariées [6].
Les pilotes, corps très majoritairement masculin (93 % d’hommes), ont des niveaux de rémunération nettement supérieurs aux PNC qui les positionnent parmi les 1 % des salariés les mieux rémunérés de France selon l’Insee. Ils sont soit issus de l’École nationale d’aviation civile (ENAC), à la suite d’une classe préparatoire aux grandes écoles, soit entrés par la formation continue, souvent après une formation d’ingénieur et un brevet de pilote privé. La durée mensuelle de leur travail ne peut excéder 75 heures (un volume plus restreint que celui des PNC). En outre, autre différence avec les PNC, leur planning est connu 2 mois à l’avance et géré par un service de planification spécifique. Ils bénéficient ainsi de conditions de travail plus avantageuses qui permettent de comparer l’effet des positions de classe au sein du groupe des femmes et des hommes.

Une gestion familialisée et collective du planning pour les femmes

8 Dans cet exercice de planification, les femmes apparaissent en charge d’assurer la continuité du service domestique aux enfants (garde, repas, soins), de distribuer les rôles familiaux au quotidien (nécessité ou non de la présence paternelle à tel ou tel moment), mais aussi d’organiser certains rites collectifs de la vie familiale (en rappelant par exemple les dates importantes à ne pas manquer tels les anniversaires, cérémonies, etc.). Cette autre facette de leur rôle de « secrétaires de famille » [Siblot, 2006] apparaît dans l’ensemble du corpus et varie peu selon les écarts sociaux entre les conjoints – ici mesurés en termes de position professionnelle (statut, grade, niveaux de diplôme et de rémunération notamment) et d’origine sociale (profession et/ou niveau de diplôme des parents) – même si les modalités concrètes de prise en charge du temps familial et professionnel peuvent varier au sein du groupe des femmes, en fonction du volume et de la structure de leurs ressources.

9 Chez les hôtesses, l’optimisation de l’organisation familiale passe ainsi tout d’abord par le choix des jours de vol et par la synchronisation de l’agenda professionnel avec l’agenda familial. Elles déclarent plus fréquemment souhaiter voler le week-end pour voir leurs enfants en semaine et ainsi encadrer le travail scolaire (supervision des devoirs, contrôle de l’assiduité en classe, des réveils et de la ponctualité, des fréquentations), indépendamment de l’intérêt financier, technique ou culturel des différents types de vols programmés par la compagnie [7]. Leur absence le week-end, dans un moment perçu comme dédié au repos et aux loisirs, leur apparaît moins préjudiciable pour la réussite scolaire [8] de leurs enfants. Ce choix permet également aux moins dotées économiquement d’entre elles (hôtesses monoparentales notamment) d’amoindrir les frais de garde quand elles ne peuvent compter sur l’aide de proches ni externaliser ce service au secteur privé. C’est le cas de Maria, séparée du père de sa fille qui ne lui verse pas de pension et dont les parents – anciens ouvriers – vivent au Portugal. Elle recourt à des jeunes filles non déclarées, recrutées par le biais du bouche-à-oreille : « mes desiderata, c’est surtout de bosser le week-end. […] je préfère pour être là et coacher un peu les devoirs et tout ça. Et si je pars en semaine, j’ai des baby-sitters » [9] (Maria, hôtesse, 48 ans, 1 enfant, séparée).

10 Pour ces femmes, l’agenda professionnel se confond avec l’agenda familial et elles ont rarement un agenda personnel à part : c’est l’agenda qu’elles alimentent avec des dates et notifications de rappel, et qu’elles partagent avec le conjoint. Cet agenda est aussi très souvent partagé avec leurs mères qui jouent un rôle de pilier de l’organisation familiale par les services informels de garde qu’elles fournissent tout au long de l’année, permettant de faire face à l’irrégularité des plannings, aux découchages et imprévus. La mère se voit notifiée des jours de garde à venir effectuer au domicile conjugal, en substitut de leur absence. Les pratiques des hôtesses de l’air se rapprochent des modes de garde familialisés des classes populaires, basés sur la mobilisation de la lignée maternelle [Schwartz, 1990 ; ; Kitzmann, 2020 ; Cartier et al., 2021]. Pour les hôtesses, ce travail de synchronisation des agendas avec le conjoint et les grands-parents s’apparente également à un travail relationnel de gestion familiale des demandes. Cette gestion peut survenir dans les cas d’homogamie (deux conjoints PNC), mais encore davantage dans une situation d’hypergamie féminine comme cela est le cas pour Nathalie.

