Notes
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[1]
Les recommandations ont été centrales dans la progression de cette enquête souvent perçue comme « intrusive » par les enquêté·e·s [Bozouls, à paraître a].
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[2]
Six entretiens ont été réalisés avec un couple, quarante avec une femme seule et quatorze avec un homme seul.
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[3]
Les enquêté·e·s ont notamment des capitaux scolaires hétérogènes [Bozouls, 2020]. Les plus doté·e·s d’entre elles/eux sont diplômé·e·s de grandes écoles de commerce ou d’ingénieur, mais certain·e·s ont fait des formations courtes de type Brevet de technicien supérieur (bts) voire n’ont pas le bac. La très grande majorité des enfants majeurs ont fait des écoles privées post-bac de commerce ou d’ingénieur.
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[4]
Le terme d’inactivité sera parfois utilisé pour des raisons de lisibilité mais placé entre guillemets pour marquer la distance vis-à-vis de son sens premier que cet article cherche précisément à déconstruire.
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[5]
Sur les quatre retraitées cadres, deux ont pris leur retraite entre 45 et 49 ans.
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[6]
« L’hypergamie féminine […] décrit la situation d’un couple hétérosexuel au sein duquel la position sociale de la femme est inférieure à celle de son conjoint (mise en couple « vers le haut »), du point de vue d’une dimension particulière » [Bouchet-Valat, 2019, p. 8].
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[7]
Afin de garantir l’anonymat des enquêté·e·s, les noms et prénoms ont été modifiés.
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[8]
La sexuation des emplois reflète ici la division genrée des tâches.
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[9]
Le privatisme des fractions de classe étudiées, visible dans le repli sur la famille et le logement, est un « privatisme expansif » [Schwartz, 1990] qui facilite l’accès aux biens grâce au capital économique et à l’investissement dans les services privés pour les questions scolaires, de sécurité, de santé, etc.
1Malgré la progression du taux d’activité des femmes en France et de leur nombre d’heures passées à exercer une activité rémunérée [Maruani, 2017], la répartition des tâches ménagères et du soin porté aux enfants reste très inégalitaire au sein des ménages hétérosexuels, où les femmes réalisent encore deux tiers du travail domestique [Champagne, Pailhé et Solaz, 2015]. Cette répartition est encore plus asymétrique si on restreint au « noyau dur » des tâches domestiques les plus pénibles et répétitives [Puech, 2005], illustrant la prégnance de la division sexuée du travail entre hommes et femmes [Kergoat, 2005]. Elle est a fortiori renforcée dans le cas des ménages où la femme est au foyer, celle-ci étant alors souvent considérée comme exclusivement en charge des tâches domestiques [Collectif Rosa Bonheur, 2017 ; Allègre et al., 2015].
2Outre le statut d’activité, la position sociale des membres du ménage influence la répartition du travail domestique – et les déclarations à son sujet. Il est généralement établi que les ménages de classes moyennes et supérieures remettent davantage en question la division sexuée des tâches domestiques et déclarent une répartition plus égalitaire que ceux de classes populaires [Cartier, Letrait et Sorin, 2018 ; Lambert, 2016]. Le peu de travaux existants sur les classes supérieures, leur monde privé et leurs arrangements conjugaux, favorise l’idée selon laquelle il s’y développe de bonnes pratiques en matière de travail domestique et d’égalité au sein des familles. Pourtant, les travaux sur le monde privé de ces ménages laissent transparaître la prégnance des rôles de genre au sujet notamment du suivi de l’éducation des enfants [Gombert, 2008 ; Van Zanten, 2001] et du travail financier [Herlin-Giret, 2019], ou encore la force des rapports de pouvoir au sein des couples au moment de négocier les divorces [Bessière et Gollac, 2020 ; Biland et Mille, 2017]. Au-delà d’une partition en classes sociales, il est nécessaire de raisonner en fractions de classe afin de saisir les variations de prise en charge du travail domestique. L’« ethos égalitaire » cher aux classes moyennes [Clair, 2011] et aux groupes davantage dotés en capital culturel [Bidou-Zachariasen, 1984] se retrouve-t-il chez les fractions des classes supérieures davantage dotées en capital économique et situées à droite de l’espace social bourdieusien ?
3À la suite des travaux féministes matérialistes [Delphy, 1983], les activités familiales et domestiques sont analysées ici comme du travail. Ce travail domestique se distingue par l’absence de contreparties financières et par le fait qu’une partie importante est invisible – notamment les activités de care – et donc symboliquement peu valorisante. Les situations des femmes au foyer grossissent les logiques genrées puisque les ménages concernés poussent à son paroxysme la division sexuée du travail qui prévaut dans la majorité des couples. C’est pourquoi les femmes au foyer sont pour Christine Delphy « des situations exemplaires de certains aspects de l’oppression commune » [Delphy, 1983] que subissent les femmes. Cet article s’intéresse à la nature et à la répartition de ce travail en regardant ce que font les femmes au foyer de classes supérieures et comment leurs positions de genre et de classe s’articulent pour forger leur quotidien. Le travail domestique de ces femmes est mis en perspective avec celui des femmes au foyer de classes populaires [Collectif Rosa Bonheur, 2017]. Un principe structurant de différenciation entre ces femmes repose sur la possibilité offerte par l’aisance économique de délégation de certaines tâches domestiques. La ligne de partage entre ce qui est ou non délégué produit des différences dans le quotidien et les contraintes de ces femmes, mais aussi dans leurs sources de valorisation et leurs modalités de participation au statut social du ménage. En détaillant le rapport de ces femmes au travail domestique, on éclaire des situations asymétriques peu connues, qui renseignent plus largement sur l’articulation des rapports sociaux de genre et de classe.
