Couverture de TGS_048

Article de revue

Nicole Mosconi, un rapport au savoir féministe

Pages 7 à 26

Notes

  • [1]
    In Gavarini Laurence et Chaussecourte Philippe, 2011, « Entretien avec Nicole Mosconi », Cliopsy, n° 5, p. 99-126.
  • [2]
    Institut national de la recherche pédagogique.
  • [3]
    Unité de formation et de recherche.
  • [4]
    Réseau international et pluridisciplinaire « Marché du travail et genre ».
  • [5]
    Habilitation à diriger des recherches.
  • [6]
    Syndicat général de l’éducation nationale cfdt.
  • [7]
    Syndicat national unitaire des instituteurs, professeurs des écoles et professeurs d’enseignement général de collège.
  • [8]
    Interruption volontaire de grossesse.
  • [9]
    Interruption volontaire de grossesse.
  • [10]
    Gabrielle Suchon, Traité de la Morale et de la Politique : Sçavoir, la liberté, la science et l’autorité, 1693.
  • [11]
    Postes, télégraphes et téléphones.
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1 Cet entretien avec Nicole Mosconi a été réalisé par Françoise Vouillot en octobre 2019, dans un cadre amical. Françoise a accepté de le publier dans la revue Travail, genre et sociétés en lui conservant son caractère premier d’entretien de recherche avec une collègue qui était aussi une amie. Elle a demandé à Nicole, normalienne, agrégée de philosophie, ce qui l’avait amenée au féminisme et à développer en tant que chercheuse une analyse du fonctionnement de la mixité et des inégalités de sexe à l’école. Elle l’a aussi interrogée sur sa perception de la situation actuelle des femmes, des politiques d’égalité, de l’émergence des mouvements néo-féministes. Jacqueline Laufer a bien voulu relire ce texte qui était d’abord un document oral.

2 Nicole s’est pliée avec beaucoup de gentillesse à l’exercice, livrant avec générosité et authenticité, son regard sur son propre parcours et ses réflexions. Au fil de l’échange, elle révèle comment très tôt, elle a refusé certaines assignations en tant que fille notamment, en s’obstinant malgré les pressions dissuasives, à choisir la philosophie à l’École normale supérieure de Sèvres. Ce lien entre genre et rapport au savoir est l’un des axes forts de ses recherches dans lesquelles elle interroge, simultanément, le rôle de l’école et des pratiques pédagogiques dans la construction et la reconduction des inégalités entre filles et garçons, entre femmes et hommes.

3 Engagée très jeune dans de nombreux combats contre les injustices et inégalités sociales, elle est forcément féministe. Mais c’est à 40 ans, en s’inscrivant dans un cursus de Sciences de l’éducation, non pas pour faire une thèse mais pour « s’instruire » [1], dit-elle, que très vite elle prend goût à la recherche et devient, comme elle se nomme, une « féministe théorique », qui fonde néanmoins ses questionnements sur une solide expérience de l’enseignement et de l’institution scolaire. Autre originalité, elle puise dans la psychanalyse des approches et concepts qui lui servent à éclairer la spécificité du rapport au savoir selon le sexe.

4 Elle fait partie des pionnières dont les travaux ont permis de sortir la question des traitements pédagogiques différenciés des filles et des garçons de l’angle mort des analyses sur l’école. En 1987, la publication de sa thèse « La mixité dans l’enseignement secondaire : un faux-semblant » contribue à faire tomber le mythe d’une mixité égalitaire. Or, à cette époque, l’institution scolaire résiste beaucoup à reconnaître que l’école républicaine produit des inégalités entre les filles et les garçons et, au sein de l’université, cette thématique de recherche et d’enseignement n’est pas non plus accueillie très favorablement. Il faut donc de l’opiniâtreté et du courage pour persister dans cette voie, Nicole n’en a jamais manqué.

5 Ses analyses ont contribué à faire prendre conscience des mécanismes subtils et souvent inconscients qui influencent les pratiques pédagogiques par lesquelles se fabriquent les inégalités de sexe au sein de la classe et dans les parcours scolaires.

6 Nicole Mosconi occupe une place primordiale, dans la sphère scientifique des sciences de l’éducation et des études de genre en France. Elle est une figure de la recherche féministe et de l’engagement au service de tous et toutes. Nicole était une intellectuelle érudite et modeste qui acceptait, avec une motivation égale, de présider un colloque international ou d’intervenir dans un collège auprès de l’équipe éducative. Son féminisme n’était pas que théorique.

La contribution de Nicole Mosconi à Travail, genre et sociétés, en quelques mots…

Nous avons fait paraître, dans le numéro 45 d’avril 2021 qui a suivi la disparition de Nicole Mosconi, un hommage dans lequel nous avons tenu à souligner notre admiration pour l’importance, la pertinence et l’intelligence de ses travaux, pour son immense culture, pour la fidélité à ses convictions. Nicole a été un pilier de Travail, genre et sociétés depuis 2008. Au sein de la revue, elle s’occupait précisément – avec Marlaine Cacouault-Bitaud – de la rubrique « Critiques », qui rassemble les recensions d’ouvrages. Un travail patient, minutieux, de longue haleine, un travail invisible, au service des autres, qui met en lumière leurs travaux et les discute, et anime ainsi la vie scientifique et le débat intellectuel.
La contribution de Nicole à la revue a été importante à bien d’autres égards. Elle a publié deux articles dans la revue avant son arrivée au sein du comité de rédaction : sur la place des filles dans les sections techniques industrielles des lycées avec Roseline Dahl-Lanotte (n° 9, 2003) et un autre sur les effets et les limites de la mixité scolaire (n° 11, 2004). Elle a réalisé avec Margaret Maruani le parcours de Liliane Kandel (n° 24, 2010). Elle a coordonné trois dossiers : « Filles et garçons : pour le meilleur et pour le pire » avec Marlaine Cacouault-Bitaud (n° 9, 2003), « Enseigner le genre : un métier de Pénélope » avec Tania Angeloff (n° 31, 2014), « Le genre, la ville » avec Marion Paoletti et Yves Raibaud (n° 33, 2015) et elle s’apprêtait à co-encadrer un dossier sur « Handicap et travail au prisme du genre » avec Françoise Vouillot (dans ce numéro de la revue). Elle a également coordonné six controverses : « Le care : projet égalitaire ou cache-misère ? » avec Marion Paoletti (n° 26, 2011), « Autour du livre Sauvons les garçons ! de Jean-Louis Auduc » avec Marlaine Cacouault-Bitaud et Françoise Vouillot (n° 31, 2014), « Dépassé, le patriarcat ? » avec Marion Paoletti (n° 38, 2017), « La querelle de l’accouchement » avec Magali Della Sudda (n° 39, 2018), « Penser l’intersectionnalité dans le système scolaire ? » avec Lila Belkacem et Fanny Gallot (n° 41, 2019), ainsi que « Laïcités et féminismes : quels rapports ? » avec Jacqueline Laufer (n° 45, 2021).
C’est donc un travail colossal, une contribution essentielle à la vie de la revue durant quinze ans que nous a offert Nicole chez qui intelligence scientifique et générosité intellectuelle étaient intimement liées.
  • Françoise Vouillot, Jacqueline Laufer et le comité de rédaction de Travail, genre et sociétés

8 Françoise Vouillot : Nicole, est-ce que tu te dis féministe ?

9 Nicole Mosconi : Ah oui, oui, je me dis féministe sans aucune arrière-pensée, ni hésitation. C’est une question qui m’était posée souvent lorsque j’étais enseignante « De tout ce que vous dites, vous êtes féministe ! », ça voulait dire « Vous êtes militante, vous n’êtes pas objective, ce n’est pas sérieux ce que vous dîtes », etc. etc. Et moi je leur disais : « Dites-moi, pour vous, ce qu’est une féministe ? pour vous c’est les caricatures, une femme mal baisée », elles rigolaient et moi je leur disais « Non ce n’est pas ça exactement : être féministe, c’est d’abord traiter toute femme comme un être humain ».

