Couverture de TGS_046

Article de revue

Des femmes si privilégiées ? La fatigue d’être servi·e par des domestiques

Pages 115 à 131

Notes

  • [1]
    Tous les prénoms qui figurent dans cet article sont anonymisés.
  • [2]
    Récit reconstitué à partir des notes de terrain prises lors de l’entretien avec Marine, effectué en août 2017, chez elle, aux alentours de Nantes.
  • [3]
    Il s’agit d’une enquête conduite entre 2016 et 2019 dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie : Servir et être servi·e. Le travail domestique à temps plein chez les grandes fortunes, soutenue le 29 mai 2020 à l’école doctorale de Sciences Po Paris. Les matériaux mobilisés dans cet article constituent une partie de ceux exploités pour la thèse.
  • [4]
    Sont ici appelées nouvelles fortunes les personnes rencontrées qui sont la première ou la seconde génération à accéder au statut de millionnaires. Les anciennes fortunes sont quant à elle, dans l’enquête conduite, des personnes issues de l’aristocratie française, dont la fortune demeure très importante.
  • [5]
    Si Yu accompagne la famille entre Paris et Beijing et vit donc pendant les trois mois d’été dans sa ville natale.
  • [6]
    Les prénoms qui figurent dans les extraits d’entretien sont anonymisés.
  • [7]
    Entretien avec Gislaine, juillet 2017, chez elle, sur la Côte d’Azur.
  • [8]
    Entretien avec Julie, décembre 2017, chez elle, à Genève.
  • [9]
    Entretien avec Sélia, mai 2017, dans sa chambre chez ses employeur·e·s, à Paris.
  • [10]
    Entretien avec Gustave, juin 2016, chez lui, à Paris.
  • [11]
    Entretien avec Cyrielle, août 2017, chez elle, à Cassis.
  • [12]
    Propos rapportés dans le carnet de terrain lors d’entretiens suivis conduits avec cinq femmes d’un immeuble, juin 2016, à Paris.

1Lors d’un entretien où nous sommes assises sur la terrasse de sa villa, Marine [1], une femme suisse âgée de 49 ans, sans profession, mariée à un haut fonctionnaire et mère de deux enfants, se met à pleurer pendant plusieurs minutes. Elle vient de me raconter pendant un long moment en quoi consistent ses journées, partagées entre ses loisirs dans et hors de chez elle, son engagement bénévole, ses deux filles, l’organisation des départs en week-end et, comme elle le dit en balayant l’air d’un revers de main brutal : « tout ça, toute l’organisation de la maison ». Elle affirme qu’elle est épuisée de « tout gérer », que son époux est rarement présent et qu’il « ne se rend pas compte [2] ». Un regard objectif sur la situation de Marine amène pourtant à s’étonner de son ressenti : évoluant dans un entre-soi de millionnaires, elle a recours à deux employées de maison polyvalentes à temps plein qui travaillent quotidiennement chez elle au ménage, à la cuisine, et à la garde de ses deux filles âgées de 9 ans, à une tutrice privée qui vient trois soirs par semaine assurer la supervision des devoirs, à un jardinier qui s’occupe du jardin et de la piscine deux fois par mois, à une coach en fitness qui lui donne deux heures de cours de pilates tous les deux ou trois jours. Marine, à l’instar de toutes ses amies, fait partie de ces femmes dont le capital économique permet de déléguer les tâches domestiques, alors même qu’elle est sans emploi. Que sous-entend-elle donc lorsqu’elle dit qu’elle doit « tout gérer » ? Pourquoi ce recours à du personnel chez elle ne semble pas la soulager d’une charge qu’elle a du mal à exprimer mais qui, au vu de ses larmes, lui pèse ?

2La lassitude et le « ras-le-bol » face aux tâches domestiques du foyer sont souvent exprimé·e·s, en entretien, par les femmes très fortunées qui ont recours à un·e ou plusieurs employé·e·s de maison à temps plein chez elles. Au tout début de l’enquête [3], je voyais dans leurs plaintes une façon d’atténuer devant moi leur privilège et de masquer une certaine culpabilité à se faire servir, sentiment que retrouvent sur leur propre terrain certaines chercheuses qui se sont intéressées aux recours à la domesticité [Molinier, 2009 ; Ibos, 2012 ; Le Renard, 2019]. En fait, point de culpabilité chez les femmes rencontrées : elles estiment au contraire qu’il est normal, au vu de leur fortune, d’avoir du personnel chez elles, puisque le recours à la domesticité est un puissant marqueur social dans les milieux riches où elles évoluent. Leur mal-être et leur charge de travail, même s’ils sont sans doute exacerbés par le discours, sont à prendre au sérieux et cet article se donne pour objet de les comprendre. Au vu de la littérature scientifique, ils constituent en effet un paradoxe. Le recours à la domesticité, c’est-à-dire, à des employé·e·s à temps partiel ou à temps plein qui assurent le travail domestique, est largement décrit comme une manière, pour les femmes, de déléguer tout ou une partie du travail reproductif auquel elles sont assignées à la maison [Rollins, 1985 ; Dorlin, 2009 ; Falquet, et al., 2010]. L’analyse de la globalisation du care s’inscrit d’ailleurs dans une critique des inégalités entre les femmes qui se font servir et celles qui les servent [Ehrenreich et Hochschild, 2003] : alors que les premières ont le temps de s’adonner aux loisirs et de se consacrer à leur carrière professionnelle, les secondes ont la double charge de s’occuper du foyer des autres et du leur. Du côté des politiques publiques, il est admis que le recours à des « services à la personne », pour ne parler que du cas français, contribue à l’égalité des sexes, un argument majeur de la Commission européenne pour justifier notamment ses encouragements à l’incitation fiscale au recours à des services domestiques à domicile [Devetter, Jany-Catrice et Ribault, 2009 ; Carbonnier et Morel, 2018]. L’évidence que le recours à la domesticité soulage les femmes employeuses du travail gratuit et invisible à défaut de pouvoir y impliquer les hommes est cependant discutable : en fait, il s’agit d’une pratique qui mobilise essentiellement la « charge mentale » des femmes [Haicault, 1984], puisqu’avoir du personnel chez soi suppose de l’encadrer.

