Notes
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[1]
Confédération générale du travail.
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[2]
Postes, télégraphes et téléphones.
-
[3]
Confédération générale du travail.
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[4]
Unef-renouveau était proche de l’Union des étudiants communistes.
-
[5]
La direction confédérale de la cgt est composée d’un bureau confédéral (équipe réduite de dirigeant·e·s assurant la direction au quotidien) et de la commission exécutive confédérale (équipe plus large de 50 à 100 membres, se réunissant tous les 15 jours). Enfin, le comité confédéral national (ccn) est l’assemblée générale de toutes les organisations de la cgt : elle regroupe les secrétaires généraux de toutes les unions départementales et fédérations.
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[6]
Des travaux de recherche existent néanmoins sur cette question, voir par exemple, Yannick Le Quentrec et Annie Rieu « Femmes : Engagements publics et vie privée », Nouvelles Questions Féministes, 2004/3, vol. 23, p. 117-121.
-
[7]
Voir l’ouvrage sorti depuis cet entretien, Sophie Binet, Maryse Dumas, Rachel Silvera, Féministe la cgt ? Les femmes, leur travail et l’action syndicale, Paris, Éditions de l’Atelier, 2019 et celui de Jocelyne Georges, Les féministes de la cgt. Histoire du magazine Antoinette (1955-1989), Paris, Éditions Delga, 2011.
-
[8]
Voir à ce sujet Olmi Janine, Oser la parité syndicale. La cgt à l’épreuve des collectifs féminins (1945-1985), Paris, L’Harmattan, 2007.
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[9]
Antoinette est un magazine syndical « féminin » et « féministe » de la cgt, lancé par Madeleine Colin en 1955, qui cessera de paraître en 1989. Ce magazine faisait l’état des luttes de femmes, notamment en mai 68, mais offrait aussi des temps de « respiration » (comme des recettes de cuisine…). Dans les années 1980, une crise traverse ce journal, accusé pour certain·e·s de défendre des positions politiques trop « autonomes » par rapport à la direction confédérale. Voir Fanny Gallot et Margaret Maruani, « Chantal Rogerat, une femme qui savait dire non », Travail, genre et sociétés, vol. 41, n° 1, 2019, p. 5-22.
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[10]
Le cpe – Contrat première embauche – a été adoptée au départ par une loi en mars 2006. Ce contrat prévoyait une période d’essai de deux ans, pendant laquelle les jeunes salarié·e·s de moins de 26 ans, étaient sans protection vis-à-vis des licenciements. Le cpe a provoqué un mouvement très fort, dont la spécificité est d’avoir été conduite par une intersyndicale de douze organisations comprenant toutes les organisations syndicales de salarié·e·s et les syndicats étudiants et lycéens. Face à la force de ce mouvement qui a duré quatre mois avec plusieurs millions de personnes dans la rue, Jacques Chirac, Président de la République, décide de ne pas appliquer cette loi.
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[11]
Madeleine Colin est l’une des grandes figures féminines et féministes de la cgt, elle y a dirigé pendant quatorze ans le secteur des femmes salariées et lancé le journal Antoinette. Lors de la crise d’Antoinette en 1982, elle soutient l’équipe de rédaction et prend ses distances avec la cgt. Voir <http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article20320>.
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[12]
Voir la présentation de la cellule violence de la cgt dans la controverse sur le harcèlement sexuel, « Le harcèlement sexuel, un objet légitime pour les syndicats ? », Travail, genre et sociétés, n° 42/2019, p. 185-190.
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[13]
Françoise Battagliola (1999), « Des femmes aux marges de l’activité, au cœur de la flexibilité », Travail, genre et sociétés n° 1, p. 157-177. (2009), « Philanthropes et féministes dans le monde réformateur (1890-1910) », Travail, genre et sociétés n° 22, p. 135-154.
1Née en 1953, dans une famille qu’elle qualifie de « pauvre », Maryse Dumas, grande figure de la cgt [1], poursuit des études avant d’être embauchée comme cadre à la Poste. Lycéenne, puis étudiante, elle s’engage avant de devenir militante et devient très vite dirigeante à l’Union nationale des étudiants de France – Unef. Embauchée à la Poste, elle découvre la cgt et gravit rapidement les échelons du syndicat, à la fédération des ptt [2] tout d’abord, jusqu’au bureau confédéral en 1995, veillant au quotidien à conserver une orientation populaire bien qu’elle soit cadre. Même si elle n’a jamais eu directement en charge l’activité du secteur féminin, elle porte cette question dans tout son militantisme. Cependant, dans les années 1980, elle juge l’activité du secteur féminin de la cgt et de son journal Antoinette à part, loin des enjeux centraux de la cgt, qui ne développait pas alors, selon elle, une vraie « politique de mixité ». C’est seulement dans la deuxième moitié des années 1990 que la cgt change profondément, avec notamment la parité à sa direction confédérale.
2Lorsqu’elle quitte ses fonctions dirigeantes, en 2009, elle devient conseillère confédérale en charge de la formation des dirigeant·e·s et intègre le collectif confédéral Femmes-mixité de la cgt. Elle sera nommée également vice-présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité du Conseil économique, social et environnemental jusqu’en 2015. Retraitée, elle continue de participer aux activités du syndicat, notamment à l’Institut d’histoire sociale de la cgt [3]. Elle est également une membre active de la cellule de veille, mise en place en 2016, pour combattre les violences sexistes et sexuelles au sein même de la cgt.
3Fanny Gallot et Rachel Silvera
Une enfance pauvre mais heureuse
4Fanny Gallot : Pourrais-tu revenir sur ton parcours depuis l’enfance ?
5Maryse Dumas : Mon parcours a été absolument linéaire, je suis très étonnée qu’il puisse intéresser. Bien sûr, je ne m’imaginais pas devenir ce que je suis quand j’étais jeune, mais j’ai l’impression qu’il n’y a pas eu d’aspérité ou de zigzag : j’ai commencé à militer, j’ai été responsable de la fédération des ptt puis de la cgt et la retraite est arrivée. Je suis née à Bordeaux dans le quartier Saint Michel, un quartier encore aujourd’hui très populaire. Nous avons ensuite vécu à Bègles, dans la petite maison de mon grand-père. Mon père, d’origine paysanne, se cachait pendant la guerre à Bordeaux. Il y a connu ma mère, ils se sont mariés en 1943. Mon frère est né en 1947 et moi, en 1953. L’enfance de ma mère a été difficile car sa propre mère, après quatre enfants rapprochés, très jeune, a fait ce qu’on appellerait aujourd’hui une dépression nerveuse. Elle a été internée à 24 ans en hôpital psychiatrique d’où elle n’est jamais sortie jusqu’à sa mort dans les années 1970. Mon grand-père ne s’est pas remis de cette hospitalisation et il est mort en 1933, ma mère avait donc 9 ans… Quant à mon père, c’était un enfant battu, martyrisé par son beau-père et sa mère. Nos parents nous ont élevés, mon frère et moi, dans le respect de cette histoire mais aussi dans l’idée que c’est l’amour qui unit une famille. Mon enfance a été pauvre mais heureuse parce que mes parents s’aimaient et nous aimaient.
6Rachel Silvera : L’internement de ta grand-mère était-il tabou dans la famille ?
7MD : Non, mais ma mère vivait dans l’angoisse que ce soit héréditaire. Elle m’emmenait voir ma grand-mère à l’hôpital, sans rien m’expliquer. Un jour, je devais avoir 10-12 ans, elle a commencé à nous raconter son enfance, à mon frère et à moi. Je me souviens que j’ai pleuré toute la soirée et toute la nuit en pensant à ce qu’elle avait vécu. Longtemps après, j’ai lu le livre d’Anne Delbée sur Camille Claudel qui elle-même a été internée : j’ai adoré ce livre parce qu’il m’a fait penser à ma grand-mère. Je n’ai appris que mon grand-père était communiste qu’après avoir moi-même adhéré au pcf.
