Couverture de TGS_047

Article de revue

La féminisation des armées françaises : entre volontarisme institutionnel et résistances internes

Pages 37 à 54

Notes

1 Les enjeux de la féminisation des effectifs militaires qui avaient fait l’objet d’intenses débats entre 1996 (début de la professionnalisation des armées françaises) et 2005 sont redevenus, depuis quelques années, un sujet central au sein du champ de la sociologie militaire ; la problématique générale restante similaire, orientée sur les difficultés rencontrées par les femmes en uniforme de se faire accepter à part entière en tant que femmes et militaires [Sorin, 2002]. Divers travaux portent sur les nombreuses formes de discriminations et de préjugés sexistes dont elles sont les objets et sur les arguments biologiques et culturels qu’elles se voient opposer [Hérisson, 2015 ; Weber, 2015]. D’autres s’intéressent aux rapports entre féminité, masculinité et militarité, en se penchant plus particulièrement sur les nouvelles identités professionnelles produites par la féminisation [Trompette, Dufoulon et Saglio, 1999 ; Toulgoat, 2002 ; Friedmann, 2002 ; Héas et al., 2007]. Les théories et concepts issus des études de genre ont, en outre, ouvert la voie aux réflexions relatives aux logiques d’association entre masculinité et métiers des armes, cherchant notamment à interroger les dynamiques de construction de l’hégémonie masculine dans le monde militaire ainsi que les différents idéaux-types constitués autour du modèle de la virilité guerrière [Coton, 2009 ; Teboul, 2015].

2 Qu’elles se penchent sur les trajectoires professionnelles des femmes militaires, sur les aspects institutionnels de la féminisation des forces ou encore sur le rôle central de la masculinité dans cet univers, ces études mettent en évidence la difficulté, tant pour les armées que pour les militaires elles et eux-mêmes, de résoudre les diverses contradictions induites par une présence plus massive des femmes sous l’uniforme. Cette difficulté s’accroît dès que l’on touche à la raison d’être originelle des armées : le combat. En effet, et même si elles peuvent parallèlement faire l’objet d’une mise en valeur par l’institution et les médias, les femmes militaires semblent ne devoir et ne pouvoir remettre en question le système de valeurs traditionnelles en présence. Dans cette quête de mixité, l’acteur politique n’est pas en reste, notamment depuis 2010 avec une politique institutionnelle affichée de promotion de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, qui s’est traduite par la mise en œuvre d’une série d’initiatives, de dispositifs et de plans successifs. Malgré ces évolutions qui font de l’armée française l’une des plus féminisées au monde (taux de 16,3 % en 2020 [1]) et l’une des quinze nations à autoriser les femmes à servir en position de combat [Addario, 2019], certains constats restent éloquents. Ainsi en est-il de la proportion de femmes militaires tous rangs et armées confondus qui stagne depuis 2010, les forces peinant à recruter des candidates. Les femmes restent par ailleurs inégalement réparties selon le type de poste occupé, le niveau hiérarchique, la spécialité choisie ou encore les déroulements de carrière. Elles continuent aussi à faire l’objet de pratiques discriminatoires et sexistes plus ou moins visibles.

3 Notre objectif dans cet article est d’interroger ces contradictions, relativement classiques, mais restées, à ce jour et en partie, irrésolues. En vue de changer de focale et d’alimenter ce débat récurrent, il s’agit, au-delà de la permanence de la masculinité comme point d’ancrage de l’identité militaire, d’interroger plus avant la question de la violence sous-jacente au métier des armes. Nous questionnerons les logiques de résistance à la féminisation non comme une expression unique d’une culture sexiste où domine l’idéal guerrier, mais aussi et surtout, comme un refus de repenser le rapport entre militarité et violence. Nous verrons que la présence des femmes dans les organisations militaires, et a fortiori dans les unités combattantes, met en effet en lumière une dimension violente, souvent négligée car implicitement associée au modèle de virilité guerrière. Dit autrement, il s’agit de partir de l’idée que la violence exercée par les femmes demeure, pour beaucoup au sein de l’institution, une violence inexistante, impossible ou pathologique, l’association entre les femmes et le combat restant un impensé au sein des armées.

4 Pour ce faire, notre contribution s’articule sur deux temps. Un premier qui va permettre de retracer brièvement les grandes étapes de l’intégration des femmes au sein des forces armées en France. L’objectif est de dresser un état des lieux de leur présence au sein des diverses composantes, unités et services, mais aussi de souligner les principaux enjeux de cette féminisation en interrogeant notamment la permanence de discours et de pratiques limitant les effets des politiques d’égalité femmes-hommes pourtant revendiquées par le ministère des Armées (minarm). Le second temps interroge quant à lui le rapport des femmes à la violence armée légale, légitime et collective, telle qu’elle est conceptualisée dans les professions militaires. Plus précisément, nous nous demandons dans quelle mesure les résistances persistantes ne relèveraient pas en réalité d’une impossibilité, au sein même de l’organisation militaire, de concevoir et de penser l’exercice de la violence – pourtant inhérente à la vocation originelle des armées – par les femmes.