3Le cas du recours à la domesticité à temps plein des grandes fortunes est particulièrement propice à cette discussion. Il s’agit d’une forme de domesticité minoritaire en France : si les données nationales disponibles rendent impossible son cadrage statistique précis, on peut estimer, en recoupant les chiffres du secteur français des services à la personne et l’enquête Patrimoine, qu’elle concerne tout au plus quelques dizaines de milliers de personnes. Cette domesticité contribue, a priori, à libérer les femmes employeuses de toute charge domestique, puisqu’il ne s’agit pas seulement, pour celles rencontrées, de faire appel à une femme de ménage quelques heures par semaine, mais de s’entourer d’un personnel à temps plein qui prend en charge la quasi totalité des charges domestiques. Le paradoxe est donc d’autant plus fort dans des situations où ces femmes, qu’elles soient actives ou inactives, semblent totalement déchargées des affaires de la maison. La thèse ici développée est néanmoins différente : comment expliquer en effet l’épuisement dont font part ces femmes en entretien ? Plutôt que d’être épargnées du travail domestique gratuit, les femmes très fortunées font face à un déplacement de la charge que représente ce travail. Plus précisément, si elles sont déchargées du poids proprement physique du travail domestique, elles conservent une double charge mentale et gestionnaire d’autant plus grande que leur personnel est nombreux.

4Cette thèse s’inscrit dans un questionnement sociohistorique plus large : dans quelle mesure le travail domestique des femmes très fortunées, qui est ici un travail d’encadrement de la domesticité, est-il reconfiguré à une époque où les femmes investissent les espaces professionnels et de loisir ? La supervision du personnel de maison est en effet un élément central de l’identité des femmes aristocrates et grandes bourgeoises des siècles précédents [Martin-Fugier, 1979, 1983 ; Maza, 1983], qui, inactives, se consacrent à l’espace domestique où se jouent à la fois leur rang et leur rôle de « bonne » épouse. Le travail à l’extérieur du foyer constitue de ce fait une potentielle source de réappropriation de leur statut de femmes des classes supérieures très fortunées, par un investissement plus grand de la sphère professionnelle, et moindre de la sphère domestique. Or, les femmes aristocrates d’aujourd’hui interrogées pour l’enquête semblent au contraire surinvestir l’espace domestique, et ce, même lorsqu’elles ont un emploi. Plus étonnant, les femmes issues des fractions nouvellement fortunées des classes supérieures [4], alors même qu’elles sont plus nombreuses à valoriser leur détachement des contraintes domestiques, s’avèrent en fait très impliquées dans leur rôle d’employeuses de personnel de maison. Plus qu’une reconfiguration du travail domestique des femmes des milieux très fortunés, le terrain montre la forte pérennité de leur implication dans l’espace domestique par l’encadrement de la domesticité. Issues de deux fractions des classes supérieures que les histoires et les pratiques semblent cliver [Pinçon et Pinçon-Charlot, 2000 ; Cousin, Khan et Mears, 2018], les femmes des anciennes et des nouvelles fortunes sont toutes deux soumises à l’injonction d’encadrer du personnel de maison, pour assurer leur rang social et leur rôle sexué, hérités ou récemment acquis.

5L’article s’attache à montrer tout d’abord que ces femmes, hétérosexuelles et vivant en couple pour la majorité d’entre elles, accomplissent en effet peu de tâches domestiques qui les confronteraient au « sale boulot » qu’il implique. En outre, le recours à du personnel de maison mobilise également leurs époux, en tant qu’employeurs économiques qui le rémunèrent ; cependant, ces hommes ne sont pas engagés de la même manière que leurs épouses dans la gestion du foyer. L’article déconstruit ensuite ce qui incombe concrètement aux femmes : ce sont elles, qui, quotidiennement, dirigent les employé·e·s et veillent à encadrer les relations qui se déploient dans la maison. Travail de supervision et travail émotionnel définissent leur rôle domestique socialement situé de femmes très fortunées, qui subissent une pression sociale à se faire servir avec toute l’organisation que cela requiert.

Encadré méthodologique

L’argumentaire de cet article est développé à partir de l’analyse d’une partie des matériaux récoltés pour une recherche portant plus largement sur le travail domestique à temps plein rémunéré chez les grandes fortunes. Pour mener à bien cette recherche, j’ai conduit une enquête de terrain au sein de milieux très fortunés. Les employé·e·s de maison, rencontré·e·s via des formations de personnel de maison « haut de gamme », les réseaux sociaux, des lieux stratégiques de rencontres comme les marchés et les églises, ont aussi été des ressources pour enquêter chez les grandes fortunes. Cet article mobilise ainsi des entretiens conduits avec des employeur·e·s très riches (millionnaires, voire milliardaires), de nationalités françaises et de pays dits occidentaux, principalement (N=123). La majorité vit en France pendant tout ou une partie de l’année, et est multi-propriétaire en France et à l’étranger ; leurs pratiques et leurs modes de vie sont très internationalisés et la plupart occupent de hautes positions professionnelles. A posteriori, les grandes fortunes rencontrées peuvent être classées en trois « générations » d’accès à la fortune : les aristocrates, qui ont hérité depuis de nombreuses générations de leur capital économique (N=50, dont 52 % de femmes) ; les nouvelles fortunes que j’appelle de « génération 2 », dont la richesse remonte à leurs parents (N=22, dont 73 % de femmes) ; et les nouvelles fortunes que j’appelle de « génération 1 » qui sont les premières de leur lignée à accéder au statut de millionnaires (N=51, dont 63 % de femmes). Ces générations sont en outre marquées par des temporalités différentes de recours à la domesticité : en effet, les employeur·e·s issu·e·s de l’aristocratie rencontré·e·s ont tou·te·s grandi avec du personnel de maison à temps plein, alors que cela ne concerne aucun·e employeur·e de la « génération 1 » et une minorité de la « génération 2 ». Concernant les femmes employeuses, qui sont au cœur de cet article, seules douze d’entre elles (sur un total de 74 femmes) sont sans profession : les autres occupent toutes un emploi à temps plein ou à temps partiel, souvent hautement qualifié (cadre supérieure, médecin, avocate, ingénieure, patronne d’entreprise, pour les emplois les plus représentés). L’âge moyen des femmes rencontrées est de 47 ans, et l’écrasante majorité d’entre elles sont mariées et ont des enfants (1,8 enfant en moyenne). L’activité professionnelle de ces femmes et la maternité constituent, de fait, des arguments mis en avant dans les entretiens pour justifier du recours à la domesticité à temps plein : toutes les femmes rencontrées ayant des enfants font appel à une ou plusieurs nannies qui s’en occupent à temps plein.
L’article mobilise en outre des observations participantes conduites en tant que nanny et aide cuisinière pour deux familles ayant recours à plusieurs employé·e·s de maison, à Paris et à Pékin. Enfin, les entretiens conduits avec les employé·e·s de maison (N=113) ont aussi une place centrale dans la recherche ; ils sont ici utilisés de façon plus marginale, pour servir de contrepoints aux regards des employeur·e·s sur la division du travail domestique et ses effets sur les femmes.