8RS : Tes parents étaient-ils engagés ?
9MD : Non. Cela faisait peur à ma mère et mon père qui, comme une grande partie de la population française, pensaient que Pétain avait contribué à protéger la France. Ils ont voté De Gaulle jusqu’à ce que je me mêle de politique et que je leur fasse voir les choses un peu autrement : rien ne me prédestinait au parcours que j’ai eu.
10RS : Comment expliques-tu alors ton engagement ?
11MD : j’ai toujours aimé prendre en charge l’intérêt collectif. Dès la maternelle, c’est à moi qu’on demandait de faire le discours pour la classe à l’occasion de la fête des mères. Tout au long de ma scolarité j’ai été déléguée de classe. Une année, l’institutrice, profitant de mes très bons résultats scolaires, m’avait demandé si j’acceptais qu’elle installe près de moi une élève en difficulté pour que je l’aide, ce que j’ai essayé de faire.
12RS : As-tu reçu une éducation religieuse ? Au-delà, quel type d’éducation as-tu reçu ?
13MD : On me le demande souvent car à la cgt, les militants chrétiens – notamment de l’Action catholique ouvrière (aco) – sont nombreux, mais ce n’est pas mon cas. Enfant, je suis allée au catéchisme mais avant même la communion solennelle à 12 ans, je n’étais plus croyante. Cependant, dans mon lycée d’État, il y avait un aumônier avec lequel j’ai beaucoup discuté et qui m’a beaucoup appris sur l’histoire des religions. Cela m’a rendu respectueuse des croyances qui ne sont pas les miennes, même si je suis critique sur le rôle des religions dans l’histoire en particulier quant au statut des femmes. À la maison, il n’y avait pas de livre. Mon père a dû quitter l’école à 8 ans parce qu’il fallait gagner de l’argent. Il a d’abord été placé chez des châtelains pour travailler la vigne, puis il est devenu chauffeur d’un médecin de campagne et, après la guerre, chauffeur mécanicien chez un négociant en vins. Il considérait que le travail se fait avec les mains et que lire n’est pas un travail. Quand il arrivait, il fallait qu’il n’y ait ni devoirs, ni livres sur la table de la pièce à vivre. Le seul livre que nous avions appartenait à mon frère qui l’avait reçu de la mairie, après l’obtention de son certificat d’études : c’était un dictionnaire Larousse. Quand je rentrais de l’école, je lisais le dictionnaire. En CM2, l’institutrice a décidé de créer une petite bibliothèque de classe : elle avait acheté huit livres. Elle m’a demandé de m’occuper de cette petite bibliothèque. J’ai lu tous ces livres. Le premier, c’était Cosette et Gavroche, extrait des Misérables. Les livres ont toujours joué un rôle très important dans ma vie. Ma mère comprenait ce plaisir elle avait obtenu son certificat d’études à 12 ans et aurait aimé continuer, mais elle aussi devait gagner sa vie. Sans qualification, elle travaillait comme femme de ménage chez des particuliers, plus tard dans un orphelinat, plus tard encore comme aide lingère à l’école internationale de Bordeaux, mais là j’étais adulte. Elle aurait aimé lire et trouvait très bien que je le fasse. Mes parents m’ont laissée libre de mes choix d’orientation. J’aimais l’école. Quand je suis arrivée au lycée en 6e, j’ai choisi toutes les matières imaginables pour rester le plus longtemps possible au lycée. À table, on discutait de tout : on parlait politique, on se disputait beaucoup mais tout le monde avait la parole. On faisait une liste, comme dans les réunions, quand c’était un peu trop animé. Très jeune, même enfant, j’avais le droit de dire ce que je pensais. On ne m’a jamais dit : « Tais-toi, les enfants n’ont pas la parole ».
14FG : Quel est ton plus ancien souvenir politique ?
15MD : C’est le souvenir d’une mortification. À la fin de la Guerre d’Algérie, on a dû accueillir pendant un an des cousins rapatriés, que nous ne connaissions pas. Juste avant leur arrivée, mon frère vient nous chercher à la sortie de l’école primaire, ma copine – fille de républicain espagnol – et moi, et nous demande : « Vous êtes pour l’Algérie française ou l’Algérie algérienne ? ». Je devais avoir environ 8 ans. Je réponds « pour l’Algérie française », ma copine « pour l’Algérie algérienne ». Mon frère explique alors qu’il est pour l’Algérie algérienne, il a donc approuvé ma copine, je me suis sentie idiote et ça m’a mortifiée, c’était cuisant. À partir de ce moment-là je me suis dit : « Tu ne te feras plus avoir, il faut que tu réfléchisses, que tu te renseignes, que tu écoutes ».
Des études universitaires marquées par un engagement militant
16RS : À quel moment, commences-tu à t’engager ?
17MD : Je poursuis des études secondaires en section générale (B). J’étais boursière mais ça ne suffisait pas. Je faisais des petits boulots : je gardais des enfants, je donnais des cours, je faisais des ménages, tout ce qui pouvait rapporter un peu d’argent. J’ai eu un bac avec mention bien, en 1971. Les ptt avaient un problème de recrutement de cadres et ils démarchaient tous les bacheliers avec mention en leur proposant de passer un préconcours pour être nommé contrôleur stagiaire – payé pour faire des études. Je l’ai passé et je l’ai réussi. La seule contrainte était de travailler aux ptt pendant les vacances et, bien sûr, d’obtenir la licence. Je l’ai eue en 1975, la licence en sciences économiques se déroulant à l’époque en quatre ans. En réalité, je dois dire que si je n’avais pas été militante, je ne sais pas si j’aurais eu ma licence. C’est le militantisme qui m’a accrochée à des études qui ne me plaisaient pas beaucoup et fait bénéficier de l’aide de mes camarades même si le militantisme me poussait à des absences répétées aux cours.
18J’avais en effet adhéré à l’Unef, dès mon entrée à l’université. C’était une promesse que je m’étais faite, en mai 1968. J’étais alors en troisième. Mon lycée qui va de la sixième à la terminale est en grève mais les Assemblées Générales de lycéens commencent à partir de la seconde, je n’étais pas censée y participer. Du fait de mon insistance, j’ai été acceptée comme observatrice, avant que mes parents ne m’envoient à Andernos garder des petits-cousins. Je lisais alors Germinal, et j’avais l’impression de vivre la grève décrite par Zola. De là date ma prise de conscience de l’importance décisive des mobilisations. Peu après, j’ai participé à l’organisation d’une grève de la cantine pendant une semaine, qui a débouché sur l’amélioration des repas servis. En Terminale, nous avons aussi fait la grève des cours car nous étions plus de quarante dans notre classe.
19Pendant mai 1968, j’entendais parler de l’Unef à la radio comme du syndicat étudiant. Je me suis promis « Quand je serai étudiante, je me syndiquerai à l’Unef. » Et c’est ce que j’ai fait dès que je suis arrivée à la fac. Je rencontre un étudiant qui vend le bulletin Étudiants de France, je l’achète, je complète le bulletin d’adhésion et l’envoie dans la foulée, à l’Unef ex-Renouveau [4] – je ne savais alors même pas qu’il y avait eu une scission. Ils ont pris contact avec moi et m’ont directement proposé d’être candidate aux élections universitaires. J’ai refusé car je ne pouvais pas me permettre de rater mes études. Cependant, j’ai commencé à participer à des réunions, à faire signer des pétitions, etc. Et là, je découvre un truc qui me prend tout entière, qui me passionne et puis qui donne du sens aussi, parce que j’étais révoltée par les injustices. Bien que différente des autres, car je ne viens pas d’une famille de militant·e·s, je deviens, au bout d’un an, présidente de l’Unef de Bordeaux, alors que je ne suis pas encore communiste.