4Cet article s’appuie sur l’enquête de terrain réalisée pour ma thèse, composée d’entretiens avec des propriétaires de maisons situées dans les quartiers les plus aisés de deux communes de la proche banlieue parisienne (trente à Rueil-Malmaison et trente à Saint-Maur-des-Fossés [1]). Les ménages enquêtés disposent tous d’un important capital économique, cristallisé dans des logements de grande valeur, des résidences secondaires, et parfois des biens immobiliers supplémentaires. Plus des deux tiers d’entre eux ont un patrimoine immobilier estimé supérieur à un million d’euros et font donc partie des 3 % des ménages les plus dotés de France. Les hommes actifs sont des hauts cadres du secteur privé, des professions libérales ou encore des chefs d’entreprise. Leurs conjointes sont en majorité femmes au foyer ou en emploi réduit, travaillant à domicile et/ou à temps partiel. La majorité des entretiens ont été réalisés avec elles [2]. La majorité des ménages a au moins trois enfants (35 sur 59), dont dix ont entre quatre et six enfants. La plupart des enquêté·e·s ont grandi dans des ménages aisés, propriétaires d’au moins une maison, dont le père était également cadre, ingénieur, médecin ou encore chef d’entreprise, et la mère souvent femme au foyer. La conjugaison entre les positions professionnelles des hommes dans des postes à responsabilités du secteur privé et la plus forte dotation en capital économique que culturel [3] m’amène à qualifier ces ménages de « pôle privé » des classes supérieures.
5Il s’agira tout d’abord de détailler la répartition très inégalitaire du travail domestique à l’œuvre dans les ménages enquêtés. Nous montrerons ensuite que les femmes participent au positionnement social du ménage par la prise en charge du travail domestique, notamment d’éducation, de consommation et d’entretien du capital social, essentiels à la production d’un style de vie ancré dans les classes supérieures.
Des femmes de classes supérieures assignées à l’espace domestique
6De nombreuses femmes enquêtées sont au foyer ou en emploi réduit. Cette première partie précise leur situation et analyse les effets de ces configurations conjugales sur la répartition du travail domestique. Elle montre aussi comment la présence extensive des femmes au domicile les rend intégralement responsables du travail domestique, bien qu’elles puissent en partie le déléguer grâce au capital économique.
Le halo des femmes au foyer
7L’analyse des professions des membres des ménages enquêtés met en lumière des situations professionnelles très contrastées. Les positions professionnelles d’encadrement des hommes s’accompagnent fréquemment du retrait de nombreuses femmes des emplois les plus qualifiés. La présence beaucoup plus forte de femmes que d’hommes parmi les professions intermédiaires, les personnes « inactives [4] » ou celles travaillant à temps partiel témoigne du caractère secondaire de leur emploi vis-à-vis de celui de leurs conjoints. Ainsi, au moment de l’enquête, plus d’un tiers des femmes (21 sur 59) sont au foyer, auxquelles s’ajoutent douze autres dans un « emploi réduit » – comme indépendante à domicile (consultante, agente immobilier), à temps partiel et/ou à des postes d’exécution dans l’entreprise de leur mari. Neuf femmes sont cadres ou exercent une profession libérale, six appartiennent aux professions intermédiaires et onze sont retraitées (quatre anciennes cadres, quatre anciennes professions intermédiaires et trois anciennement en emploi réduit). Par leur présence extensive au domicile et leur éloignement d’emplois rémunérateurs, les femmes au foyer, en emploi réduit ou retraitées ayant été en emploi réduit, majoritaires dans le corpus d’enquêtées (36 sur 59), constituent ce que l’on peut appeler le « halo des femmes au foyer ».
8La position de ces femmes doit être lue de façon dynamique. Une partie des femmes au foyer ou en activité réduite au moment de l’enquête ont occupé des postes d’encadrement avant de mettre en suspens leur carrière pour s’occuper de leurs enfants. Les femmes ont de manière générale connu des carrières plus courtes que celles des hommes : elles sont parties à la retraite précocement [5], ont débuté tardivement leur activité ou ont connu une coupure de plusieurs années pour leurs enfants. Par ailleurs, il est intéressant de noter que j’ai davantage rencontré les hommes des ménages biactifs et que j’ai donc fait peu d’entretiens avec des femmes cadres ou professions libérales (trois sur les neuf du corpus). Cette situation peut s’expliquer par la difficulté de ces femmes à dégager du temps libre pour un entretien en raison de la charge que constitue leur deuxième journée de travail [Hochschild et Machung, 2012].
9La structure genrée des professions des ménages enquêtés montre donc une forte asymétrie, qui se traduit par une hypergamie féminine [6] dans l’écrasante majorité des cas (51 sur 57) et aucun cas d’hypogamie féminine. La composition des couples fait même apparaître des situations récurrentes, comme les ménages associant un homme cadre dirigeant ou chef d’entreprise et une femme au foyer ou en activité réduite (18 cas), ou un homme cadre ou profession libérale avec une femme des professions intermédiaires (11 cas). L’importance des mariages hétérogames du point de vue de la profession est aussi visible à l’échelle nationale dans les classes supérieures [Bouchet-Valat, 2019] et nécessite d’articuler la position sociale des individus à celle du ménage [Cayouette-Remblière et Ichou, 2019].