Se faire servir chez soi : un luxe incontesté

6Dans les pays dits occidentaux, où la main d’œuvre domestique est relativement coûteuse, faire appel à des services domestiques à domicile est une pratique socialement située : en France, mis à part les services d’aide à domicile aux personnes dites fragiles qui bénéficient de prises en charge (bien que non complètes) par les aides sociales et profitent donc à des foyers peu aisés [Marbot, 2008 ; Avril, 2014 ; Weber, Trabut et Billaud, 2014], les services de ménage et de garde d’enfants sont l’apanage des classes supérieures – y compris malgré l’existence de dispositifs d’incitation fiscale [Debonneuil, 2008 ; Carbonnier et Morel, 2018]. Le recours quotidien à du personnel à temps plein est particulièrement sélectif : par comparaison, avoir une « bonne » à temps plein au Brésil est une pratique beaucoup plus répandue chez les classes moyennes et supérieures qu’avoir une « bonne » à temps plein en France [Vidal, 2007 ; Giorgetti, 2015]. Les grandes fortunes rencontrées emploient quant à elles au moins un·e, souvent plusieurs, employé·e·s à temps plein, dans une même maison : l’argent ne constitue pas un frein à ce recours multiple, qui est présenté comme un privilège indissociable d’un « standing » de vie qu’elles partagent. Les femmes rencontrées se disent bien souvent conscientes d’avoir la chance d’être servi·e·s par du personnel, et que, pour une partie d’entre elles, ce soit l’argent de leur époux qui le leur permette.

Des femmes protégées du sale boulot et du temps consacré aux tâches domestiques

7Dans leur villa de Beijing où ils emploient neuf employé·e·s à temps plein, Catherine, femme française âgée de 53 ans, écrivaine et directrice d’un centre d’art franco-chinois, et son époux, Christian, homme français âgé de 61 ans issu de l’aristocratie, directeur de la branche chinoise d’une multinationale française, n’ont pas de plages horaires destinées au travail domestique dans leurs emplois du temps. Lui rentre très tard le soir et part très tôt le matin, il est très souvent en déplacement entre Paris, Beijing, et d’autres grandes capitales ; elle s’occupe de son centre d’art situé dans le quartier de Beijing où elle habite, écrit et rencontre des personnalités des mondes littéraires, artistiques et économiques à Paris pour trouver des sponsors. Lorsque je travaille pendant un an pour eux, à temps partiel dans leur appartement parisien, et à temps plein pendant l’été à Beijing, je m’occupe principalement de leurs enfants avec Si Yu, femme chinoise âgée de 54 ans, la « nanny » ou « ayi » (阿姨) de la famille, dont le rôle est de s’occuper à l’année, nuit et jour, des enfants : sorties d’école, accompagnements aux activités extrascolaires, bains, et loisirs du week-end rythment ses denses journées de travail [5]. À côté, Ai Jie, femme chinoise âgée de 36 ans, s’occupe de tous les repas de la famille ; Mei Yu, femme chinoise âgé de 36 ans, s’occupe du linge ; Lin Lin et Lo Shen, femmes chinoises âgées de 25 ans et de 26 ans, font le ménage et les courses, tâches exécutées à Paris par Sofia, femme franco-marocaine âgée de 36 ans et Michaela, femme roumaine âgée de 53 ans. Quant à Qi Xiang, homme chinois âgé de 43 ans, il est le chauffeur attitré de Christian à Beijing ; enfin, Li An, homme chinois âgé de 42 ans, est le valet personnel de Christian, qui l’accompagne partout dans le monde. Chaque jour, le rythme de travail de ce personnel est intense et ficelé : tout doit être effectué à temps, et rien ne doit être à la charge de Christian et de Catherine.

8Je n’ai jamais vu Catherine ni Christian préparer un repas, donner le bain aux enfants, ni sortir seul·e·s la voiture. Comme de très nombreux/ses employeur·e·s rencontré·e·s, leur investissement physique et manuel dans le travail domestique est nul. Catherine en a conscience : la verbalisation de la conscience des privilèges est bien connue des sociologues ayant enquêté auprès des classes supérieures aux fortunes anciennes ou récentes [Sherman, 2007 ; Pinson et Pinçon-Charlot, 2015 ; Geay, 2019]. Elle s’exprime sans retenue sur le terrain : au vu de leur richesse, les employeur·e·s estiment non seulement qu’elles et ils méritent d’être servi·e·s, et qu’il serait dommage de se dispenser de déléguer le travail domestique – un argument qu’Amélie Le Renard [2019] retrouve d’ailleurs sur son propre terrain d’enquête à Dubaï chez les expatriées françaises.