20FG : Comment cela s’est-il passé ?
21MD : Au début sans problème, mais je ne me rappelle plus à quelle occasion, j’ai pris des positions qui ont déplu à l’Union des étudiants communistes (uec), qui me convoque à une réunion de leur bureau dans l’espoir de me faire démissionner de mes responsabilités. Je téléphone alors au bureau national de l’Unef pour leur demander de qui je tiens ma légitimité : « Est-ce que je la tiens des communistes de Bordeaux ou est-ce que je la tiens de l’Unef ? ». Ils m’ont répondu : « Tu la tiens de l’Unef », donc je suis restée et je ne me suis pas laissée déstabiliser. Je dois ajouter que je suis alors encore membre du pcf, alors que la plupart de ceux qui m’ont fait ce procès l’ont quitté depuis longtemps ! Les luttes étaient permanentes, sur la loi Debré, sur le numerus clausus en fac de médecine, contre les polycopiés, trop chers pour les étudiant·e·s salarié·e·s qui ne pouvaient assister aux cours. En 1974, avec la grève de 41 jours des ptt, les mandats n’arrivaient plus pour les boursiers : on s’est battus pour avoir des avances du crous sur les bourses. Ce qui comptait pour moi, c’était d’agir concrètement, je ne me mêlais pas des joutes oratoires sans fin entre les étudiants communistes et l’extrême-gauche qui me paraissaient parfaitement inutiles.
22RS : Et pourtant tu es entrée au pc ?
23MD : En 1972, quand il a signé le Programme commun avec le ps et les radicaux de gauche. Pour moi, entre les trois, le Parti communiste incarnait le combat pour la justice sociale, il était le parti des pauvres, c’était lui qu’il fallait renforcer dans cette union des partis. Je me fichais de Moscou. Par contre, je ne supportais pas les étudiants communistes – je les trouvais sectaires – et je n’ai d’ailleurs jamais adhéré à l’Union des étudiants communistes. Et ce qu’on appelle aujourd’hui l’extrême-gauche, « les gauchistes » à l’époque, ne m’attire pas non plus. Je les ai rencontrés à l’Unef – l’Unef oci (trotskiste) – mais j’étais écœurée par leurs comportements. D’une part, parce qu’ils saccageaient les amphis lors des occupations – il y avait du dégueulis partout et je pensais aux personnels qui allaient devoir nettoyer ça –, mais aussi parce que j’ai remarqué rapidement que, derrière un langage unitaire, ils avaient une stratégie permanente de divisions, de culpabilisation des étudiant·e·s et des salarié·e·s en lutte. Par ailleurs, j’étais à cran aussi sur les questions de vêtements. Je n’étais pas bien habillée parce que je n’avais pas d’argent et je trouvais que ces jeunes, qui n’avaient aucun souci d’argent, faisaient exprès de s’habiller avec des jeans dégueulasses. Je le ressentais comme du mépris à l’égard de ma classe sociale. Je me suis depuis parfois demandé si mon parcours aurait été différent si je m’étais trompée de bulletin d’adhésion à l’Unef ! Sans doute, mais je crois qu’au fond, je serais venue, d’une façon ou d’une autre, à la cgt ou au Parti communiste.
24RS : C’est un positionnement de classe très marqué, non ?
25MD : Toujours. Mon positionnement de classe relève presque de l’inconscient. Ce n’est pas quelque chose que j’ai théorisé en lisant Marx, c’est quelque chose qui est profond, comme d’ailleurs ma préoccupation féministe…
Conscience de genre, métier de cadre et engagement syndical : une articulation difficile
26FG : À ce sujet, on parle actuellement des années 1970, comment vois-tu passer le mouvement féministe ?
27MD : Quand je suis en seconde, en 1969, ma prof d’histoire me prête Le deuxième sexe. Je le lis et c’est une découverte incroyable. Je prends conscience de beaucoup de choses : je relie mon vécu à celui de ma mère et des femmes de ma famille. Mais, dans les années 1971-1975, je n’ai aucun contact avec les étudiantes féministes sur ma fac… je reconnais être passée complètement à côté de la lutte pour l’avortement à Bordeaux. Pourtant, je me revois à 12-13 ans, dans les discussions familiales affirmer avec vivacité : « Moi, je suis pour l’union libre et je ne me marierai pas », parce que le mariage c’est la soumission des femmes. D’où je tenais ça, je ne m’en souviens plus. Bien sûr, j’ai reçu une éducation de fille ! S’il fallait faire le ménage à la maison, c’est vers moi que ma mère se tournait. Mais je n’ai pas été victime, j’ai toujours fait ce que j’ai voulu. Dans le lycée mixte où j’étais, j’avais plus de copains que de copines et jamais mes parents n’ont été choqués ou m’auraient interdit de voir tel ou tel garçon. Donc pourquoi j’ai défendu cette union libre à 12-13 ans ? Je n’en sais rien. Il m’en est resté que, même après mon mariage en 1984, j’ai gardé mon nom de « jeune fille » comme on disait à l’époque. Et bien que cela soit conforme à la loi, j’ai dû batailler ferme toute ma vie à ce sujet, car les « usages » sont très durs à faire bouger ! Quant à l’avortement, je ne sais même pas si je savais ce que c’était, jusqu’à ce que j’arrive en région parisienne en 1975…
28RS : À quel moment t’impliques-tu dans la cgt ?
29MD : J’ai adhéré à la cgt dès que j’ai eu ma première paye des ptt en 1974. J’ai demandé mon adhésion au syndicat des ptt, à la Bourse du travail à Bordeaux et, comme c’était la grève – une grève qui a duré quarante et un jours –, j’ai demandé comment je pouvais apporter ma solidarité et j’en ai profité pour demander des bulletins d’adhésion afin de faire adhérer d’autres personnes qui avaient passé ce concours. C’est resté dans la mémoire du responsable du syndicat car c’était la première fois qu’un futur cadre venait à la Bourse du travail pour demander son adhésion ! Officiellement, j’appartenais donc à la cgt mais je n’ai pas immédiatement commencé à travailler dans les ptt : j’ai continué à être étudiante. J’ai fini ma licence à Paris, en étant élue au bureau national de l’Unef. C’était une anticipation car je savais que les ptt m’affecteraient en région parisienne. J’ai beaucoup appris au bureau national, notamment du président de l’époque, René Maurice, décédé maintenant : il liait notre pratique concrète avec une vision politique du changement. Sinon, je me sentais en décalage : beaucoup étaient Parisiens et fils de militants, les raisons de notre engagement n’étaient pas les mêmes. Cela n’a pas duré très longtemps : j’ai adhéré à l’Unef à la rentrée 1971, j’arrive au bureau national en 1973 et j’obtiens ma licence en 1975, et je quitte le bureau national à ce moment-là.
30FG : Peux-tu revenir sur tes premières années à la Poste ?
31MD : Dès la licence, j’ai travaillé au guichet de plusieurs bureaux de poste, jusqu’à mon appel au cours professionnel en janvier 1977. En décembre, j’ai été affectée à la Recette principale de Paris. Il y avait près de 2 300 salarié·e·s. À la distribution postale, où j’ai été nommée, il n’y avait que quelques femmes dans un service de distribution de 700 facteurs. Le concours ne leur avait été ouvert qu’en 1975. Là, je découvre, a fortiori en tant que jeune femme cadre, ce que c’est d’être peu nombreuses dans un monde d’hommes, qui estimaient que leur métier, viril, n’était pas un travail de femmes ! Ma hiérarchie masculine faisait énormément pression, et ce, d’autant plus que j’étais militante. Des syndiqué·e·s me tutoyaient évidemment et je me souviens que mon chef de division trouvait inadmissible que le personnel me tutoie. Moi, j’estimais qu’on pouvait se respecter en se tutoyant. Les facteurs, tout en me testant en tant que cadre, me considéraient plus comme cgt que comme cadre. Et moi, ma difficulté était d’être pleinement cgt et pleinement cadre ! Pour autant, il n’y avait pas de réel conflit de valeurs : la Poste était encore un service public, ma responsabilité était d’organiser le travail pour que le courrier arrive à l’heure dans les boîtes aux lettres. Cela me paraissait aussi important en tant que cadre qu’en tant que militante, la différence se faisait sur la façon de respecter le personnel.