10Dans de nombreux groupes sociaux, l’activité des femmes est un ressort de l’appartenance de classe du ménage. C’est le cas dans les espaces pavillonnaires regroupant des fractions stables des classes populaires et petites classes moyennes, où la biactivité des ménages les plus dotés constitue un « enjeu statutaire » et un « signe de leur appartenance aux classes moyennes » [Lambert, 2016]. Dans les espaces de banlieue résidentielle aisée étudiés, l’« inactivité » des femmes peut au contraire devenir un attribut de la richesse et de l’appartenance aux classes supérieures. Rachel Sherman explique ainsi que les hommes des ménages aisés new-yorkais qu’elle interroge « désirent [parfois] le statut d’avoir une femme inactive » (« desire the status of having a nonworking wife ») [Sherman, 2017]. L’appartenance religieuse joue aussi un rôle sur le statut d’activité des femmes : étroitement imbriquée aux dispositions bourgeoises, elle renforce l’assignation des femmes au domestique [Davidoff et Hall, 2014 ; Le Wita, 1988]. Sur les soixante ménages interrogés, un peu moins de la moitié se déclarent croyants et un quart sont pratiquants – dans la quasi totalité des cas ils sont catholiques. La prévalence des familles nombreuses et des femmes au foyer est plus forte dans ces ménages [Bozouls, à paraître b].
11Les emplois des femmes sont enfin liés à ceux des hommes à plus d’un titre. Tout d’abord, les emplois des femmes sont d’autant plus secondaires que ceux des hommes sont fortement rémunérés et rendent les ménages moins dépendants du salaire féminin. De plus, les hauts cadres du secteur privé rencontrés ont souvent connu une période d’« expatriation » entraînant un déplacement contraint pour l’ensemble de la famille et interrompant les carrières professionnelles de leurs conjointes [Cosquer, 2020]. Enfin, les postes à responsabilités occupés par les hommes impliquent souvent des horaires de travail extensifs, à l’image de l’allongement de la durée de travail de l’ensemble des classes supérieures [Chenu et Herpin, 2002]. Ils amènent également les hommes à se déplacer régulièrement en France ou à l’étranger, en particulier pour les cadres supérieurs et dirigeants du secteur privé. Les femmes doivent donc d’autant plus prendre en charge le travail domestique que les horaires extensifs et les déplacements des hommes réduisent leur temps de présence au domicile et leur investissement domestique et éducatif.
12En entretien, les femmes interrogées n’hésitent pas à mettre en scène l’investissement professionnel de leur mari – qui justifie la position dominante du ménage – même s’il fait du père une figure absente du foyer. Béatrice Cartier [7] (47 ans, femme au foyer, mariée à un avocat, 4 enfants) témoigne ainsi du faible investissement parental de son mari :
14L’exemple le plus frappant de l’absence des hommes du domicile est celui de Nadine Trajin (57 ans, retraitée professeure du secondaire, mariée à un cadre dirigeant, 4 enfants) qui a acheté avec son mari un appartement près du lieu de travail de ce dernier, afin qu’il puisse y habiter durant la semaine et lui éviter de faire les déplacements de manière quotidienne. Cette figure absente du père relève souvent de l’évidence pour l’ensemble de la famille et n’est pas remise en question par les femmes au foyer interrogées, à l’instar de Sylvie Toussaint (53 ans, femme au foyer, mariée à un chirurgien-dentiste, 3 enfants) qui déclare : « Mais on est habitué·e·s, ça a toujours été comme ça. Les enfants ont toujours été habitués à ces horaires-là. ». Ces contrastes professionnels et cette asymétrie de temps passé au domicile s’accompagnent conséquemment d’une division inégalitaire et sexuée de la prise en charge du travail domestique.
Assumer l’entière responsabilité du travail domestique
15L’examen de la répartition du travail domestique, au sein des ménages interrogés dont les femmes sont au foyer, montre que la gestion du foyer pèse intégralement sur elles, comme c’est le cas pour Patricia Bossard (51 ans, femme au foyer, mariée à un cadre, 3 enfants) :
« Finalement moi je gère tout, vu que mon mari bosse, qu’il considère que vu qu’il bosse à l’extérieur et que moi je fais rien, c’est moi qui dois m’occuper de tout donc finalement ça fait une charge, je dirais morale, importante. ».
17En entretien, les femmes au foyer rencontrées actent le fait que leur statut décharge totalement les hommes du travail domestique. Contrairement aux ménages biactifs [Brousse, 2015], les ménages en question réalisent peu de travaux domestiques le week-end, où le temps libre des hommes est davantage tourné vers les loisirs. L’évolution vers une répartition plus égalitaire du travail domestique étant souvent imposée par les contraintes professionnelles des femmes [Lesnard, 2009], notamment les horaires décalés [Cartier, Letrait et Sorin, 2018], il n’est pas surprenant que l’arrêt de leur profession et leur présence prolongée au domicile entraînent un désengagement total de la part des hommes. La situation d’« inactivité » des femmes renforce la division sexuée du travail et l’institutionnalise. En plus d’assigner les femmes à l’intégralité du travail domestique, l’« inactivité » entraîne un « surplus de travail domestique » qui joue un rôle important dans l’augmentation du niveau de vie [Allègre et al., 2015]. Au sujet des ménages d’agriculteurs, Christine Delphy note que l’arrêt du travail des femmes à l’extérieur entraîne une hausse du niveau de vie familial, grâce au travail gratuit des femmes qui permet une « cuisine plus élaborée » ou encore un « intérieur coquet » [Delphy, 1983]. Les femmes au foyer rencontrées insistent sur le bénéfice de leur statut pour tous les membres de la famille. Elles s’ajustent aux besoins de leurs enfants et de leur mari dont elles cherchent à satisfaire le « confort » comme me le dit Delphine Garnier (39 ans, femme au foyer, mariée à un directeur financier, 6 enfants). Cette priorité n’est pas remise en question et semble l’emporter sur leur propre confort, en lien avec leur socialisation de genre et l’intériorisation de dispositions de care. Si les femmes interrogées ne revendiquent pas un modèle genré en entretien, elles ne témoignent pas non plus de tentatives pour le négocier, à l’instar de Nathalie Champemont (54 ans, femme au foyer, mariée à un cadre dirigeant, 3 enfants) qui me confie : « Il faut bien que je sois là pour m’occuper de la maison et des enfants : il n’a pas du tout de temps pour ça ». Ne pas chercher à dénoncer cette prise en charge intégrale du travail domestique permet aux concernées de justifier leur statut de femme au foyer.