5 Notre propos s’appuie sur diverses sources, primaires et secondaires, issues d’entretiens et d’observations réalisés dans le cadre de nos recherches respectives au sein de l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire pour l’une, du Centre de Recherche de l’Académie Militaire de Saint-Cyr Coëtquidan pour l’autre, et ayant déjà donné lieu à quelques publications [Weber, 2015, 2018, 2020, 2021 ; Boutron, 2021a, 2021b]. Notre position de chercheur·e·s « de la défense » fait de nous des « insiders ». Dès lors, de nombreuses données en lien avec les réalités traitées ici ont pu être relevées au travers d’échanges réguliers formels et informels avec divers acteurs de la défense, militaires, mais aussi civils, ainsi que dans le cadre d’activités d’enseignement (échanges avec les élèves, direction de mémoires) et d’animation de la recherche (séminaires, ateliers, journées d’études) que nous menons dans notre quotidien professionnel. Si la totalité de ces données ne s’inscrit pas systématiquement dans des recherches en cours, ces dernières livrent d’indiscutables éléments d’ambiance, de postures des acteurs et des clés de compréhension sur des logiques en vigueur et dont il est parfois difficile de faire état en raison de la position d’insider qui s’accompagne d’un certain nombre de contraintes par ailleurs.

Évolutions et constats relatifs à la place des femmes dans les armées françaises

Une féminisation sous contrainte ?

6 Après un premier statut et droit de servir dans les armées françaises – en tant qu’infirmières - lors de la première Guerre mondiale [Porte, 2015], c’est la Seconde Guerre mondiale [Jauneau, 2008] qui marque, à minima, l’intégration des femmes en étendant leur implication à certaines fonctions dans le domaine du soutien et avec un statut contractuel qui les renvoie à la sphère domestique dès la fin des hostilités. Si les fondements d’une égalité de droit et les bases juridiques de la féminisation des armées relatifs à la loi du 13 juillet 1972 élargissent encore le champ des possibles, l’intégration continuera à s’effectuer au « compte-gouttes » et dans la limite de quotas. Il faut attendre la suspension du service militaire et la professionnalisation totale des armées en 1996 pour observer une arrivée plus massive des femmes au sein des professions militaires (50 % de plus, au début des années 2000, qu’avant le début de la réforme de la professionnalisation), qui s’accompagne de la suppression progressive des derniers quotas et des interdictions de servir selon les fonctions. L’inauguration, en 2019, du Suffren, premier sous-marin nucléaire d’attaque à pouvoir accueillir un équipage mixte, a symbolisé la levée de ces ultimes barrières [2].

7 Le passage à une armée professionnelle fait toujours mécaniquement augmenter des viviers de recrutement qui n’étaient pas forcément prioritaires auparavant ; il en va ainsi des minorités dites visibles, des femmes ou encore des personnels civils. En effet, et quelle que soit la nation concernée, le passage d’une conscription obligatoire à un recrutement exclusivement fondé sur le volontariat oblige les forces (et ce même si les formats baissent fortement par rapport au modèle d’armées de masse) à élargir leurs horizons en termes d’accueil de candidat·e·s volontaires. Pour autant, et en dehors de campagnes de recrutement [Weber, 2001], la féminisation de l’armée française ne faisait en réalité guère l’objet de politique spécifique. Il faut en effet attendre le début des années 2010 avec la loi dite « Sauvadet », adoptée en 2012 et visant notamment à atteindre une parité dans l’encadrement supérieur de la fonction publique, pour voir apparaître des mesures explicites de promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes dans le milieu militaire. La publication d’un ouvrage révélant l’ampleur des agressions et du harcèlement sexuels dans les armées [Miñano et Pascual, 2014] a joué un rôle de catalyseur dans l’élaboration et la mise en œuvre de dispositifs visant à lutter contre ces violences et discriminations dont pouvaient être victimes les femmes en uniforme. Parmi diverses mesures, on retiendra la nomination d’un haut fonctionnaire à l’égalité en 2012, la création d’un observatoire de la parité, la mise en place de la cellule Thémis chargée de la lutte contre le harcèlement et les violences sexuels, l’inscription du harcèlement dans le code de la défense, l’ouverture des postes de sous-mariniers aux femmes ou encore la mise en place de référents mixité [3]. Il est significatif de constater que les décisions résultent avant tout d’acteurs civils. Les injonctions du pouvoir politique en réaction à la médiatisation d’événements mobilisant l’opinion publique ou aux influences d’administrations publiques ou d’organisations de la société civile précèdent les volontés et stratégies strictement institutionnelles destinées à améliorer le sort des femmes en interne. C’est seulement en 2019 qu’une première politique-cadre de féminisation des armées a réellement vu le jour, au travers du lancement en mars par la ministre des Armées, Florence Parly, du « Plan mixité ». Présenté comme une politique novatrice en matière d’inclusion et de promotion de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, le plan propose plusieurs types de mesures au niveau du recrutement, de la gestion de carrière mais aussi de l’évolution des représentations et de la valorisation de l’image des femmes portant l’uniforme [4]. L’ensemble de ces initiatives vise à répondre aux problèmes soulevés par les nombreuses pratiques de discrimination relevées, sans toutefois remettre en question la prédominance masculine caractérisant la culture professionnelle.