32Dans la salle de distribution (700 facteurs) il n’y avait qu’une seule toilette pour les femmes. Quand elles y allaient, elles traversaient toute la salle et elles entendaient des propos incroyables. Ça a été la première bataille menée avec la cgt. Les militants n’étaient pas meilleurs que les autres et pouvaient être machos, mais ils défendaient la dignité de la travailleuse : ils pouvaient siffler des femmes dans la rue mais, au travail, respecter les travailleuses ! J’ai appris là à distinguer entre des comportements personnels insupportables à l’égard des femmes et des batailles collectives pour faire respecter leur droit au travail, leur dignité au travail et même gagner des postes aménagés pour les femmes enceintes. Les principaux dirigeants syndicaux de la Fédération des ptt ont toujours mené la bataille pour que les femmes accèdent à tous les emplois et pour l’amélioration des conditions et de la durée du travail. La bataille de la syndicalisation des femmes et de leur prise de responsabilité est une bataille historique de la fédération cgt des ptt. Je ne serais pas devenue secrétaire fédérale à 25-26 ans, s’il n’y avait pas eu depuis des années cette politique volontariste. Je sais que tout le monde n’était pas d’accord pour que j’accède à ces responsabilités. Mais, à l’époque, quand le secrétaire général de la fédération mettait son poids dans une décision, ça ne mouftait pas, voilà. Cela n’empêchait pas par ailleurs des propos gaulois, des blagues épouvantables… Les deux coexistaient.
Ne jamais trahir ses origines de classe modeste
33RS : Par rapport à tes origines, tout ce que tu nous dis, est-ce que ce n’était pas une sorte de transgression que d’être finalement dans le camp des cadres ?
34MD : Je me suis souvent posé cette question. Annie Ernaux ou Olivier Adam, ou même Albert Camus, ont dit avoir eu « honte » de leur milieu d’origine. Ce n’est pas mon cas. Je pense que c’est précisément parce que je ne me ressens pas comme une « transfuge ». Au contraire, avec le militantisme, je me bats pour que la classe sociale de mes origines, celle à laquelle je me sens toujours appartenir, accède au progrès social, pour la fin des injustices et des inégalités. Mais, parce que je suis cadre justement, je fais toujours attention, quand je me trouve dans un milieu qui n’est pas un monde de cadres, à ne pas être mal comprise. Par exemple, j’essaye de refréner ma personnalité pour ne pas prendre trop d’ascendant. Il se trouve que le collectif fait partie de ma façon de travailler, je trouve cela très enrichissant, cela me rend les choses plus faciles… Dans ma famille, j’ai été « étrange » très vite, d’abord parce que j’ai fait des études, ensuite du fait de mon engagement syndical et politique, et des responsabilités qui ont été les miennes. Dans le milieu professionnel, le décalage cadre/non cadres s’est estompé à partir de ma première grève « sur le tas », trois mois après mon arrivée, en février 1978. Les salarié·e·s m’ont ressentie comme étant l’une des leurs. Je me sens à l’aise partout sauf peut-être dans les milieux ministériels où du fait de mes responsabilités syndicales, j’ai eu à faire face à de hauts fonctionnaires : j’ai surmonté la difficulté en jouant l’éléphant dans un magasin de porcelaine, j’ai exploité au maximum leur mal-être de devoir discuter d’égal à égal avec une femme dirigeante de la cgt. Je crois leur avoir fait quelques misères, mais ils m’ont respectée et je me suis beaucoup amusée…
Une montée rapide en responsabilité
35RS : Tu as rapidement pris des responsabilités ?
36Assez vite, en janvier 1979, je suis élue au secrétariat national de la fédération des ptt à plein temps. Je pense avoir été permanente à partir de fin 1979. En 1982, je rentre à la commission exécutive confédérale [5] de la cgt puis, en 1988, je deviens secrétaire générale de la fédération des ptt. En 1992, quand Louis Viannet est élu secrétaire général de la cgt, pour la première fois, il me demande d’accéder au bureau confédéral et je refuse. Je comprends la situation dans laquelle est la confédération, c’est une situation de crise interne et politique. Je me sens mal de lui refuser mais au fond de moi je sens que c’est trop tôt. Je n’en suis qu’à mon deuxième mandat de secrétaire générale de la fédération des ptt. J’ai des principes et je pense qu’il faut se fixer l’objectif de trois mandats : ça peut être deux ou quatre, mais pas cinq, il faut être autour des trois mandats. Au début quand on accède à une responsabilité, on apprend beaucoup et on donne peu. Ensuite on maîtrise la responsabilité, et là, on donne tout en continuant à apprendre parce qu’on apprend toute sa vie, mais on donne beaucoup. Et puis arrive un moment où on connaît trop la responsabilité et où il y a une routine qui s’installe : c’est là qu’il faut partir, d’autant que la routine est aussi celle de l’équipe qui nous entoure et qui a tendance à ne pas se renouveler. J’avais accédé au secrétariat général à 35 ans. Je ne voulais pas qu’il m’arrive la même chose qu’à un précédent secrétaire général de la fédération – Georges Frischmann. Il a été élu en 1953 et l’est resté jusqu’en 1979. Trois mandats, cela m’amenait, en gros, à 45 ans, juste le moment pour une reconversion professionnelle. Je pensais chercher un poste dans une autre administration. Les choses ne se sont pas passées ainsi, j’ai été élue au bureau confédéral en 1995 et j’y suis restée jusqu’en 2009 (quatre mandats), donc ces projets sont tombés à l’eau – mais ils faisaient partie de ma façon de voir la fin de ma carrière, parce que la responsabilité c’est dur. Être secrétaire générale c’est dur.
37FG : Pourquoi c’est dur ?
38MD : Il faut prendre plusieurs décisions par jour et, bonnes ou mauvaises, en assumer les conséquences. Je disais souvent en bureau fédéral : « Vous attendez que l’oracle ait parlé ? », ça me donnait un peu ce sentiment. Moi, j’aime bien le débat contradictoire, j’aime bien qu’on conteste mes idées, qu’on me fasse réfléchir, qu’on me pousse dans mes retranchements : je me bats, j’argumente et je ne suis pas facile à convaincre, mais au fond, j’aime la contradiction. Or, plus le temps passait, moins on me contestait et je trouvais cela très dangereux, d’autant qu’on arrivait dans une période très complexe. En 1990, il y a eu la réforme des ptt lancée par Paul Quilès. On a débattu de plein de choses, on a travaillé collectivement mais je me sentais seule quand même. Quand, après 2010, j’ai organisé des formations de dirigeant·e·s de la cgt, j’insistais beaucoup sur cette question de la solitude du premier – ou de la première – responsable. Et puis, on est au milieu des problèmes humains aussi, les militant·e·s nous confient à nous, secrétaires général·e·s, des choses qu’ils ne confient pas à d’autres. On est en permanence sur des questions d’équilibre : ne pas blesser, tenir compte des situations personnelles, mais aussi avancer, faire preuve d’exigences et toujours essayer de rassembler et d’unir en prenant les bonnes décisions. Il y a aussi la dimension représentation qui est très exigeante. On prend beaucoup sur soi et on finit par ne plus se sentir libre d’être soi-même. Je trouve cela très usant…
39En 1992, je refuse donc le bureau confédéral et, en 1995, Louis Viannet me dit : « Tu ne peux pas refuser. Tout le combat que tu mènes, sur la question des femmes ou sur la question des jeunes, si tu n’acceptes pas d’être au bureau confédéral pour continuer à le mener à un moment aussi compliqué, toi-même tu t’en voudras de ne pas l’avoir fait ». J’accepte, mais je mets deux conditions : la première est que je ne m’engage que pour un seul mandat et la deuxième, c’est qu’il n’insiste pas pour que je devienne secrétaire générale de la confédération.
