Notes
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Nous remercions Emmanuel Soutrenon pour ses relectures critiques des différentes versions de l’article. Nous tenons également à remercier, pour leur soutien, logistique et financier, à une recherche doctorale menée en situation de handicap, la mission handicap de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et l’école doctorale 465 Économie Panthéon Sorbonne (eps), le Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (cessp), la Fédération étudiante pour une dynamique études et emploi avec un handicap (Fédéeh) ainsi que la mission handicap du Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (crous), l’association Baisser les Barrières et le Groupement des intellectuels aveugles ou amblyopes (giaa).
1La sociologie française doit à Anne-Marie Arborio [1995] d’avoir popularisé la notion de « sale boulot » (dirty work) forgée par Everett C. Hughes au cours des années 1950. Pour qui a lu les « essais » déroutants de Hughes – où il approfondit une notion en passant d’un exemple à l’autre et construit des analyses très complexes sous l’air trompeur de la simplicité – le contraste est saisissant avec la limpidité des écrits d’Anne-Marie Arborio. Elle met en évidence la force analytique de certaines propositions du sociologue états-unien en les ordonnant et en montrant leur valeur empirique à partir d’une enquête sur les aides-soignantes (voir aussi Anne-Marie Arborio, [1996a, 1996b]). Ce rappel historique permet de comprendre pourquoi le champ académique français s’est habitué à associer le sale boulot aux emplois féminisés du bas de l’échelle [Ferreira de Macêdo, 2003 ; Cresson et Gadrey, 2004 ; Doniol-Shaw, 2009 ; Molinier, 2013 ; Divay, 2014]. Or, il faut bien reconnaître que ni Everett Hughes, ni Anne-Marie Arborio, au moment de sa thèse, ne situent leurs analyses dans une perspective de genre.
2Dans Work and the Self [Hughes, 1951a], le texte le plus couramment cité pour la définition du sale boulot, Everett Hughes puise ses exemples parmi des métiers de statuts divers et occupés massivement par des hommes : concierges, avocats, boxeurs, pharmaciens, médecins, promoteurs immobiliers, ouvriers de l’industrie, etc. Il n’y pose pas la question du genre. Son objectif principal est tout autre. Il entend montrer que l’effort pour dissimuler voire se débarrasser du sale boulot (qu’il définit dans ce texte comme des tâches qui sont sales et/ou dévalorisantes et/ou immorales) est commun aux métiers modestes et aux professions (ces occupations prestigieuses et prétentieuses qui comprennent par exemple les universitaires ou encore la médecine et certaines professions juridiques, etc.). Le sale boulot est un moyen analytique de percer à jour l’image valorisante que ces professions entendent donner d’elles-mêmes [Cartier, 2005]. Studying the Nurse’s Work [Hughes, 1951b], l’autre texte fréquemment cité sur le sale boulot, n’a pas non plus pour objectif d’analyser les rapports de pouvoir genrés entre infirmières et médecins. Le texte, s’il s’appuie sur une enquête solide menée par Everett Hughes avec Irwin Deutscher et Helen MacGill Hughes [Hughes, MacGill Hughes et Deutscher, 1958], est une brève communication répondant à une commande : l’association des infirmières états-uniennes souhaite que le sociologue l’aide à faire reconnaître les qualifications des femmes qu’elle représente. Demande à laquelle il répond par le dévoilement d’un processus vertical parfois appelé en raccourci « délégation du sale boulot ». Selon ce processus, l’élévation dans la hiérarchie professionnelle des membres d’un métier survient lorsque ceux-ci parviennent à déléguer officiellement leur sale boulot ou une partie de celui-ci à un autre groupe professionnel. Autrement dit avec l’apparition d’un nouveau métier au bas de la hiérarchie professionnelle structuré autour des tâches déléguées. Le texte met en lumière une voie de « professionnalisation » d’un métier et n’accorde pas de place spécifique au genre.
