Notes
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[1]
En raison de la forte féminisation de la main d’œuvre, j’utiliserai ici le féminin exclusif pour parler des travailleuses et travailleurs, à quelques exceptions près où il ma semblé utile d’utiliser l’écriture inclusive.
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[2]
En cas de licenciement illégal de syndicalistes et adhérent·e·s, seules des indemnités sont prévues par la loi.
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[3]
Voir A. Souyris, 1996, Le mouvement Fellaga tunisien, expression d’une révolution sociale ainsi que Michel Camau et Vincent Geisser, 2003, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po.
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[4]
Inès explique qu’elle a été empêchée de continuer ses études à cause de la corruption administrative à l’université.
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[5]
De manière générale, seuls les hommes sont autorisés à participer aux enterrements musulmans en Tunisie.
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[6]
Salaire à peu près équivalent au Smig tunisien, très faible en comparaison au niveau de vie dans une période de forte inflation.
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[7]
Le règlement intérieur de l’ugtt prévoit un minimum de cinquante adhésions pour la tenue d’élections syndicales.
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[8]
Des formes antérieures de sociabilité ont sans doute pu jouer dans les conditions de possibilité de l’extension du collectif : plusieurs ouvrières ont des liens de voisinage ou de parenté. Cependant, ils peuvent agir de manière ambivalente : faciliter la construction de liens de confiance ou être craints en étant associés au contrôle social.
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[9]
Le nom du principal client d’Electro a été aussi modifié.
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[10]
Manel est une autre membre du syndicat.
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[11]
Le bureau exécutif de l’ugtt n’a compté que des hommes de 1952 à 2017.
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[12]
Période de crise politique qui fait suite aux assassinats politiques de deux hommes de la gauche tunisienne.
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[13]
Quelques mois après le licenciement des syndicalistes et ouvrières qui intervient au printemps 2013, la production est relocalisée à Tunis.
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[14]
La grève fait l’objet d’un encadrement strict et dont le recours n’est autorisé qu’après approbation des structures syndicales concernées et celle de la Centrale syndicale.
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[15]
Concernant cette fois-ci l’ensemble de la zone industrielle.
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[16]
Alia et une ouvrière se sont mises en grève de la faim tandis qu’Inès, moins convaincue par le mode d’action, s’est occupée de la logistique ; la deuxième ouvrière, diabétique, a participé à l’action en soutien.
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[17]
Issue généralement proposée aux syndicalistes d’entreprises privées fidèles à l’organisation.
1« On lâche rien ! » sont les mots qu’Inès, alors leadeuse syndicale, a tagués en français, en 2014, avec du cirage à chaussures, sur le mur d’enceinte d’Electro (filiale tunisienne d’une multinationale française), lors d’une des nombreuses mobilisations collectives qui, au cours du moment révolutionnaire et par la suite, ont émaillé l’histoire de son usine. Si la révolution tunisienne en tant que moment critique de l’ordre sexué [Kréfa, 2016 ; Kréfa et Barrières, 2019] a permis à cette lutte syndicale de devenir un espace de renégociation, de subversion, voire de transformation du genre à travers des modes d’action unitaires et radicaux, l’amplitude du desserrement du genre questionne, alors qu’Inès ainsi que son binôme syndical, Alia, ont payé au prix fort leur engagement. Cet article est centré sur ces deux jeunes femmes dont les dispositions à l’engagement se réactualisent et se transforment au contact de l’événement. En affrontant à la fois les systèmes patronal, syndical et familial, elles ont perdu leur travail à l’issue de la mobilisation et sont devenues persona non grata auprès de leur organisation syndicale. Étudier les luttes syndicales en situation révolutionnaire à l’aune du genre, c’est ainsi tenir ensemble, dans la compréhension des formes d’engagement, les trajectoires, les normes et les assignations de genre.
2Pour ce faire, j’ai organisé mon propos en faisant varier les échelles d’analyse afin de mettre au jour la pluralité des modalités d’engagement des femmes ouvrières et syndicalistes. D’abord, je questionnerai la manière dont le contexte de crise politique a remodelé les dispositions à la rébellion chez les deux leadeuses du mouvement. Ensuite, j’examinerai les modes d’organisation « entre femmes » au sein de l’entreprise. Enfin, je montrerai que les positions occupées par les ouvrières et les syndicalistes au sein des rapports sociaux de sexe et de classe agissent sur leur façon d’investir le travail syndical et influent sur les rapports de ces femmes avec la hiérarchie syndicale.
Ethnographie d’une mobilisation ouvrière dans la révolution
Dans cette usine, plusieurs conflits ont, depuis 2011, opposé le syndicat d’entreprise ugtt (Union générale tunisienne du travail), créé en mars de la même année, à la direction. Face aux conditions de travail dégradées, les ouvrières s’autorisent à formuler des revendications contre les injustices et les inégalités dans un contexte doublement favorable à l’organisation et à la contestation : pour la plupart titularisées en 2010-2011, elles mettent sur pied leur syndicat trois mois après le début du processus révolutionnaire. Entre 2011 et 2012, à la faveur des actions syndicales, l’environnement de travail à Electro s’améliore significativement. Cependant, les acquis allant à l’encontre des stratégies de production à bas coût des firmes multinationales, une forte répression antisyndicale s’ensuit et conduit au licenciement de sept ouvrières et des deux syndicalistes les plus engagées. Peu soutenues par la hiérarchie syndicale de l’ugtt pour demander leur réintégration [2], les syndicalistes cherchent des soutiens extérieurs au monde du travail. À l’occasion du fsm (Forum social mondial), qui a lieu à Tunis en mars 2013, la mobilisation trouve des relais internationaux. Elles y rencontrent des militant·e·s qui s’engagent à leurs côtés et organisent des campagnes transnationales de solidarité. Si la mobilisation donne lieu, en mars 2014, à la réintégration de cinq ouvrières, la direction d’Electro refuse de reprendre dans l’usine les deux syndicalistes ainsi que deux ouvrières. Défendant leur dignité et leurs conditions matérielles de vie, ces dernières continuent de revendiquer leur réintégration par l’intermédiaire d’une grève de la faim entamée au début de l’été 2014.