40RS : Ça ne te semblait pas important qu’il y ait une femme secrétaire générale de la cgt ?
41MD : Bien sûr c’est important, mais le nombre de femmes à tous les niveaux de l’organisation l’est encore plus pour la capacité à faire avancer celle-ci. Pour diriger la cgt, il faut disposer d’une large assise. À la confédération, le secrétaire général est une résultante, ce n’est pas un patron ou un chef comme on le dit souvent. Pour qu’il ou elle puisse diriger, il faut qu’il y ait un consensus large sur le choix de la personne. Or, en 1998, la cgt était traversée de multiples débats qui pouvaient aller jusqu’à des clivages. J’y prenais une part importante, et je savais que mon élection, qui aurait pu se faire, aurait pu avoir pour conséquences d’aggraver les divisions, ce que je ne voulais à aucun prix. Et puis je n’avais pas envie de cette responsabilité. Enfin, nous avions un très bon candidat, Bernard Thibault, qui incarnait la cgt qu’on avait envie de construire, plus jeune que moi, ouvrier, un as de la communication, auréolé de son rôle dans la mobilisation des cheminots en 1995, et rassemblant d’emblée la cgt… Louis Viannet a organisé deux consultations du bureau confédéral et le choix de Bernard s’est fait à l’unanimité, moi comprise. Il n’y a donc jamais eu d’ambiguïté. En 1999, je me suis dit que si, pour la reconversion professionnelle que je souhaitais, je m’en allais du bureau confédéral au moment où Bernard devenait secrétaire général, j’allais donner raison à ceux qui me présentaient comme convoitant cette responsabilité, donc non. Et puis Bernard m’a dit : « J’ai besoin que tu restes ». Vis-à-vis de Bernard, j’ai pris trois engagements : mon travail, ma loyauté et je lui ai promis de ne pas lui faire de cadeau si je n’étais pas d’accord avec lui. Je m’y suis tenue et je n’ai jamais regretté mon choix.
42FG : Dans quelle mesure le fait que tu sois une femme a-t-il joué ?
43MD : Vous allez me trouver naïve mais je ne crois pas que cela a été décisif, même si je ne sous-estime pas le refus de certain·e·s militant·e·s, voire dirigeant·e·s, d’avoir une femme pour première responsable. La suite de l’exercice de mes responsabilités a d’ailleurs prouvé les deux : j’ai pu exercer pleinement celles-ci, j’ai été reconnue en interne et en externe dans mes responsabilités et en même temps certain·e·s, une minorité heureusement, se sont essayé·e·s à tout un tas de combines pour limiter mon périmètre d’actions. Cela ne m’a pas empêchée de dormir, tant pis pour eux ou pour elles, car il y avait aussi des femmes, pour mener ces tentatives. Toute ma pratique militante m’a fait comprendre qu’il y a des hommes et des femmes dans tous les cas de figure, il y a des hommes et des femmes pour soutenir des femmes en responsabilité, il y a des hommes et des femmes pour combattre des femmes en responsabilité, ce sont des questions d’idées en fait.
Cloisonner vie privée/vie militante et revendiquer du temps pour sa famille
44RS : Quand as-tu rencontré ton mari ?
45MD : En 1978, à la Recette principale où nous travaillions et militions tous les deux. Il était agent de tri au courrier, nous n’étions pas dans le même service.
46FG : Et alors comment ça se passe ? Quel œil sur ton implication par exemple ?
47MD : Ben il est militant aussi, tout cela nous paraît normal.
48FG : Oui mais il y a des militants qui le sont pour eux mais pas forcément pour leur compagne…
49MD : Je pense que ce n’est pas à ce stade qu’il y a un problème. Les problèmes auxquels tu penses surviennent plus tard, dans la suite de son parcours à lui. Militant, il a été membre du secrétariat de l’Union départementale de Paris, tandis que moi je devenais secrétaire générale de la fédération des ptt, membre de la Commission exécutive – ce – confédérale, etc. Là, ça a été difficile pour lui car les militants le traitaient comme un « prince consort ». C’est surtout le regard des autres militants sur moi, qui étais en vue et donc sur lui et notre couple, qui lui posait problème. Ajouté à des dysfonctionnements dans l’organisation, cela l’a conduit à démissionner de ses responsabilités et à prendre beaucoup de distances vis-à-vis du militantisme. Mais nous sommes toujours ensemble !
50FG : Et comment cela s’est-il passé ?
51MD : Il s’épanouissait moins dans le militantisme que moi, et dans les responsabilités surtout. Il se sentait plus à l’aise dans un militantisme de terrain, immédiat, local que dans des responsabilités. Il y a beaucoup de non-dits sur les couples militants. En particulier quand la femme est une dirigeante. Par exemple on explique que les copines ne viennent pas aux stages car il y a des problèmes de garde d’enfant. Oui, c’est une question réelle, mais il ne faut pas oublier le regard du conjoint [6]. Et, pour les femmes qui ont des responsabilités publiques, dont on parle, qui sont connues, que l’on regarde, je pense que c’est très difficile pour le conjoint, parce que ça remet en cause les rapports de genre dans la société, c’est lui qui subit le regard des autres. Il faut alors qu’il soit sacrément conscient pour le vivre bien. Mais renoncer à mes responsabilités pour cette raison aurait été renoncer à faire avancer la place des femmes, ce n’était pour moi pas pensable ! Je m’en suis tirée par le cloisonnement : le militantisme, la famille, la maison, le couple, ce n’est pas la même chose. J’ai toujours veillé à ne pas ramener mes problèmes militants à la maison et réciproquement, même si évidemment dans le couple on discute. Quand mon mari a décidé de démissionner de ses responsabilités syndicales et de reprendre son service à la Recette principale, je l’ai aidé à assumer son choix. Bien sûr, je lui ai fait valoir qu’au fond, il donnait ainsi raison à ceux qui ne supportent pas les femmes en responsabilité. Je lui ai dit : « Moi à ta place je me battrais » mais en même temps puisque c’était trop dur pour lui, il fallait qu’il arrête, et je l’ai compris.
52FG : C’était à quel moment de ton parcours ?
53MD : Autour de la naissance de notre fils Vincent. Il est né en 1984 et moi je suis devenue secrétaire générale de la fédé en 1988. Ce sont des questions essentielles, même si en parler est très difficile. Là je fais un effort, je vous livre quelque chose d’intime. J’accomplis là un acte militant parce que moi spontanément ce n’est pas mon truc de raconter ça.
54RS : Et donc lui a repris son poste…
55MD : Oui, il a repris son poste à la Recette principale, il n’a plus eu de responsabilités syndicales.
56RS : Et du côté des charges familiales ?