3Si nous avons souhaité par ces précisions souligner un impensé des usages de la notion façonnée par Everett Hughes, ce n’est pas pour balayer d’un revers de la main les liens entre perspective de genre et sale boulot. Ces quelques lignes l’auront rappelé, Hughes livre une réflexion sur la construction et le maintien des positions de pouvoir qui intéresse directement une approche féministe du travail. Attirer l’attention sur cet impensé vise au contraire à rappeler que ces liens, parce qu’ils ne sont pas donnés d’avance, méritent d’être explorés. Il nous semble notamment qu’un angle de la réflexion d’Everett Hughes a pour l’instant été négligé alors qu’il entre en résonance avec les résultats d’un ensemble de recherches féministes : celui qui étudie les rôles et la division morale du travail. Le processus de professionnalisation que Hughes met en évidence dans son article adressé aux infirmières est centré sur les tâches et la division technique. Pourtant, comme à son habitude, Everett Hughes complexifie lui-même subrepticement son analyse. Il rappelle par exemple au détour d’une phrase que le médecin assume des tâches en lien avec la saleté physique des corps, tâches qu’il peut se passer de déléguer car elles sont intégrées à un rôle positif dans l’organisation et font partie du prestige de la profession. Tout ne serait donc pas qu’une question de tâches. C’est aussi ce qu’il semble dire à la fin de son propos en invitant les infirmières à centrer leurs efforts sur la mise en valeur du rôle qu’elles jouent dans la construction des positions prestigieuses des médecins plutôt que sur la délégation du sale boulot. Il reviendra sur cette notion de rôle dans plusieurs écrits, en particulier dans Social Role and the Division of Labor en 1956. Il y mobilise le cas de l’avocat qui peut se présenter devant la cour en faisant le serment qu’il a les mains propres et qui jouit d’un certain prestige dans sa profession. S’il a les mains propres, c’est peut-être parce que certains ont dû se les salir pour lui (en réunissant des preuves par exemple) et parce que d’autres avocats prennent en charge les affaires moins prestigieuses. Autrement dit, pour décrire le travail de cet avocat, il ne faut pas seulement décrire ses tâches (identiques à celles de ses collègues) et la division technique du travail, il faut aussi saisir les rôles et la division morale du travail dans lesquels il s’inscrit (son travail différant alors de celui de ses collègues).
4Or cette réflexion sur les rôles attendus sur la scène du travail est présente dans les travaux féministes qui se sont attachés à saisir les traits communs aux métiers massivement occupés par les femmes [Guilbert, 1966 ; Kergoat, 1982 ; Collectif, 1984 ; Maruani et Nicole-Drancourt, 1989]. Les « métiers de femme » [Perrot, 1987], ceux dont on dit qu’ils sont « bien pour une femme », sont réputés peu accaparants et mobilisent des qualifications spécifiques qui sont naturalisées comme des qualités féminines. Ces qualités dites féminines ont aussi une autre particularité, celle de s’inscrire dans le prolongement des rôles assignés aux femmes, en particulier ménager et maternel. Ainsi ces enquêtes pionnières montraient également que la position des femmes dans la division du travail salarié est, plus qu’une question de tâches et de division technique, le reflet de leur assignation à des rôles de genre. Quels que soient les débats et les reformulations à laquelle cette assignation à des rôles traditionnels a donné lieu par la suite [Battagliola, 1988], nous souhaitons insister sur le fait que cette approche fait écho à celle d’Everett Hughes lorsqu’il suggère de ne pas réduire l’étude du travail aux tâches et aux postes mais invite à s’intéresser aux rôles joués sur la scène professionnelle et à la division morale du travail. Lorsqu’elle approfondit l’étude des liens entre tâches, rôles, division morale et construction du pouvoir, l’approche du sale boulot peut permettre, nous semble-t-il, d’interroger à nouveaux frais ce qui fait un métier de femme. C’est ce que nous proposons de mettre en œuvre dans cet article. Nous prendrons appui sur les enquêtes que nous avons réalisées et qui vont nous permettre de comparer des métiers massivement occupés par les femmes : ceux des aides à domicile, des aides-soignantes et infirmières en pédiatrie et des secrétaires médicales à l’hôpital (cf. encadré).
Les trois univers de femmes enquêtées
L’enquête sur les aides-soignantes et les infirmières en pédiatrie s’appuie sur une recherche doctorale en cours menée par Irene Ramos Vacca et qui a pour objet l’analyse des pratiques de travail de ces deux groupes professionnels à la lumière des trajectoires sociales. Irene Ramos a mené une observation participante de huit mois dans un service de pédiatrie d’un hôpital public de la région parisienne. Elle s’est insérée comme bénévole faisant une enquête de sociologie, en particulier auprès des huit aides-soignantes et des huit infirmières (dont un seul homme). Les données d’observation portent sur les interactions des aides-soignantes et infirmières avec « l’équipe de soin » composée des agent·e·s de service hospitalier, des pédiatres, des chirurgiens (venant ponctuellement dans le service), des psychologues et d’une pédopsychiatre, des internes en médecine, de deux cadres infirmières et, comme il s’agit de la pédiatrie, d’une enseignante et d’une éducatrice. Les matériaux d’enquête comptent aussi des observations, des feuilles des patient·e·s hospitalisé.e.s (imprimées chaque jour pour les infirmières et les aides-soignantes) et trente-neuf entretiens.
