Couverture de TGS_048

Article de revue

Martine Storti, Pour un féminisme universel

Paris, Le Seuil, 2020, 106 pages

Pages 205 à 207

Notes

  • [1]
    On voit sa photo dans Antoinette Fouque et ali., [2008, p. 376].
English version

1 Martine Storti était journaliste à Libération dans les années 1970, position idéale d’observation du mouvement féministe. Observation participante bien sûr ! Elle a publié en 2010 un florilège de ses articles particulièrement éclairant [Storti, 2010].

2 C’est ainsi qu’elle fut l’été 1979, à Téhéran, témoin directe du refus des femmes de la « tenue islamique » : « Le 8 mars et les jours suivants, elles étaient plusieurs dizaines de milliers dans les rues de Téhéran » pour dire non à la « tenue islamique » qu’on leur imposait (p. 276). Témoin aussi de la solidarité et de la mobilisation des féministes européennes : « Paris à l’heure de Téhéran », (p. 275). Une expérience professionnelle ultérieure, comme Inspectrice générale de l’Éducation nationale, lui a fait connaître également la situation des femmes en Afghanistan.

3 Comment aurait-on pu alors imaginer que le port du voile se développerait en France et instaurerait une ligne de clivage entre féministes ? Comment aurait-on pu concevoir que des féministes, au nom de la lutte contre « l’islamophobie » qualifieraient de « liberticide » et de « raciste » une loi interdisant le port du voile au sein des établissements scolaires, signeraient des tribunes et manifesteraient aux côtés de prêcheurs islamistes ?

4 Il est vrai qu’en 1979, nous ne mesurions pas l’impact de la « Révolution iranienne » sur l’histoire du monde, tout particulièrement du point de vue du féminisme [Picq et Sorti, 2012].

5 C’est avec le point de vue de celle qui a bien connu le mouvement des femmes des années 1970 que Martine Storti analyse la situation du féminisme en 2020. Le féminisme est redevenu à la mode, mais pourvu d’adjectifs variés et contradictoires en même temps que traversé de controverses destructrices.

6 On sait que les débats politiques ont toujours existé au sein du féminisme, que les désaccords, les dissensus sont normaux, et Martine Storti apprécie la conflictualité politique, inhérente à la démocratie. Mais pour rétablir un dialogue utile, il faut mettre au jour les confusions, les détournements, les amalgames, les affirmations sans preuves.

7 Elle relève, dans le contexte actuel, deux façons d’identifier le féminisme avec l’Occident. Deux façons symétriques et également mortifères : soit le dénoncer comme colonialiste soit en revendiquer le bénéfice exclusif. D’un côté, une pseudo-radicalité dénonce le « féminisme blanc », et réécrit l’histoire pour faire rentrer le passé dans sa lecture manichéenne. De l’autre, une perspective identitaire, nationaliste et raciste, fait de l’égalité des sexes et de la liberté des femmes, une des composantes de « l’identité française » et instrumentalise le féminisme à d’autres fins politiques.

8 Entre ces deux écueils, il faut trouver une « ligne de crête ».

9 On doit pouvoir interroger le féminisme « intersectionnel », « décolonial » ou « afro » sans être accusée de racisme ou d’islamophobie ou disqualifiée comme « blanche » ou « dominante ». Il ne s’agit pas de nier les phénomènes de racisme, de domination, de néo-colonialisme, passés ou actuels, mais de montrer la façon dont une certaine perspective décoloniale se transforme en réquisitoire contre le « féminisme blanc », réduisant la modernité européenne et le féminisme qui en est une composante, en une entreprise intrinsèquement coloniale et destructrice.

10 C’est ainsi que Françoise Vergès s’attaque aux grandes figures historiques du féminisme. Olympe de Gouges, on le sait, s’est engagée pour l’émancipation des Noirs en même temps que pour celle des femmes. Elle a écrit une pièce, Zamore et Mirza ou l’esclavage des Noirs (1784). Mais Françoise Vergès préfère trouver des connotations racistes dans le dénouement de la pièce.

11 De même, elle présente Hubertine Auclert comme complice de la colonisation, au moyen d’une citation tronquée, oubliant que celle-ci dénonçait le vol des terres des Algériens par le pouvoir colonial et les violences subies par les « Indigènes » (voir aussi Josette Trat [2012]).