18Les femmes au foyer de classes supérieures ne remettent pas non plus en question le fait d’être responsables de l’intégralité du travail domestique car elles en délèguent une partie à des employé·e·s domestiques. Tous les ménages interrogés, sauf un, emploient une femme de ménage, parfois plusieurs (pour différentes tâches comme le ménage et le repassage) mais également des jardiniers (de manière mensuelle, rarement hebdomadaire) ainsi que des personnes pour les enfants (baby-sitter, professeur·e particulier/ère, personne parlant une langue étrangère [8]). Deux ménages interrogés ont des employé·e·s domestiques à demeure (appelés « gardiens »), ce qui rappelle les formes de la domesticité élitaire [Delpierre, 2019]. Alors que les couples « monoactifs » en France ont, toutes choses égales par ailleurs, plus de trois fois moins souvent recours à une aide rémunérée pour les tâches domestiques [Allègre et al., 2015], les ressources économiques des ménages interrogés dont la femme est au foyer leur permettent de déléguer les tâches ménagères les plus ingrates. Cette externalisation à des personnes précaires, principalement des femmes, souvent étrangères, permet la pacification des relations au sein des couples de classes supérieures sans remettre en question la division sexuée du travail [Kergoat, 2005]. Pour les femmes au foyer, déléguer les tâches ménagères diminue le temps dévolu au travail domestique et sa pénibilité, et leur dégage du temps libre, contrairement à leurs homologues de classes populaires entièrement accaparées par le « travail de subsistance » [Collectif Rosa Bonheur, 2017]. Mais la charge mentale associée à ces tâches reste présente car elles sont les « maîtresses de maison » en charge du bon fonctionnement de l’économie domestique du foyer et de l’encadrement des employé·e·s domestiques.
19Certaines tâches domestiques sont peu déléguées au sein des ménages enquêtés, comme les courses et la cuisine, fréquemment mentionnées par les enquêtées. En France, les courses alimentaires sont en général davantage partagées au sein des couples [Brousse, 2015], mais dans le cas des ménages « monoactifs » interrogés, elles sont prises en charge par les femmes au foyer et réalisées en semaine, pour ne pas empiéter sur le temps en famille le week-end. Les femmes mettent également particulièrement en avant la préparation des repas. La cuisine est en effet une tâche conséquente au sein du travail domestique : elle est quotidienne, difficilement ajournable et plus rarement déléguée. Patricia Bossard me parle avec un certain épuisement des tâches culinaires, qu’elle est seule à prendre en charge et qui sont mal reconnues – voire minimisées – au sein de son foyer :
« Est-ce que vous faites beaucoup de cuisine ?
Ben oui ! Mes enfants vous diront : “pas assez” mais moi je trouve que oui. Parce que j’ai trois enfants donc, trois garçons, qui font que manger, c’est leur principale occupation, un mari aussi qui mange beaucoup. Non mais je fais à manger, tous les soirs, tous les week-ends, parfois le midi. ».
21Le système scolaire peut parfois institutionnaliser la « disponibilité permanente » [Sonthonnax, Fougeyrollas-Schwebel et Chabaud-Rychter, 1985] des femmes éloignées d’emplois rémunérateurs et renforcer la charge de préparation des repas. Anita Oudot (50 ans, femme au foyer, mariée à un chef d’entreprise, 3 enfants) m’explique ainsi que l’école primaire publique de ses enfants empêche les femmes au foyer de mettre leurs enfants à la cantine, afin de la désengorger :
« J’ai souffert pendant des années du manque de place dans la cantine. Ils avaient décidé que les gens qui ne travaillent pas, les mamans qui ne travaillent pas, n’ont pas le droit de mettre leurs enfants à la cantine, donc moi j’avais mes enfants à manger tous les jours. ».
23La charge de la préparation des repas peut également être alourdie pour les femmes en couple avec un mari chef d’entreprise ou exerçant une profession libérale. En effet, la plus grande flexibilité de leurs horaires et de leurs lieux de travail implique souvent une plus grande présence au domicile, notamment au moment des repas, sans pour autant s’accompagner d’une plus grande prise en charge des tâches, étant donné la faible propension de ces catégories socioprofessionnelles à participer aux tâches domestiques [Brousse, 2015]. C’est le cas d’Agnès Jacob (60 ans, retraitée infirmière à temps partiel, mariée à un expert-comptable, 4 enfants), qui résume : « J’avais mes journées bien remplies, entre mes enfants qui rentraient manger, le mari, bon, donc j’étais bien occupée. ». Le fait qu’elle dise « le mari », alors même qu’il participe à l’entretien, témoigne de son extériorité (à lui) vis-à-vis du foyer et renvoie à son statut conjugal et à l’ordre genré qu’il charrie qui implique que, loin d’être une aide, ce dernier alourdit sa tâche de préparation des déjeuners.