Des empreintes du passé au présent révolutionnaire : socialisations et trajectoires de deux syndicalistes rebelles
3La sociologie de l’engagement politique a montré l’intérêt de l’approche biographique pour penser les ressources personnelles mobilisées dans l’action. L’engagement s’inscrit en effet le plus souvent « dans la continuité d’actions antérieures […] qui amènent [les actrices] à être sensibles à l’injustice sociale et à l’action collective organisée » [Guillaume et Pochic, 2009, p. 547]. En considérant le contexte dans lequel ces ressources se fabriquent [Lahire, 2012], cette perspective permet de révéler des prédispositions et compétences qui, dans la socialisation initiale et secondaire des enquêtées, ont pu contribuer à l’engagement syndical.
La famille : les racines de la révolte contre les injustices ?
4« J’ai commencé le syndicalisme dans ma famille, contre ma mère et peut-être un peu contre mes frères » explique Inès, l’une des deux piliers du syndicat d’Electro, appréhendant ainsi son combat pour son émancipation au sein de sa famille comme une prédisposition à critiquer la hiérarchie dans l’entreprise.
5Elle a 32 ans et toujours le sourire aux lèvres. Dotée d’un savoir-faire relationnel, elle tempère le caractère franc et sévère de sa camarade Alia. Elle était surnommée par ses collègues « l’avocate de l’atelier » car elle plaidait leur cause bien avant la création du syndicat. Mais lors des élections syndicales, elle ne s’est pas portée spontanément candidate ; peu enthousiaste au départ, elle s’est laissé convaincre par le plaidoyer d’Alia : « [elle] m’a dit : toi tu critiques tout le temps, c’est mieux d’avoir un cadre et d’être protégée ». Le militantisme n’est pourtant pas absent de son entourage masculin : elle a un frère et un oncle syndicalistes. Cependant, en raison de la dimension genrée de la socialisation, les positions occupées par les femmes et les hommes sont inégalement réparties [Jacquemart, 2013]. Si elle présente son père, commerçant à son compte, comme une personne ouverte et qui soutient son engagement, les femmes de sa famille, sa mère et sa sœur aînée, sont des anti-modèles. Peu instruites et femmes au foyer, elles sont décrites comme farouchement opposées à l’autonomie des femmes. Inès, la rebelle de la famille, a dû dès lors se confronter à celles-ci ainsi qu’à ses frères pour poursuivre ses études, éviter un mariage arrangé et se déplacer dans l’espace public :
« Moi j’étais la fille méchante. […] Ma sœur s’est mariée avec une personne choisie par mes parents. […] Moi j’ai dit non merci, je veux mon propre travail, j’ai fait des études, est-ce que c’est pour rester à la maison ? ».
7Elle continue :
« J’ai cinq frères, je vois tout le temps des différences. […] Pourquoi ils font ce qu’ils veulent et moi juste pour sortir de la maison, je dois avoir l’accord de mon père et de mes frères… C’est pas normal ça ! ».
9En refusant de reproduire l’idéal féminin incarné par sa mère et sa sœur, elle remet en question la domination masculine dans sa famille et les normes de genre vécues comme arbitraires. L’environnement familial perçu comme inégalitaire entre les hommes et les femmes a ainsi favorisé des dispositions à l’indocilité.
10La lutte contre les oppressions de genre vécues dans l’espace familial est aussi ce qui forge les premières armes militantes d’Alia, la secrétaire générale du syndicat, âgée de 36 ans. Au premier abord, sa trajectoire apparaît comme typique de celle d’une syndicaliste dans le monde ouvrier : elle est la fille d’un ancien adhérent à l’ugtt et ouvrier de la métallurgie qui se désengage après la privatisation de son entreprise dans les années 1980 et la dégradation de ses conditions de travail. Si son père a pu lui transmettre un ensemble de dispositions à l’engagement syndical, la figure paternelle s’avère cependant repoussoir. Alia raconte qu’elle se « bat depuis toujours » face à son père pour s’exprimer et faire respecter ses choix de vie :
« Mon père est un homme très sévère et traditionnel. Il ne laisse pas sortir ma mère de chez nous… J’ai dû me battre tous les jours, pour pouvoir faire des études, ne pas me marier, travailler […] Pour lui, la femme c’est pour faire la vaisselle et les enfants, elle n’a pas le droit de donner son avis, de dire non… ».