L’enquête sur les secrétaires à l’hôpital est une enquête en cours, menée par Christelle Avril, comportant deux volets, un volet statistique et un volet qualitatif. Le second volet au cœur de cet article est une enquête ethnographique approfondie auprès des secrétaires des services publics. La phase principale de l’enquête s’est déroulée en 2016-2017, après une phase exploratoire en 2013-2015 auprès de secrétaires des universités et d’un service de l’ap-hp (Assistance publique-Hôpitaux de Paris). Pendant cinq semaines en 2016, puis pendant six mois en 2017, Christelle Avril a mené observations et entretiens auprès des secrétaires de neuf services d’un hôpital interdépartemental (non universitaire) : le centre de coordination en cancérologie (2 secrétaires), la chirurgie viscérale (4), la gastro-entérologie (5), l’oto-rhino-laryngologie (orl)-stomatologie-chirurgie plastique (6), l’orthopédie (4), la pédiatrie (5), la radiothérapie (1), le service social (2), le secrétariat de suppléance qui assure un pool de remplaçante (3). Les observations ont également porté sur le standard, le bureau des rendez-vous (une plate-forme téléphonique), les consultations et le bureau des admissions. Sous convention de stage de secrétariat, tout en enquêtant à découvert, Christelle Avril a ainsi noué des liens avec une quarantaine de secrétaires (il n’y a aucun homme secrétaire dans cet hôpital).
5Notre réflexion s’organise en trois temps. Nous commencerons par montrer que la notion de rôle paraît plus pertinente pour décrire le travail de ces femmes que l’outil classique de la description des tâches et de la division technique des postes. Nous nous attarderons alors sur les rôles ménagers et maternels classiquement mis en évidence par les recherches féministes. Mais nous spécifierons ces rôles en montrant qu’ils correspondent à du sale boulot particulier dans la division morale du travail : les femmes peuvent se les réapproprier et les inscrire dans un « bon » rôle. Tel n’est pas le cas de tous les rôles délégués aux femmes. Nous montrerons dans un troisième temps que les femmes assument aussi de « mauvais » rôles qui consistent à se salir les mains pour les autres. Cet article entend montrer qu’en attirant le regard sociologique sur la division morale du travail, le processus de délégation du sale boulot conduit à mettre en évidence d’autres dimensions des rôles dévolus aux femmes. Il contribue également à saisir les liens entre la division sexuelle des rôles et la construction des positions de pouvoir et en particulier de prestige des catégories supérieures. [1]
Faire ce qu’il reste à faire
6Quelle est la place des femmes dans la division morale du travail au sein des métiers du soin à domicile ? Est-ce différent à l’hôpital ?