11

On est redescendu à Cassis. Mais… c’est vrai que, voilà, j’avais 26-27 ans quand on a pris la décision, voilà. Moi, j’étais prête à avoir des enfants et je savais que j’arriverai à m’organiser avec ma mère pour la garde, donc ce n’était pas un frein pour moi […]. Moi, je savais que si j’étais bloquée en escale pour x raison, comme ça peut arriver, ma mère était là pour la garder […]. Je donne mon planning tous les mois à ma mère pour les gardes. J’essaie, quand elle, elle a quelque chose de particulier prévu à l’avance, j’essaie d’anticiper.
(Nathalie, 49 ans, hôtesse, 2 enfants, remise en couple avec Christophe pilote 49 ans, ex-conjoint restaurateur-chef cuisine)

12 Les femmes pilotes de l’enquête recourent, quant à elles, quasi exclusivement à des modes de garde payants et professionnels, qu’elles ont la charge de recruter et de gérer (déclaration administrative, coordination des emplois du temps des deux voire trois parties, description des tâches) – leur conjoint restant à distance du choix et de la gestion quotidienne de ces employées de maison, à l’instar des femmes d’expatriés [Le Renard, 2017]. Élisabeth, pilote, raconte qu’après le déménagement d’une nourrice, éducatrice spécialisée, « douée avec les enfants et flexible » sur les horaires, elle est contrainte de recruter des étudiantes pendant un an avant de trouver une agence qui accepte non sans difficulté ses contraintes organisationnelles. En dépit de la relative homogamie du couple (son conjoint est cadre supérieur dans une entreprise internationale et gagne 8 000 € par mois), c’est à elle qu’incombe cette charge :

13

Je prenais des étudiantes, mais forcément, elles étaient là pour trois mois, et changeaient. Elles avaient un stage, elles avaient ceci, elles avaient cela, ça ne collait jamais. Là, je crois que sur une année, j’ai dû en avoir 10. Et à chaque fois, je me tapais le recrutement, la déclaration, le contrat, la fin de contrat, le certificat de travail, machin. Ça, j’ai toujours absolument tout géré le côté juridique, administratif et les entretiens, les coups de fil, les machins, ça me prenait un temps fou. Didier ne s’en occupait pas.
(Élisabeth, 40 ans, pilote, 3 enfants, mariée à Didier, 50 ans, cadre dans une entreprise internationale)

14 Selon les tâches à effectuer (ménage, travail scolaire, garde de jour, garde de nuit), les femmes pilotes ont « recours à de multiples acteurs “extérieurs”, sous-traités, qui finalement deviennent eux-mêmes des agents primordiaux, à degrés divers, de l’organisation temporelle interne de la famille » [Ponsin, 2018, p. 30]. Leurs propres mères, plus souvent diplômées et aux carrières plus longues [10], ne sont sollicitées qu’en cas d’empêchement majeur. Enfin, autre différence avec les hôtesses de l’air, le choix de vol des femmes pilotes est moins articulé autour des week-ends : elles placent davantage leurs desideratas sur des temps repos qui correspondent à des événements familiaux considérés comme importants à leurs yeux et, afin d’optimiser leurs chances d’être présentes, elles utilisent le temps partiel, le congé parental d’éducation [11] ou prennent des congés sans solde, pouvant plus facilement faire face au manque à gagner sans amputer le budget familial, ni devoir rendre des comptes au conjoint du fait de leur niveau très élevé de rémunérations :