12C’est ainsi qu’Alia s’identifie à une autre figure, celle d’une femme « insoumise », sa grand-mère paternelle, aujourd’hui décédée. L’aïeule, sensible à une éducation égalitaire entre les filles et les garçons, critiquait ouvertement l’autoritarisme de son fils. Complice, elle l’encourageait à remettre en cause l’omnipotence paternelle :
« Pas mal de fois, elle remarquait que son fils, mon père, ne se comportait pas bien avec les filles. Elle se mettait à crier et elle disait à son fils de nous respecter […] Parfois elle me disait : je suis avec toi, il faut que tu lui dises non, c’est pas un dieu finalement […] Je voudrais que tu termines tes études, que tu choisisses toute seule ton mari. »
14Engagée dans la lutte contre l’ordre colonial aux côtés des fellagas [3] dans les années 1960, sa grand-mère est pour elle un modèle de femme résistante :
« Ma grand-mère, elle était forte, elle non plus n’acceptait pas qu’on lui manque de respect. Elle aidait les fellagas, elle leur faisait des repas, elle les leur portait la nuit toute seule dans la campagne. Plusieurs fois elle a caché des fellagas à la maison […] Elle était très courageuse. La famille a essayé de l’arrêter mais elle a refusé. »
16Agent socialisateur genré de poids, la famille n’est ainsi pas seulement un espace de contraintes où se forgent des dispositions à la soumission : elle représente dans le même temps pour certaines filles un espace d’apprentissage de la résistance et d’aspiration à l’autonomie [Mazeau et Plumauzille, 2015]. Prendre pour objet les dispositions acquises dans la sphère familiale constitue un point de départ nécessaire à la compréhension des dynamiques de genre dans les mouvements sociaux car ici comme ailleurs, « les ferments de la révolte s’affirment d’abord au sein de la famille » [Achin et Naudier, 2008, p. 386], avant de se renforcer, pour les syndicalistes d’Electro, à l’université et dans le milieu professionnel. Dans les années 2000, suite à un appel du syndicat étudiant tunisien (Uget) pour protester contre l’invasion américaine de l’Irak, Inès participe à une manifestation et une occupation de son université, durement réprimées par le régime. Sans adhérer à l’organisation estudiantine, elle sympathise avec les militant·e·s de l’Uget, souvent engagé·e·s aussi à l’extrême gauche. Elle a ainsi, par son passage à l’université et sa participation préalable à ces actions collectives, acquis des compétences militantes. Après l’obtention d’un bac+2 assistante de direction, Inès, bonne élève, arrête contre son gré ses études [4] et se fait embaucher comme secrétaire dans une usine de béton avant de démissionner, ne supportant pas l’ambiance de travail très machiste. Alia, dans un autre contexte, a aussi été contrainte d’entrer dans le monde du travail, après deux ans de formation professionnelle en informatique, en raison de difficultés matérielles. Lors de son premier emploi, elle s’engage syndicalement et fait une première expérience de la répression patronale : elle est licenciée suite à une tentative (ratée) d’organisation syndicale avant d’être recrutée à Electro en 2006 (quelques mois après Inès).
17En décembre 2010, le processus révolutionnaire débute. Les dispositions à l’engagement de ces deux femmes se transforment à la faveur d’une conjoncture singulière et les compétences acquises réinvesties.
La révolution : un contexte favorable à l’organisation
18Au cours de la révolution, les femmes investissent des espaces qui sont habituellement monopolisés par les hommes. La participation massive des femmes aux diverses formes de protestations redéfinit les lignes genrées de l’accès à l’espace public : les femmes prennent part aux cortèges funèbres des martyrs de la révolution, bravant les interdits sociaux [5] ; la place de la Kasbah, au centre de la capitale, est occupée pendant plusieurs semaines par des femmes et des hommes, de jour comme de nuit. L’évènement autorise ainsi la transgression de frontières spatiales et symboliques entre les sexes, improbable en situation ordinaire [Zancarini-Fournel, 2002]. Il intensifie la mobilité des femmes et leur permet davantage d’autonomie, bien que les nouveaux espaces de liberté aient dû être âprement négociés avec leurs familles.
19La période révolutionnaire donne aussi lieu à un élargissement des formes d’engagement et à l’émergence de nouvelles revendications. Dans certaines zones industrielles, le nombre de syndicats de base et les adhésions se sont multipliés, alors que le secteur privé était marqué par la faiblesse de l’implantation syndicale avant la révolution. À la faveur de l’évènement s’opère une « rupture d’intelligibilité » [Bensa et Fassin, 2002] qui permet à nombre d’acteurs et d’actrices de s’engager. Certes, l’investissement des femmes dans la sphère syndicale n’est pas nouveau : plusieurs luttes ont été menées par des femmes, notamment dans l’industrie textile depuis son développement dans les années 1970, mais l’engagement était très risqué dans le secteur privé, ainsi que l’a expérimenté Alia, licenciée pour ce motif syndical lors de son premier emploi.
20Alia et Inès, comme l’ensemble des ouvrières, ont au cours de cette période vécu des expériences marquantes qui permettent d’éclairer le passage à l’organisation collective dans l’entreprise. Ce fut notamment le cas lorsque, fin 2010– début 2011, les habitants, principalement des hommes, se rassemblaient de nuit pour protéger leur quartier. Les deux femmes, en occupant des tâches typiquement genrées (le ravitaillement des hommes qui tenaient le quartier en nourriture et café, la transmission des nouvelles diffusées par les médias, etc.), ont l’occasion, de manière inédite, de circuler de nuit dans l’espace urbain pour défendre une cause sociale et politique. Dans la foulée, lors de la reprise du travail qui a fait suite à la grève générale, appelée le 14 janvier par l’ugtt, les ouvrières d’Electro découvrent, le temps d’une journée, qu’il est possible d’organiser le travail en l’absence de la hiérarchie, cette dernière ne s’étant pas rendue à l’usine. Toujours au cours de ce même mois, les ouvrières se mettent aussi en grève pour demander une augmentation de salaires sans respecter les conditions légales de la grève, telles la période de conciliation et l’autorisation de l’Union régionale. Bien qu’Alia explique qu’elle avait depuis longtemps en tête de créer un syndicat, c’est dans cette période que le processus s’amorce réellement.
Electro : l’espace d’anciennes et de nouvelles révoltes
21Si le contexte favorise le passage à l’engagement syndical, les circonstances de celui-ci sont néanmoins « indissociables d’une lecture des situations d’emploi et des conditions de travail » [Guillaume et Pochic, 2009, p. 547].
22À Electro se combinaient des statuts d’emploi précaires, des conditions de travail très pénibles et d’autres formes d’insécurité, notamment économique et organisationnelle. Avant d’être titularisées, les salariées passaient une longue période en contrat à durée déterminée, renouvelé après un mois, six mois ou un an et qui prévoyait des salaires mensuels inférieurs à 150 euros [6]. Une fois qu’elles étaient titulaires d’un contrat à durée indéterminée, les salaires augmentaient mais légèrement (restant inférieurs à 200 euros) malgré des compétences et un savoir-faire spécifiques requis par cette industrie de haute technologie. Le nombre d’heures travaillées par semaine oscillait pourtant entre 40 et 65 et les heures supplémentaires imposées aux ouvrières n’étaient que partiellement rémunérées. L’imprévisibilité des horaires (en soirée et le dimanche) les exposait, de plus, à une précarité organisationnelle qui perturbait fortement leur vie familiale.