L’unité paradoxale du faisceau de tâches des aides à domicile
7L’étude de la division du travail dans l’aide à domicile conduit d’emblée à prendre de la distance par rapport aux approches centrées sur les tâches et la division technique : une même aide à domicile n’a pas un mais des postes de travail. Pour saisir cet aspect, prenons l’exemple des différentes interventions d’Odette, une salariée de 51 ans, travaillant à temps complet depuis plus de 15 ans dans l’association d’aide à domicile de Mervans [Avril, 2014] :
Trois fois par jour en semaine et un week-end sur deux, Odette se rend chez Bernadette Miret, âgée de 99 ans. Elle y fait le ménage, s’occupe du linge et des courses, prépare les petits-déjeuners, déjeuners et dîners et la fait passer de son lit à son fauteuil et vice versa pour les repas. Intervenant après ou pendant le passage des infirmier·e·s qui viennent pour la toilette, elle ramasse aussi tous les jours la couche de la dame, les pansements ou encore les cotons laissés par terre. La fille de la vieille dame, qui vit dans l’appartement contigu, gère le reste des tâches domestiques : papiers, manucure, achat de vêtements, etc. Tel n’est pas le cas chez Simon Terray, où intervient également Odette ; sa femme est décédée peu de temps auparavant à l’hôpital et sa fille ne le lui a pas dit. Cette dernière a fait appel à l’association d’aide à domicile mais, souhaitant placer son père au plus vite en maison de retraite, elle n’a pas fait de demande d’interventions professionnelles autres ; ainsi, pendant le temps de mon enquête, j’observe Odette remplir les tâches suivantes : outre le ménage, les courses, les repas, elle va sortir le chien tous les jours puisque plus personne ne le sort depuis que la femme de ce monsieur a été hospitalisée (l’appartement dégage une odeur nauséabonde), elle va également l’aider à faire sa toilette, le changer et commencer, suite aux appels téléphoniques de la fille, à préparer le déménagement du monsieur (par exemple nous déplacerons la gazinière qui va être emportée et nettoierons derrière). C’est également Odette qui tente de réconforter Simon Terray qui, tous les jours, demande des nouvelles de sa femme. Chez Marie Michaud, Odette s’occupe du jardinage et de l’extérieur car la dame habite un pavillon et ne fait pas appel à un service spécialisé dans le domaine. Pendant mon enquête, cette dame sera hospitalisée et pourtant Odette continuera de se rendre chez elle : la fille de la dame l’appelle pour lui demander de profiter de l’hospitalisation pour aller faire du tri dans tous les journaux et autres prospectus que sa mère accumule (le pavillon en est rempli) et d’en jeter le maximum.
9Si Odette, qui est illettrée, ne s’occupe pas des papiers, tel n’est pas le cas de certaines de ses collègues qui ont été secrétaires ou aides-comptables. De manière générale, l’enquête ne fait pas apparaître de faisceau de tâches stable. Et pourtant, comme l’invite à le faire Everett Hughes, on peut repérer ce qui semble faire l’unité de ce faisceau c’est-à-dire le rôle attendu : les aides à domicile font ce qu’il reste à faire une fois les aidant·e·s professionnel·le·s mais aussi profanes intervenu·e·s. Et ce processus de délégation, pour peu qu’on l’examine de près, concerne bien l’ensemble des tâches et non seulement les moins qualifiées, les plus indignes ou encore les plus immorales. Pour revenir aux toilettes, j’apprends au fil de l’enquête qu’Odette remplace (au noir) les infirmiers et infirmières pour les toilettes de Bernadette Miret, lorsqu’ils/elles sont en congés ou ne peuvent passer le week-end. Odette est donc indifféremment certains jours celle qui fait la toilette et change la couche et d’autres jours celle qui ramasse la couche laissée par terre par le personnel paramédical. L’étude du travail des aides à domicile et en particulier du processus de délégation des tâches suggère que la position de ces femmes dans la division du travail tient moins à la nature et au contenu des tâches – même si la plupart peuvent être qualifiées de sales, ou encore de domestiques – qu’au fait de faire ce qu’il reste à faire dans une division du travail indissociablement professionnelle et profane. L’unité du faisceau de tâches des aides à domicile est paradoxale en ce sens qu’elle repose sur la prise en charge par un même groupe de tâches précisément hétérogènes, qualifiées et non qualifiées, déléguées par des profanes comme par des professionnel·le·s. En somme, ces femmes assument un rôle et non des tâches en particulier.
10On peut néanmoins légitimement penser que ce trait tient au travail salarié dans les domiciles privés. Qu’en est-il dans des contextes organisationnels plus institués ?
Qui va garder les enfants ? Le travail des aides-soignantes et infirmières en pédiatrie hospitalière
11Dans le service de pédiatrie étudié, les infirmières et aides-soignantes assument les tâches qui leur reviennent dans la division du travail conformément aux analyses de Hughes au sujet des infirmières et à leur transposition aux aides-soignantes par Anne-Marie Arborio [2001]. Si toutes participent aux réunions (dites de staff) avec l’équipe médicale, les premières « font un tour » pour voir les malades dont elles ont la responsabilité, installer les perfusions, préparer et distribuer les médicaments, préparer les examens spécifiques et y assister les médecins. Les secondes ont en charge les soins « d’hygiène générale », des tâches domestiques en contact direct avec le malade : gérer des plateaux de repas, refaire le lit ou changer un drap souillé en présence du malade, faire les toilettes [Arborio, 2001]. Toutes les autres tâches domestiques reviennent aux agent·e·s de service hospitalier comme le fait de désinfecter le lit, la chambre, ou encore de changer les draps une fois le malade parti ou avant l’arrivée du suivant.