10 FV : C’est toujours ta définition ?

11 NM : C’est toujours ma définition mais je trouve qu’elle est un peu rapide et un peu limitée parce que je pense aujourd’hui que la lutte pour l’égalité des sexes me paraît une chose centrale, quel que soit le courant. À mon avis, la condition pour se dire féministe c’est de trouver que la situation actuelle des rapports entre les hommes et les femmes n’est pas satisfaisante, qu’elle est inégale en défaveur des femmes et, en conséquence, être féministe c’est vouloir lutter pour l’égalité et pour que ces inégalités disparaissent.

Le chemin vers le féminisme

12 FV : Depuis quand penses-tu être féministe ?

13 NM : Depuis quand je suis féministe ? Eh bien, c’est une question compliquée. D’une certaine façon, je dirais que je suis devenue féministe, je l’ai dit dans mes livres, je suis devenue féministe à 4 ans quand j’ai entendu mon père dire qu’il aurait plus aimé avoir un garçon et ça m’a beaucoup beaucoup préoccupée, turlupinée j’aimerais presque dire. Pourquoi est-ce que ce serait mieux d’avoir un garçon ? J’avais l’impression jusque-là, peut-être d’ailleurs de manière exagérée, d’être une enfant merveilleuse, enfin je veux dire que je me sentais très aimée, mes parents étaient un peu âgés, il y avait en plus ma grand-mère qui me gardait, tout ce monde-là m’adorait d’une certaine façon, au sens où l’on dit qu’on adore un enfant quoi et, là, ça a été un peu patatras. Bon, c’est une chose que j’ai travaillée dans mon analyse, beaucoup, je crois j’ai retrouvé d’ailleurs ce souvenir au moment de mon analyse, je l’avais oublié… Je crois que, vraiment, à partir de ce moment-là je me suis demandé au nom de quoi on disait que les garçons c’était mieux que les filles. Je pense que, dans ma tête, ce n’était pas normal.

14 FV : Donc ça remonte à loin… D’ailleurs ton livre La mixité dans l’enseignement secondaire : un faux-semblant commence par cette anecdote où tu dis que ton père disait : « On attendait un garçon et on a eu ça. ».

15 NM : Oui, oui, finalement, je ne me souviens plus du « ça », je me demande s’il n’a pas dit : « On a eu Nicole », mais bon. En tout cas, l’idée que je l’ai traduit comme ça veut dire quand même que j’ai perçu une chose, bon, peu importe… Disons je pense que j’ai toujours été préoccupée par l’injustice, dans tous les domaines. Je veux dire l’injustice sociale, les gens malheureux, tout ce sentiment que j’avais que certaines personnes étaient méprisées, je trouvais des choses injustes. Je pense par exemple, j’allais en vacances avec ma grand-mère à côté de la ferme de son frère et, là, il y avait une bonne qui était une femme orpheline que j’ai toujours beaucoup aimée et je n’aimais pas la façon dont elle était traitée. Elle n’était pourtant pas maltraitée, je ne peux pas dire ça, elle faisait partie de la famille vraiment, mais malgré tout il y avait une espèce de condescendance…

16 Enfin, grosso modo, c’est pour dire que ce que je sentais comme des nuances de mépris à l’égard de certaines personnes, je trouvais ça injuste toujours, injuste. Vraiment cette question de justice me préoccupait, c’est pour cela d’ailleurs je suis très sensible au livre d’Axel Honneth sur la reconnaissance, et moi j’étais du genre à combattre l’injustice. Quand, en classe, un enseignant commettait une injustice à l’égard de quelqu’un, j’étais prête à lever le flambeau… Au moment où je rentre à l’École normale supérieure, la question se pose de savoir ce que je vais choisir comme discipline, je dis que je vais choisir la philo et quelqu’un qui avait beaucoup d’importance pour moi me dit : « Holala, Nicole, réfléchissez, vous savez beaucoup de femmes qui ont choisi la philo… », elle ne m’a pas dit « sont devenues folles » mais enfin c’était ça, elles ont eu des difficultés psychologiques, et là encore je me suis demandé si on aurait dit ça à un garçon. Du coup j’ai fait de la philo, alors que je n’avais pas eu des bonnes notes en philo au concours. Inversement, j’avais eu de bonnes notes en histoire ; quand on est reçu, les profs discutent avec toi pour savoir quelle discipline tu vas choisir, il y avait très peu d’historiennes cette année-là et donc j’ai subi une pression forte pour que je fasse de l’histoire… Mais je ne me laisse pas faire, donc j’ai dit : « Non, moi je fais de la philo. » et, là, j’ai bien senti que… À ce moment-là, je n’aurais pas dit les choses comme cela, que la philo c’est un truc d’hommes, pas de femmes, d’ailleurs dans mes études je n’ai pas été tellement sensible au fait qu’on ne parlait pas du tout de femmes philosophes, peut-être à part Simone de Beauvoir, bon. Et puis Simone de Beauvoir à l’époque, ce n’était pas tellement ma tasse de thé. Pourtant mes parents avaient acheté Le deuxième sexe, donc j’aurais eu la possibilité de le lire, j’ai commencé et puis ça ne m’a pas plu et j’ai arrêté.

Intolérance aux injustices et engagement syndical

17 Après, à l’École normale supérieure, j’ai connu le syndicalisme et cela a été très important pour moi parce qu’il y avait là des gens qui luttaient contre l’injustice. À ce moment-là, c’était plutôt l’injustice sociale, mais je me suis lancée à fond dans ce genre de combats-là. En plus, c’était la guerre d’Algérie et donc j’ai beaucoup participé à des manifs, bref, mes combats étaient là plus sociaux finalement. Je me mets à enseigner et arrive mai 1968. Sur le coup, je n’y ai pas vraiment participé parce que j’étais en congé de maternité. J’avais fait une année avant dans un lycée à Tours, c’était le lycée de centre-ville, bourgeois. Quand même, cette année-là, j’avais des filles de bourgeois, beaucoup, des petites bourgeoises, ce n’était pas encore mixte et j’avais une élève à qui pendant un trimestre je devais mettre 3 ou 4/20 à ses dissertations, en lui disant qu’elle ne faisait rien. Et puis, en janvier, sa mère me demande de la rencontrer et elle me dit : « Vous savez, ma fille ce n’est pas du tout ce que vous croyez, peut-être qu’elle n’y arrive pas (elle n’était pas contestataire du tout), mais vous savez il ne faut pas dire qu’elle ne travaille pas, parce qu’elle ne sort jamais et elle travaille tout le week-end, je ne sais pas ce que vous pouvez faire, en tout cas ne dites pas qu’elle ne travaille pas ». J’avais une honte que tu ne peux pas imaginer…