23L’organisation du travail était par ailleurs à la fois arbitraire et sexualisée. L’octroi de primes, de jours d’absence, d’évolutions de carrière dépendait le plus souvent des relations d’amitié avec les chefs d’équipe et parfois même de relations intimes. Les témoignages des employées font aussi état d’humiliations et de harcèlement. Elles se sentaient continuellement « rabaissées » par les agressions verbales de l’encadrement et de la direction qui leur rappelaient leur position subalterne, en les appelant par la couleur de leur blouse : « les blouses bleues » les différenciant des chefs d’équipe et d’atelier ainsi que des responsables vêtus de blouses blanches. « Vous êtes des ânes », « Vous ne savez pas travailler », leur disaient les petits chefs. Quelques-unes font aussi mention de violences sexuelles exercées par la hiérarchie masculine. Ce système arbitraire et prédateur révoltait la majorité des ouvrières à Electro.
24En 2011, Alia et quelques autres ouvrières de confiance, dont Inès, étaient déterminées à faire valoir leurs droits et rétablir leur dignité. En dehors du contexte révolutionnaire, ces femmes ont pour la plupart obtenu à cette période leur titularisation, facilitant ainsi le passage à l’action. Quatre-vingt-dix ouvriers/ères, essentiellement des femmes, se sont engagées à adhérer au syndicat, ce qui a permis la tenue d’élections syndicales [7]. Cinq femmes et deux hommes (dont un qui se désengage très vite) ont été élu·e·s au bureau syndical. Alia occupait le poste de Secrétaire générale. Le rôle prépondérant joué par Alia et Inès au sein du bureau s’explique notamment par leur « disponibilité biographique » [McAdam, 2012] et leur autonomie, ce qui « constituerait la clé permettant d’échapper aux “destins féminins” » [Rétif, 2008, p. 6]. Célibatataires, elles disposaient de plus de temps et de liberté que les femmes mariées pour s’adonner à l’activité syndicale.
Un syndicat de femmes inclusif et combatif comme potentiel émancipateur
25« Alia c’est le cauchemar d’Electro, […] Parce qu’Alia, elle a nous a mis sur un pied d’égalité avec les cadres. Nous sommes des personnes, nous ne sommes plus des esclaves » me confie Malika, une ouvrière syndiquée. Ses paroles traduisent un renouvellement profond de l’environnement de travail dans l’usine et révèlent des formes d’émancipation féminine intervenues après 2011 à Electro suite à la création du syndicat. Quelle est la nature de ces pratiques syndicales « entre femmes » ? Quelles sont les valeurs syndicales véhiculées par ces militantes et que produisent-elles sur les ouvrières engagées ?
Un syndicalisme rassembleur
26Deux mécanismes permettent de comprendre le ralliement massif des ouvrières au syndicat. Il s’agit, d’une part, du travail volontariste effectué par les syndicalistes en direction des ouvrières, pour les encourager à adhérer et les inciter à l’action. Cette préoccupation était partagée par un groupe d’ouvrières constituant le noyau dur de l’activité syndicale et qui relayaient les initiatives militantes sur chacune des chaînes de production. L’organisation de l’atelier en ligne de montage favorisait par ailleurs la circulation de l’information et la constitution d’un collectif syndical soudé [8]. D’autre part, le mode de fonctionnement syndical a activé des solidarités consolidant la cohésion d’un groupe contestataire, principalement composé de novices du syndicalisme. Nous nous arrêterons ici sur ce dernier aspect.
27Inclusif et attentif aux besoins matériels des ouvrières, au sein et en dehors de l’usine, le fonctionnement syndical a permis la formation d’un large collectif. Les travailleuses étaient, en effet, avisées des initiatives syndicales comme des négociations collectives et prenaient part au processus de prise de décision, comme le souligne Hend, une ouvrière syndiquée :
« Notre Secrétaire générale, après chaque réunion, elle nous dit ce qui s’est passé, elle nous demande notre avis. Nous, on a confiance en elle, on lui demande de faire ce qui lui semble bien. […] Mais on a le choix : est-ce qu’on continue dans cette direction ou non ? ».
29Si les syndicalistes procédaient à la hiérarchisation et à la mise en forme des revendications, elles vérifiaient leur pertinence auprès des ouvrières, dont elles s’assuraient de l’assentiment au cours d’assemblées générales. Le syndicat d’Electro s’est aussi distingué par la mise à l’ordre du jour de préoccupations spécifiquement féminines et féministes, telles que la lutte contre le harcèlement sexuel, le respect du congé maternité et des heures d’allaitement pour les mères. Wafa, une ouvrière syndiquée, raconte le soutien apporté par le syndicat lorsqu’elle était enceinte de son deuxième enfant :
« Moi je ne demande jamais rien au syndicat. Mais la direction m’a dit : “Tu n’as pas besoin de tes heures d’allaitement.” Alors Alia est allée leur parler, elle leur a dit : “Tu veux qu’elle te montre quand elle est en train d’allaiter ? Tu veux quoi ?” ».
31Avant la création du syndicat, craignant pour leur respectabilité, nombre d’ouvrières ont préféré taire le harcèlement sexuel exercé par les supérieurs hiérarchiques. Mais les syndicalistes, elles aussi victimes de ces agissements, les ont convaincues de la nécessité de les dénoncer publiquement pour y mettre un terme. Les déléguées ont, par ailleurs, porté une conception large de l’action syndicale : elles organisaient la solidarité au sein de l’atelier, ce qui impliquait pour elles de s’entraider en mettant notamment en place des collectes quand un·e collègue tombe malade ou en cas de décès d’un·e conjoint·e. Enfin, les syndicalistes étaient sensibles à la transmission des savoirs et des expériences. Par le biais des formations syndicales, de l’étude du Code du travail ou des techniques de négociation, elles ont acquis des connaissances qu’elles partageaient par la suite avec le collectif de travailleuses. L’organisation syndicale a ainsi joué un rôle significatif d’intermédiaire dans la diffusion d’une « conscience des droits » au sein de l’usine [Pélisse, 2005] : « On a appris nos droits et à les revendiquer » affirment plusieurs ouvrières.