9Depuis qu’elle a recours à une employée polyvalente, une cuisinière et un majordome-chauffeur à temps plein, ainsi qu’à deux nannies à temps partiel, Gislaine, une femme française âgée de 39 ans, chirurgienne esthétique à la fortune récente (génération 1), dit se sentir soulagée de toutes les tâches du foyer et de ses quatre enfants âgés de 3 à 11 ans.

10

Gislaine : « Depuis cinq ans, on a Bintou [6] à la maison, puis sont venus Paul et Amy, et là, c’est vrai que j’ai une vie luxueuse. Non, c’est vrai, je ne peux pas me plaindre, je n’ai pas à me préoccuper de ranger ci, ni de ranger ça, de me demander ce qu’on va manger le soir, de m’organiser pour faire les courses… et de m’occuper des enfants, de savoir s’ils ont mangé, s’ils se sont lavés, tout ça… je rentre le soir, je rentre tard car avec mon mari on travaille tard à la clinique, et là, c’est comme… magique ! Tout est prêt, la table mise, si Amy est fatiguée je lui dis d’aller se coucher, et sinon, elle reste nous servir… non, je reconnais que c’est une chance, et en même temps, on travaille beaucoup pour les autres, donc voilà, en compensation, c’est normal d’une certaine façon.
Et donc, quand vous dites que tout est prêt, enfin, ça veut dire qu’ils font vraiment… tout ?
Gislaine : Disons que je n’ai pas à récurer les toilettes, heureusement, ça me dégoûterait, surtout qu’on a des remontées d’égout ! Puis pareil, l’autre soir, Jonathan était un peu malade, il a vomi toute la nuit, bon bah là, Amy et Bintou gèrent, enfin, c’est vrai que moi, tout ça, ça m’écœure, j’aurais vomi en même temps ! Le weekend, ça me permet un sacré soulagement, je peux aller au yoga l’esprit libre, à la plage, sans problèmes, pas de soucis à se faire avec des choses… comment dire, futiles, vous voyez [7] ! »

11En sus de reconnaître qu’il s’agit d’une chance – mais d’une chance « normale » –, elle euphémise ici ses compétences en matière de ménage et sa résistance à la confrontation au sale et à ce qui la dégoûterait. Cette distanciation du rôle de simple ménagère est très fréquente chez les femmes aux fortunes récentes rencontré·e·s : nombreuses sont celles qui affirment que le ménage, la cuisine, les enfants, ne sont pas vraiment faits pour elles. S’autoriser à s’y désintéresser rend d’autant plus nécessaire le recours à du personnel, y compris pour les femmes qui n’ont pas d’emploi. Les femmes aristocrates valorisent davantage le statut de « bonnes » ménagères, dont elles auraient hérité des savoir-faire de leurs mères : elles affirment au contraire savoir mieux que quiconque faire le ménage et la cuisine, ce qui légitime l’enseignement des tâches domestiques qu’elles donnent à leurs employé·e·s.

12Néanmoins, au-delà du statut différent qu’occupe la compétence ménagère chez les aristocrates et les « nouvelles riches », elles ont en commun un ethos de femmes servies dont la responsabilité domestique s’incarne dans leur capacité à choisir et à encadrer leur personnel. Elles restent, en ce sens, les maîtresses de leur maison, qu’elles gèrent comme une entreprise : elles donnent les consignes et les ordres, vérifient que tout est en place, interviennent dans les éventuelles tensions entre employé·e·s, contrôlent leurs apparences. Ces patronnes ne sont pas seules : si les hommes rencontrés ne s’adonnent à aucune tâche domestique dans leur foyer, employer du personnel les y implique indirectement. Cette implication est toutefois très limitée et se cantonne à la dimension financière de la gestion domestique, en arrière-plan des interactions quotidiennes avec le personnel.

L’investissement financier des hommes

13Dans son histoire de la domesticité française en Rhône et Loire entre 1848 et 1940, Margot Béal montre que les premiers employeurs de domestiques à cette époque sont, sur le plan administratif, des hommes [Béal, 2019]. Elle va à l’encontre de l’idée, très souvent mise en valeur dans les travaux, que la domesticité n’est qu’une affaire de femmes. Sur le terrain contemporain mené auprès des grandes fortunes, un constat similaire se dégage : dans les foyers, l’argent est une affaire d’hommes. L’exclusion des femmes de la gestion de l’argent est renseignée par plusieurs travaux, qui mettent en évidence que leur détention d’argent et de patrimoine ne signifie pas qu’elles peuvent se les approprier comme elles le veulent – ce que Camille Herlin-Giret appelle « la propriété sans l’appropriation » à propos de son travail sur les gestionnaires de fortune et leurs client·e·s [Herlin-Giret, 2019 ; Singly (de), 1987 ; Gotman, 1988 ; Bessière, 2010 ; Bessière et Gollac, 2017]. Sur le terrain, cette absence d’appropriation s’observe en partie dans le fait que les salaires et les primes versés aux employé·e·s sont une « dépense masculine » pour reprendre l’expression à Delphine Roy [2006]. Cette dépense n’est cependant pas présentée comme une désappropriation négative par les femmes : au contraire, celles-ci estiment être soulagées par leurs maris des tâches financières, qui, à nouveau, les désintéressent et seraient trop complexes pour elles. Elles sont donc nombreuses à affirmer que leurs époux les soulagent doublement du travail domestique : en leur payant des employé·e·s pour celles qui ne rapportent pas d’argent à la maison et en s’occupant des transactions financières – et bien souvent, en décidant de leur montant. C’est ce qu’exprime Julie, une femme suisse âgée de 45 ans, galeriste et épouse d’un homme trader. Le couple, à la fortune récente (génération 1), emploie seize employé·e·s de maison à temps plein réparti·e·s dans leurs différentes résidences situées en France, en Suisse et à l’étranger (huit de ces employé·e·s se concentrent dans leur résidence à Genève). Si son époux est assisté par un régisseur pour rémunérer tout le personnel, c’est lui qui décide des montants des rémunérations et ordonne les virements bancaires ou les chèques.