15

C’est un combat de tous les mois, et ça me génère pas mal de stress. Par exemple, je suis en train de me battre pour être là pour les 10 ans de mon fils. Alors, je comprends qu’au planning ils n’ont vraiment pas comme priorité l’anniversaire des 10 ans de Timéo. Mais pour autant, ben c’est important pour moi, donc j’essaie de demander un vol qui rentre le 30, puisque c’est le 31. Là, le desiderata a été refusé, justement, parce que la rotation n’existe plus. […] Mais grâce au parental, c’est le truc qui m’a sauvé toutes ces années, les fameux sept jours que je peux imposer en date, je veux les mettre autour de l’anniversaire.
(Élisabeth, 40 ans, pilote, 3 enfants, mariée à Didier, 50 ans, cadre dans une entreprise internationale)

16 Les navigantes construisent ainsi leur planning de travail selon une « comptabilité inversée », pour reprendre l’expression de Céline Bessière et Sybille Gollac [2019] : elles commencent par envisager les besoins de la sphère familiale, en se rappelant les dates et événements importants, puis tentent, par la planification mensuelle de leurs vols et les aménagements de leurs horaires de travail et de leurs missions, de minimiser l’impact de leur planning professionnel sur le planning domestique. Les conjoints apparaissent au final relativement absents des calculs temporels qu’elles effectuent. Enfin, il est, dans ce contexte, peu question de temps à soi – un temps pendant lequel les femmes ne sont prioritairement définies ni par leur fonction productive, ni par leur fonction reproductive. Non seulement le temps personnel féminin reste fortement empreint de dimension familiale, même dans la bourgeoisie d’où cette norme est historiquement issue [Masclet, 2018]. Mais tout se passe aussi comme si, pour ces femmes à horaires atypiques, du double point de vue des normes de genre et de la norme temporelle fordiste (travail à temps plein, en journée et en continu), il s’agissait de compenser leurs « absences » répétées du domicile familial.

Une gestion individualisée des plannings, centrée sur la vie professionnelle et les loisirs pour les hommes

17 La comparaison avec les modes de hiérarchisation des temps de vie chez les hommes, et avec la gestion masculine des agendas professionnels, est éclairante. Pour les navigants, la constitution du planning de travail est moins exclusivement centrée sur l’organisation familiale qui est envisagée comme une variable parmi d’autres. Les navigants choisissent et hiérarchisent différemment les vols. Tout d’abord, il est plus fréquent qu’ils synchronisent leur agenda avec des collègues de travail pour poser leurs desiderata et ainsi tenter d’obtenir des vols communs leur permettant d’effectuer des rotations agréables (équipage connu et apprécié), financièrement rentables (masse-avion élevée générant un surcroît de rémunérations, vols long-courriers, etc.) ou encore permettant de pratiquer certaines activités de loisirs (surf, plongée, etc.). Les hommes PNC et PNT préfèrent généralement voler en semaine et être chez eux les week-ends afin de partager du temps récréatif en famille. Enfin, ils consignent souvent sur un agenda à part leurs propres rendez-vous et activités (entraînement sportif, rendez-vous médicaux, etc.) dont ils gardent la connaissance et la gestion, assumant de faire des choix à titre personnel. Comme l’indiquent Grodent et Temblay [2013 : 132], les hommes « ont plus tendance à se centrer sur leurs priorités, leurs contraintes, leurs obligations et leurs souhaits. Leur approche est davantage personnelle », même dans le cas où le couple partage une homogamie de position (même niveau d’étude, même niveau de diplôme des parents) comme c’est le cas pour Laurent et Sophie.

18

Mon choix, c’est plutôt d’être là le week-end… comme je te l’ai dit, l’idée c’est de rester, d’être à la maison plus, et donc de privilégier des vols longs… pour faire mon quota d’heures le plus vite possible. Après, ce n’est pas que long et merdique. Si je peux faire long et sympa, une destination que j’aime, je le fais.
(Laurent, 49 ans, pilote, 3 enfants, marié à Sophie, 47 ans, professeure des universités)