18 FV : C’était ta première année d’enseignement aussi…

19 NM : J’ai vraiment eu honte. J’ai fait venir la fille, j’ai discuté avec elle, elle tremblait cette pauvre fille, elle redoublait en plus. On a discuté, je lui ai expliqué ce qui n’allait pas. Pourtant je faisais des corrigés, j’expliquais, mais j’ai appris depuis qu’il y a des choses qui ne peuvent pas rentrer. Bref, du coup je l’ai sur-notée, je lui ai mis 8-9-10, elle était contente. Au bac, j’étais dans le jury d’à côté mais je suis allée voir ce qui se passait, il lui manquait quelques points pour avoir son bac, mais j’ai entendu les gens dire « Ah la la, elle redouble déjà, c’est une pauvre fille, c’est la fille d’un gardien… on ne va pas l’embêter, on va la faire passer. ». Mais tu vois dans mon histoire professionnelle, cette histoire a été très très importante. Après-coup je me suis demandé, si ça avait été un garçon, qu’est-ce qui se serait passé ? Je luttais contre l’injustice et j’étais en train d’en commettre une énorme. Pour moi, c’est un truc qui m’a beaucoup turlupiné. Arrive 1968, je fais encore un an dans ce lycée où je monte une section syndicale. J’ai arrêté une année quand j’ai eu ma fille, pour des problèmes personnels, je reprends et l’on me dit : « Ah, qu’est-ce qu’on est content que vous reveniez ». Je vais voir la personne qui m’a remplacée, une maîtresse auxiliaire qui était dans mon syndicat par ailleurs, et lui demande ce qu’elle a fait pour qu’on me dise cela. Elle me répond « C’est très simple, j’ai milité en mai 1968 ». C’était un lycée où il y avait des profs âgées, très bourgeoises… La première année il se met à faire très froid, ça gelait, ça glissait en voiture pour venir, j’arrive en pantalon, moi vraiment je n’ai pas pensé une minute… et, dans la salle des profs, j’ai eu le sentiment qu’il se passait quelque chose. Je commençais à connaître un peu les gens, je dis à ma collègue que j’aimais bien « Pourquoi ils me regardent comme ça ? » et elle me dit « Mais tu n’as pas vu, que personne n’est en pantalon ? sauf toi ». Et alors je dis « Oui, c’est vrai. » (rires). Eh bien, la semaine d’après, il y a des femmes qui se sont mises en pantalon et la directrice ne m’a rien dit, elle m’a sacqué à ma note administrative, mais elle ne m’a rien dit, elle se méfiait tu vois. Ces hiérarchies que je rencontre partout ça m’énerve… Elle savait que j’étais normalienne donc elle ne pouvait pas se permettre… Quand j’ai monté ma section syndicale, là je ne me suis pas gênée. J’ai monté ma section syndicale et, aux élections du conseil d’administration, on a eu la majorité ! Elle était verte. Toute ma vie, comme ça, je me suis battue.

« J’entre dans l’action »

20 FV : Et alors le féminisme dans tout ça ?

21 NM : Mon mari allant à Paris, je demande mon changement et suis nommée à Enghien. J’arrive dans ce lycée qui était un lycée expérimental. D’une part, j’étais ravie parce que je me suis dit : « Voilà je vais pouvoir faire des expériences pédagogiques » et, d’autre part, il y avait des femmes féministes qui étaient déjà engagées, c’était en 1970 quand ça a débuté. J’avais mes enfants, donc je suivais d’un peu loin mais quand même j’étais très très intéressée, mobilisée, mais je n’allais pas trop aux manifs quand même. Et puis, alors, avec ces copines féministes, on a monté un club. C’était le moment où on faisait le foyer des lycéens. C’était un lycée mixte en fait quand je suis arrivée. Ça, c’était intéressant pour moi et, en même temps, je n’avais pas l’habitude de ce genre de public, ce n’était pas comme ça dans mon lycée bourgeois qui était quand même devenu mixte après 68, justement l’année où j’y avais enseigné. J’avais eu quelques garçons, mais enfin c’était encore un lycée de filles. Alors, on monte ce club, comment l’appeler ? Nous, on dit, on va l’appeler « Club féministe », oh mon dieu, le proviseur nous dit : « Ah non, ça jamais ! », alors on dit : « Si on l’appelle “club condition féminine” est-ce que ça ira ? » Oui, là, ça allait. Mais il dit qu’il va demander l’autorisation au rectorat et on a donc eu l’autorisation du rectorat pour monter un club « condition féminine ». C’était en 1974. C’était un truc absolument passionnant, vraiment. Les deux premières séances le proviseur est venu, alors évidemment les élèves étaient un peu muets sauf, tout à coup, il y a une fille du technique qui se met (je ne sais plus ce qu’il avait dit) à lui faire un discours d’une éloquence sur les inégalités entre les femmes et les hommes, d’une précision, il est resté bouche close. C’était très bien parce que c’était étayé, et du coup il n’est jamais revenu ! Donc on a été tranquilles et on a pu faire des choses, on étudiait des textes, on a discuté beaucoup beaucoup, c’était vraiment passionnant. Du coup, il y en a certaines qui allaient aux manifs… voilà mon féminisme a commencé comme ça.

22 FV : C’est la période où tu rentres dans l’action ?

23 NM : Voilà, j’entre dans l’action et, par ailleurs, dans ce lycée pilote on avait des liens avec l’inrp[2] de l’époque car on a fait avec mes collègues de philo une expérience de travail autonome, – je ne savais pas que ça s’appelait comme ça ! Et tout ça dans une atmosphère déjà où le féminisme était très très présent. Moi, en hypokhâgne, je commençais à faire des trucs un peu sur Femmes et éducation, etc., un petit peu, j’étais sérieuse, j’avais une hypokhâgne donc je faisais le boulot… Là-dessus, n’étant pas très satisfaite des recherches que je faisais avec l’inrp, je suis partie à Nanterre. Je suis allée à Nanterre, parce que, dans notre lycée, on avait une psychologue qui recevait les élèves en difficulté et qui, très vite, s’est mise à dire finalement : « Mon rôle, c’est plus de m’occuper des profs que des élèves. ». Elle a monté des groupes de parole de profs, un truc vraiment très original et, du coup, on a appris comme ça qu’elle était chargée de cours à Nanterre. Je me suis dit que j’allais aller voir à Nanterre ce qui se passe dans les sciences de l’éducation. Donc voilà, je suis allée en sciences de l’éducation, j’ai fait une licence en 2-3 ans, je ne sais plus, parce que quand même je bossais, j’avais mes trois gamines, j’étais représentante au Conseil d’administration, etc. Puis je me suis dit qu’il me fallait faire une maîtrise, je ne vais pas m’arrêter, c’est marrant, et pour la maîtrise il faudrait que je fasse un mémoire et donc trouver un sujet. À ce moment-là, il se trouve que dans notre groupe de parole, il y avait un prof d’éducation physique et sportive (eps) qui disait : « Moi, je voudrais faire une expérience de mixité en éducation physique », parce que le lycée était mixte, mais les cours d’éducation physique ne l’étaient pas… Le proviseur, qui voulait se faire mousser par les expériences mais qui trouvait toujours que c’était effrayant, dit « Houlala, si vous faites ça, il faut absolument qu’il y ait un expert qui suive l’expérience. » et il me dit : « Tu ne veux pas faire l’experte ? ». Je lui dis : « Tu parles en éducation physique comme je suis experte ! Je te rappelle que j’enseigne la philo », mais il m’a dit « Oui, mais bon, je te demande d’observer, tu intervieweras les élèves… ». Je réponds : « Enfin oui, moi, tout cela, je ne sais pas faire », je n’ai pas fait de psycho, mais il a insisté. Le proviseur m’a agréée, sachant que j’allais à Nanterre et puis toujours cette idée qu’on ne peut pas interdire tout à une fille qui sort de Sèvres… Alors, voilà, je me lance dans cette expérience, j’ai suivi une classe toute l’année, ça allait bien avec mes heures de cours, j’allais dans le gymnase et comme me l’ont dit ses chers collègues d’éducation physique et sportive : « D’accord, mais il ne fait pas le programme avec sa classe en mixité ». C’est vrai, il ne faisait pas le programme, mais enfin j’ai observé cette classe qui a fait beaucoup de hand-ball, un peu de volley et puis de la danse, lui c’était un fan de danse et alors là, ça a été joyeux la danse avec les garçons ! C’était une classe de 1ère avec des gros gars ravis de faire du hand mais moins quand il s’agissait de faire de la danse, c’était autre chose, ou de la gymnastique aussi, ça ne plaisait pas parce qu’ils ne dominaient pas. J’ai interviewé les élèves, qui me disaient : « C’est formidable cette classe en mixité en eps parce qu’on a des relations entre nous. ». Je me disais que c’était quelque chose d’intéressant : ils sont en classe ensemble tout le temps et il leur faut l’éducation physique et sportive pour avoir des relations entre eux. Cela dit, il y avait des filles sur le côté qui ne jouaient pas au hand parce qu’elles trouvaient que les garçons étaient trop brutaux… J’ai rencontré vraiment toutes les questions que se posent les profs d’eps. J’ai fait mon mémoire sur tout cela et j’ai mordu, je me suis dit que c’était passionnant de faire de la recherche comme ça, des entretiens, et puis je me suis dit finalement : « Qu’est-ce qu’on sait sur ces classes mixtes ? ». Là c’était un lycée pilote, il était mixte depuis après la guerre, mais justement c’étaient des établissements un peu bizarres quoi. Il y avait des tas de bruits qui courraient, on m’a demandé par exemple s’il était vrai qu’il y avait des garçons et des filles qui faisaient l’amour sur les pelouses, tu vois ? Moi je n’avais jamais vu ça mais ça aurait pu se faire… Je me suis dit : « C’est intéressant, cette histoire de mixité », j’ai un peu regardé, je ne savais pas faire une bibliographie. J’ai vu qu’il y avait un Belge qui avait fait un petit bouquin sur la mixité.