8 Quelles que soient les raisons relatives à leur arrivée et à la place qu’elles occupent au sein des organisations militaires (contextes de guerre, pressions et évolutions sociales, injonctions politiques et juridiques, besoins propres aux armées), les femmes sont loin d’être présentes à la même hauteur que les hommes dans l’ensemble des composantes, des armes, des services et des fonctions. Elles sont, soit extrêmement minoritaires, soit au contraire surreprésentées. Cette problématique de l’égalité, qui n’est pas propre au milieu militaire [Achin et Bereni, 2013] montre comment, malgré de réelles volontés égalitaires, des rhétoriques fortes et des mesures déployées, l’existence de divers dispositifs symboliques et matériels permet toujours aux hommes de maintenir leur domination [Weber, 2021]. En France, derrière le taux générique des 16,3 % pour l’ensemble des forces, les femmes représentent 61,2 % des effectifs du service de Santé, 31,6 % des personnels du Commissariat des armées, 23 % de l’armée de l’Air, 15,2 % de la Marine nationale et seulement 11 % des effectifs de l’armée de Terre [5]. Le constat est sans appel : plus on s’approche du théâtre d’opération et des fonctions combattantes, moins les femmes sont représentées. Moins de 7 % d’entre elles sont déployées en opérations extérieures [6]. Des observations similaires peuvent être effectuées au sein des diverses composantes présentant une surreprésentation des personnels féminins œuvrant soit dans l’administratif, la communication, la santé, le social, les ressources humaines ou les finances [Thura, 2017] et, à l’inverse, une sous-représentation dans les fonctions exercées sur le théâtre des opérations. Toutes armées confondues, elles ne forment ainsi que 3 à 5 % [Thura, 2014] des effectifs dans les métiers ou spécialités de fusiliers-commandos, mécaniciens ou de combat d’infanterie. Par ailleurs, les plafonds de verre traduisent, de la même manière, une forte disparité de la présence des femmes aux différents niveaux hiérarchiques. En 2020, l’ensemble des effectifs ne comptait que soixante-sept femmes officières générales sur un total de 640 (soit environ 10 %).

Les logiques de la division sexuée des rôles, fonctions et espaces au sein des organisations militaires

9 Les causes sont plurielles et relèvent d’une multiplicité de facteurs liés à la fois au régime institutionnel organisant le fonctionnement des armées [Esquivié, 2002], aux stratégies individuelles de mobilité de carrière élaborées par les femmes [Prévot, 2010] ou encore à la permanence d’une virilité guerrière érigée comme valeur centrale et fondatrice [Devreux, 1997, Mihaely, 2005, Goldstein, 2001].

10 Les constats résultent d’abord de « choix » [7] opérés par les femmes, soucieuses notamment de mener au mieux leur activité professionnelle avec leur vie de famille, en optant pour des fonctions et métiers opérationnellement moins exigeants en termes de déploiements et d’affectations. Les expériences opérationnelles étant fortement structurantes dans les trajectoires en termes de reconnaissance professionnelle et de promotion, la tenue à l’écart de personnels de ce type d’activités a logiquement des conséquences sur leur déroulement et perspectives de carrières. Beaucoup de femmes militaires étant par ailleurs mariées à des militaires [8], ce sont souvent elles, en particulier lorsqu’elles sont moins gradées que leur conjoint, qui doivent mettre leur carrière entre parenthèses pour se consacrer à la sphère familiale et domestique, au gré des diverses mutations. Suivant une logique similaire, elles quittent également les armées plus tôt que les hommes, ce qui explique – en partie seulement – leur faible présence au sommet de la hiérarchie (l’âge moyen des femmes officières toutes armées confondues est de 35,6 ans contre 40,3 ans pour les hommes, ou encore une durée moyenne de service pour les femmes de 11,3 ans contre 12,2 ans pour les hommes [9]).

11 Au-delà de « choix » assumés, subis ou intériorisés, d’autres raisons et effets socialisateurs peuvent être invoqués pour illustrer « l’éviction douce » pour reprendre une formule de l’ancienne haute fonctionnaire à l’égalité femmes-hommes au sein du ministère de la Défense [Weber, 2015, p. 260] des femmes des fonctions combattantes. Des stéréotypes persistants en lien avec des représentations marquées de la masculinité et de la virilité participent à ces logiques qui agissent lors des phases d’orientation (sur le cas des Saint-Cyriennes, voir Claude Weber [2012]) ou dès le recrutement [Weber, 2021]. Les femmes militaires, tous rangs confondus, sont ainsi fortement encouragées à emprunter les chemins ayant été tracés pour elles par l’institution de façon à ne pas remettre en cause la prédominance de la virilité guerrière ; les conseillers cherchant tout autant à orienter les candidates dans un souci de fidélisation c’est-à-dire « vers des filières dans lesquelles ils estiment qu’elles ont le moins de chance d’abandonner » [Thura, 2017, p. 26]. Même si les règles de gestion des personnels se veulent neutres, elles peuvent produire des effets défavorables aux femmes dans leur application : laisser le choix aux couples de favoriser l’un ou l’autre dans le cadre des mutations se fait tendanciellement en défaveur des femmes [Maresca et Van de Walle, 2002]. L’éditorial rédigé par le Général Dary du numéro 229 du Casoar (revue trimestrielle des élèves et anciens élèves de Saint-Cyr) est, à ce titre, révélateur ; l’auteur s’y félicite de la surreprésentation des femmes dans certains services au détriment d’autres plus opérationnels, une disparité correspondant selon lui « à un juste équilibre entre les aspirations des jeunes femmes [parmi elles la maternité] et les carrières qui leur sont proposées » [10].