24La préparation des repas peut être d’autant plus pesante qu’elle est souvent moins source de valorisation pour les femmes de classes supérieures. Contrairement aux femmes de classes populaires, pour qui l’expertise et le savoir-faire culinaires peuvent être sources de légitimité et de respectabilité [Collectif Rosa Bonheur, 2017], de nombreuses femmes interrogées ont un rapport utilitaire à la cuisine : elles disent ne pas beaucoup cuisiner, voire plaisantent sur leurs « talents » culinaires ou diminuent leur investissement en temps grâce à des équipements électroménagers coûteux. Ces éléments témoignent de la « cuisine sans souci des classes dominantes » [Grignon et Grignon, 1980]. Alors qu’elle me dit avec euphémisme cuisiner « par moments », Nathalie Champemont rit de manière gênée, peut-être car elle a conscience de s’écarter d’une norme de genre en disant aimer « que ce soit vite fait ». Cela peut aussi témoigner d’une gêne vis-à-vis de la trivialité des activités domestiques qui contrastent avec leur identité de classe et qu’elles tournent en dérision, comme le fait Marie Valois (49 ans, femme au foyer, mariée à un ingénieur commercial, 3 enfants) au sujet des courses :
« Donc vos déplacements, quels sont les lieux que vous fréquentez à Rueil ?
Le Leclerc ! Fascinant. Beaucoup. Parce que je suis pas du tout organisée donc du coup il manque toujours quelque chose. ».
26Ces marques d’ironie sont des manières de montrer qu’elles n’adhèrent pas complètement au modèle de la division sexuée du travail. Cette présentation de soi comme peu apte à la domesticité est socialement située et rejoint les travaux d’Ann Oakley [1974] : s’il n’y pas de satisfaction différenciée en fonction de la classe concernant la réalisation concrète de tâches domestiques, il existe des « normes de domesticité féminine » différentes entre classes sociales. Les femmes de classes supérieures interrogées mettent donc à distance certaines activités comme la préparation des repas ou les courses pour valoriser davantage les tâches produisant le style de vie bourgeois et qu’elles considèrent ne pas pouvoir déléguer, étudiées dans la deuxième partie de cet article.
Du travail domestique pour produire le style de vie bourgeois
27Rachel Sherman [2017] parle de « travail du style de vie » pour qualifier le travail domestique des femmes au foyer de classes supérieures, qui allie des tâches domestiques de base et un travail de consommation propre à leur niveau de revenus. Il peut être comparé au « travail de subsistance » réalisé par les femmes au foyer des classes populaires vivant en périphérie de Roubaix, étudiées par le collectif Rosa Bonheur [2017], les différences entre les deux révélant comment ces pratiques domestiques sont étroitement imbriquées dans des rapports de genre et de classe, puisqu’elles renforcent des stéréotypes de genre au sein des couples tout en entérinant le rang social. Les styles de vie sont un ensemble de pratiques autour desquelles se construisent les identités de classe [Coulangeon, 2004] et le travail domestique réalisé par les femmes interrogées participe au positionnement social du ménage au sein du pôle privé des classes supérieures. Les femmes au foyer aisées prennent en charge l’éducation des enfants, investissent en temps dans la recherche de biens de consommation socialement situés et travaillent à l’entretien du capital social du ménage.
Éducation des enfants et enjeu de reproduction sociale
28Les tâches parentales d’éducation et de soin occupent une place importante au sein du travail domestique des femmes au foyer de classes supérieures, et ce, encore plus lorsque la famille est nombreuse et le mari souvent absent. Elles ont en charge le suivi de la scolarité et utilisent souvent la première personne du singulier pour décrire le processus de choix des établissements – d’autant plus important que beaucoup d’enfants sont scolarisés dans le privé. Elles effectuent aussi le suivi quotidien des devoirs des enfants ainsi que les activités de représentante de parent d’élève. Valérie Devaux (46 ans, femme au foyer, mariée à un directeur commercial, 3 enfants) a exercé cette fonction tout au long de la scolarité de ses trois enfants et en souligne le poids et la répétitivité : « J’en suis à je sais pas combien d’années de conseils de classe, j’avoue que je commence à m’épuiser. ». En parallèle d’un investissement direct auprès des enseignant·e·s [Le Wita, 1988], s’engager comme parent d’élève permet aux femmes concernées de davantage contrôler la scolarité de leurs enfants. Isabelle Fabre (48 ans, femme au foyer, mariée à un directeur financier, 3 enfants) déclare par exemple que cette activité est une « porte d’entrée » sur le lycée privé de ses enfants et espère que cela pourra peser dans le passage de son fils dans une filière scientifique.
29Ce travail d’éducation fait partie du travail du style de vie car il vise la reproduction du statut dominant des parents par les enfants, via l’accumulation de capitaux scolaires, en parallèle de la transmission de capital économique, centrale dans les fractions de classe étudiées. C’est notamment en raison de l’importance accordée à la reproduction sociale que l’arrivée des enfants constitue un facteur déclenchant pour les femmes dans l’éloignement d’emplois rémunérateurs. Leur prise en charge du travail parental permet aux hommes de se désengager sans craindre pour l’éducation des enfants et donc la position sociale de la famille dans son ensemble.