La mixité devient un objet de recherche

24 FV : C’était pour ton mémoire de maîtrise dont tu n’avais pas le sujet ?

25 NM : Non là, sur la mixité en eps, j’ai fait surtout une bibliographie en éducation physique, tu sais, c’était le moment où il y avait tous ces gens qui contestaient l’éducation physique, les gens de Paris 8, j’avais beaucoup lu et Jacky Beillerot me disait : « Mais pourquoi vous vous intéressez tant à cette littérature ? ». Moi je trouvais que cette contestation du sport n’était pas une contestation du point de vue du sexisme, à ce moment-là, pas du tout. Non, c’est quand j’ai cherché un sujet de thèse pour continuer, tu vois, j’ai demandé son avis à mon directeur de thèse, s’il pensait que je pouvais faire une thèse sur la mixité dans un établissement, dans un lycée, parce que je me disais que je pouvais continuer dans mon bahut. À ce moment-là, je n’avais pas trop le sens éthique qui faisait qu’on ne travaille pas là où on a son activité professionnelle… Mais, cela dit, je pense que si je n’avais pas été dans le bahut où les gens m’estimaient… – enfin il y en avait qui ne m’aimaient pas parce que j’étais un peu militante, mais quand même, et puis ils n’aimaient pas les féministes. Je n’étais pas trop étiquetée quand même, je m’entendais pas mal avec mes collègues, j’étais responsable syndicale donc je connaissais assez bien les gens. Donc je lui ai demandé et il m’a dit : « Oui, peut-être », il ne savait pas trop, je ne savais pas moi-même qu’il s’était déjà fait plein de choses en Angleterre et aux États-Unis. D’ailleurs, j’ai fait toute ma thèse sans le savoir, à peu près. J’ai découvert deux ou trois trucs, mais vraiment rien. Quand j’y pense quand même ! Donc voilà, puisqu’il disait que ce n’était pas impossible, je me suis lancée. J’ai fait ma thèse toujours en travaillant mais, quand même, je me suis mise en service partiel vers la fin. Alors, le féminisme tu vois… je suis inspectée et l’inspecteur me dit « Bon, bien évidemment vous ne demandez rien ? » ça voulait dire vous ne demandez pas une hypokhâgne ou une khâgne à Paris. C’est ce que ça voulait dire, vous ne demandez rien, car j’aurais pu, si j’avais été dans la ligne, j’aurais pu… « Oui, bien sûr vous avez pris votre congé avec vos trois enfants… », je n’ai pas dit du tout que c’était pour faire une thèse en sciences de l’éducation. D’abord les sciences de l’éducation étaient très mal vues de la philo, donc je ne me suis pas vantée du tout, j’ai dit : « Oui, oui, mes enfants ». Et puis le « Vous ne demandez rien », ça, ça m’a beaucoup frappée parce que, je me suis dit que, si j’étais un homme, je demanderais quelque chose, c’est clair. Bien. Alors c’était l’époque où on pouvait, sans avoir déjà fini sa thèse, candidater pour devenir assistante. Donc, c’est ce que j’ai fait avec l’idée naïve que j’aurais bien plus de temps pour finir ma thèse ! Je me suis aperçue que c’était plutôt l’inverse, d’autant plus que moi j’arrivais. On me colle un cours de sociologie de l’éducation, j’avais beaucoup lu moi, mais jamais travaillé, jamais. La première année j’avais un cours d’avance sur mes étudiants, mais il y a eu une grève et ça m’a bien arrangée, parce qu’au moins j’ai pu m’avancer (rires).

Devenir vraiment féministe

26 En faisant cette thèse sur la mixité je suis devenue vraiment féministe, enfin je veux dire théoriquement, je suis devenue une féministe théorique, pas seulement face aux injustices, mais aussi face à la réflexion. J’ai découvert Michelle Perrot, plein de choses, alors là j’ai lu, j’ai lu, j’ai lu pour le coup et comme je te disais, pas beaucoup les Anglo-saxonnes, à ma grande honte, mais j’ai lu beaucoup de féministes. Et j’ai fait toute ma thèse en me disant : « Ça va me nuire… » et, de fait, à ma soutenance, il y a eu un feu croisé. Mon directeur de thèse me soutenait, il y avait Claude Pujade-Renaud qui me soutenait vraiment, mais les autres me sont tombés dessus avec une violence ! Une de mes collègues avait entendu un des membres du jury dire : « Je suis en train de lire sa thèse, mais vous savez elle est féministe, hein ». Donc, il m’a dit que ma thèse ne tenait pas debout, tout ce que je disais sur le fait qu’il y avait des inégalités, qu’on ne traitait pas de la même façon les filles et les garçons… c’était très dur et je n’ai pas eu la mention « très honorable » j’ai une mention « Honorable ». Je me suis dit : « Je suis foutue », mais en même temps je me suis dit : « Je n’ai pas transigé avec mes convictions, je n’ai pas transigé », je me disais : « J’ai raison, je suis sûre que j’ai raison ! ».