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Julie : « Bon, il est vrai que Mickaël gère bien tout l’aspect disons, financier. Là, on peut dire qu’il y a un vrai partage du travail entre nous deux, de ce point de vue, enfin, c’est notre personnel dans le sens où lui il leur verse tous leurs salaires, et il sait mieux que moi comment faire. Les sous, c’est son truc, hein, il est pas trader pour rien (rires) ! Enfin, voilà, c’est vrai que pour moi, c’est un soulagement, ça ne m’intéresse pas, les chiffres.
Vous ne décidez donc pas du tout des montants ? Des salaires, des primes… ?
Julie : Si, on en parle, ça nous arrive, on en parle pour se mettre d’accord, mais moi j’ai tendance à ne pas trop compter, à être généreuse… lui, il est raisonnable, pragmatique. Heureusement d’ailleurs que ce n’est pas moi qui fixe les salaires, on serait ruinés (rires) ! Non mais blague à part, ça me pèserait vraiment de faire ces démarches. Mickaël prend vraiment sa part de boulot sur ce point [8]. »

15Pour Julie, son époux prend une responsabilité importante dans la gestion du personnel de maison, dont elle lui attribue l’entière compétence, notamment par ce qu’il est. Elle se décrit en outre comme une femme dépensière qui n’aurait pas la rationalité nécessaire pour rémunérer ses employé·e·s. Les propos de Julie sont particulièrement révélateurs des manières dont les femmes rencontrées présentent le partage des responsabilités face aux employé·e·s domestiques dans leur couple : la valorisation des compétences financières de leurs époux passe par une dévalorisation des leurs. Elles légitiment d’autant plus leurs époux à s’occuper de l’argent versé aux employé·e·s que ce sont eux qui sont les « breadwinners » du foyer.

16Cette valorisation de leurs époux dans la gestion de la domesticité est ambivalente, et ce, à double titre : les femmes se destituent des compétences financières, en même temps qu’elles assurent en tirer profit puisque cela leur libère du temps pour faire autre chose ; aussi, leurs époux sont présentés comme indispensables au bon fonctionnement du recours à la domesticité, alors même qu’ils ne s’occupent que de son aspect financier.

« J’ai parfois l’impression d’être cheffe de chantier » : la fatigue d’être servi·e

17Cette phrase est prononcée par Gislaine après que son époux nous a quittées, à la moitié de l’entretien, pour que nous poursuivions ensemble. N’ayant pas grandi dans des familles qui avaient du personnel, être employeur·e est un rôle nouveau pour elle et Samuel. Au début, ils se sont tous les deux renseignés sur les démarches de déclaration à faire, ou encore sur les astuces pour trouver du bon personnel auprès de leurs ami·e·s. Mais très vite, c’est Gislaine qui a pris la tête de ce recours : elle se souvient des heures passées à s’entretenir avec les candidat·e·s, de ses angoisses sur la confiance à leur accorder. Au quotidien, elle me parle du contrôle permanent qu’elle a sur ses employé·e·s, des efforts qu’elle fait pour toujours paraître réveillée et apprêtée a minima.

Une gestion continue, du recrutement au licenciement

18Les manuels d’économie domestique publiés du xviiie au xxe siècles valorisent le rôle domestique des femmes en ayant pour objectif d’en faire de bonnes ménagères. Dans les plus anciens et ceux réservés en particulier aux femmes bourgeoises, être une bonne ménagère passe par le fait de savoir gérer son personnel de maison [Chatenet, 2009]. Sans que la figure de la femme au foyer soit valorisée dans tous les milieux enquêtés, celle de l’épouse qui sait s’occuper de son personnel est très présente sur le terrain : elle est exacerbée, et héritée, dans les familles aristocrates et grandes bourgeoises rencontrées, mais s’exprime aussi chez les fortunes plus récentes qui sont les premières de leurs lignées à recourir à du personnel de maison. Ainsi, la valorisation des activités professionnelles ou de loisir qui n’ont pas trait à la sphère domestique et la distanciation du rôle de ménagère, particulièrement présent chez les nouvelles fortunes, n’entrave pas celle d’une compétence féminine à encadrer le personnel, qui construit le rôle des femmes des milieux très fortunés. En fait, ce sont les femmes, qui, dans les maisons, sont chargées de recruter et de sélectionner les employé·e·s, leur apprendre leur travail, les superviser, repérer leurs fautes et les réprimander, leur donner les ordres, ou encore les licencier. Cette supervision générale des équipes d’employé·e·s, à la manière de cheffes d’entreprise, peut parfois être allégée par un majordome-régisseur, souvent présent dans les maisons à forte domesticité, mais n’annule pas l’investissement des femmes.

19Sélia, une femme marocaine âgée de 45 ans, travaille depuis vingt ans au service de grandes fortunes. Elle décrit en entretien la fatigue de son employeuse actuelle, qui doit gérer cinq employé·e·s de maison à temps plein. Il n’est en effet pas rare que les employé·e·s elles/eux-mêmes déplorent en entretien le surmenage de leurs employeuses, alors qu’elles/ils sont là pour les servir.

20

Sélia : « Quand je vois Madame, je suis peinée, vraiment peinée pour elle. Car comme ça, hein, on dirait qu’elle a la belle vie. Alors, oui, bah oui, elle a une belle vie, mais c’est du tracas, hein, de, comme ça, s’occuper de nous ! On fait tout pour qu’elle n’ait rien à faire, mais elle s’angoisse beaucoup, elle regarde souvent ce qu’on fait, quand elle rentre du travail. Et quand elle travaille pas, elle nous demande toujours si on va bien, si on a besoin de choses, parfois je me dis que les rôles sont inversés ! Elle envoie des sms à Michka quand il est aux courses pour qu’il rajoute quelque chose, elle est toujours en train de penser à des ptites choses, même quand elle coud ou qu’elle regarde un film [9]. »