30L’investissement des femmes au foyer ou en emploi réduit dans le travail parental permet, selon Valérie Devaux, d’offrir aux enfants le meilleur cadre de développement possible et de s’assurer de l’éducation reçue :
« J’ai son emploi du temps affiché là, donc là normalement elle finit à 16 heures, c’est vrai que si je la vois pas arriver au bout d’une heure, elle a droit à son petit sms, son petit appel. C’est ce qui fait aussi, voilà, on rentre vite dans le droit chemin quand y’a quelqu’un qui vous attend à la maison. ».
32L’éducation des enfants est une source de fierté pour les femmes au foyer rencontrées, c’est la contribution à la vie domestique la plus visible et la plus valorisante. Pour Marie Valois, s’occuper des enfants est une activité « gratifiante » qui permet aux femmes de sentir l’influence positive de leur présence auprès d’eux, comme elle me l’explique en racontant comment elle est devenue femme au foyer :
« J’ai décidé d’arrêter parce que les enfants partaient en vrille complètement. J’avais une nounou à plein temps qui était sensationnelle mais qui les éduquait pas du tout. Toute la logistique c’était un vrai rêve […], elle s’occupait bien [des enfants] mais elle leur interdisait rien […]. En classe ils partaient en vrille. […] Et c’était très gratifiant parce que je crois qu’en même pas un mois tout est rentré dans l’ordre. En classe ça se passait beaucoup mieux, les enfants étaient plus calmes, c’était bien. ».
34Elle distingue le travail « logistique », dont la délégation est un « rêve », du travail d’éducation, qui ne peut pas être pris en charge par les employé·e·s domestiques. La plupart des femmes au foyer rencontrées ont ainsi souligné l’impossibilité de déléguer le travail parental, à l’instar d’Isabelle Fabre qui décrit les « syndromes » d’enfants de couples biactifs expatriés :
« À Singapour et à Hong Kong, alors vous avez donc deux parents qui travaillent, vous avez beaucoup d’aide, parce que une maid ça coûte pas cher. […] Effectivement vous pouvez déléguer le ménage, les courses, les bains des enfants, ça c’est vrai. Mais vous pouvez pas déléguer l’écoute, l’enrichissement personnel, l’ouverture d’esprit, parce que la maid elle est pas là pour ça. […] Si elle est maid, c’est qu’elle a pas forcément une qualification fantastique. Et donc les infirmières [des lycées français] se rendaient compte qu’elles trouvaient des syndromes chez les enfants dignes des enfants de banlieues défavorisées, de famille d’abandon si vous voulez. ».
36Cette impossibilité d’être délégué dans de bonnes conditions fonde la valeur et la légitimité de leur travail d’éducation et de soin auprès des enfants. Si les femmes interrogées le revendiquent rarement comme spécifiquement féminin, elles ne remettent pas non plus en question son inégale répartition, dans un contexte qui offre pourtant aux pères de plus en plus de place dans les discours sur la famille. Elles sont davantage attachées à obtenir plus de reconnaissance qu’à négocier ou dénoncer une situation inégale qu’elles présentent comme allant de soi du fait de leur statut de femme au foyer.
Prendre en charge le travail de consommation
37Le travail de consommation est une autre activité majoritairement prise en charge par les femmes et peu déléguée. Il consiste à transformer les revenus salariaux en « monnaie domestique » [Zelizer, 2005] qui assure la survie et parfois le style de vie du ménage. Pour les femmes des ménages de classes populaires, ce travail est encadré par des contraintes budgétaires très serrées [Perrin-Heredia, 2013] qui les obligent à déployer un ensemble de stratégies de consommation, coûteuses en temps et en déplacements, afin de minimiser le coût financier [Collectif Rosa Bonheur, 2017]. Pour les femmes enquêtées, il est d’autant plus important au sein du travail domestique que c’est une tâche moins déléguée que d’autres tâches ménagères et qu’elle est centrale dans la production du style de vie. Alors qu’elle décrit l’ampleur de sa charge domestique, Béatrice Cartier met en avant la place du travail de consommation, notamment pour le logement et les vacances :
« Mon mari travaille beaucoup, moi je gère tout. Mon mari s’occupe de rien, rien du tout, les travaux c’est moi qui gère, les vacances, tout tout tout, payer les impôts, tout. ».
39Ainsi, la forte dotation en capital économique facilite le travail de consommation mais peut aussi renforcer sa portée. C’est le cas des dépenses relatives à la recherche du logement, à son aménagement et sa décoration, qui sont conséquentes [Bozouls, 2019]. Ce travail de consommation est particulièrement chronophage pour les femmes mais ses bénéfices rejaillissent sur l’ensemble des membres du ménage, leur procurant le plaisir d’avoir une maison agréable à vivre au quotidien et d’occuper un espace signalant leur appartenance de classe. Ce travail de consommation va de pair avec le travail d’entretien du logement et de gestion des employé·e·s domestiques le cas échéant, et participent ensemble au travail du style de vie.
40Si le travail de consommation est moins contraint au niveau budgétaire, il est aussi encadré par des valeurs morales, comme en témoigne Nathalie Champemont :
« J’avoue que je suis très mauvaise acheteuse parce que pff… […] J’achète ce dont j’ai besoin, mais je ne fais pas toujours attention au prix, c’est pas très bien, mais bon… Parfois je me dis “On a qu’une vie !” et, quand on peut se le permettre, on fait comme ça. […] J’avais des amies autour de moi, elles regardent précisément [les prix] parce qu’elles me disent “Oh non là les courgettes je les achète pas”, moi je dis “si j’ai envie de courgettes je les achète, tant pis !”. ».