Un syndicalisme ancré dans les résistances passées des leadeuses et utiles aux ouvrières
32Ce fonctionnement syndical, qui a contribué à démocratiser l’action syndicale, tranche avec celui, très hiérarchisé et masculin, des structures de l’ugtt, qu’elles soient nationales, intermédiaires ou de base. Les postes de pouvoir étant généralement accaparés par les hommes, même lorsque les femmes sont majoritaires, les logiques genrées de l’action syndicale conduisent à l’invisibilisation des spécificités des situations de travail et personnelles des femmes. Elles sont le plus souvent reléguées dans des positions subalternes et leurs revendications sont ignorées ou minorées.
33Parce qu’animé par des femmes, le syndicat d’Electro diffère ainsi du modèle syndical dominant masculin. Si les leadeuses pratiquaient un syndicalisme solidaire et de proximité, c’est, d’une part, « en réaction contre les limites que leur imposait le mode de relations autoritaires qu’elles subissaient dans les familles » [Maruani, 1979, p. 92] et, d’autre part, parce que leur activisme était ancré dans les « actions quotidiennes » [Gusfield, 1994] et qu’elles partageaient les conditions matérielles et les violences de genre au sein de l’usine des autres femmes ouvrières, comme en témoigne Hend : « Inès et Alia, ce sont des gens comme nous. ».
34C’est ainsi que s’est construit un collectif solidaire et inclusif, éléments décisifs de son efficacité. Au cours de l’année 2011, les syndicalistes ont obtenu le respect des lois non appliquées, des garanties collectives et des améliorations statutaires. Les insultes, les brimades et le harcèlement sexuel de l’encadrement se sont raréfié·e·s. Les ouvrières ont arraché des victoires symboliques telles que la reconnaissance (vestimentaire) de leur qualification technique : leur blouse bleue « dégueulasse » est remplacée par une blouse blanche, identique à celle des contremaîtres et des cadres. Elles ont également acquis des avancées matérielles comme le respect de la durée légale des congés payés, des heures d’allaitement et du congé maternité. Elles ont enfin obtenu la re-classification de leurs compétences, prenant conscience lors de diverses formations syndicales de leur sous-évaluation, et la revalorisation de leur salaire de 30 %. Les discours de l’encadrement, insistant sur les impératifs de rigueur professionnelle liés à une industrie de haute technologie, ont conduit à cette redéfinition des compétences nécessaires pour exercer ce travail, comme l’exprime Alia : « On travaille pour Airless [9] quand même, je ne sais pas… on fait un travail qui demande beaucoup de capacités ! ». Elles ont fait ainsi valoir la minutie, la dextérité et la rigueur indispensables au métier. Découvrant ainsi par la pratique « la force du collectif » [Bourdieu, 1984], quatre-cent-vingt ouvriers/ères, en grande majorité des femmes, sur quatre-cent-cinquante salarié·e·s ont progressivement adhéré au syndicat.
Identification à des « femmes fortes » et effritement des normes de genre à l’usine
35À côté de l’adhésion des ouvrières au mode de fonctionnement, une forte identification aux syndicalistes s’est aussi produite. Dans cette période qui bouscule les hiérarchies de genre, valorise l’indiscipline et libère la parole publique, la révolution a révélé des profils de femmes singuliers. À travers l’action syndicale, Alia met alors en scène « une image reconstruite [d’elle-même] » [Le Quentrec, 2014], soulignant son rôle de leadeuse :
« Un jour le directeur du site a dit qu’on a beaucoup de charisme. […] j’étais avec Inès et Manel [10], on cherchait le directeur général dans l’atelier. Lorsque Manel l’a vu, il était un peu loin dans l’atelier, elle a levé la main pour lui faire signe. Lorsqu’elle a levé la main tout l’atelier a cessé de travailler. […] Ce jour-là, le directeur général est devenu fou, il s’est mis à crier : “Comment on en est arrivé là, je ne peux pas gérer cet atelier, c’est inacceptable !” ».
37Les syndicalistes, bien qu’elles se soient éloignées du mode de fonctionnement dominant, se sont cependant conformées aux valeurs militantes masculines et semblent même avoir une certaine admiration pour des valeurs perçues comme viriles telles le courage, la confrontation et l’action. Les valeurs diffusées par ces syndicalistes ne peuvent ainsi guère « ouvrir la voie aux autres femmes socialisées de manière plus “habituelle” » [Buscatto, 2009, p. 88], et limite la prise en charge de l’activité syndicale par les ouvrières. Néanmoins, elles sont, d’une part, « gage de crédibilité » [Rétif, 2008] auprès des ouvrières ; en effet, les leadeuses sont qualifiées par une large majorité d’ouvrières, qui ont adhéré à cette identité, de « femmes fortes » ; elles sont « celles qui savent parler », « qui font face à la direction » et « qui ont du courage ». D’autre part, elles ont aussi permis à ces dernières de modifier l’image d’elles-mêmes : désormais elles ne sont plus seulement des « victimes » mais des « guerrières » [Lorde, 2008] comme le souligne Safa, une ouvrière syndiquée :
« Le syndicat, ça m’a beaucoup aidée même dans ma vie personnelle, j’essaye de prendre la personnalité de Alia. […] Avant, même pour des choses banales, je n’arrivais pas à revendiquer mes droits, je n’osais pas. Mais, depuis le syndicat, je ne me tais plus, je veux arracher mes droits quelles qu’en soient les conséquences. ».