57MD : On s’est organisés pour aller chercher Vincent à l’école, un soir chacun à tour de rôle. je n’ai jamais transigé sur le fait que je devais passer du temps avec mon fils. J’ai refusé le soutien financier de la fédération qui me l’a proposé, pour rester libre vis-à-vis de l’organisation, ne pas me sentir redevable et pouvoir dire merde si j’en avais envie, même si je ne l’ai pas fait. Quand je suis devenue secrétaire générale, j’avais dit au collectif fédéral : « Je ne transigerai pas sur le temps que je dois passer avec mon fils, on va s’organiser mais je passerai du temps avec lui ». Je l’ai dit dans mon discours d’investiture au Congrès de la fédération et j’ai mené ce combat. Je me suis sentie confortée car je me suis aperçue que le fait que moi, secrétaire générale, je le mène, ça libérait la parole d’autres militantes qui n’osaient pas l’exprimer mais qui avaient cette aspiration. Et au-delà, car des pères ont expliqué également qu’ils avaient envie de rentrer plus tôt pour aller chercher leurs enfants. On a donc modifié notre façon de travailler à la Fédération : à partir de 1988, celle-ci était joignable tôt le matin, tard le soir et le samedi mais par des permanences à tour de rôle. Avec d’autres, on a commencé à combattre l’idée que le temps de travail se mesurait au temps de présence : j’ai fait remarquer que si j’arrivais un peu plus tard, je travaillais dès que j’étais là alors que d’autres arrivaient plus tôt mais n’étaient toujours pas au travail quand j’arrivais… Du coup j’ai fait de cet équilibre de ma vie de famille et de ma présence auprès de mon fils un acte militant. Je me suis aperçue que c’était un combat d’avenir pour la cgt qui invitait à élaborer une autre vision du militantisme, du partage des responsabilités. Je ne l’ai pas ressenti comme quelque chose qui m’empêchait d’être secrétaire générale, cela m’apportait pour conduire mieux l’équipe, pour que dans l’équipe tout le monde se sente plus à l’aise et plus efficace. Je ne prétends pas que ce que j’ai fait est valable pour toutes les dirigeantes en tous lieux, mais j’appartiens à une fédération qui a un long passé féministe et je crois que j’ai pu mener certains combats parce que le terrain avait été préparé depuis Marie Couette, Madeleine Colin, Paulette Dayan, Madeleine Vigne, Elyane Bressol, etc. [7] Je m’inscris dans cette continuité.
De la question des femmes au féminisme
58RS : Participais-tu à l’activité du secteur féminin de ta fédération ?
59MD : J’avais 25 ans quand j’ai été élue au Secrétariat national de la fédération des ptt. J’ai été élue en même temps à la commission exécutive, au bureau et au secrétariat. Je voyais les responsabilités comme un plus dans mon engagement. Je ressentais le fait d’être jeune et femme comme un défi supplémentaire, une exigence à réussir pour faire le chemin pour d’autres. J’avais présenté au secrétaire général la liste de ce que je ne voulais pas faire : attachée de presse, responsable juridique… – et je n’avais pas mentionné l’activité « femmes », parce que personne ne l’envisageait, pas plus les dirigeants que moi-même. Plusieurs militantes de grande valeur animaient déjà l’activité « femmes » de la fédération. Contrairement à elles, je n’avais pas l’expérience du militantisme dans un grand service féminin. Le fait que je sois cadre, ma jeunesse ne poussait pas non plus dans ce sens. Bref personne n’y a pensé, et c’est très bien ainsi. Cependant, je participais aux réunions du Collectif féminin de la fédération, j’y apprenais des choses mais je ne voyais pas exactement le rôle de ce collectif : s’y juxtaposaient des débats sur des revendications et des actions que j’estimais relever des syndicats des grands services féminins ou de la direction fédérale, avec des plaintes émises par des camarades à l’égard des dirigeants de leurs syndicats mixtes, plaintes que je pouvais comprendre, mais que je retrouvais très rarement émises par les mêmes camarades quand elles étaient dans ces syndicats pour les faire bouger. En cette période, la fédération elle-même commençait à évoluer pour concevoir autrement l’activité : la féminisation galopante des fonctions et services jusque-là réservés aux hommes, imposait de travailler autrement. Dans ma fédération, je savais qu’il fallait mener la bataille de la mixité – c’était le moment – mais un bon angle pour ma fédé, avec son histoire et l’évolution de la place des femmes dans la profession, n’était pas forcément le bon angle pour la confédération qui n’en était pas du tout là…
60RS : Et pourquoi n’avoir jamais eu de responsabilités confédérales au niveau du collectif Femmes-Mixité ?
61Je n’ai jamais participé au collectif féminin de la confédération car j’ai toujours eu des responsabilités à caractère général. En 1983, une réunion de la commission exécutive confédérale a débattu fortement de ce sujet : j’ai fait partie de celles qui ont contesté la conception qui prévalait alors d’une activité « Femmes » verticale de la confédération. Ça ne me dérangeait pas qu’il y ait des réunions de collectifs féminins [8], mon problème était que ces collectifs étaient repliés sur eux-mêmes, j’avais un sentiment d’un « entre-soi » qui ne touchait pas le cœur de la cgt pour en faire changer le centre de gravité. Or là était l’enjeu pour moi : changer les conceptions de direction, changer les conceptions de la politique des cadres, les conceptions revendicatives, le contenu de la communication, dans une optique de mixité, ce sur quoi on se bat aujourd’hui.
62FG : C’était aussi alimenté par ce qui s’était passé juste avant…
63MD : Oui ! Entre 1981 et 1982, quatre secrétaires confédéraux/ales, dont Christiane Gilles qui était responsable du secteur des femmes salariées, ont démissionné de leurs responsabilités, la rédactrice en chef et la quasi-totalité de l’équipe de rédaction d’Antoinette [9] sont parties. Elles ont été licenciées mais c’était une position de compromis obtenue dans une négociation avec le bureau confédéral, afin que leurs droits aux allocations-chômage soient préservés. La crise était importante, elle a fait des vagues tant en interne qu’en externe. Mais je reste dubitative sur cette période : qu’est-ce qui l’emportait, est-ce que ce sont les questions de politique générale, liées aux divisions de la gauche, ou est-ce que c’était vraiment la question des femmes ? Et là, encore aujourd’hui, je ne sais pas. Il y avait une conjonction de plusieurs éléments. À partir des années 1960, la cgt se rend compte que quelque chose ne va pas, notamment en 1968. Des catégories nouvelles émergent, mais la structuration de la cgt persiste à les laisser en marge : on a créé un centre confédéral de la jeunesse, un syndicat des intérimaires, un comité des privés d’emplois, on continue l’activité Femmes ou Immigrés à part, on ne se dit pas que toutes ces marges devraient être le centre ! L’activité générale de la cgt continue à être pensée pour répondre à un universel ouvrier masculin qui ne correspond plus aux réalités. C’est bien plus tard que la cgt concevra son activité en fonction de « chacune et chacun pour répondre aux intérêts de tous ». En 1983, je n’étais pas favorable à l’organisation d’une nouvelle conférence Femmes par la confédération. J’avais l’impression de faire le congrès des femmes à côté du congrès des hommes, sans faire bouger celui-ci ! Je proposais qu’on s’interroge sur la façon de parvenir à ce que nos congrès, notre activité, nos documents d’orientation soient pensés autant pour les femmes que pour les hommes. J’ai toujours été une « militante de la mixité », pour moi, c’est un mode de vie et je ne comprenais pas cette cgt qui séparait. Mais sans doute que j’ai été trop loin et peut-être que j’ai participé à la fin du secteur féminin. Après la commission exécutive de 1983, puis après la conférence des femmes de 1985, c’était devenu une évidence qu’il fallait changer. Cependant, on ne savait pas comment s’y prendre : on a perdu un outil sans avoir de nouvelle politique. Et ça a donné des années de latence, qui m’ont beaucoup culpabilisée.