19 Les écarts de rémunération en faveur de l’homme favorisent l’imposition de certaines priorités masculines sur le temps familial et sur le temps personnel de la conjointe, comme le montre le couple formé par Victor et Laure. Fils d’un cadre dans les assurances, Victor, pilote de ligne, a souvent entendu son père dire à sa mère « que c’était lui qui faisait rentrer l’argent à la maison ». S’il affirme chercher à ne pas reproduire ce schéma, il normalise la diminution forcée du temps de travail de Laure « pour la famille », lui qui gagne 7 000 € par mois tandis que sa conjointe perçoit 1 200 € à temps partiel. Victor assume faire des choix professionnels à titre personnel tandis que Laure se montre reconnaissante du week-end accordé mensuellement par son compagnon à la famille et ne remet pas en question la périodicité :

20

Idéalement, je pose des vols qui partent l’aprèm et qui reviennent le matin… comme ça, je peux monter moi le matin, bosser dans la foulée, finir bosser l’aprèm, et descendre dans la foulée, mais ce n’est pas super facile à trouver, ou des fois c’est des vols qui ne sont pas très intéressants. Et moi, souvent, en fait, j’essaye de trouver des trucs, tu vois, des villes qui me branchent ou alors s’il y a une activité sportive à faire qui me branche ou aussi avec un collègue sympa, puisque du coup tu peux poser le desiderata, si le commandant il pose le même, tu te retrouves ensemble. (Victor, 32 ans, pilote, 1 enfant, pacsé à Laure, 32 ans, ostéopathe)
Il ne constitue pas tout son planning par rapport à vous ?
Bah non, il le fait quand il peut. Par exemple, on a un mariage ou une réunion de famille ou un truc, il essaye de demander ses jours et moi de manière très exceptionnelle je vais lui demander de prendre éventuellement mon relais parce que j’ai une formation. Sinon H24 je gère Maya donc voilà. Je ne pense pas être très exigeante sur mes demandes…
(Laure, 32 ans, ostéopathe, 1 enfant, pacsée à Victor, 32 ans, pilote)

21 Pour autant, les normes de parentalité dominantes (relationnelle et impliquée) n’échappent pas aux pères qualifiés en horaires décalés auprès desquels nous avons enquêté. Ainsi, si l’absence prolongée du domicile familial (soir, nuit, etc.) est plus souvent constituée en problème pour les femmes, elle est naturalisée chez les hommes, présentée comme nécessaire à la fois à la carrière professionnelle et à l’équilibre des relations familiales [Lambert, 2018]. Les horaires atypiques de travail sont décrits comme un moyen pour eux d’être « de meilleurs papas » en comparaison des pères cadres auxquels ils se comparent : ils estiment passer un temps de meilleure qualité avec leurs enfants, certes plus court et irrégulier, mais centré sur la relation plutôt que sur la réalisation de tâches routinières. Ils évoquent, parfois avec pudeur ou regret, leur absence à certains moments ritualisés de la vie familiale (anniversaires, Noël, etc.), mais ces absences sont aussitôt légitimées en ce qu’elles procurent des bénéfices indirects aux enfants « comme le fait d’avoir des parents “épanouis” ou (d’accéder) à des loisirs coûteux » [Chatot, 2020].

22

Il y a beaucoup de collègues qui m’ont toujours dit : « Mais tu sais, moi quand je vais chercher mes enfants à l’école, l’instit me dit toujours : Mais vous savez, vous êtes le papa que je vois le plus ». Mais parce qu’en fait, nous on bosse vraiment. C’est juste qu’on bosse vraiment sur des journées complètes, mais du coup le reste du temps on est très disponibles. Quand on est à la maison, on est vraiment là, toute la journée. Donc on n’est pas là que pour faire les devoirs, faire le bain et tout ça. On va être là toute la journée pour pouvoir jouer avec l’enfant, enfin faire plein de choses quoi, aussi l’aspect loisir.
(Geoffrey, pilote, 34 ans, 1 enfant, pacsé à Aline, 34 ans, pilote)

23 Au total, si les femmes prennent d’emblée en compte les besoins enfantins, dans leur diversité et leur durée [12], pour organiser leur agenda professionnel et personnel (qui se confond très largement avec l’agenda familial), les hommes désirent partager des moments « de qualité » en famille (c’est-à-dire des moments temporaires et circonscrits dans le temps), mais sont peu disposés à faire des compromis professionnels qu’ils impliquent, comme accepter des missions moins intéressantes ou rémunératrices, au nom des enjeux de « conciliation ». Ce faisant, ils acceptent volontiers de déléguer la planification du temps familial à leur compagne.