21Ce que confie Sélia rejoint ce que décrivent les employeuses elles-mêmes face au poids que représente la gestion de leur personnel. Reconnaître les qualités des candidat·e·s à l’embauche, penser à ajouter des choses sur les listes de courses, ou encore essayer de ne pas être en permanence trop proches physiquement ni trop visibles des employé·e·s, font que les employeuses ne peuvent pas être totalement détachées de la gestion domestique du foyer. Même s’il en va du devoir des employé·e·s d’être discret·e·s et de penser à tout, les femmes rencontrées ont une pression à « garder le contrôle », comme le dit l’une d’entre elles, sur ce qu’il se passe dans leurs maisons. Un vol commis par un·e employé·e, des costumes de service non présentables lors d’un dîner mondain, un·e employé·e rebelle qui répond à ses employeur·e·s ou encore qui ne sait pas tenir la cadence de travail sont la faute de l’employeuse qui ne sait pas gérer son personnel. À travers l’efficacité du personnel se joue la compétence de ménagère de l’employeuse : une ménagère qui est, non pas chargée de faire les tâches domestiques, mais de les superviser. Le recours à du personnel de maison ne décharge donc pas les femmes du travail domestique : une partie de la charge mentale demeure, voire s’ajoute, pour le superviser, ainsi qu’un travail de gestion des ressources humaines en amont et en aval. Notons que cette charge mentale est renforcée par la place importante qu’occupe l’apparence physique de ces femmes : non seulement les employeuses se doivent d’être présentables devant leur personnel – habillées, coiffées, apprêtées –, comme le souligne Sélia, mais aussi, l’apparence même de leurs employé·e·s est le reflet de leur « bon » goût. Si le « sale boulot » des employeuses n’est pas de récurer le fond des cuvettes de toilettes, il consiste en revanche à donner des ordres au personnel, à sanctionner, à licencier. Lorsque les employeurs effectuent les virements bancaires de leurs bureaux, les femmes, elles, sont en première ligne des relations interpersonnelles qui se nouent avec le personnel : elles y jouent leur rôle social de femmes fortunées dans les cercles de sociabilité où elles évoluent.

Le coût du travail émotionnel

22Le travail du care, dont le travail domestique, a beaucoup été étudié sous l’angle du « travail émotionnel » (« emotion work ») invisible qu’il requiert [Hochschild, 1979]. Le travail émotionnel a cependant moins été mis en évidence pour parler des manières dont celles et ceux qui bénéficient des soins des autres le mettent en œuvre. Dès lors qu’on se place du côté des employeuses, ce travail ressort pourtant fortement : Geneviève Fraisse [2021] faisait par exemple des relations entre employeuses et employé·e·s le point de départ de son ouvrage sur les « femmes toutes mains », il y a plus de quarante ans. Les femmes très fortunées rencontrées doivent au quotidien assurer le bon déroulement, sur le long terme, de l’ensemble des relations qui se nouent dans la maison : les relations entre la famille et les employé·e·s, et entre les employé·e·s. Ce travail est présenté par ces femmes comme une contrainte, parfois d’autant plus inconfortable lorsqu’il consiste à faire la médiation lors d’un conflit ou de prendre la décision de renvoyer un·e employé·e. Les femmes employeuses parlent avec leurs époux des soucis relationnels, des conflits ou de leurs doutes sur les employé·e·s – la réciproque est moins évoquée –, mais à titre de conseils. Les hommes se désinvestissent des relations, et souvent, le revendiquent en entretien, comme le fait Gustave, un homme français âgé de 61 ans issu de l’aristocratie, chef d’entreprise, qui a grandi dans des univers sociaux où se faire servir est une pratique héritée de génération en génération. Avec sa femme, ils emploient deux employées polyvalentes, qui les suivent entre le Cantal et Paris dans leurs deux résidences, et un couple de gardiens qui surveillent le château.

23

Gustave : « Ma femme gère vraiment ça très bien. Elle me rappelle en ce sens ma propre mère, qui savait vraiment y faire avec le personnel. C’est important, de savoir gérer son personnel, comme je vous le disais. Les femmes, chez nous, elles apprennent ça très vite, dès qu’elles sont jeunes.
Et pas les hommes ?
Gustave : Ah bah nous, on est bien généreux avec nos femmes, on leur paie ce qu’elles veulent (rires) ! Bon si elle me demandait vingt-cinq domestiques, je ne sais pas si je pourrais assurer, mais là, elle a tout le confort qu’elle veut. C’est vrai qu’il lui arrive de se prendre la tête pour rien, parfois, ma femme est comme ça. L’autre jour, tiens, elle a eu un problème avec l’une des filles, qui je ne sais plus, n’avait pas rendu toute la monnaie des courses… alors le soir, dans le lit, elle était là, à tourner en rond, à me dire qu’elle a peur qu’elle la vole alors qu’elle a toute confiance en elle, mais qu’en même temps, elle allait pas quand même la virer pour ça depuis le temps qu’elle est là, mais que bon, si ça dégénérait… (Il soupire et lève les yeux au ciel) Je vous jure !
Et vous lui avez répondu quoi ?
Gustave : Ah, bah, j’écoutais d’une oreille hein, j’étais plongé dans mon roman, et ces histoires de bonnes femmes… je lui ai dit : “et bah vire-là, écoute, si ça te met dans des états pareils, de toute façon elle est pas déclarée, du jour au lendemain elle n’a qu’à faire ses valises, et clic et clac [10] !” »

24Gustave reconnaît que le travail relationnel et émotionnel de gestion des employé·e·s de maison est dévolu aux femmes : il évoque même que ce rôle est appris depuis l’enfance, ce que j’ai effectivement constaté auprès des employeuses appartenant aux anciennes fortunes, qui se donnent pour mission de perpétuer le rôle de leurs propres mères. Gustave réaffirme qu’il se dédie à l’argent, tandis que sa femme se consacre à ce qu’il présente comme des histoires futiles et sans grande importance. Jamais, depuis que le couple emploie du personnel, il n’a eu à congédier un·e employé·e, malgré les tourments que cela représente pour sa femme, validés par elle-même lors d’un entretien conduit toutes les deux. L’employée dont il est question dans les propos de Gustave a fini par être renvoyée par sa femme. En entretien, elle me décrit avec une certaine émotion ce moment et le malaise qu’elle a éprouvé à se montrer ferme face à l’employée alors qu’elle avait envie de la remercier pour tout le bon travail jusqu’alors accompli. Cette situation révèle l’inégale distance émotionnelle et symbolique entre les femmes patronnes et leurs époux patrons face au personnel : ces derniers incarnent la froideur d’une autorité au masculin qui ne tient pas compte des conséquences psychologiques et affectives du licenciement, celles-ci devenant une préoccupation essentiellement féminine et donc irrationnelle et peu sérieuse. On perçoit là l’expression d’une domination masculine très caractéristique des dynamiques relationnelles observées dans les couples d’employeur·e·s très fortunés.