64Pour revenir sur la question de mon absence de responsabilités dans le collectif confédéral Femmes-mixité, je pense avoir autant apporté à la cause des femmes dans la cgt en étant sur des responsabilités générales qu’en étant responsable de l’activité femmes. J’ai pu ainsi contribuer à ce que des questions qui n’étaient jusque-là appréhendées qu’en termes « d’universel masculin » soient plus « genrées ». La première chose que j’ai faite en arrivant au bureau confédéral, c’est d’obtenir qu’il n’y ait plus de réunion après 17 heures J’ai toujours échangé avec les camarades du collectif Femmes-mixité sur les besoins, les initiatives. J’ai proposé à Bernard Thibault d’organiser deux ou trois réunions des dirigeantes du comité confédéral national pour discuter sur les femmes dirigeantes et leur vécu particulier. Par la suite, responsable de la formation des premier·e·s dirigeant·e·s de la cgt, j’ai mis en place avec le collectif Femmes-mixité un stage action-recherche sur les moyens de sensibiliser les directions syndicales de la cgt à la question des femmes. On en a déduit des préconisations, des stages mais aussi des sketches, des vidéos, etc.
65FG : Tu as été très impliquée dans la bataille des 35 heures à la fin des années 1990, également ?
66MD : Oui, C’est une période durant laquelle j’ai vraiment le sentiment d’avoir fait du syndicalisme tout en contribuant à quelque chose de nouveau pour la cgt : avec la bataille et la victoire obtenue en 2006 sur le cpe [10], c’est l’un des meilleurs souvenirs de ma vie militante, c’est un des moments où la cgt a fait le plus d’adhésions dans la période contemporaine. On se sentait en prise avec les réalités du terrain, et, là encore, la question des femmes revient : ce sont elles qui aspirent le plus à la réduction du temps de travail. Ce sont elles qui ont poussé pour obtenir que, plutôt que des réductions quotidiennes qui n’auraient rien changé à leur vie, la réduction du temps de travail s’applique par journées ou demi-journées de repos, pour alléger les temps de transport ou de garde des enfants, gagner un peu de temps pour elles…
67FG : Une question importante, est-ce qu’actuellement tu te dis féministe ? À quel moment tu t’es dit « Oui, je suis féministe ».
68MD : Oui, je suis féministe, sans le « mais », je le suis complètement. Mais il est vrai que j’ai eu des problèmes avec ce mot, je ne saurais pas te dire à quel moment ma vision a changé, peut-être en lisant Ce n’est pas d’aujourd’hui de Madeleine Colin [11], paru en 1975, livre que j’ai lu, je pense en 1979 ou 1980.
69FG : Parce que la cgt ne se disait pas du tout féministe dans les années 1970…
70MD : Non, d’ailleurs on voit toutes les précautions que prend Madeleine Colin, mais moi j’arrive dix ans après. Comme la cgt, je suis opposée à une vision qui consiste à faire des femmes une catégorie homogène : une ouvrière ce n’est pas une cadre, encore moins une patronne, elle ne vit pas les choses de la même façon. Je ne peux pas me retrouver dans l’idée qu’une lutte entre femmes et hommes se substituerait à la lutte des classes… En même temps, je suis mal à l’aise parce que la lutte des classes ne me suffit pas. C’est là que germe l’idée, portée aussi par d’autres féministes de la cgt, que la cgt peut œuvrer à donner un contenu de classes au concept de féminisme.
71RS : Tu lisais Antoinette ?
72MD : J’étais abonnée à Antoinette, je le feuilletais mais ne le lisais pas vraiment, pas plus que La Vie Ouvrière, je dois dire. Ce n’est pas dans les magazines que je trouvais des éléments de réflexion qui m’aidaient dans ma pratique militante. Je gardais ce vécu pour moi, je suis habituée à ne pas avoir les mêmes goûts de lectures que d’autres. Mais, je n’ai jamais fait partie de ceux qui critiquaient le contenu d’Antoinette pour faire disparaître le titre. D’ailleurs, la fédération des ptt où j’exerçais mes responsabilités, a tenu Antoinette à bout de bras, jusqu’au bout. Sans l’aide logistique, matérielle et humaine de ma fédération, il n’aurait pas continué jusqu’en 1989. Parce que toutes les camarades qui travaillaient pour Antoinette : administration, diffusion, etc., elles étaient détachées de ma fédération. C’était un choix politique, Elyane Bressol qui a succédé à Chantal Rogerat à la rédaction en chef, était membre du bureau fédéral des ptt. La direction de la fédération avait sans doute pensé à d’autres perspectives pour elle, mais Antoinette était tellement en difficultés que la fédération a donné des moyens. Évidemment, je partage ces choix jusqu’au moment où l’on pense que c’est le bout du bout. Ce n’est pas moi qui, en 1989, ai proposé la suspension d’Antoinette mais je n’ai pas voté contre non plus. J’assume ça.
La parité entre femmes et hommes à la direction de la cgt : un levier ?
73RS : Comment t’es-tu située dans les débats sur la parité à la direction confédérale en 1999 ?
74MD : J’ai participé à mener cette bataille ! Mais la parité est un moyen pour parvenir à l’égalité, pas seulement un objectif numérique. Le plus intéressant est de mettre en évidence les raisons pour lesquelles on n’arrive pas à présenter suffisamment de femmes, pourquoi elles ne restent pas suffisamment longtemps dans les responsabilités, et travailler sur ces obstacles pour les faire reculer. Mais force est de constater que dans la cgt, ça était perçu le plus souvent comme une question statistique et pas comme un mouvement dans lequel il faut réfléchir aux leviers, aux obstacles et avancer progressivement. Cela étant, je pense que c’est une très bonne chose pour la cgt parce que ça a créé une espèce d’obligation morale pour certaines organisations qui ont dû s’interroger ou s’expliquer. Ça a conforté les camarades qui menaient cette bataille des femmes en responsabilité, ça les a aidées car elles se sont senties appuyées, de même que les hommes qui étaient pour cette solution. Ça n’a pas réglé tous les problèmes, mais ça a été et reste un levier et je pense qu’il faut continuer. Ce qu’on peut regretter c’est que ce ne soit pas assez théorisé par l’organisation, par les principaux dirigeants. En revanche, autant je suis pour la parité sur le plan confédéral et interprofessionnel en général, autant il me semble que dans les professions ou les syndicats, il faut viser la même proportionnalité que dans le salariat auquel on s’adresse. À la fédé des ptt, je disais toujours : « Il faut que nos syndiqué·e·s soient à l’image de la profession et que nos directions soient à l’image de nos syndiqué·e·s ».
#MeToo à la cgt ?
75FG : Tu participes à la cellule de veille sur les violences sexistes et sexuelles à la cgt ? [12] Ces questions se sont-elles déjà posées dans ton parcours ?
76MD : À titre personnel, j’ai sans doute été victime de sexisme mais pas de violences. Mais dans mes différentes responsabilités, j’ai été sollicitée par des militantes victimes de violences. Elles m’ont demandé des conseils, j’ai essayé de les aider, mais ça se passait dans la discrétion. Si nécessaire, j’en parlais au responsable homme, mais ça se réglait, ou ne se réglait pas, sans débat collectif de l’organisation. Quand, courant 2016, avant le mouvement MeToo, Sophie Binet, pilote du collectif Femmes-mixité, m’a proposé de participer à la cellule de veille sur les violences dans la cgt – elle m’a d’abord consultée sur le principe et le contenu de la feuille de route qu’on pourrait proposer – j’ai accepté immédiatement : c’est un sujet difficile et si on veut qu’il progresse, il faut que dans la cellule de veille, il y ait des camarades qui sont connu·e·s pour ne pas attenter à l’intérêt de l’organisation. En effet, l’une des stratégies de défense des harceleurs est d’obtenir le soutien du collectif contre la parole de la victime avec l’argument : « Si on en parle cela va nuire à l’organisation ». La présence, dans la cellule, de camarades dont toute l’organisation sait qu’ils ne feront jamais rien contre la cgt, ne peut qu’aider…
77RS : Vous êtes combien dans cette cellule ?