39La transformation de l’identité sociale des ouvrières à travers leur engagement massif dans l’action syndicale a, dès lors, bousculé les normes de genre à l’usine. En s’identifiant à des syndicalistes « fortes » elles se sont aussi autorisées à prendre la parole en public, ont acquis des compétences revendicatives et ont ainsi ouvert la voie de leur émancipation.
40La remise en cause des normes de genre à l’usine et les nombreuses avancées sociales ont cependant conduit la direction de l’entreprise à mettre en place une féroce répression antisyndicale. En retour, les syndicalistes ont durci leur répertoire d’action collective pour faire face aux attaques. D’abord louées par la hiérarchie syndicale pour leur courage et perçues comme des « femmes d’exception » [Planté, 1988], les syndicalistes sont ensuite désavouées et critiquées pour leurs modes de lutte jugés trop radicaux.
Le syndicalisme en révolution ? Dissidences et rappel à la norme
41Je questionnerai, dans cette dernière partie, la force du desserrement des normes de genre dans la période révolutionnaire au sein de la centrale syndicale, plutôt hostile aux femmes et marquée par des normes sexuées rigides.
Déficit démocratique des hiérarchies syndicales
42Le fonctionnement organisationnel de l’ugtt favorise une oligarchie masculine et se traduit par une nette division sexuée du travail. La centrale syndicale est en effet marquée par une puissante « culture masculine » [Guillaume et Pochic, 2013] qui limite le champ des possibles des syndicalistes femmes. Leurs marges d’action à l’intérieur de l’organisation sont doublement limitées par le fait de leur position dans les rapports sociaux de sexe et leur cantonnement en bas de la hiérarchie syndicale [Selmi, 2019]. Pourtant les femmes représentent près de la moitié des personnes syndiquées de l’ugtt. Considérable, compte tenu de la faiblesse du poids relatif des femmes dans la population active (estimée à 28 %), cette proportion contraste avec leur sous-représentation dans les structures syndicales [11].
43D’autre part, en produisant et reproduisant la domination masculine, en perpétuant la rareté des postes accessibles aux femmes et en formant un « esprit de corps » [Capdevila, 2000] à travers les formations syndicales qui transmettent des valeurs viriles et une histoire glorifiée de l’ugtt, la centrale, de par son fonctionnement, restreint les solidarités entre femmes et limite ce qu’elle considère comme des désordres. Dans ce contexte, celles qui parviennent à accéder à des mandats importants se caractérisent par des comportements souvent conformes à ceux des hommes et privilégient des stratégies d’ascension individuelle, même lorsqu’elles ont conscience des inégalités sexuées : certaines adoptent ces stratégies tout en étant informées des mécanismes de production de la domination masculine et en dénonçant le « plafond de verre » dans l’organisation syndicale. Parmi les responsables régionaux/ales, une des syndicalistes chargé·e·s du suivi de la lutte à Electro illustre parfaitement ce phénomène. Militante féministe, elle n’a pas été une ressource pour les leadeuses syndicales, s’opposant, à l’instar de ses homologues masculins, aux diverses modalités d’action des syndicalistes de base pour résister à la répression patronale.
44Soulignons, enfin, que des enjeux de classe renforcent ceux du genre et la séparation des rôles, des cadrages et des intérêts. L’encadrement dans le syndicat, en étant essentiellement composé d’hommes issus de la fonction publique qui bénéficient ainsi d’une situation d’emploi et de rémunération stable, expérimente des situations de travail très éloignées de celles des femmes ouvrières et des bases syndicales féminines. Les responsables intermédiaires jouissent aussi d’avantages en nature et symboliques très importants qui renforcent leur allégeance à l’organisation syndicale. Responsables de la mise en place de l’horizon stratégique de la centrale ces cadres syndicaux intermédiaires sont ainsi motivés par des intérêts distincts de ceux de la base. Au moment de la mobilisation à Electro, cet horizon stratégique est, de plus, défini par l’apaisement social. L’ugtt, en tant qu’acteur central de la scène politique tunisienne, est à partir de 2013 [12] engagée aux côtés du syndicat patronal, dans ce qui a été nommé le « dialogue national » : tous deux se positionnent alors comme les garants de la « transition démocratique ».
Entre contestation de la division sexuée du travail militant…
45Dans cette période « d’apaisement social », le patronat s’est senti davantage en confiance pour rediscuter les acquis concédés. À Electro, la direction s’est engagée dès 2012 dans une spirale répressive afin de mettre un coup d’arrêt aux avancées sociales en commençant par fermer l’usine (lock-out). En retour, l’ensemble des ouvrières se sont organisées en sit-in devant celle-ci pendant plusieurs semaines pour revendiquer sa réouverture et la reprise du travail de l’ensemble des salariées, syndicalistes comprises : « On est sorti à 420 on veut rentrer à 420 » ; ceci malgré les agressions dont elles ont fait l’objet, comme en témoignent des ouvrières : « Dès le début des actions, l’administration a ramené des gens de l’extérieur pour nous faire peur » (Amal) ; « Inès a été agressée, ils ont ramené des chiens pour nous faire peur » (Hend). Si l’employeur a été contraint de rouvrir l’entreprise à la suite de cette mobilisation, il a allégué l’absence de production pour, dans un premier temps, licencier les ouvrières contractuelles :
« Je me rappelle que j’allais au travail tous les jours mais il n’y avait pas de travail. On restait les bras croisés toute la journée. C’est long. On est resté peut-être deux mois comme ça. Et ils continuaient à licencier les contractuels […] Et les gens ont commencé à avoir peur. ».