La production de l’agenda familial commun : travail temporel ou pouvoir féminin ?

La spécialisation féminine dans l’élaboration des plannings

24 Le travail d’ajustement des plannings pris en charge par les femmes s’appuie sur une expertise développée conjointement dans la sphère professionnelle et familiale. Elles cherchent à ce que les « temporalités [soient] rationalisées et organisées dans le but d’accroître l’efficacité de l’articulation des temps quotidiens » [Ponsin, 2018, p. 22], elles mobilisent diverses ressources et développent des stratégies relationnelles pour s’assurer l’aide de l’entourage et d’intervenants extérieurs [Tremblay, 2019]. En somme, elles effectuent un véritable travail sur le temps, qui constitue une dimension distincte du travail domestique au sens où il le précède et l’englobe. En outre, elles tentent d’impliquer leur conjoint dans ce travail d’ajustement temporel, néanmoins elles en revendiquent la responsabilité du fait de compétences longuement acquises, mais aussi du coût anticipé pour la famille si ce travail n’était pas fait. Loin d’être totalement résignée, Mireille cherche à impliquer Luc afin qu’elle et lui optimisent ensemble le temps familial et conjugal en partant quand c’est possible sur les mêmes vols. Pour que « l’idéologie romantique » [Henchoz, 2008] survive à cette répartition inégalitaire du travail temporel, elle recourt à des interprétations naturalisantes (« c’est un homme des bois »).

25

Je me mets d’équerre de façon à être… à connaître ce qu’il faut connaître pour le vol. […] Même s’il est chef [de cabine], ça va être plus moi qui regarde, lui il me dit : « On verra bien », et puis en général, je le fais pour lui aussi quoi, parce que… lui… Voilà. Donc je fais un peu sa secrétaire. Je lui dis… maintenant, de temps en temps, maintenant il le fait. Je dis : « Hop hop hop, tu te bouges un peu ». Mais s’il peut… oui, il me délègue.
(Mireille, 45 ans, 2 enfants, hôtesse, en couple avec Luc, chef de cabine)

26 De son côté, Luc cherche à afficher une participation plus active à la production de l’agenda familial, en demandant par exemple l’aval de sa conjointe pour inscrire certaines activités dans l’agenda commun :

27

— Donc, c’est elle qui pose tous tes trucs ?
— Oui. Alors, même quand c’est moi qui m’en occupe, je lui demande sa validation pour être sûr que ça n’interfère pas avec… je sais pas, un rendez-vous chez le dentiste avec les enfants, les toubibs, ou leur compétition de judo ou de truc, enfin, il faut toujours quelqu’un qui soit là pour les moments clé.
(Luc, 54 ans, 3 enfants, chef de cabine, en couple avec Mireille, hôtesse)

28 Les hommes affichent ainsi, par leurs interventions sur l’agenda commun, une participation minimale à la gestion des affaires familiales, manifestation « d’un affaiblissement de la légitimité de l’assignation prioritaire des femmes au domestique » (Lapeyre et Le Feuvre, 2004) et de l’avènement de la norme d’une « substitution partielle négociée ». De telles interventions restent toutefois marginales au sens où elles concernent des activités ponctuelles et souvent personnelles, et revêtent un caractère moins systématique.

La délégation du travail de planification par les hommes : « c’est Madame qui est experte en jonglage de plannings »

29 Ainsi, les hommes se sentent non seulement moins concernés par le travail de synchronisation des agendas individuels au sein du couple, mais ils délèguent aussi volontiers la fabrication du planning familial à leur conjointe. Cette délégation repose tout d’abord sur des ressorts classiques de la domination masculine : un désintérêt pour une activité vue comme chronophage et peu noble car constituée de micro-tâches (appels, SMS, relances, mise en place de notifications dans les agendas électroniques, impression du calendrier, etc.), invisible en tant qu’elle est circonscrite à la sphère domestique (c’est-à-dire non publique), et centrée sur un travail de coordination des différents intermédiaires de la vie familiale (baby-sitters et nourrices, femmes de ménage, etc.). La délégation repose aussi, dans les discours des intéressés, sur la mise en avant de compétences féminines naturalisées à même de justifier le système genré de prise en charge du temps familial : plus grande maîtrise du travail d’écriture et de comptabilité domestiques, meilleure connaissance des besoins enfantins et des intervenants du travail familial, meilleures compétences relationnelles.