27 FV : Comme la devise de Sarah Bernhardt « Quand même ! »

28 NM : Quand même, oui, et alors là je suis vraiment devenue féministe, car j’ai compris ce que c’était que d’être une femme et d’être en face d’un jury d’hommes et de femmes, il y avait une psychologue de Paris 7 qui m’a dit que mes entretiens ne tenaient pas debout, que ma position de transfert n’était pas analysée, etc., parce que j’avais quand même une forte référence à la psychanalyse… Voilà. Mais seulement moi, j’étais déjà assistante à Nanterre, j’avais un pied dans la place donc, après tout, la mention était moins grave que si j’avais été à l’extérieur. Enfin, je n’étais quand même pas ravie ravie, c’est dur un peu. Et puis, justement, je suis restée assistante assez longtemps, mais quand j’ai candidaté pour être Maître de conférences, ils avaient mis dans la Commission un prof qui était dans une autre ufr[3] mais qui s’occupait de la formation des enseignants – c’est pour ça qu’ils l’avaient mis, parce que j’étais impliquée dans la formation des enseignants –, il se demandait pourquoi j’avais eu une mention « Honorable ». Il m’a posé plein de questions et puis j’entendais un des collègues dire, quand je répondais, « Vous voyez, vous voyez » d’un air de dire : « Elle sait répondre quand même », c’était drôle ! Et là, ils me collent Directrice du département, j’étais assistante, je leur ai dit « Mais vous êtes complètement fous », « oh mais oui, mais toi tu comprends, t’es normalienne, alors… ». Voilà, il y a beaucoup de femmes qui te diraient « Moi je n’ai pas eu de problème », j’ai pas eu de problème, mais j’en ai eu pourtant, enfin là ils m’ont vraiment punie de mon féminisme, très clairement. Il faut le dire quand même parce que, aujourd’hui, je pense que les jeunes femmes n’imaginent pas. Je l’ai raconté à un certain nombre, ça les étonne quand même… Moi, j’avais une terrible anxiété, je me suis dit : « Tu es en train de te flinguer en faisant ça, etc. » mais, en même temps, une espèce de fierté, je me suis dit « Ah quand même, je tiens mes positions ! » Après tout j’avais 40 ans, je n’étais plus une jeune gamine, je me disais « S’ils n’en veulent pas, ils n’en veulent pas, c’est leur problème, ce n’est pas le mien finalement ». Et puis là, alors moi ce que j’ai fait, très vite, j’ai milité, une fois que j’ai été Maître de conférences, pour faire des cours, enfin assez vite, je ne me souviens plus quand est-ce que j’ai eu le cours Philo et éducation, parce qu’il y avait des vieux pontes qui le faisaient et quand ils sont partis à la retraite, j’ai eu ce cours et, tout de suite, dans ce cours, il y avait un trimestre sur « Faut-il éduquer les filles et les garçons de la même façon ? » Du coup, on faisait défiler Marie de Gournay, François Poulain de la Barre. Enfin ce que je faisais en général, je prenais un texte, par exemple je mettais Molière en face, je prenais Mary Wollstonecraft avec Rousseau en face, tout ça pour vraiment leur montrer… Et quand j’avais des étudiants qui avaient fait un cursus de philo, je n’en ai pas eu beaucoup, mais quelques-uns, ils me disaient « On n’a jamais vu ces textes-là… ». Et, assez vite après, j’ai eu un cours alors là « Genre et éducation », enfin au départ je l’ai appelé « Éducation et rapports sociaux de sexe », puis après je l’ai appelé « Genre et éducation ». Donc finalement, quand j’ai fini ma carrière, je ne faisais quasiment que des cours sur ces questions-là.

29 FV : C’est toi qui as voulu changer l’intitulé « rapports sociaux de sexe » pour mettre « genre » à la place ?

30 NM : J’ai beaucoup hésité. Mais c’est après le colloque du Mage [4], un grand colloque à la Sorbonne, c’est après mon hdr[5] que j’ai changé. Mon hdr je l’avais intitulée « Femmes et savoir. La société, l’école et la division socio-sexuée des savoirs », quelque chose comme ça.

31 FV : Là, on est en quelle année ?

32 NM : Mon hdr j’ai dû faire ça en 1992. Alors, là, il y avait Michelle Perrot dans le jury, c’était trop drôle. Donc, il y avait Michelle Perrot dans le jury, mon garant qui était Jacques Natanson, Mireille Cifali, la psychanalyste de Genève et Guy Berger et alors là le jury s’est vraiment divisé. Entre ces gens, c’était du genre : Jacques Natanson « Mais vraiment vous pensez que… », la psychanalyste qui m’est tombée dessus, et puis Michelle Perrot qui a fait un truc très chouette, très gentil, très élogieux, très tout ! Et Guy Berger qui a raconté sa vie. Alors ça, c’est un truc qui m’a frappé aussi. Ce n’est pas la première fois que je voyais cela, quand il est question du féminisme, les hommes racontent leurs petites histoires, c’est fascinant ! Je n’ai pas vraiment analysé ce que c’est, mais il y a un effet, là, qui se produit. Cela s’est quand même bien passé, par rapport à ma thèse. J’avais appris une certaine assise… J’avais communiqué dans des colloques assez tôt. Jacky Beillerot m’avait poussée, en particulier il y avait un colloque à Paris 5, où il y avait Viviane Isambert-Jamati, et Jacky Beillerot m’avait dit : « Tu sais, l’estime de Viviane Isambert-Jamati, ce n’est pas rien ! » et, elle, effectivement, elle était féministe. Voilà, j’ai toujours un peu milité dans mon syndicat, j’ai beaucoup fait d’interventions dans mon syndicat sur ces questions, c’était un peu ma façon de continuer au sgen[6]. On m’invitait dans des formations et puis j’ai fait aussi plein d’interventions pour la formation continue des enseignants, enfin des personnels de l’éducation nationale. En particulier, il y avait une médecine scolaire, enfin une responsable académique de la médecine scolaire, qui faisait des stages plutôt sur les violences et qui, systématiquement, intégrait quelque chose que je faisais moi sur les inégalités et éventuellement sur les violences sexuées. Donc j’ai fait beaucoup de trucs comme ça.

Une féministe pas seulement « théorique »

33 FV : Ton engagement féministe s’est traduit beaucoup au travers de tes pratiques professionnelles, la recherche…

34 NM : C’est vrai. Je n’ai pas milité à fond dans des associations féministes, je n’ai pas fait de la militance comme ça, je le reconnais, mais j’ai quand même considéré que je militais. J’ai aussi été invitée par le sgen un peu partout en France, je faisais des interventions bien sûr pas payées. Donc j’estime que c’était un peu militant. Et puis j’ai travaillé aussi pas mal avec le snuipp[7].

35 FV : Mais finalement ta thèse a été publiée !

36 NM : On m’avait dit « Surtout, surtout, vous ne publiez pas, ça vous nuira. » Là encore, je n’ai pas écouté, hein. J’ai publié, mais enfin ! Là, pour le coup, hommage à Gaston Mialaret qui dirigeait la collection aux Presses universitaires de France, parce que lui justement il m’a vraiment soutenue, le directeur au-dessus, un type réac, ne voulait pas la publier. Alors il m’a demandé mon pedigree, ces choses-là me mettent dans une révolte ! C’est comme dans mon lycée, il y avait le type responsable de l’Association des Agrégés qui voulait absolument m’embrigader dans l’association et je lui disais « Mais ça ne m’intéresse pas, moi je suis au sgen », le sgen justement, c’est le syndicat où il y a tout le monde, sans distinction de grades et tout et tout. Et il me disait « Vous n’êtes quand même pas fière d’être agrégée ? », grrrr, tu vois. Ces questions de hiérarchie, pour moi, ça me parle sur tous les plans et ça résonne évidemment particulièrement quand il s’agit de la hiérarchie des sexes, quoi. Mais, en même temps, c’est inclus dans un phénomène global. De même que je ne supporte pas toutes ces hiérarchies qu’on fait avec les étrangers, tout ça. Ça me révulse.

Une approche féministe du rapport au savoir

37 FV : Dis-moi, pour toi quels ont été les grands événements marquants ou les grandes victoires du féminisme ?

38 NM : Eh bien, ça dépend à partir de quand tu remontes…

39 FV : Peu importe.

40 NM : Parce que, tu vois, moi je sidérais mes élèves, mes étudiants, quand je leur disais « Mais vous savez, l’autorisation de s’inscrire à l’université, sans l’autorisation du mari, c’est 1938, ce n’est pas si vieux que ça », « Ah bon, ah bon ?! ». Donc ça, c’est important. Parce que, pour moi, le rapport entre les femmes et le savoir, justement je trouve que c’est tellement important, c’est pourquoi je suis si amie avec Michèle Le Dœuff. Donc la liberté d’accès au savoir, et bien sûr toute la progression de la scolarisation des filles, jusqu’à la mixité. Même si justement, c’est là qu’il est important de voir qu’on n’a pas encore gagné d’une certaine façon. Bien sûr, pour moi, le grand combat de la deuxième vague, l’ivg[8] et la contraception, c’est quand même très très très important ! Le combat pour les violences contre les femmes, tel qu’il s’est manifesté, déjà dans la fin des années 1970 par les féministes. Parce que finalement, c’est une vieille histoire ça, ce n’est pas d’aujourd’hui que ça commence, d’autant plus qu’il y avait déjà des choses dans la première vague du féminisme. Les féministes se sont battues depuis longtemps là-dessus. Elles se sont battues, mais là elles n’avaient pas trop de moyens. Évidemment, on voit bien combien il faut de temps, de temps, de temps, pour que ça devienne vraiment une question politique, une question qui est vraiment prise en charge par les pouvoirs publics… Quand même, le droit de vote en 1944, moi ça, ça me paraît une chose très très importante. C’est quand même très symbolique, reconnaître que les femmes, après tout, sont citoyennes comme les hommes, qu’on n’a pas besoin de se demander si elles sont formées, si elles vont être influencées par les curés, si ceci, si cela, bon…