25Cela explique que, dans les maisons à grande domesticité, il est fréquent que les employeuses délèguent le sale boulot à un·e employé·e haut placé·e chargé·e de la supervision des équipes : c’est davantage le cas des femmes aux fortunes récentes qui apprennent sur le tard leur rôle d’employeuses et qui essaient d’échapper au maximum à la gestion des relations avec les employé·e·s. Elles ne peuvent cependant, malgré elles, totalement s’en dispenser.

26

Cyrielle : « C’est vrai que j’ai de la chance, franchement, j’ai tout ce que je veux, on fait tout pour moi dans cette maison, mais je vous assure aussi que parfois, ce n’est pas de tout repos.
Vous avez un exemple ?
Cyrielle : Heu oui… récemment, avant-hier, je me suis disputée avec Sofie, et ça m’a contrariée… j’étais crevée, pour des raisons de santé, je prends un traitement, bref, je vous passe les détails, ça me fait des sautes d’humeur, et là, elle était dans la même pièce que moi, j’étais en pyjama toute la journée, pas belle à voir, et elle sait très bien qu’en général je préfère qu’on me laisse… sauf que là, elle devait patiner un guéridon, ça traînait depuis des mois et je lui avais demandé de le faire absolument, et donc elle était tiraillée je pense, entre me laisser tranquille et ne pas le faire, et rester et le faire en silence… car il est indéplaçable, trop lourd. Enfin, je regrette un peu car je lui ai crié dessus en lui disant que je ne supportais pas le bruit du chiffon qui frotte dessus, ce n’était qu’à moitié vrai… Donc j’ai regretté, mais je ne lui ai pas présenté d’excuses… enfin pas directement.
Pas directement ?
Cyrielle : J’ai demandé à Francis, le jardinier qui vient deux fois par semaine et qui était là ce jour-là. Francis, il m’aide parfois à gérer un peu les trois filles, il les connaît bien. Alors je lui ai dit : “s’il te plaît Francis, il faut que tu lui dises quelque chose, je n’y arrive pas moi-même, dis-lui que je ne remets pas en cause son travail”. Je n’arrivais pas à le lui dire. Mais ça m’a quand même pris la tête, car après j’avais l’impression d’être une lâche… mais il ne fallait pas que je perde non plus mon autorité [11]. »

27C’est souvent à un employé homme que les employeuses comme Cyrielle, femme française âgée de 47 ans, sans profession, s’en remettent pour intermédier les relations qui posent problème avec leurs employé·e·s. Se sentant coupable tout en ne souhaitant pas perdre la face, Cyrielle est ponctuellement soulagée de pouvoir présenter ses excuses indirectement à l’une de ses trois employé·e·s polyvalent·e·s. Néanmoins, elle insiste sur la nécessité de garder la main dans les relations aux employé·e·s : son rôle de femme fortunée employeuse de personnel de maison en dépend, tout comme les progrès qu’elle doit faire au fil de l’ancienneté de son recours à du personnel. Dans les cercles de sociabilité fréquentés par les employeuses, il est en effet très fréquent que les femmes se critiquent – ou se fassent critiquer par les hommes – sur leur incompétence à gérer un foyer – c’est-à-dire, leur personnel. En outre, leurs réputations d’employeuses sont construites par les employé·e·s d’un même quartier ou d’une même ville, au point, parfois, qu’elles et ils étiquettent les « mauvaises employeuses » auprès du nouveau personnel entrant. Les jugements qui circulent dans les entre-soi d’employeur·e·s et d’employé·e·s concernent bien plus les femmes fortunées que leurs époux : au pire, les défauts, voire les délits, de ces derniers, sont euphémisés car essentialisés et rattachés à leur « nature » d’homme. Lorsqu’une fois, des employeuses me rapportent l’existence de relations intimes entre l’un de leur voisin et son employée, elles s’accordent pour dire que c’est la faute de son épouse qui n’aurait pas dû recruter une employée si jeune et si mignonne [12]. La gestion du personnel de maison et le travail émotionnel qu’il requiert des femmes employeuses prennent donc une importance d’autant plus forte qu’il ne reste pas confiné dans le secret des maisons : dans cette gestion et ce travail, ces femmes jouent leur légitimité d’employeuses et, par-là, de femmes riches qui savent se faire servir chez elles.


28Dans cet article, j’ai souhaité déconstruire la conclusion souvent vite généralisée que le recours à la domesticité contribue largement à soulager les employeuses du travail domestique et à rééquilibrer, de ce fait, le partage des tâches ayant trait au foyer entre hommes et femmes. L’ambition n’était certes pas de contredire des décennies de recherche sur ce que fait la délégation des tâches domestiques aux femmes qui disposent des moyens financiers de le faire. Il apparaît clairement, y compris sur le terrain de la domesticité des grandes fortunes, que la délégation du travail domestique libère du temps aux femmes employeuses, qu’elles consacrent au travail à l’extérieur du foyer et aux loisirs. Il n’y a également pas de controverses entre les employeuses rencontrées sur le fait que le recours à la domesticité soit un privilège : elles ont conscience que la fortune est à l’origine d’une pratique par ailleurs marginale en dehors des milieux où elles évoluent. Contrairement aux femmes féministes rencontrées par Pascale Molinier qui expriment une forme de culpabilité à employer des femmes de ménage, ces employeuses estiment que ce privilège leur est dû [Molinier, 2009]. D’ailleurs, malgré leurs plaintes, aucune d’entre elles ne souhaite renoncer au personnel de maison : lorsque je leur pose la question, elles se ravisent en pesant le pour et le contre et concluent unanimement qu’il s’agit d’un confort dont elles ne pourraient plus se dispenser.