30 Le cas du couple formé par Mireille et Luc est intéressant en ce qu’il révèle la force des normes traditionnelles de genre en situation d’homogamie professionnelle, et le caractère auto-entretenu de cette dynamique. Tous deux en CDI comme PNC dans la même compagnie aérienne, elles et ils travaillent sur long courrier à temps plein depuis une vingtaine d’années, Mirelle comme hôtesse et Luc à présent comme chef de cabine, après plusieurs années comme steward. Avant la naissance du premier fils, c’est Mireille qui déjà anticipait le travail parental, convenant avec ses parents qu’ils le garderaient au domicile du couple pendant leurs départs en vol. Le recrutement d’une nourrice a été effectué au moment de l’arrivée du second enfant pour soulager les grands-parents vieillissants. Luc, dont la mère est nettement plus âgée, et qui n’a plus de relation avec son père, est effacé dans la planification de l’agenda familial et justifie son laisser-faire par le fait que ce ne sont pas ses parents qui sont concernés. En outre, la spécialisation progressive de Mireille dans cette activité de planification professionnelle à des fins familiales lui conférerait des compétences supérieures : « c’est Madame qui est experte en jonglage de plannings, elle mène ça de main de maître. »

31 Ainsi, l’usage d’un agenda commun apparaît particulièrement révélateur des logiques de délégation masculine. Ce sont les femmes qui systématiquement proposent une première version de l’agenda familial (qui se confond très souvent avec leur propre agenda professionnel et personnel), qu’elles soumettent ensuite à leur conjoint pour l’affiner et procéder à d’éventuels ajustements. Dans ce contexte, l’intervention des conjoints est secondaire, à la fois dans la temporalité, mais aussi dans la charge cognitive (prise en charge des nombreuses « variables » du planning, ajustement des dates au fil du temps, vérification de la cohérence inter-temporelle des engagements, etc.) :

32

Elle passe beaucoup de temps là-dessus, c’est une source de stress pour elle, parce qu’elle veut essayer de concilier la famille, ses dispo, mes contraintes, les siennes, tout ça avec parfois, beaucoup d’abnégation, ce n’est pas facile. Et donc, elle y passe du temps à essayer de résoudre une équation très complexe et probablement insoluble. Mais quand elle a une première vue du planning, puisqu’elle est à temps partiel, poser ses jours de temps partiel, poser des jours de repos ou des DDA [13], desiderata repos, etc., c’est une mécanique qu’elle commence à maîtriser très bien. Et on en parle, elle me dit ce qu’elle a prévu, et puis, moi, je regarde, je vais lui montrer mon planning, et on essaie d’adapter pour que ce soit le meilleur compromis pour tout le monde.
(Didier, 50 ans, cadre dans une entreprise internationale, 3 enfants, marié à Élisabeth, 40 ans, pilote)

33 La délégation masculine du travail de planification du temps familial génère, en retour, des contreparties qui peuvent être acceptées, comme pour Luc (« elle en profite un peu pour me manipuler aussi, mais bon, ça s’appelle la diplomatie de couple »), parfois contestées à demi-mot (sous forme d’ironie par exemple) quand elles semblent trop empiéter sur les loisirs et le temps personnel masculin, comme pour Olivier (il a dû renoncer à son groupe de rock et regrette que « [sa] vie dépend de l’agenda de mon épouse » [14]). Mais d’autres situations montrent plus clairement les limites que les hommes opposent au pouvoir acquis par les femmes sur la production du temps familial. Laurent se montre irrité par l’intrusion de sa femme dans sa propre organisation temporelle, facilitée par les technologies numériques et les processus de synchronisation instantanée (« elle n’arrête pas de mettre des trucs dessus avec des notifications et ça m’énerve »), et ignore systématiquement les notifications qu’il reçoit de sa part concernant le temps familial (« je ne regarde pas »).