12 Si divers travaux d’historien·ne·s (on pense notamment aux travaux et écrits de la Siéfar, la Société internationale pour l’étude des femmes de l’ancien régime) montrent l’implication de femmes dans l’activité militaire opérationnelle, cette dernière reste traditionnellement perçue comme une unique affaire masculine, en raison notamment des discours sur les différences physiologiques entre les deux sexes. La construction culturelle qui attribue à la seule virilité masculine les capacités d’un bon guerrier à faire face aux affres de situations extrêmes [Goldstein, 2001] persiste alors que beaucoup d’arguments biologiques ont fini par être réfutés. S’il est indiscutable qu’en termes de taille, poids et masse musculaire moyens, les femmes ne peuvent, majoritairement, rivaliser en performances avec leurs homologues masculins, il est tout aussi certain que la virilité masculine – entendue généralement comme la force physique – n’est pas l’unique réponse aux capacités des individus à surmonter les réalités du combat [Aufauvre-Poupon et Trousselard, 2017]. Ces différences physiques alimentent pourtant en permanence la justification centrale d’écarter les femmes de l’art de la guerre. La litanie des termes [Paveau, 1996 ; Thiéblemont, 1999 ; Weber, 2012] renvoyant à la féminité et à l’homosexualité et stigmatisant ceux qui ne sont pas à la hauteur des exigences et normes de virilité attendues, est, à ce titre, une illustration éloquente. Malgré ces différences physiques, de nombreux retours d’expériences [11] illustrent des performances au combat similaires entre les hommes et les femmes. Des constats émanant des armées américaines montrent aussi qu’une logique de complémentarité des personnels ou encore les apports de nouvelles technologies fournissent des réponses efficaces pour limiter ou gommer les différences biologiques [Goldstein, 2001]. Rien ne permet aujourd’hui non plus de penser qu’il existe des aptitudes cognitives foncièrement différentes entre les sexes [ibid., 2001]. Ce même auteur cite des travaux qui illustrent les atouts dont peuvent d’ailleurs se prévaloir les femmes comme une résistance supérieure à la fatigue et à la disette ou encore à la force centrifuge générée par les avions de combat modernes. Lors de divers échanges [exemple du témoignage d’A. C. Ortemann, in Weber, 2015, p. 232] il apparaît que l’ambiance générale au sein des unités semble aussi bénéficier de la présence des femmes ou encore que les rapports avec les populations locales dans certains contextes opérationnels (l’exemple récurrent étant la fouille d’autres femmes) peuvent être facilités par leur présence.

13 Aux différences physiologiques et physiques se juxtaposent, comme évoqué précédemment, des arguments sur les rôles culturellement construits [Weber, 2021] qui agissent et détournent tout autant les femmes des carrières combattantes. Parmi ces derniers on peut citer l’enjeu de la blessure ou de la mort d’une femme militaire et les réactions que cela susciterait parmi ses frères d’armes et dans l’opinion publique ; sa capture ou son viol [Branche et Virgili, 2011] par l’ennemi [12]; ou encore le fait que les femmes altèrent la cohésion. Tous ces arguments ont été un à un progressivement démentis par les réalités observées, à l’instar par exemple d’une cohésion fondée davantage sur la complémentarité professionnelle et sur un objectif [MacKenzie, 2015] et non plus sur la seule cohésion sociale (cohésion fondée sur la ressemblance, l’identité masculine) qui ne peut que finir par stigmatiser les éléments féminins au milieu des hommes.

14 Tous ces arguments expliquent, selon nous, seulement en partie le peu de présence des femmes au combat et, par voie de conséquence, leur absence de reconnaissance comme cheffes de guerre et comme guerrières. Il s’agit de se demander si les résistances exprimées par les armées face à la féminisation, au-delà des questions liées aux appétences et capacités guerrières des femmes, ne relèveraient pas en réalité de leur difficulté à exposer, expliciter et légitimer leur rapport à la violence collective induite par le fait guerrier.

Maintenir l’hegémonie masculine pour préserver la cohésion des forces armées ?