42La réponse de Nathalie Champemont résonne comme une sorte de justification. L’usage de termes à connotation morale pour décrire ses pratiques de consommation – « mauvaise acheteuse », « c’est pas très bien » – témoigne de la force des normes sociales selon lesquelles consommer sans faire attention, même lorsque l’on a les moyens, est moralement répréhensible. Le décalage entre l’exemple des courgettes et l’injonction faite à soi-même – « On n’a qu’une vie ! » – montre le degré de leur intériorisation et renseigne aussi sur le fait que le suivi scrupuleux du budget est de mise, même pour les petites dépenses. Viviana Zelizer note qu’avec l’avènement de la société de consommation, « l’aptitude à dépenser convenablement » devient la mesure de « l’expertise domestique » [Zelizer, 2005]. La figure de la « mauvaise acheteuse » que mentionne Nathalie Champemont est donc très genrée puisque ce sont les femmes qui sont en charge de l’économie familiale et, derrière l’idée que consommer sans faire attention est moralement répréhensible, pointe l’idée que ce travers est féminin.
43Pour les femmes au foyer, ces normes morales qui entourent la consommation sont d’autant plus fortes qu’elles n’ont pas de revenu propre et ont peu de légitimité vis-à-vis de l’argent, comme me l’indique Béatrice Cartier sur le ton de la plaisanterie, lorsque je lui demande sa profession : « Mère au foyer. Oisive et entretenue comme je dis. ». Le travail de consommation qu’elles doivent prendre en charge pour assurer la survie et le style de vie du ménage se répercute négativement sur elles – et non collectivement sur tous les membres du ménage qui en bénéficient pourtant – et les renvoie à la figure de femmes riches et oisives. Certaines enquêtées peuvent ainsi être moquées, notamment lorsqu’elles retirent du plaisir de la consommation de biens et de services pour elles-mêmes ou à destination de la famille entière. C’est le cas lorsqu’un enquêté me dit en rigolant de sa femme, présente pendant l’entretien, « Elle a pris son panard ! » au sujet de l’aménagement de leur maison, ou encore lorsque Luc Jacob se moque de sa femme qui m’avoue pendant l’entretien avoir été chez le boucher de son quartier, plus cher que celui des hypermarchés, dans un souci de rapidité. Ces remarques, faites sur le ton de l’humour, visent à enlever aux femmes au foyer leur légitimité à consommer. Elles constituent un rappel à l’ordre qui renforce les inégalités de genre et participent à l’invisibilisation du travail de consommation, réduit à une activité plaisante pour les femmes, dont on plaisante.
Le rôle des femmes dans l’accumulation de capital social
44À côté de l’éducation et de la consommation, le travail domestique des femmes de classes supérieures comprend un volet important sur les sociabilités. Les classes supérieures bénéficient d’un important capital social grâce à des réseaux de sociabilités à la fois larges et denses. La nécessité de l’entretien de ces réseaux entraîne l’intériorisation d’un « habitus mondain » [Lenoir, 2016], visible sur mon terrain dans la fréquence et la réciprocité des invitations à dîner. Au cours de l’enquête, les femmes sont apparues centrales dans l’accumulation et l’entretien du capital social, à l’instar d’Évelyne Fourcade (57 ans, cadre de la fonction publique, mariée à un médecin spécialiste, 2 enfants) qui décrit les contraintes organisationnelles que ces invitations supposent :
« Alors nous notre problème, c’est qu’on a beaucoup d’amis donc finalement on n’est pas très souvent libre parce que quand on n’est pas reçu, ben j’essaye de recevoir, et du coup… ben voilà. Souvent j’ai du mal à caser tout ce que je voudrais faire comme dîners. ».
46Évelyne Fourcade utilise la première personne du singulier pour parler de l’organisation de ces « dîners ». C’est en effet aux femmes qu’incombent le travail de maintien du lien, la charge mentale d’organisation (« caser tout ») et la logistique de ces réceptions. La fréquence de ces dernières au domicile témoigne d’une « privatisation des sociabilités » [Andreotti, Le Galès et Moreno Fuentes, 2016], également visible dans les classes populaires [Coquard, 2016]. Chez les classes supérieures, elles représentent un coût économique important afin d’offrir une « alimentation publique de luxe » [Grignon et Grignon, 1980]. Lorsque les enquêté·e·s reçoivent, une attention particulière est accordée à la qualité et la fraîcheur des produits bruts, poissons et pièces de viande, achetés au marché ou dans des commerces locaux de bouche. Cela prolonge l’hypothèse d’un moindre investissement en temps, puisque la cuisson de ces produits bruts est plus rapide que la préparation d’un plat mijoté, et laisse penser que les ménages enquêtés valorisent davantage la qualité du produit que sa transformation. Ces réceptions sont davantage formelles chez les classes supérieures et elles répondent à une sociabilité « planifiée » [Davidoff et Hall, 2014], qui s’oppose à la sociabilité plus spontanée à l’œuvre chez les classes populaires [Coquard, 2016]. Cette planification tient également à la forme que prennent ces réceptions, fondées sur un système de « contre-invitations ». La privatisation des sociabilités est d’autant plus forte que les ménages sont mariés et que les femmes ont une forte présence au domicile [Wellman et Wellman, 1992], ce qui témoigne de la dimension genrée de l’entretien du capital social.