41 FV : On en revient presque à ta première définition du féminisme, qu’en fait les femmes sont des êtres humains…

42 NM : Mais oui, des êtres humains et donc des citoyennes.

Regards sur le présent

43 FV : À l’heure actuelle, qu’est ce qui te paraît prioritaire ?

44 NM : Je dirais, c’est-à-dire, pour moi il y a tellement de choses d’une certaine façon, mais quand même je dirais l’égalité professionnelle, mais tu vois tout ce que cela implique ? Ce n’est pas seulement l’égalité des salaires, c’est l’égalité à l’embauche, l’égalité dans les promotions, c’est la manière dont on traite les femmes dans leurs rapports avec les enfants, par rapport aux hommes dans leurs rapports avec les enfants. Cela me paraît très très important. D’une certaine façon, je trouve que les pouvoirs publics ont plutôt tendance à polariser là-dessus et ça permet de passer sous silence d’autres choses à mon avis, mais quand même je trouve que c’est important. Et puis dans le professionnel, j’irais bien, pour le coup, jusqu’au harcèlement. Je pense que le harcèlement sexuel c’est vraiment un truc, dans le travail… Bon, après, toutes les violences contre les femmes et les enfants aussi. Pour les femmes, je trouve que c’est très important que ce soit mis à l’agenda politique, préserver tout ce qui est de l’ordre de la santé reproductive comme on dit maintenant dans notre jargon, que ce ne soit pas remis en cause et que ce soit assuré réellement parce que, quand même, il y a des endroits où on supprime les centres d’ivg, tout ça… La question du traitement judiciaire du viol aussi ne me paraît pas encore bien au point…

45 FV : Si tu étais présidente de la République, quelle politique tu voudrais développer du point de vue de l’égalité ?

46 NM : (rires) Je m’apercevrai qu’il y a bien des obstacles.

47 FV : Quelles seraient tes priorités politiques ?

48 NM : Je réfléchis à la politique qu’avait eu Najat Vallaud-Belkacem, parce que je me disais que c’était sans doute à peu près tout ce qu’on pouvait faire. Et au fond, tu vois, une des choses qu’elle a faites, qu’elle a essayé de faire, je pense que la pauvre n’est pas restée assez longtemps pour ça, c’est de former les hommes politiques sur toutes ces questions. Maintenant, ils sont obligés de s’y mettre, parce que c’est tellement dans les médias, partout, dans le public…

49 FV : Donc, si tu étais présidente de la République, la première chose pour toi serait de former les ministres ?

50 NM : Former les ministres et exiger d’eux le fameux mainstreaming. Que l’on considère chaque fois que l’on fait une politique si c’est une politique égalitaire entre les sexes, pas seulement entre les sexes d’ailleurs mais bon… Tiens, peut-être une chose que j’ai oubliée mais qui est importante pour moi du côté de l’égalité professionnelle, c’est d’aller jusqu’à la retraite, régler cette question insupportable de l’inégalité de retraite entre les hommes et les femmes. Mais on ne peut pas régler cela, si on ne règle pas la question du travail, c’est lié. Toutes ces femmes qui sont en dessous du seuil de pauvreté, qui touchent de malheureuses allocations…

51 FV : Est-ce qu’il y a des lois qui manquent ?

52 NM : Je dirai à mon ministre du Travail qu’il fasse appliquer les lois sur l’égalité professionnelle. Mais vraiment appliquer, parce qu’il y a des tas de lois avec des sanctions quand on n’applique pas l’égalité et ça finalement… Tu as vu le nombre d’entreprises qui ont fait le rapport qu’il faut remplir chaque année sur l’égalité ? C’est dingue ! Ben voilà, sanctionner celles qui… Je pense que je me mettrai à dos tous les cac40, tout ça… Quand on est dans la politique on est obligé… moi je ne suis pas une politique, on serait obligé d’envisager les conséquences, enfin tout ce qui est possible, rendre le souhaitable possible là. Je n’ai pas parlé de la politique de l’éducation nationale (rires), quand je dis former les ministres je dis aussi former les enseignants, ça c’est sûr, arrêter de leur permettre de croire que l’égalité on l’a… Mais tu vois, d’autant plus que je suis en train de lire une thèse qui dit, si on veut vraiment une vraie égalité entre les sexes, c’est-à-dire une transformation radicale de la société, on ne peut pas compter sur l’éducation pour ça. L’éducation n’est pas première… si tu veux. Entre quatre yeux, je lui dirai que c’est un vieux cheval de bataille ça, parce que moi, dans les années 1970, justement après mai 1968, le nombre de fois où on a discuté sur est-ce que l’important c’est la révolution ou l’important c’est de transformer l’école ? et que, bon, transformer l’école, finalement ça ne servait à rien si on ne faisait pas la révolution. Moi, j’ai entendu cela cinquante mille fois, donc finalement c’est cette même thématique appliquée à l’égalité des sexes. Mais, d’une certaine façon, je pense de plus en plus que c’est vrai. Tu vois ce qui s’est passé là, il y a eu une toute petite percée, une petite avancée, hop ça recule tout de suite, et on met un Jean-Michel Blanquer qui s’en fout comme de l’an 1940 de l’histoire de l’égalité entre les filles et les garçons…

Des craintes et des espoirs

53 FV : Et qu’est-ce que tu penses de la situation actuelle du féminisme en France ?

54 NM : Écoute, moi je la perçois mal, je pense, en réalité. D’une certaine façon, moi qui ai tendance à être optimiste, je la perçois par d’une façon très positive, il y a quand même des tas de jeunes femmes et jeunes filles qui sont très féministes, qui sont militantes et qui veulent vraiment changer les choses et ça c’est quand même réjouissant. D’un autre côté, j’ai le sentiment qu’on est dans une situation de dispersion énorme. Il y a plein d’associations diverses et variées, mais on n’a pas l’impression que tout cela fait bloc et se regroupe vraiment. Et pourtant je pense que, si on veut vraiment changer les choses, il n’y a qu’une lutte collective vraiment importante qui pourrait le faire.