78MD : On est huit, à parité entre femmes et hommes, parité ud-Fédé et chacun·e d’entre nous est mandaté·e à la fois par son union départementale et sa fédé. Le congrès a conforté son rôle et Philippe Martinez nous a demandé de faire des propositions afin de poursuivre et d’amplifier notre travail. Cependant, la cellule est encore peu connue. De plus, elle est prise en tenailles entre deux critiques contradictoires : d’un côté, on lui reproche de se comporter comme un tribunal qui n’écouterait pas le présumé coupable, de l’autre on lui reproche de ne pas passer par-dessus les collectifs de directions pour procéder à des sanctions. De fait, la cellule est sur une ligne de crête : son rôle est de libérer la parole des victimes, de les soutenir et de faire cesser les comportements inadmissibles. C’est aussi un rôle de prévention en favorisant les prises de conscience de toutes et tous, pour faire reculer les silences complices et favoriser des rapports militants fondés sur le respect mutuel.
79FG : Vous faites des préconisations ?
80MD : Bien sûr, à la fois pour l’organisation cgt où se sont déroulés les faits, et globalement pour la direction de la confédération. Mais le fonctionnement de la cgt repose sur le fédéralisme, ni la cellule, ni la direction de la confédération, ni le secrétaire général ne peuvent imposer à une organisation de la cgt de faire ce qu’elle ne veut pas faire. Il nous reste donc la pression politique par la mise en débat de nos analyses et préconisations. Chacune et chacun des militant·e·s a une partie de la solution. Il faut parvenir à ce que ceux qui commettent ou « couvrent » ces comportements se sentent isolés et réprouvés dans la cgt. C’est un peu comme le racisme, quand la majorité des gens ne laisse pas passer des propos racistes, les racistes se taisent, si on banalise les propos racistes ou homophobes on ne sait plus jusqu’où ça peut aller. C’est pareil pour les violences. La pression du collectif doit se faire suffisamment sentir pour que ce soit les harceleurs ou les violents qui aient honte, et non pas les victimes. Quand le harceleur a des responsabilités syndicales, il a aussi une stratégie pour s’entourer de soutiens, d’une cour, très souvent il se présente comme victime d’un complot de nature « politique ». Le plus facile est alors de faire porter à la réelle victime la responsabilité du malaise et de faire le dos rond. Ne pas régler ces problèmes nuit bien sûr d’abord aux victimes mais aussi à l’organisation, parce que ces comportements sont à l’opposé des valeurs que la cgt défend. Et elle est moins jaugée et jugée sur ses discours que surtout sur ses actes.
81RS : Est-ce que pour autant tu peux dire que la cgt est féministe ?
82MD : Il y a des années que je propose que la cgt s’affirme féministe ! Elle vient enfin de le faire à son dernier congrès. Cela ne signifie pas qu’elle est sans défauts, mais qu’elle veut mener le combat dans ce sens. Pour moi, le féminisme c’est travailler à l’émancipation, à la liberté, à l’égalité, et le faire en favorisant l’engagement collectif des femmes elles-mêmes pour qu’elles se libèrent de toutes les subordinations : au travail vis-à-vis de leurs employeurs, dans la vie et dans la société en transformant les rapports de genre. Pour moi, c’est ça le féminisme. Ce n’est pas un label, c’est un mouvement qui fait appel aux femmes pour qu’elles prennent elles-mêmes leurs affaires en main. Je me souviens d’une copine, ouvrière, qui racontait à quel point le patron les méprisait. Avec ses collègues, elles se sont mises en grève et elle disait : « Maintenant, c’est lui qui a peur… et nous, on sait qu’il a peur, et c’est nous qui le regardons de haut, on n’a pas gagné sur les salaires mais on a gagné autre chose et ce qu’on a gagné est extraordinaire ». Pour moi, c’est ça le processus d’émancipation et c’est en cela que je crois que la cgt doit se revendiquer comme féministe. Et, plus elle s’en revendiquera, plus elle travaillera sur comment s’améliorer pour le mériter en quelque sorte…
Notes
-
[1]
Confédération générale du travail.
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[2]
Postes, télégraphes et téléphones.
-
[3]
Confédération générale du travail.
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[4]
Unef-renouveau était proche de l’Union des étudiants communistes.
-
[5]
La direction confédérale de la cgt est composée d’un bureau confédéral (équipe réduite de dirigeant·e·s assurant la direction au quotidien) et de la commission exécutive confédérale (équipe plus large de 50 à 100 membres, se réunissant tous les 15 jours). Enfin, le comité confédéral national (ccn) est l’assemblée générale de toutes les organisations de la cgt : elle regroupe les secrétaires généraux de toutes les unions départementales et fédérations.
-
[6]
Des travaux de recherche existent néanmoins sur cette question, voir par exemple, Yannick Le Quentrec et Annie Rieu « Femmes : Engagements publics et vie privée », Nouvelles Questions Féministes, 2004/3, vol. 23, p. 117-121.
-
[7]
Voir l’ouvrage sorti depuis cet entretien, Sophie Binet, Maryse Dumas, Rachel Silvera, Féministe la cgt ? Les femmes, leur travail et l’action syndicale, Paris, Éditions de l’Atelier, 2019 et celui de Jocelyne Georges, Les féministes de la cgt. Histoire du magazine Antoinette (1955-1989), Paris, Éditions Delga, 2011.
-
[8]
Voir à ce sujet Olmi Janine, Oser la parité syndicale. La cgt à l’épreuve des collectifs féminins (1945-1985), Paris, L’Harmattan, 2007.
-
[9]
Antoinette est un magazine syndical « féminin » et « féministe » de la cgt, lancé par Madeleine Colin en 1955, qui cessera de paraître en 1989. Ce magazine faisait l’état des luttes de femmes, notamment en mai 68, mais offrait aussi des temps de « respiration » (comme des recettes de cuisine…). Dans les années 1980, une crise traverse ce journal, accusé pour certain·e·s de défendre des positions politiques trop « autonomes » par rapport à la direction confédérale. Voir Fanny Gallot et Margaret Maruani, « Chantal Rogerat, une femme qui savait dire non », Travail, genre et sociétés, vol. 41, n° 1, 2019, p. 5-22.
-
[10]
Le cpe – Contrat première embauche – a été adoptée au départ par une loi en mars 2006. Ce contrat prévoyait une période d’essai de deux ans, pendant laquelle les jeunes salarié·e·s de moins de 26 ans, étaient sans protection vis-à-vis des licenciements. Le cpe a provoqué un mouvement très fort, dont la spécificité est d’avoir été conduite par une intersyndicale de douze organisations comprenant toutes les organisations syndicales de salarié·e·s et les syndicats étudiants et lycéens. Face à la force de ce mouvement qui a duré quatre mois avec plusieurs millions de personnes dans la rue, Jacques Chirac, Président de la République, décide de ne pas appliquer cette loi.
-
[11]
Madeleine Colin est l’une des grandes figures féminines et féministes de la cgt, elle y a dirigé pendant quatorze ans le secteur des femmes salariées et lancé le journal Antoinette. Lors de la crise d’Antoinette en 1982, elle soutient l’équipe de rédaction et prend ses distances avec la cgt. Voir <http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article20320>.
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[12]
Voir la présentation de la cellule violence de la cgt dans la controverse sur le harcèlement sexuel, « Le harcèlement sexuel, un objet légitime pour les syndicats ? », Travail, genre et sociétés, n° 42/2019, p. 185-190.
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[13]
Françoise Battagliola (1999), « Des femmes aux marges de l’activité, au cœur de la flexibilité », Travail, genre et sociétés n° 1, p. 157-177. (2009), « Philanthropes et féministes dans le monde réformateur (1890-1910) », Travail, genre et sociétés n° 22, p. 135-154.