34 Au total, si les femmes acquièrent un certain « droit de regard » sur l’agenda masculin en devenant responsables de l’organisation et de la gestion du temps familial, l’injonction à la mise en commun des temps de vie et à la transparence entre conjoints reste ainsi asymétrique dans ces fractions de l’espace social, comme l’ont montré d’autres auteur·ices à propos des pratiques genrées de gestion des comptes Facebook au sein des couples de milieux populaires [Pasquier, 2018].

L’invisibilisation des pratiques d’aménagement du temps quotidien

35 Les écarts sexués de recours aux dispositifs institutionnels de conciliation – au premier rang desquels le travail à temps partiel – sont désormais bien connus et documentés [Périvier et Silvera 2010 ; Chatot, 2020] : les hommes les connaissent mal et s’en saisissent peu, « évacuant leurs responsabilités familiales pour se conformer aux attentes des employeurs » [Pailhé et Solaz, 2009]. Ce qui apparaît plus nouveau dans les entretiens de couple que nous avons réalisés, c’est la discordance des récits individuels entre conjoints quant aux pratiques informelles d’aménagement et de gestion du temps quotidien. Les efforts consentis par les femmes pour parvenir à articuler les différentes sphères d’activités, et produire l’agenda familial commun, semblent en effet peu connus de leur conjoint. Ils sont en réalité peu ou pas visibles du fait de leurs modalités mêmes de prise en charge : les femmes procèdent à des ajustements en amont de la chaîne de production des plannings, tandis que les conjoints ne sont notifiés que dans un second temps de l’agenda familial ainsi ajusté. Ces pratiques, de différente nature (décaler des rendez-vous personnels, réduire le temps de loisirs, renoncer à du temps à soi, etc.), ne sont ainsi connues du partenaire que s’ils sont explicités par les femmes, ce qui est loin d’être systématiquement le cas.

36 Quand ces efforts sont objectivés au sein des couples, les conjoints peuvent en minorer l’importance en s’attachant par exemple à rappeler les contreparties monétaires apportées à la gestion féminine de la vie quotidienne, dans une forme de réciprocité revendiquée [Henchoz, 2008] : leur niveau élevé de rémunération (notamment pour les pilotes) leur permettrait de garantir un certain niveau de vie à la famille et de financer la sous-traitance au secteur privé de nombreux services domestiques, déchargeant d’autant leur compagne. Le temps féminin investi dans la sphère domestique est ainsi traduit en équivalent monétaire quand bien même les ajustements réalisés peuvent avoir des conséquences variées et différées sur les carrières et le bien-être de leurs compagnes.

Conclusion

37 Au total, le travail temporel nécessaire au bon déroulement de la vie quotidienne, à la fois diffus et omniprésent, est difficilement objectivable du fait de son informalité et a fait l’objet de peu de travaux dans la littérature sociologique. Pas plus qu’il n’est mesuré par les conjoints (temps passé à organiser les agendas, prendre ou décaler des rendez-vous, anticiper la compatibilité des engagements professionnels et familiaux, etc.), il n’est comptabilisé par la statistique publique comme une activité spécifique [15], renforçant d’autant son invisibilité sociale. Cet article, en s’attachant à l’étude des pratiques de production et de gestion du temps commun au sein de couples à horaires atypiques, entend ainsi contribuer à sa mise au jour.

38 Dans les fractions des classes moyennes supérieures étudiées, la spécialisation des femmes dans l’organisation et la gestion du temps familial – quels que soient les écarts de ressources entre conjoints – produit pour elles un surcroît de tâches dans la sphère domestique et professionnelle : échanges avec le service ressources humaines et les collègues, coordination des différents intervenants familiaux, déprogrammation et reprogrammation d’activités dans un processus d’ajustement permanent. La gestion féminine du temps familial s’accompagne ainsi d’un surtravail, ainsi que de certaines formes de renoncement à du temps à soi (loisirs personnels, repos diurnes, etc.) comme s’il s’agissait de compenser une activité professionnelle vue comme contraire aux normes de genre [16]. Ce travail d’ajustement temporel est effectué en amont de la mise en commun des agendas individuels avec le conjoint. De leur côté, les hommes délèguent largement la charge d’organisation et de gestion du temps familial à leur conjointe, ainsi qualifiées d’« expertes de planning », tout en cherchant à en limiter l’emprise sur l’organisation de leur vie quotidienne : ils gardent ainsi plus fréquemment le contrôle de leur agenda personnel. Parce que les femmes restent responsables en dernier ressort de la continuité du service domestique à la famille, le pouvoir subversif du travail temporel sur l’ordre de genre apparaît, dans ce contexte, limité.