Le combat en tant que monopole masculin de la violence

15 Les forces armées françaises ont pour mission « de préparer et d’assurer par la force des armées la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la Nation [13] ». De fait, près de trente mille militaires font actuellement l’objet d’un déploiement dans différents cadres d’intervention, allant de la lutte contre le terrorisme aux opérations de maintien de la paix [14]. Parmi eux, les femmes représentent, on l’a vu, une minorité. Outre l’exposition de la permanence du lien entre fonction combattante et virilité guerrière, cette persistance à tenir les femmes hors du champ opérationnel illustre une difficulté pour les armées de penser le recours à la violence en dehors de ces représentations. Or, la question que l’on se pose ici n’est pas tant si l’exclusion des femmes du champ de bataille révèle une persistance des stéréotypes sexistes dans les armées françaises, mais bien dans quelle mesure leur intégration vient potentiellement perturber un rapport à la violence rendu légitime par le régime de masculinité hégémonique caractérisant le monde militaire.

16 La violence est inhérente au fait guerrier et a fortiori au combat. Peu de recherches en sciences sociales cependant se sont réellement penchées sur cette question. La littérature, certes, abonde de travaux interrogeant la légitimité du recours à la guerre – et donc à la violence, pour la résolution des conflits [Nadin, 2018 ; Dembinski, Gromes et Werner, 2019]. Le combat dans sa pratique concrète reste cependant encore peu exploré par les sciences sociales. Ce dernier est mobilisé le plus souvent comme une catégorie empirique « allant de soi », c’est-à-dire à un recours à la violence – éventuellement létale et réciproque – avec pour objectif de matérialiser un rapport de force. Se pencher en détail sur ce qui est fait pendant le combat, le type de violence perpétrée, mais aussi les différentes formes de subjectivités qu’il révèle apparaissent comme une démarche difficile en raison de son aspect « spectaculaire » et de sa charge émotionnelle. Or, et ainsi que l’a souligné Stéphane Audoin-Rouzeau dans le cadre des travaux qu’il a menés sur la Première Guerre mondiale, prendre le combat pour objet soulève nombre de difficultés, en grande partie parce qu’il révèle la porosité des frontières entre temps de guerre et temps de paix [Audoin-Rouzeau, 2008, p. 15]. Le combat ne saurait être abordé comme un élément pris à part du reste de la société, mais bien comme un fait social intrinsèquement inscrit dans notre quotidien.

17 Des tentatives d’analyse critique du fait combattant ont cependant pu être menées par les études féministes sur la sécurité. Katherine Millar et Johanna Tidy [2017] ont par exemple proposé d’aborder le combat comme une catégorie normative permettant aux armées d’affirmer leur monopole sur le fait combattant, ce dernier étant entendu comme l’exercice d’une violence collective légitimée au niveau juridique (les opérations militaires doivent respecter des règles d’engagement spécifiques), mais aussi au niveau symbolique (les armées protectrices de la Nation). Les autrices affirment ainsi que les masculinités – dont elles parlent au pluriel – et le fait combattant sont constitutifs les unes de l’autre, et permettent d’alimenter l’imaginaire collectif associé à l’autorité militaire et l’acceptation sociale de la guerre. Dans une telle perspective, le combat ne peut en effet être intelligible qu’au masculin. La figure du héros est ici centrale. Comme l’a souligné l’historien Georges Mosse, l’image du soldat moderne s’est constituée au travers d’un imaginaire collectif au sein duquel il émerge en tant que héros qui « intègre et focalise tous les facteurs de l’idéal masculin » [Mosse, 1997, p. 57]. Le soldat héroïque se présente comme le protagoniste d’un récit patriotique ayant pour but de susciter l’adhésion du reste de la société et de légitimer la violence guerrière. Or, en insistant sur le sacrifice, parfois ultime, concédé par le soldat au service de la Nation, ce récit élude par le même temps la violence dont il est aussi (logiquement) l’agent.

18 S’exposer à la mort autorise par ailleurs théoriquement à la donner : il semble juste que le risque pris par le soldat pour sa patrie soit compensé par sa capacité de se défendre. Il doit donc être en capacité de se pourvoir des armes nécessaires à sa survie – et par analogie à celle de la Nation. La violence perpétrée par le militaire au combat est donc légitime, car elle sert l’intérêt collectif, mais aussi parce qu’il doit préserver sa vie. S’il est autorisé à transgresser l’interdit du meurtre, cette transgression reste contrebalancée par un cadre institutionnel visant à la réguler selon les intérêts collectifs [Gheorghiev et Rondier, 2019, p. 629]. La valeur du soldat sera ainsi mesurée à l’aune de sa capacité de maîtrise et à son respect de la discipline [Coton, 2009, p. 202].

19 Quelle place accorder aux femmes dans un tel schéma ? Si la Révolution française a consacré les liens entre l’acquisition de la citoyenneté et le monopole guerrier en tant que valeurs fondatrices de la virilité moderne [Mosse, 1997, p. 56], l’exclusion des femmes du monde militaire n’est pas allée de soi, bien au contraire. Déjà en 1792, des féministes comme Pauline Léon ou Théroigne de Méricourt revendiquaient le droit pour les femmes de s’organiser en corps armé [Godineau, 2004]. Bien qu’assez marginales, ces aspirations montrent que l’exclusion des femmes du métier militaire doit être considérée comme une décision politique et non comme « allant de soi ». Si elles ne servent pas en tant que soldates, la présence des femmes sur les champs de bataille en tant que prostituées, lavandières et plus rarement combattantes, a longtemps été relativement banale. Leur effacement correspond à une volonté politique de « viriliser la Nation », inspirée en grande partie par l’humiliation causée par la défaite contre la Prusse, et qui trouve un aboutissement avec l’instauration de la conscription en tant que voie d’accès à la citoyenneté pendant la Troisième République [Mihaely, 2005].