12 En ce qui concerne le mouvement des femmes des années 1970, Françoise Vergès le dit « largement absolument autiste à ces dimensions internationales et de domination post-coloniale », faisant fi de l’engagement de tant de filles du mlf dans une extrême gauche qui soutenait l’indépendance de l’Algérie, puis la lutte du peuple vietnamien contre l’impérialisme américain. Elle accuse les féministes « blanches » de n’avoir pas soutenu la Coordination des femmes noires. Ce que, bien sûr, Martine Storti réfute, citant Awa Thiam. J’ajouterai que je trouve la calomnie particulièrement insupportable de la part de celle qui cache sa propre participation au mlf et à l’« imposture » du dépôt du sigle [1].

Sur le féminisme intersectionnel

13 Il semble difficile de ne pas se réclamer d’un « féminisme intersectionnel » tant décrire, analyser et combattre en même temps les oppressions et dominations de sexe, de classe, de race… est un projet séduisant. Mais Martine Storti montre comment ce concept est devenu un outil de sommation, d’injonction ou de disqualification. Et comment cette démarche ramène le féminisme en deçà de ses acquis politiques des années 1970. Les femmes s’étaient alors battues pour ne plus être la « contradiction secondaire » ; elles avaient réussi à imposer la légitimité de leur lutte à un mouvement social qui privilégiait la lutte des classes. Et voilà, à nouveau, la question des femmes sommée de s’effacer devant d’autres priorités.

L’instrumentalisation du féminisme

14 De l’autre côté, on peut voir le Front National/Rassemblement National se rallier à la laïcité, Valeurs Actuelles s’afficher en défense de l’émancipation des femmes, dès lors que cela leur permet de stigmatiser les « banlieues islamisées ». Invoquer la République, ses valeurs, son universalisme, permet à des antiféministes de toujours soutenir une émancipation des femmes, inscrite dans « l’identité française ». Or, souligne Martine Storti, rabattre l’égalité et la liberté des femmes sur l’identité nationale, c’est dédaigner de l’historicité, nier les luttes des femmes contre les traditions, les préjugés, les religions, les enfermements, les exclusions. En même temps, affirmer qu’« en France les femmes sont libres », c’est dire que le féminisme est devenu inutile. Position bien fragile face au constat des discriminations, des inégalités, des comportements racistes, et qui s’accompagne de la dénonciation du « néo-féminisme ».

15 Martine Storti conteste l’appellation « néo-féminisme » qui est une construction idéologique autant que celle de « féminisme blanc ». Cela confond des thématiques diverses (écriture inclusive, théorie du genre, intersectionnalité, pma, gpa), faisant fi des divergences. Et l’accusation est portée au nom d’un bon féminisme, celui du passé, celui de Beauvoir et du mlf, oubliant à quel point celle-là et celui-ci ont été caricaturés et vilipendés.

16 Au terme de sa démonstration, Martine Storti choisit de garder le mot féminisme, pour sa charge historique, ce passé multiséculaire de combats, de souffrances, d’acharnements, et par respect et fidélité à celles et ceux qui ont lutté et qui luttent pour les droits des femmes. À l’adjectif « universaliste », trop idéologisé, instrumentalisé, nationalisé, elle préfère celui d’« universel » : « en ces temps d’essentialisations et d’enfermements identitaires maniés par des bords prétendument opposés, l’universel retrouve sa force subversive, son potentiel émancipateur » (p. 83). Le féminisme universel que défend Martine Storti est « fait de toutes les luttes passées, présentes et à venir ». Les luttes varient selon les situations économiques et sociales, les configurations politiques, le poids des religions, des traditions ; mais le féminisme universel est partout, dans le combat des Iraniennes, des Polonaises, des Argentines. Un féminisme universel ne définit aucune manière d’être une femme, encore moins un modèle de libération, il s’empare de la complexité et s’enrichit de chaque lutte.

Références bibliographiques

  • Fouque Antoinette et ali. (dir.), Génération mlf, 1968-2008, Paris, Des Femmes-Antoinette Fouque.
  • Picq Françoise et Storti Martine (dir.), Le féminisme à l’épreuve des mutations géopolitiques, Congrès international féministe, Paris, décembre 2010, 2012, Donnemarie-Dontilly, éditions iXe.
  • Storti Martine, 2010, Je suis une femme, pourquoi pas vous ?, 1974-1979 Quand je racontais le mouvement des femmes dans Libération, Paris, Michel de Maule.
  • Trat Josette, 2012 « “Les féministes blanches et l’empire”, ou le récit d’un complot féministe fantasmé », Contretemps, 17 décembre 2012, https://www.contretemps.eu/les-feministes-blanches-et-lempire-ou-le-recit-dun-complot-feministe-fantasme/

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Date de mise en ligne : 22/11/2022

https://doi.org/10.3917/tgs.048.0205

Notes

  • [1]
    On voit sa photo dans Antoinette Fouque et ali., [2008, p. 376].

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