55 FV : Il y a des points de conflits, comment tu les identifies ?

56 NM : Il y a le mouvement queer qui crie très fort, qui dit des choses justes et des choses… moi le post-structuralisme et le post-modernisme je n’aime pas finalement. Je suis très rationaliste moi. C’est-à-dire que je pense que tout ce qui est critique de la vérité, l’idée que la science ce n’est pas important, je ne suis pas d’accord avec tout ça. Je ne suis pas d’accord et je me dis que justement quand on fait des recherches, (moi finalement je ne suis pas tellement pour dire qu’on parle de recherches féministes), je pense qu’on peut avoir une épistémologie du point de vue qui montre qu’on est capable d’analyser des choses que lorsque l’on est dans une certaine situation sociale et que l’on a sur elle un certain point de vue. C’est-à-dire que les femmes sont privilégiées pour analyser les inégalités que les femmes supportent, mais une fois qu’on a dit ça, l’analyse que l’on en fait, je pense qu’on doit la rendre la plus objective possible. Il faut établir des faits. Quand on analyse les salaires, il faut le faire avec toutes les nuances. Il faut regarder les salaires à fonctions égales, à travail de valeur égale. Il faut faire cela, sinon on ne peut pas être entendu vraiment. C’est comme François Heran qui est passé sur France Inter sur l’immigration, il établit des faits, il utilise Eurostat, ce n’est pas discutable ça. Et justement, quand il montre le nombre d’immigré·e·s que l’on reçoit, le nombre de réfugié·e·s que l’on admet et que l’on compare deux pays qui sont de grandeur totalement différente, en disant « Vous voyez, on en a plus », tous ces trucs-là, franchement, c’est fou quoi. Il faut faire les choses sérieusement. Donc, moi, tous les discours sur la relativité, sur le fait que c’est la raison qui nous a perdus, tout ce genre de discours-là, moi…

57 FV : En ce moment on entend beaucoup cette opposition entre un féminisme universaliste qui serait blanc, bourgeois, hétérosexuel et cette myriade de féminismes : décolonial, intersectionnel… Quel est ton regard dessus ?

58 NM : Là-dessus, je pense qu’il y a une part de la critique qui est juste, la critique des bourgeois, blancs, bourgeoises blanches, etc. mais ces bourgeoises-là, du moins certaines, elles ont déjà critiqué l’universalisme puisqu’elles ont dit justement qu’elles n’en étaient pas partie prenante, c’était un universel masculin. Donc, elles ont voulu y inclure les femmes, ce qui est déjà une critique, bon, mais je crois qu’elles ont un peu oublié quand même les étrangers, les personnes qui ne sont pas hétéronormatives, etc. Faut dire que tous les gens que l’on appelle les minorités, s’ils se mettent à critiquer justement ce féminisme-là, ont raison d’une certaine façon de ce point de vue-là. Maintenant, quelles sont les conséquences à en tirer ? Ce qui m’embête si tu veux sur le queer, c’est que justement, c’est tout le soubassement philosophique qui consiste à dire : « Bon, il n’y a plus d’universel du tout. ». Pour moi, il y a un universel qui reste c’est : reconnaître tout être humain comme un être humain, c’est un universel. Ce n’est pas le cas, enfin politiquement pour l’instant, là pour le coup, je suis d’accord avec Réjane Sénac, c’est un universel conditionnel. On est inclus dans l’universel « à condition de », ben non ! on est inclus dans l’universel parce qu’on est un être humain.

59 FV : Et tous ces mouvements qu’on voit, ces associations, ces personnes plus ou moins médiatisées, à ton avis est-ce que ça va favoriser un regroupement, une intégration de toutes les problématiques plus spécifiques par exemple de couleurs de peau, de sexualités, ou autre, ou est-ce qu’il y a au contraire un risque d’éclatement ?

60 NM : Oui, moi je pense que leur politique est une politique qui divise et c’est ça qui ne va pas, parce que du coup en disant, la notion de femmes n’a pas de sens d’une certaine façon, on ne peut pas dire « Nous, les femmes » parce que justement selon la situation, la couleur de peau, le ceci, le cela, on n’est pas dans la même situation. C’est vrai d’une certaine façon, mais il n’empêche que, pour le coup, je pense que, je suis pour l’intégration de ces différents éléments. S’en tenir à femmes, c’est ça qui me paraît fort dans l’intersectionnalité. C’est cette idée justement qu’on ne peut lutter pour la justice que si on intègre toutes les injustices, et il y a des injustices qui ne sont pas seulement l’injustice que subissent les femmes parce qu’il y a des femmes qui, en plus de ces injustices-là, en subissent d’autres que ce soit au nom de leur sexualité, au nom de leur couleur de peau, au nom de je ne sais pas quoi encore. Donc pour moi, cela est un point. Parce que, si tu veux, par exemple, la manière dont le système scolaire actuellement, l’institution scolaire, refuse toutes ces perspectives intersectionnelles me paraît très problématique, vraiment très très problématique.

61 FV : Dans quel sens ?

62 NM : Il y a un déni si tu veux, il y a quand même un déni du racisme dans le système scolaire actuel. Ils ne sont pas brimés à cause de leur « race » entre guillemets, ils sont brimés à cause de leur classe sociale. Je pense que c’est vrai, mais ce n’est pas seulement ça. Je me rappelle avoir participé au jury d’une thèse sur les Comoriens à Marseille. La personne en question, qui était une prof française mariée à un Comorien, avait fait une enquête qui consistait à interroger des jeunes adultes, entre 18 et 22-25 ans, sur leurs parcours scolaires. Ces jeunes étaient des copains et copines de ses enfants. C’était effrayant ce qu’ils racontaient.

63 FV : Est-ce qu’à ton avis des choses ont changé dans le féminisme, maintenant ?

64 NM : Bien, moi je pense quand même que l’accent mis sur les problèmes d’hétéronormativité est plus fort. Le fait maintenant dans le système scolaire, que les gens, les militants, enfin peut-être j’exagère, je suis trop optimiste, que les gens qui sont sensibles à l’égalité des sexes pensent aussi qu’il faut lutter contre l’homophobie, là je pense qu’il y a quelque chose qui me semblait moins présent. Parce que tu vois moi quand même, dans les années 1970, dans mon lycée, il y avait encore des gens qui se permettaient de dire : « Oui mais tout ça, ce sont des trucs de lesbiennes », quand ils ne disaient pas les choses autrement…

65 FV : Mais, si on se place un peu du point de vue de l’opinion publique, dans la réception du féminisme, du combat pour l’égalité, est-ce que, à ton avis, on est dans une période où les choses ont un peu évolué ?

66 NM : Je pense que beaucoup de femmes disent toujours « Je ne suis pas féministe, mais… », derrière le « mais », à mon avis, il y a plus de choses qu’avant. « Mais je suis scandalisée des inégalités de salaire, l’ivg[9] c’est capital, mais je ne supporte pas les violences contre les femmes », tu vois, il me semble qu’il y a toujours une illégitimité de se qualifier de féministe parce que, c’est plus ou moins être extrémiste. Il y a une espèce d’incompatibilité dans les représentations sociales entre être une femme et être extrémiste, et violente éventuellement.

67 FV : Est-ce que tu penses qu’il y a un traitement médiatique important, est-ce qu’on parle plus ou pas des inégalités entre les femmes et les hommes ?

68 NM : Oui, quand même, il me semble. Avant on en parlait le 8 mars et puis après silence radio, il me semble que maintenant… Regarde, toute cette, c’est peut-être à double tranchant, toute cette campagne contre les violences faites aux femmes, ça a traversé l’été, on fait le décompte des mortes, ça prouve qu’on ne fait pas grand-chose puisque c’est toujours pareil mais, quand même à mon avis, je trouve que ça touche beaucoup plus l’opinion publique qu’avant…