20 Au-delà de la figure du citoyen-soldat, c’est l’accès à la violence légale telle qu’elle est figurée par les armées que nous souhaitons interroger ici. Outre le fait qu’elles se sont historiquement présentées comme des conditions formelles d’accès à la citoyenneté, la masculinité et la militarité apparaissent en effet comme des instruments essentiels de la violence publique. S’appuyant sur l’idée wébérienne faisant de l’État le détenteur du monopole de la violence physique légitime, il devient possible d’aller plus loin en affirmant que ce monopole étatique de la violence n’est pas neutre face au genre. En effet, si comme le propose Elsa Dorlin, on décide de se pencher non pas sur la façon dont le ou la citoyen·ne accepte de déléguer à l’État le droit se défendre en renonçant à la violence, mais bien plutôt sur le transfert de ce droit sur des individus exerçant alors la violence au nom de l’État [Dorlin, 2017, p. 92], le genre apparaît clairement comme un dispositif central dans la distribution de ce droit. Partant de l’idée que se défendre est un droit naturel, la question qui se pose en réalité n’est pas celle des corps que l’on arme, mais bien celle de ceux que l’on désarme. Dans une telle perspective, l’accès des femmes à la violence légale, qui apparaît comme une évolution incontournable de nos sociétés contemporaines, implique de remettre en question le régime de masculinité hégémonique organisant le monde militaire.

21 Si le combat suppose l’usage de la violence, cette dernière fait l’objet d’une euphémisation devenue courante dans le langage militaire : on ne parle plus d’interventions mais « d’opérations de paix », ou « d’opérations extérieures », on ne tue pas des personnes, mais « on traite une cible ». Ce langage permet de cacher au public les réalités de la guerre. En même temps, il traite du combat comme d’une entreprise supposant l’acquisition de compétences techniques, mais aussi de dispositions physiques et mentales nécessaires : faire preuve d’endurance et de maîtrise de soi, respecter les codes et la discipline, avoir l’esprit de sacrifice et de camaraderie. Ces nouvelles caractéristiques semblent introduire quelques distances avec les représentations traditionnelles du soldat. Elles ne remettent pas pour autant en question la prédominance de la virilité guerrière, dont la permanence est assurée par son opposition systématique à tout ce qui peut être perçu comme relevant du « féminin », et qui apparaît comme un élément central de la production du combattant [Teboul, 2017, p. 58].

Les pratiques de discrimination sexiste au service du contrôle social des femmes militaires

22 L’intégration des femmes dans les armées, et plus précisément dans les fonctions combattantes, suppose de fait une réorganisation profonde du système de valeurs permettant de faire cohésion au sein du monde militaire et assurant sa légitimité face au reste de la société – et plus précisément encore celle de son rapport à la violence. Les femmes ne peuvent trouver leur place dans une telle équation. D’une part, parce qu’elles sont érigées, on l’a vu, en tant que figure repoussoir originelle de la fabrication du soldat [Devreux, 1997, p. 50]. Mais aussi, d’autre part, parce que les représentations dominantes sur la féminité telles qu’elles sont élaborées au sein des armées – et plus largement de la société –, se révèlent tout à fait incompatibles avec les discours établissant la légitimité du recours à la violence, en raison notamment de la centralité donnée à la maternité. Comme l’ont souligné Coline Cardi et Geneviève Pruvost, si la violence des femmes peut faire l’objet de différents types de récits, allant du déni à la pathologisation en passant par le fantasme ou encore l’explication culturaliste, tous ont en commun de distinguer cette violence de celle commise par les hommes, qui continue d’être considérée sous l’angle du masculin-neutre [Cardi et Pruvost, 2012]. La violence, lorsqu’elle est perpétrée par des femmes, ne peut être qu’extra-ordinaire. Soit parce qu’elle répond à des circonstances exceptionnelles, soit parce qu’elle est l’expression d’un désordre moral ou psychologique et ne peut donc être perpétrée que par une femme déviante et dysfonctionnelle. Or, la violence du combat doit faire preuve de rationalité pour rester légitime et « juste ». Donner aux femmes des fonctions combattantes est en ce sens perçu, par les forces armées mais aussi éventuellement par le public, comme un élément perturbateur ainsi qu’une prise de risques pour les organisations militaires. Le scandale causé par la présence de femmes parmi le groupe de soldat·e·s américain·e·s ayant infligé des tortures à des prisonniers iraquiens dans la prison d’Abou Ghraïb en 2003 est éloquent à ce titre, alors que la presse occidentale anglophone s’est essentiellement centrée sur les trois femmes officières parmi les sept officier·e·s impliqué·e·s dans l’affaire pour les décrire comme des femmes perverses, sexuellement dysfonctionnelles, évacuant toute autre forme d’explication [Sjoberg et Gentry, 2008, p. 69].