47À côté des dîners entre ami·e·s ou relations, les enquêté·e·s entretiennent une sociabilité particulière avec leurs voisin·e·s qu’elles reçoivent davantage autour d’un « apéritif », d’un « petit pot » (Évelyne Fourcade, Marie Valois) ou d’une « galette » (mentionnée par trois enquêté·e·s). Cette sociabilité de voisinage est aussi davantage entretenue par les femmes, surtout quand les voisin·e·s sont âgé·e·s et perçu·e·s comme fragiles. Le soin porté aux voisin·e·s reproduit les activités de care prises en charge par les femmes au sein des familles. Enfin, la plupart des femmes rencontrées sont également investies dans les réseaux locaux davantage institutionnalisés comme l’école : elles vont chercher les enfants et sont les instigatrices des relations sociales autour de l’école, pouvant devenir des relations amicales de couple. Pour les ménages pratiquants, le travail bénévole réalisé par les femmes au sein des paroisses – cours de catéchisme et de pastorale, organisation d’événements (brocante, etc.) – fait partie intégrante du travail sur les sociabilités, vecteur de respectabilité et producteur de capital social [Bozouls, à paraître b]. Selon les préceptes bourgeois, les femmes, en tant qu’épouses et que mères, sont en effet les garantes de la moralité du foyer [Davidoff et Hall, 2014].
48Tout comme le travail d’éducation et de consommation, une des particularités du travail d’entretien du capital social est qu’on ne peut pas le déléguer. Les femmes rencontrées s’y investissent d’autant plus qu’elles sont dans le halo des femmes au foyer et disposent de davantage de temps. L’« inactivité » des femmes vient alors renforcer la position sociale du ménage puisque ces activités de « club member », prises en charge par les femmes au foyer, participent au renforcement et à la reproduction des privilèges [Ostrander, 1984].
49Le style de vie des fractions du pôle privé des classes supérieures n’est pas là d’emblée. Il est le résultat d’un travail, pris en charge par les femmes des ménages enquêtés, et ce d’autant plus qu’elles sont au foyer. Si ces femmes occupent une position secondaire dans l’apport de revenus salariaux, elles contribuent à la position sociale du ménage en accumulant du capital social et en convertissant le capital économique en capital symbolique (grâce au travail de consommation) ou en capital culturel (par le suivi de la scolarité des enfants). Ce travail du style de vie est nécessaire aux ménages pour conforter, signaler et reproduire leur position de classe [Sherman, 2017], ancrée dans le pôle privé des classes supérieures. Cependant, le travail domestique ne produit pas mécaniquement et uniquement un style de vie. Il est un puissant révélateur des rapports de pouvoir et un ressort de l’exploitation des femmes dans lequel elles trouvent aussi des sources de valorisation – qui diffèrent selon les tâches et l’appartenance sociale.
50Le principal point commun entre le travail de subsistance, pris en charge par les femmes de classes populaires, et celui du style de vie est son aspect quotidien et le poids de sa charge mentale, mais sa nature diffère. Contrairement au premier, le second n’occupe pas l’intégralité du temps des femmes de classes supérieures car elles peuvent en déléguer une partie. Le travail de subsistance déborde également la sphère domestique pour être réalisé, collectivement avec d’autres femmes, dans l’espace public, notamment des centres sociaux [Collectif Rosa Bonheur, 2017], alors que le travail du style de vie se concentre sur l’espace du foyer, marquant le privatisme [9] des fractions de classe enquêtées.
51Étudier les configurations familiales et domestiques des ménages du pôle privé des classes supérieures permet de battre en brèche la théorie moderniste de la famille selon laquelle de nouvelles formes familiales égalitaristes, qui permettraient à tou·te·s ses membres de s’épanouir, se créeraient chez les classes supérieures avant de se diffuser à l’ensemble de la société. Ainsi, cet article démontre que les classes populaires n’ont pas le monopole de la division sexuée du travail et de sa reproduction, et que les classes supérieures ne sont pas nécessairement le théâtre de reconfigurations des rapports de genre et de la répartition du travail domestique.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Les recommandations ont été centrales dans la progression de cette enquête souvent perçue comme « intrusive » par les enquêté·e·s [Bozouls, à paraître a].
-
[2]
Six entretiens ont été réalisés avec un couple, quarante avec une femme seule et quatorze avec un homme seul.
-
[3]
Les enquêté·e·s ont notamment des capitaux scolaires hétérogènes [Bozouls, 2020]. Les plus doté·e·s d’entre elles/eux sont diplômé·e·s de grandes écoles de commerce ou d’ingénieur, mais certain·e·s ont fait des formations courtes de type Brevet de technicien supérieur (bts) voire n’ont pas le bac. La très grande majorité des enfants majeurs ont fait des écoles privées post-bac de commerce ou d’ingénieur.
-
[4]
Le terme d’inactivité sera parfois utilisé pour des raisons de lisibilité mais placé entre guillemets pour marquer la distance vis-à-vis de son sens premier que cet article cherche précisément à déconstruire.
-
[5]
Sur les quatre retraitées cadres, deux ont pris leur retraite entre 45 et 49 ans.
-
[6]
« L’hypergamie féminine […] décrit la situation d’un couple hétérosexuel au sein duquel la position sociale de la femme est inférieure à celle de son conjoint (mise en couple « vers le haut »), du point de vue d’une dimension particulière » [Bouchet-Valat, 2019, p. 8].
-
[7]
Afin de garantir l’anonymat des enquêté·e·s, les noms et prénoms ont été modifiés.
-
[8]
La sexuation des emplois reflète ici la division genrée des tâches.
-
[9]
Le privatisme des fractions de classe étudiées, visible dans le repli sur la famille et le logement, est un « privatisme expansif » [Schwartz, 1990] qui facilite l’accès aux biens grâce au capital économique et à l’investissement dans les services privés pour les questions scolaires, de sécurité, de santé, etc.