Des héritages marquants, une mention spéciale pour Gabrielle Suchon

69 FV : Est-ce que tu te sens héritière de quelqu’un ou quelqu’une ?

70 NM : Moi je me sens héritière de beaucoup hein, de beaucoup. Certainement de Michelle Perrot, pour des tas de raisons et pas seulement sa sympathie à mon égard. Simone de Beauvoir, oui, je pense aujourd’hui parce que je l’ai lue et relue pour faire des cours et puis alors, je trouve quand même que je suis héritière de Gabrielle Suchon. Il se trouve que j’ai une collègue de Nanterre qui va publier des textes de femmes féministes, pas forcément des philosophes. Le jeu c’est cinq pages d’intro et, après, dix pages de textes commentés avec des notes. Elle m’a demandé de faire Gabrielle Suchon et, du coup, j’ai passé mon printemps et mon été à lire et relire tout ça. Là, Je me suis dit qu’il fallait vraiment que je lise l’ensemble [10] pour choisir des textes… en relisant et en travaillant, vraiment j’ai une admiration pour cette femme. C’est drôle parce que c’est une bonne chrétienne, donc il y a tout le temps Dieu, mais Dieu ça lui sert à dire que Dieu a formé les êtres humains à son image. Donc, les êtres humains c’est les hommes et les femmes. Comme elle dit, les femmes sont sorties de l’homme, donc elles sont de même nature que lui et Dieu, donc, comme il a créé les êtres humains à son image, il les a créés avec la raison, l’intelligence, l’esprit, la volonté. Elle est un peu cartésienne sur les bords parce que c’est la fin du siècle, bon. Mais ça c’est les hommes et les femmes, finalement il a voulu que les femmes soient aussi libres que les hommes, donc lui il n’est pas d’accord pour qu’on impose aux femmes leurs mariages ou les mettre au couvent comme c’était le cas pour elle, ce sont les femmes qui doivent choisir. Il leur a donné la même intelligence qu’aux hommes. Il a dit aux hommes et aux femmes qu’il fallait qu’ils s’instruisent, donc il veut que les femmes soient aussi instruites que les hommes. Et puis comme tout pouvoir vient de Dieu, donc Dieu a voulu que les hommes c’est-à-dire les êtres humains, donc les femmes aussi, aient du pouvoir.

71 Et à part ça, il y a un autre livre qui s’appelle Du célibat où elle fait l’éloge du célibat. C’est-à-dire que la seule situation vivable pour les femmes, où elles puissent garder leur liberté, leur pouvoir sur elles-mêmes et s’instruire comme elles voulaient… Du coup, d’où viennent les contraintes qu’on impose aux femmes, l’ignorance qu’on leur impose et la dépendance ? Eh bien, ça vient des hommes, ça vient des lois créées par les hommes, des coutumes, ça c’est l’horreur, et voilà, c’est les hommes et leur insupportable domination !

72 FV : C’est ce que disait aussi François Poulain de la Barre.

73 NM : Tout à fait, elle l’a lu, mais elle ne le cite pas beaucoup, elle le cite un peu, parce qu’elle cite les gens de son siècle qui pensent comme elle. Et alors – Michèle Le Dœuff pense que c’était la seule façon de passer la censure – c’est farci de citations. Elle connaît très bien la Bible et ses évangiles, elle connaît très bien les Pères de l’Église, elle en cite plein et elle connaît les philosophes de l’Antiquité, les philosophes profanes, païens comme elle dit des fois. Elle a lu Platon, elle a lu Aristote, Cicéron, Sénèque, sans doute Marc Aurèle, Epictète… Elle a lu tout ça et alors ce qu’elle montre c’est que tout ce monde-là est féministe ! Elle tord les citations, elle fait des citations et puis elle dit « C’est ça que ça veut dire. ». Elle a une interprétation sublime. Voilà, elle explique l’histoire d’Adam et Ève, et elle dit que Dieu avait interdit à la femme et à l’homme de manger de l’arbre de la connaissance et en fait ils n’ont pas compris ce qu’on leur disait, ils ont croqué la pomme, mais ce n’est pas ça, l’arbre de la connaissance, ça veut dire qu’on travaille pour acquérir des connaissances. Ça ne se fait pas comme ça. Ce n’est pas en ingurgitant un truc qu’on acquiert la connaissance, c’est tout un travail, une démarche, ils n’ont pas compris, ils ont fait un contresens (rires) et c’est pour ça qu’ils ont été punis. C’est parce que justement ils n’ont pas voulu travailler ! C’est vraiment génial, je trouve. Elle fait ça, j’ai pris ce texte-là parce que je trouve que c’est sublime. Elle cite Saint-Augustin, elle est bien embêtée avec Saint-Augustin, car s’il y en a un qui dit que les femmes doivent obéir aux hommes, c’est bien lui. Il reprend le texte de la Genèse, etc. Alors elle dit, voilà il dit ça, il semble dire, elle est marrante, il semble dire que la dépendance pour les femmes est naturelle et juste, ou juste et naturelle. Mais quand on y regarde de près, Augustin dit aussi que les hommes ne sont habilités à commander que lorsqu’ils commandent avec raison et justice. Et comme tous les hommes ne commandent pas toujours avec raison et justice, alors là les femmes ne sont plus tenues de leur obéir ! Je vais utiliser ce saint docteur pour montrer qu’en réalité ce n’est pas ça qu’il a voulu dire… Je l’ai trouvée vraiment géniale, je crois bien quand même que si l’on regarde entre la première partie et la dernière, elle s’enhardit. Elle dit des choses dans la première partie que je trouve beaucoup plus soft sur la liberté. Sur la liberté, elle dit juste, plein de choses, comme Aristote, on définit et puis on montre qu’il y a des espèces de liberté et on définit les espèces et tout ça. Et après on parle des femmes, mais pas au début parce qu’il faut d’abord montrer quelle est la réalité des choses et de toute façon elle s’applique aux femmes comme aux hommes, bon. Du coup, elle se contente juste de dire, dans la deuxième partie, que ce n’est pas bien de ne pas laisser les femmes choisir, mais elle ne dit pas que, si elles sont mariées, elles sont quand même sous la tutelle du mari et, au couvent, sous la tutelle des supérieures du couvent. Elle dit une chose très jolie, parmi les espèces de liberté, il y a la liberté de lieu et quand elle définit la liberté de lieu elle dit que comme ça, la liberté de lieu, ça permet de voyager, de découvrir d’autres cultures, elle ne dit pas cultures, elle dit d’autres peuples, d’autres mœurs, bon, et on s’enrichit comme ça donc et les femmes pourraient faire cela aussi. Voilà.

Au départ était un soutien familial absolu

74 FV : Où as-tu vécu où quand tu étais enfant ?

75 NM : À Paris. Mes parents étaient dans les ptt[11], ma mère était « commis ancienne formule », ça s’appelait comme ça un moment, après ils ont changé les grades, les intitulés. Elle a commencé en 1923 en Haute Savoie, d’où elle était originaire, à Morzine, Saint-Gervais. Elle est titularisée et part à Vernon s/Eure, puis à Paris. Là, dans le bureau de poste où elle travaillait, elle a rencontré mon père.

76 Mon père avait passé le bac. Il a passé le concours de rédacteur-administrateur, mais n’a pas tenté le concours de l’École supérieure des ptt car il se disait mauvais en maths. Du coup, je n’ai pas fait Maths-Élem. Quand mes parents se sont mariés, ma mère avait 38 ans et mon père 31. Ma mère a dit « On va rester à Paris pour les études de Nicole ». Mon père était convaincu que je devais faire des études, il m’a dit : « Tu auras ton héritage avec tes études ».


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Date de mise en ligne : 22/11/2022

https://doi.org/10.3917/tgs.048.0007

Notes

  • [1]
    In Gavarini Laurence et Chaussecourte Philippe, 2011, « Entretien avec Nicole Mosconi », Cliopsy, n° 5, p. 99-126.
  • [2]
    Institut national de la recherche pédagogique.
  • [3]
    Unité de formation et de recherche.
  • [4]
    Réseau international et pluridisciplinaire « Marché du travail et genre ».
  • [5]
    Habilitation à diriger des recherches.
  • [6]
    Syndicat général de l’éducation nationale cfdt.
  • [7]
    Syndicat national unitaire des instituteurs, professeurs des écoles et professeurs d’enseignement général de collège.
  • [8]
    Interruption volontaire de grossesse.
  • [9]
    Interruption volontaire de grossesse.
  • [10]
    Gabrielle Suchon, Traité de la Morale et de la Politique : Sçavoir, la liberté, la science et l’autorité, 1693.
  • [11]
    Postes, télégraphes et téléphones.

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