23 L’intégration des femmes dans les armées repose donc sur un contrat implicite par lequel elles acceptent de ne pas transgresser les normes de genre (et de l’hétérosexualité), et par conséquent celles de l’institution. Si elles doivent démontrer qu’elles « méritent leur place », elles ne peuvent en effet laisser planer le doute sur leur féminité. Or si la capacité à combattre va de pair avec une (hétéro)sexualité active, entendue comme un aspect inhérent de la fonction guerrière, les femmes doivent au contraire se montrer « irréprochables » dans leur comportement (entendu vis-à-vis des hommes), sans pour autant remettre en cause ces modes de socialisation masculine, souvent à caractère sexuel. En d’autres termes, et ainsi que le souligne Emmanuelle Prévot concernant la féminisation de l’Armée de terre, les femmes militaires « ne peuvent, ni ne doivent être viriles, mais surtout elles sont tenues de ne pas s’opposer à cette virilité » [Prévot, 2010, p. 99].

24 La discipline sexuelle n’est pas le seul mode de contrôle social s’exerçant sur les femmes militaires. Certaines d’entre elles se trouvent confrontées à des discriminations sexuelles et sexistes avant même d’intégrer officiellement l’institution. L’enquête publiée par le journal Libération concernant le Lycée Saint-Cyr en mars 2018 avait ainsi révélé l’ampleur du harcèlement moral dont pouvaient être victimes les femmes dans ces classes préparatoires militaires [15]. Alors que les élèves des lycées militaires sont organisés en fraternités dans un système de mentorat relativement similaire à ce que l’on peut trouver dans les grandes écoles, certaines d’entre elles sont particulièrement réactionnaires. C’est notamment le cas de celles connues comme étant les « tradis », formées à l’origine par des fils d’officiers issus de familles catholiques et conservatrices qui, bien qu’elles représentent une minorité, parviennent à exercer une influence considérable sur le reste de leurs camarades – mais aussi de l’encadrement. Un rapport de l’Assemblée Nationale, datant de 2019, faisant suite aux révélations de Libération évoque ainsi « l’influence néfaste de certains anciens, et même certains parents faisant pression sur les élèves pour faire perdurer des comportements qui n’ont pas lieu d’être » [16]. Les faits rapportés ici se présentent comme un extrême de toute une palette de situations diverses et variées renforçant l’aspect systémique des pratiques discriminatoires et sexistes envers les femmes dans les forces armées. Ces pratiques prennent souvent l’aspect de plaisanteries à caractère sexuel, comme en témoigne cette femme officière – alors en formation – à qui son chef de groupe avait conseillé, à elle et aux autres femmes officières du groupe, de « ne pas mettre de legging au risque de se faire violer », alors qu’elles devaient effectuer la visite d’un site industriel de défense en tenue civile. Cette remarque, qui était censée passer pour une blague de mauvais goût, cache en réalité une menace sous-jacente faite aux femmes militaires qui se risqueraient à rendre leur féminité trop « visible ».

25 Un autre exemple peut être donné de l’inadéquation de certaines tenues assignées aux femmes militaires. Une commandante de l’Armée de terre nous confiait ainsi avoir dû faire reprendre – à ses frais, sa tenue Terre de France afin qu’elle soit à sa taille [17]. Très grande et athlétique, cette femme officière avait dû en effet ajuster sa tenue de façon à ce qu’elle prenne en compte ses larges épaules sans toutefois être trop grande au niveau du buste. De même, elle avait dû faire refaire le pantalon, qui était à la fois trop court et trop lâche à la taille. S’il peut paraître anecdotique, cet exemple illustre bien le peu d’investissement consenti par l’institution pour réellement inclure les femmes. Et, de fait, les diverses tenues et équipements de combat continuent d’être pensés avant tout pour des hommes. Une capitaine de l’Armée de l’air pilote de chasse évoquait ainsi le « retard » pris par la France sur l’adaptation des tenues de combat pour les femmes pilotes, alors que certains pays, comme le Canada ou les États-Unis, proposent des uniformes plus adaptés aux morphologies féminines [18].

26 Outre l’inadaptation des tenues, on constate une certaine inadéquation des diverses facilités où évoluent les militaires (dortoirs, sanitaires, vestiaires), construites initialement pour recevoir un public exclusivement masculin. Il est en effet frappant de constater que si le minarm se veut novateur en matière de mixité, cela ne se traduit pas nécessairement par une remise en cause de la stricte division des espaces de vie entre les hommes et les femmes. Ces dernières sont ainsi bien souvent logées dans des bâtiments éloignés des chambrées de leurs collègues, dans des chambres individuelles [Coton, 2017, p. 92]. Bien que cela puisse être considéré comme un « traitement de faveur » par nombre de leurs homologues masculins, obligés, eux, de partager leur chambre, ces dispositions en réalité confortent la mise à l’écart des femmes. La même commandante ayant dû faire reprendre sa tenue nous racontait ainsi avoir systématiquement pris ses repas « juste entre filles » pendant les quatre jours d’exercices qu’elle avait passés dans une base militaire située dans l’est de la France au printemps 2019. Les lieux, en effet, « n’étaient pas conçus » pour héberger des femmes, et elle avait donc été logée avec les trois autres femmes du groupe dans d’autres bâtiments situés loin des dortoirs de leurs camarades. Cela avait eu pour effet de leur faire perdre du temps pour se rendre de leurs dortoirs à la cantine. Le temps qu’elles arrivent, tout le monde avait fini de manger et avait déserté les lieux, les laissant seules face à leur assiette [19].