29Mais l’expression de ce confort ne masque pas pour autant celui du malaise que crée le recours à du personnel de maison à temps plein. Ce malaise, c’est celui de voir circuler chez elles au quotidien des personnes devant lesquelles elles s’efforcent, tant bien que mal, d’être présentables, pour « ne pas trop déborder » comme l’exprime l’une d’elles. C’est aussi une fatigue, physique et surtout mentale, de devoir en permanence se soucier de la bonne gestion, par les équipes en place, du foyer. Là réside le paradoxe du recours à la domesticité des grandes fortunes : a priori libérées à l’extrême des contraintes, elles sont en fait assignées à une autre forme de travail domestique de supervision. Assignées, car si l’emploi de personnel implique les époux, ils ne sont chargés que des transactions financières, souvent virtuelles, avec les employé·e·s. Dans les milieux très fortunés, il est défini que les femmes sont les principales gérantes de leur foyer, et ce, même si elles ont un emploi rémunéré. Elles ne le gèrent pas en faisant le ménage ni en préparant les repas, mais en trouvant le bon personnel et en exerçant sur celui-ci l’autorité qui fait d’elles des femmes dignes de leurs milieux. Leur assignation au travail domestique est donc différente, mais non pas absente. Faire le ménage n’est pas de leur rang : surveiller celles qui le font à leur place est indispensable, et ce rôle se pérennise à l’époque contemporaine.

30Il est important de noter que le rôle de ménagère est souvent assimilé à une forme de pouvoir et de responsabilité quasi-professionnelle qu’elles s’octroient dans l’espace domestique. La métaphore de l’entreprise et la figure de cheffe sont récurrentes dans les entretiens. Beaucoup de ces femmes travaillent à l’extérieur de chez elles, ont de hautes fonctions, et/ou s’adonnent à des activités prenantes de bénévolat ou de maintien des relations amicales et familiales : mais cela ne suffit pas à asseoir leur rôle de sexe dans les univers très fortunés où elles évoluent. Elles doivent également réinvestir leur foyer sur un mode quasi entrepreneurial. Mais la limite de ce pouvoir « au féminin » réside dans le fait que ces univers très fortunés sont définis par l’argent, qui reste aux mains des hommes : la gestion de leur foyer est une gestion avant tout financière et non relationnelle. Le recours à la domesticité ne rebat donc pas les cartes du partage traditionnel des rôles entre hommes et femmes : leurs femmes sont servi·e·s, mais en contrepartie, paient le poids émotionnel et domestique de l’être.

31La réflexion menée dans cet article n’a d’intérêt que si elle est étendue à d’autres formes de recours à la domesticité moins marginaux que ceux ici traités. À la lecture des nombreux travaux qui jalonnent la recherche sur les domesticités, il apparaît qu’elle est « une affaire de bonne femme », pour reprendre les termes de Gustave, dans de nombreux contextes. Celles qui recrutent les « nounous », qui téléphonent à leurs femmes de ménage, qui se renseignent sur le fonctionnement du cesu (chèque emploi service universel), ou encore, qui donnent les consignes à l’aide à domicile de leur père dépendant, sont pour la grande majorité des femmes [Devetter, Lefebvre et Puech, 2011]. Il est alors superficiel d’établir que le recours à la domesticité résout l’égal partage du travail domestique et que les femmes des classes supérieures en sont déchargées : non seulement parce que ce travail est fait par d’autres femmes, au détriment de leur propre libération – un résultat de recherche désormais bien acquis – ; mais également parce qu’aussi privilégiées qu’elles soient, les femmes qui se font servir chez elles paient le prix de leur privilège d’une façon autrement plus complexe qu’un versement d’argent. Leur assignation au travail domestique est résolument ancrée dans les représentations et les pratiques contemporaines des classes supérieures très fortunées.

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Notes

  • [1]
    Tous les prénoms qui figurent dans cet article sont anonymisés.
  • [2]
    Récit reconstitué à partir des notes de terrain prises lors de l’entretien avec Marine, effectué en août 2017, chez elle, aux alentours de Nantes.
  • [3]
    Il s’agit d’une enquête conduite entre 2016 et 2019 dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie : Servir et être servi·e. Le travail domestique à temps plein chez les grandes fortunes, soutenue le 29 mai 2020 à l’école doctorale de Sciences Po Paris. Les matériaux mobilisés dans cet article constituent une partie de ceux exploités pour la thèse.
  • [4]
    Sont ici appelées nouvelles fortunes les personnes rencontrées qui sont la première ou la seconde génération à accéder au statut de millionnaires. Les anciennes fortunes sont quant à elle, dans l’enquête conduite, des personnes issues de l’aristocratie française, dont la fortune demeure très importante.
  • [5]
    Si Yu accompagne la famille entre Paris et Beijing et vit donc pendant les trois mois d’été dans sa ville natale.
  • [6]
    Les prénoms qui figurent dans les extraits d’entretien sont anonymisés.
  • [7]
    Entretien avec Gislaine, juillet 2017, chez elle, sur la Côte d’Azur.
  • [8]
    Entretien avec Julie, décembre 2017, chez elle, à Genève.
  • [9]
    Entretien avec Sélia, mai 2017, dans sa chambre chez ses employeur·e·s, à Paris.
  • [10]
    Entretien avec Gustave, juin 2016, chez lui, à Paris.
  • [11]
    Entretien avec Cyrielle, août 2017, chez elle, à Cassis.
  • [12]
    Propos rapportés dans le carnet de terrain lors d’entretiens suivis conduits avec cinq femmes d’un immeuble, juin 2016, à Paris.
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