47L’absence de travail est une conséquence de la relocalisation de la production en France sur un des sites de la multinationale, ce qui a permis à l’employeur de licencier ensuite les adhérentes les plus actives puis les deux leadeuses syndicales. Face à ces violations de la liberté syndicale et pour imposer à l’entreprise leur réintégration, les syndicalistes se sont engagées dans des modes de luttes qui se sont radicalisés graduellement [Barrières, 2019], bien que parallèlement l’escalade de la répression antisyndicale ait conduit au délitement progressif du collectif syndical dans l’entreprise.
48Compte tenu des choix politiques de la centrale syndicale évoqués auparavant et de la délocalisation (temporaire) [13], vidant l’usine d’une bonne partie de ses salarié·e·s et limitant ainsi les possibilités d’action collective traditionnelle en milieu ouvrier, les leadeuses syndicales n’ont eu que peu de ressources à leur disposition dans le champ syndical. Elles se sont alors saisi des perspectives offertes par la révolution pour élargir leurs horizons de lutte et gagner en indépendance. Cette période de « désectorisation » de l’espace social et des luttes [Dobry, 2009] a donné lieu à des « rencontres improbables » en temps ordinaire [Vigna et Zancarini-Fournel, 2009], grâce à la circulation internationale des militant·e·s. Elle a favorisé le renouvellement des pratiques contestataires par rapport aux formes classiques de l’action syndicale.
49En 2011, elles font connaissance avec une photographe et militante française qui s’est rendue en Tunisie pour effectuer des portraits de femmes engagées. À l’occasion de cette rencontre s’est formée une chaîne d’interconnaissances dans la sphère militante féministe, syndicale et politique française. Lors du Forum social mondial, en 2013 à Tunis, les leadeuses ont rencontré certain·e·s de ces militant·e·s, ce qui a donné lieu à un rassemblement devant l’ambassade de France à Tunis pour protester contre les licenciements à Electro. Des centaines de militant·e·s altermondialistes ont scandé « solidarité, solidarité », « honte aux patrons voyous ! ». C’est le point de départ de l’élaboration d’un véritable réseau transnational de solidarité, constitué de trois comités de soutien en lien les uns avec les autres, un à Tunis (composé de militant·e·s locaux/ales), un à Paris et un à Toulouse (lieu du siège de la maison-mère).
50La protestation s’est alors internationalisée. En coordination avec les leadeuses syndicales, les comités de soutien se sont mobilisés contre la firme multinationale tout au long de la lutte des Electro qu’ils ont fait connaître, soutenue financièrement et popularisée en invitant les deux syndicalistes tunisiennes pour une tournée en France. Les pages Facebook ont, par ailleurs, été un appui de diffusion de l’information à une large échelle et en continu : elles regroupaient tant les interventions des leadeuses syndicales dans les meetings et les médias, que des articles de presse et des messages de soutien. Des tracts syndicaux ont aussi été diffusés devant les entreprises du groupe, dans la région de Toulouse, pour informer les travailleurs/euses en France de cette lutte.
51Face à cette mobilisation transnationale, portée par des réseaux féministes construits « par en bas » et compte tenu du rôle central des deux leadeuses, qui mettaient en lumière l’expérience particulière des femmes ouvrières et les violences de genre subies à l’usine, les responsables syndicaux de l’ugtt ont peiné à reprendre le contrôle de son orientation. Poussés par cette dynamique internationale, ceux-ci se sont d’abord raccrochés à la mobilisation en autorisant deux grèves [14] de solidarité, début 2014, à la suite du retour progressif de la production. Malgré la peur de la répression, une quarantaine d’ouvrières d’Electro ont fait grève et se sont rassemblées devant l’usine pour manifester leur soutien à leurs collègues licenciées, rejointes par des militantes féministes et de la gauche tunisienne ainsi que par d’autres syndicalistes de la zone industrielle. Des rassemblements de solidarité ont aussi été initiés par les équipes syndicales des filiales brésilienne, américaine et toulousaine. Enfin, à l’issue d’une nouvelle grève locale [15], appelée début mars, un accord de fin de conflit a été signé par les responsables syndicaux prévoyant la réintégration de cinq des sept ouvrières et le versement d’indemnités aux deux autres ouvrières et aux syndicalistes.
52Les responsables syndicaux présentent cet accord comme une grande victoire qui doit mettre fin à une mobilisation qui leur échappe partiellement. Exclues des dernières négociations, menées par la hiérarchie masculine du syndicat, les leadeuses voient cet accord comme une trahison et une victoire bien relative. Leur réintégration est, pour ces femmes, tant une question de dignité qu’un moyen d’assurer leur avenir. En dépit de l’opposition de la hiérarchie syndicale, les leadeuses ont, ainsi, décidé de continuer la lutte pour la réintégration de toutes les licenciées.
… et maintien de l’ordre du genre
53Au cours de la mobilisation, les leadeuses syndicales ont déjoué les contraintes et les règles syndicales, notamment en s’informant de manière détournée des desseins des responsables syndicaux, en ralliant à leur cause les ouvriers/ères de la zone industrielle à l’insu de l’Union régionale et en se créant un carnet de contacts syndicaux et féministes. Après la signature de l’accord évoqué ci-dessus, elles ont cherché un moyen de continuer la lutte, bien que très isolées et dans des relations désormais extrêmement conflictuelles avec la hiérarchie syndicale. Alia et Inès ont alors échafaudé un plan pour démarrer une grève de la faim sans en avertir les responsables syndicaux : elles se sont réparti les rôles [16], ont recontacté les soutiens tunisiens et français et informé la presse la veille du commencement de la grève de la faim. Cependant, malgré ces savoir-faire militants, elles n’ont pas eu les ressources nécessaires pour faire face à la vigoureuse entreprise de disqualification menée par les responsables syndicaux, hostiles à la grève de la faim qu’ils considèrent comme un mode d’action irrationnel. Le secrétaire général de l’Union régionale s’exprime ainsi à ce propos :
« Est-ce que c’est pour une cause nationale, pour défendre l’humanité ? Non, une grève de la faim pour avoir 50 000 dinars au lieu de 30 000, est-ce que tu crois que quelqu’un peut donner sa vie pour 20 000 dinars ? Est-ce que c’est acceptable ça ? ».