27 Ces différents exemples illustrent la diversité des « microviolences » vécues au quotidien par les femmes militaires. Les discriminations dont elles sont l’objet ne prennent pas systématiquement la forme de pratiques ouvertement sexistes. En réalité, elles sont le plus souvent indirectes, parfois inintentionnelles et la plupart du temps intériorisées par les femmes militaires elles-mêmes. Si, depuis 2016, un réseau s’est constitué au sein du ministère afin de visibiliser et promouvoir le rôle des femmes civiles et militaires dans la défense, beaucoup d’entre elles hésitent à le rejoindre, soit qu’elles craignent d’être « étiquetées », soit qu’elles sont convaincues que le débat n’a pas lieu d’être. La discussion autour de l’éventualité d’une politique de quotas est en ce sens éclairante, alors que beaucoup de femmes militaires considèrent qu’une telle initiative porterait atteinte non seulement à leur image, mais aussi à celle des armées.

28 Comme cela peut être le cas dans d’autres administrations [Sénac, 2015], l’égalité entre les femmes et les hommes reste corrélée à des conditions de performance liée à la différence. Les femmes ne peuvent ainsi prétendre à l’inclusion que dans la mesure où elles « rentabilisent » leurs différences en se montrant « complémentaires » et en représentant une valeur ajoutée « en tant que femmes ». Autrement, elles représentent une menace au principe de cohésion formulé par les armées françaises et qui repose en grande partie sur l’idéal émotionnel selon lequel l’armée est « une bande de frères, loyaux, virils, et des hommes d’honneur défendant leur pays et leurs camarades féminines » [MacKenzie, 2015, p. 136]. Ainsi qu’en témoigne une militaire du rang de l’Armée de terre : « On ne veut pas de femmes en compagnie de combat. Alors le but c’est de te décourager, pour que tu partes de toi-même. On te fait croire que t’es pas bonne, à chier, nulle » [Maucort, 2017, p. 271]. La présence de femmes au sein d’unités combattantes est perçue par les plus conservateurs comme une illustration de la dégradation des carrières militaires et une perte de prestige des forces armées [Van Creveld, 2000, p. 15]. Or, puisqu’il n’est plus possible de les empêcher de rejoindre les armées, l’enjeu est alors de faire en sorte que les femmes ne viennent pas transgresser les normes instituées par la masculinité militaire légitimant les inégalités de genre [Sasson-Levy, 2011, p. 4]. Le genre des femmes militaires apparaît ainsi comme une frontière infranchissable limitant leur reconnaissance en tant que combattantes à part entière. Si jamais elles devaient l’oublier, leur quotidien professionnel est rythmé par un lot de microviolences en charge de leur rappeler.


29 La présence de femmes dans les forces armées vient bousculer les représentations traditionnelles du fait militaire – et plus largement de la guerre –, en remettant en question les conceptions hégémoniques concernant le rôle des armées et le recours à la violence. C’est particulièrement vrai concernant les fonctions combattantes. Les femmes présentes au sein des unités de combat se présentent ainsi comme des figures déstabilisatrices de normes et de valeurs qui, étant situées au cœur du métier militaire, apparaissent comme autant de dispositifs de légitimation du recours aux armées pour la « défense nationale ». La division sexuelle du travail militaire, assignant aux femmes des rôles et espaces les maintenant en marge du combat, articule les différentes formes de résistance des organisations militaires face à la féminisation. Outre la persistance de pratiques de discriminations sexuelles et sexistes, elles se trouvent confrontées à un ensemble d’injonctions limitant le potentiel transformateur de la féminisation des armées. Beaucoup d’entre elles prennent la forme de microviolences quotidiennes, parfois indirectes et à peine perceptibles.

30 Notre objectif dans cet article n’était pas tant de présenter un état des lieux arrêté de la féminisation des armées que de proposer de nouvelles pistes de réflexions allant au-delà d’un questionnement essentiellement orienté sur la prédominance de la masculinité en tant que référence centrale de la militarité. Alors qu’un retour à la guerre de « haute intensité » est régulièrement mentionné par le chef d’État-major des armées, on peut se demander quelle sera l’évolution des rôles donnés aux femmes militaires. Ce retour annoncé à des guerres plus conventionnelles aura peut-être pour effet d’élargir le spectre d’activités « admises » pour les femmes dans les armées, ou pourrait au contraire s’accompagner d’une réaffirmation de valeurs traditionnelles conservatrices et nationalistes peu propices à la remise en question des inégalités de genre.

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