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Mots-clés éditeurs : rapport de genre, couple, articulation famille-travail, France, pouvoir temporel

Date de mise en ligne : 19/11/2024.

https://doi.org/10.3917/tgs.052.0045

Notes

  • [1]
    Dans ce texte, nous n’étudions pas les rapports sociaux de race au sein des couples, le corpus étant largement composé de couples blancs.
  • [2]
    Projet financé par l’Agence nationale de la recherche, convention ANR-19-CE26-0013-01
  • [3]
    Deux entretiens supplémentaires ont été menés avec des hôtesses séparées afin d’appréhender d’autres gestions du temps professionnelle et familiale.
  • [4]
    Les grilles d’entretien, communes aux enquêté·es et à leur conjoint·es, abordaient les thèmes suivants : trajectoire socio-professionnelle, histoire conjugale et relations avec le ou la conjoint·e, gestion des rôles parentaux et des tâches domestiques, usage des dispositifs de conciliation des employeurs, santé perçue.
  • [5]
    CDI : contrat à durée indéterminée.
  • [6]
    La position de classe dépend bien entendu également de celle du conjoint éventuel ; nous préciserons ces éléments dans les analyses.
  • [7]
    Certains vols sont plus rentables financièrement car les primes et indemnités journalières en escale dépendent de la ville et du pays et que, en outre, le ratio temps de vol/temps au sol (escale) est supérieur et donc mieux rémunéré.
  • [8]
    Ce dernier n’est pas perçu comme un temps mort ou improductif pour les parents de classes supérieures : il est au contraire dédié à l’initiation et la socialisation à des pratiques culturelles rentables à l’école (Lahire, 2019).
  • [9]
    Bien que notre article repose davantage sur l’analyse de couples conjugaux, il nous a semblé intéressant d’inclure le cas d’une hôtesse cumulant les difficultés liées à sa classe sociale et à sa situation de mère solo.
  • [10]
    Les enquêtes statistiques confirment que les grands-mères qui s’investissent de façon intensive (en nombre d’heures) dans la garde des enfants sont plus rares à occuper un emploi [Attias-Donfut, 2008].
  • [11]
    Selon les accords collectifs de l’entreprise, tout·e navigant·e qui justifie d’une ancienneté minimale d’une année à la date de la naissance de son enfant peut demander : soit un congé parental d’éducation d’un an au plus renouvelable, soit un régime de travail à temps alterné (par mois entier ou fractionné) La durée maximale totale de ce congé est de 4 ans et prend fin au plus tard au quatrième anniversaire de l’enfant. Cette durée maximale peut être fractionnée en quatre périodes au plus, non nécessairement accolées.
  • [12]
    Certains travaux sur le partage des tâches domestiques montrent en effet que les tâches prises en charge par les femmes sont plus souvent à heures fixes et contraignantes : « the tasks women tend to do (like making meals and changing diapers) are not only more regular but are also less time flexible than the tasks men are more likely to do (like repairs and mowing lawns). This means women have less control over when their tasks need to be done » [Gerstel et Clawson, 2014].
  • [13]
    DDA : desiderata dans le logiciel de gestion des plannings des PNC.
  • [14]
    Olivier, 47 ans, professeur des écoles, 2 enfants, marié à Céline, 43 ans, hôtesse.
  • [15]
    Dans les enquêtes Emploi du temps par exemple, il ne fait pas partie de la liste des tâches prises en considération.
  • [16]
    Les femmes navigantes étaient tenues de démissionner de leur fonction dès lors qu’elles se mariaient et avaient des enfants.
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