55S’ajoute à cela le déshonneur qui frappe les femmes ayant ostensiblement transgressé les normes de genre. Pour avoir défié la hiérarchie syndicale et aussi passé de nombreuses nuits hors de leur domicile familial lors de la grève de la faim, les leadeuses sont déconsidérées et salies, tant par les responsables syndicaux que par leur entourage, d’autant plus qu’elles n’ont pas réussi à réintégrer l’usine. Réassignées à leur genre, elles ont été dépréciées sexuellement et des soupçons ont pesé sur leur authenticité militante. Pour l’ugtt, il était devenu nécessaire de neutraliser une forme de militantisme trop radical en maintenant alors Inès et Alia à l’écart de toute possibilité d’engagement syndical. En refusant d’intégrer les syndicalistes dans les structures de l’organisation ou de les aider à trouver un travail dans la fonction publique [17] après leur licenciement et alors qu’elles figurent sur la liste noire des employeurs de la région, l’ugtt a participé à leur exclusion du marché du travail. Cela révèle combien il est ardu de faire bouger les lignes du genre dans l’ugtt, malgré les luttes internes et la présence, à tous les niveaux, des femmes et féministes syndicalistes.
56* * *
57Dans cet article j’ai analysé la socialisation comme résistance à la domination masculine dans la famille pour comprendre les formes d’engagement, les pratiques syndicales et les modes de lutte. Mais, si dans le contexte inédit qu’est la révolution tunisienne, les dispositions féministes s’actualisent, de nouvelles dispositions militantes se font aussi jour. La révolution a été, pour ces femmes présentant des socialisations particulières, une période d’apprentissage politique sans précédent qui leur a ouvert la possibilité d’une large remise en cause à la fois de l’ordre usinier et de l’ordre du genre. Cependant, en cherchant à subvertir l’ordre social et genré de l’organisation syndicale à travers des pratiques et un répertoire d’action jugés trop subversif, les leadeuses se sont heurtées à un fonctionnement syndical extrêmement hiérarchisé qui exclut celles qui s’autorisent à défier les règles du « jeu ». Cette expérience syndicale a ainsi montré qu’en dépit du mode de fonctionnement du syndicat d’entreprise, de son soutien par une large frange des salariées et de l’ingéniosité militante des syndicalistes, elle n’a pas pu bouleverser la hiérarchie syndicale masculine. La bataille acharnée pour le contrôle de l’orientation de la mobilisation engagée entre les responsables syndicaux et les leadeuses syndicales n’est dès lors pas un simple clivage sur la ligne syndicale (protestation versus négociation), ou liée au contexte professionnel (privé/public) : elle doit être interprétée au regard des rapports sociaux de genre et de classe qui traversent les conflits du travail, en Tunisie comme ailleurs [Fillieule et Roux, 2009 ; Dunezat, 2006]. Si leur lutte, médiatisée à l’international et soutenue par des collectifs locaux et transnationaux, a permis aux leadeuses syndicales d’être momentanément reconnues comme des « figures » ouvrières de la révolution tunisienne, leur expérience collective est d’ores et déjà invisibilisée par la centrale syndicale. Au contraire, elles sont discréditées moralement et politiquement pour avoir trop manifestement transgressé les normes de genre et l’orientation stratégique de l’ugtt.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
-
[1]
En raison de la forte féminisation de la main d’œuvre, j’utiliserai ici le féminin exclusif pour parler des travailleuses et travailleurs, à quelques exceptions près où il ma semblé utile d’utiliser l’écriture inclusive.
-
[2]
En cas de licenciement illégal de syndicalistes et adhérent·e·s, seules des indemnités sont prévues par la loi.
-
[3]
Voir A. Souyris, 1996, Le mouvement Fellaga tunisien, expression d’une révolution sociale ainsi que Michel Camau et Vincent Geisser, 2003, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po.
-
[4]
Inès explique qu’elle a été empêchée de continuer ses études à cause de la corruption administrative à l’université.
-
[5]
De manière générale, seuls les hommes sont autorisés à participer aux enterrements musulmans en Tunisie.
-
[6]
Salaire à peu près équivalent au Smig tunisien, très faible en comparaison au niveau de vie dans une période de forte inflation.
-
[7]
Le règlement intérieur de l’ugtt prévoit un minimum de cinquante adhésions pour la tenue d’élections syndicales.
-
[8]
Des formes antérieures de sociabilité ont sans doute pu jouer dans les conditions de possibilité de l’extension du collectif : plusieurs ouvrières ont des liens de voisinage ou de parenté. Cependant, ils peuvent agir de manière ambivalente : faciliter la construction de liens de confiance ou être craints en étant associés au contrôle social.
-
[9]
Le nom du principal client d’Electro a été aussi modifié.
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[10]
Manel est une autre membre du syndicat.
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[11]
Le bureau exécutif de l’ugtt n’a compté que des hommes de 1952 à 2017.
-
[12]
Période de crise politique qui fait suite aux assassinats politiques de deux hommes de la gauche tunisienne.
-
[13]
Quelques mois après le licenciement des syndicalistes et ouvrières qui intervient au printemps 2013, la production est relocalisée à Tunis.
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[14]
La grève fait l’objet d’un encadrement strict et dont le recours n’est autorisé qu’après approbation des structures syndicales concernées et celle de la Centrale syndicale.
-
[15]
Concernant cette fois-ci l’ensemble de la zone industrielle.
-
[16]
Alia et une ouvrière se sont mises en grève de la faim tandis qu’Inès, moins convaincue par le mode d’action, s’est occupée de la logistique ; la deuxième ouvrière, diabétique, a participé à l’action en soutien.
-
[17]
Issue généralement proposée aux syndicalistes d’entreprises privées fidèles à l’organisation.