12Pourtant, l’attention continue de la sociologue au processus de délégation des tâches conduit à saisir des entorses permanentes à cette division en apparence si nette. À partir de 15h, lorsque les agent·e·s de service hospitalier ont terminé leur journée de travail, à partir de 16h, lorsque l’enseignante et l’éducatrice du service partent et jusqu’à ce que les parents arrivent (globalement vers 19h-20h), aides-soignantes et infirmières assument indifféremment les tâches ménagères et la garde des enfants. Les exemples sont multiples : un enfant qui ne veut pas dormir et qu’on emmène avec soi pour qu’il ne reste pas seul, ou qui a refusé de manger et qu’on emmène dans la cuisine pendant le repas du personnel, un enfant qui réclame des câlins avant de s’endormir ou qui pleure et qu’Annick, une infirmière, prend avec elle dans le poste de soin pendant qu’elle poursuit ses tâches habituelles. En théorie, au moins un pédiatre est également présent en continu. Mais, alors que les espaces des infirmières et aides-soignantes (poste de soins, cuisine ou « office » et salle du personnel) sont au centre du service et vitrés, les bureaux des pédiatres sont excentrés, séparés par une porte du reste du service et fermés de surcroît chacun par une porte. Aides-soignantes et infirmières ont, quant à elles, l’habitude de laisser les portes ouvertes pour être à l’affût du moindre appel ou bruit. Elles voient les enfants et les entendent mais la réciproque est vraie : les enfants viennent quand ils entendent des discussions, demandent à s’asseoir sur leurs genoux, préfèrent jouer en restant à côté d’elles à les écouter. Car les enfants qui ne sont pas alités, circulent dans les couloirs et les différents espaces du service. En dépit du caractère très hiérarchisé du travail dans l’institution hospitalière, le jeu du laisser-faire donne à voir une division morale et sexuée du travail qui renvoie aussi bien les infirmières que les aides-soignantes à la « disponibilité permanente » [Pinto, 1990]. Ainsi, la nuit [Véga, 2000], mais aussi à certaines heures de la journée, la frontière entre le travail des aides-soignantes et des infirmières s’estompe.
13Les tâches déléguées sont aussi en réalité des tâches considérées comme qualifiées, à savoir celles des professionnelles de l’éducation des enfants et celles des psychologues, c’est-à-dire de tou·te·s les intervenant·e·s extérieur·e·s au personnel salarié de l’hôpital. En effet, en pédiatrie, on l’a évoqué, une enseignante et une éducatrice sont présentes pour organiser les activités des enfants. L’enseignante ouvre sa salle de classe les lundi, mercredi et vendredi de 9h à 12h et les mardi et jeudi de 9h à 16h. L’éducatrice est en charge d’une salle de jeux destinée aux jeunes enfants. Elle passe également dans les chambres pour proposer des activités aux enfants alités. En mi-temps thérapeutique et disposant d’une décharge horaire pour un mandat syndical, cette dernière n’est présente que trois jours par semaine à des horaires réduits. Aussi, pour tous les moments où ces professionnelles sont absentes ou en dehors de leurs horaires de travail, les aides-soignantes et les infirmières occupent elles-mêmes les enfants, impriment des coloriages, font des jeux, discutent… Outre les tâches de l’enseignante et de l’éducatrice, elles s’affrontent aussi aux tâches des psychologues. Cela se manifeste de manière extrême lorsque l’équipe de psychologues enclenche un « protocole ts ». Le protocole ts (pour « tentative de suicide », même si dans les faits, il est utilisé dans de nombreuses situations : suspicion de maltraitance, dépression, etc.) prescrit une hospitalisation d’une semaine selon des règles particulières. Pendant les premières 48 heures, l’enfant est « complètement isolé de l’extérieur », il ne peut ni voir ni parler par téléphone à des membres de sa famille ou des ami·e·s. Dans l’idéal, durant les premières 48 heures, les « psys » parlent d’un côté avec l’enfant hospitalisé et de l’autre, avec sa famille et décident de l’allègement ou non du protocole. Mais les psychologues sont parfois amené·e·s à enclencher un protocole ts un vendredi soir. Ainsi pendant tout le week-end, l’enfant ou l’adolescent·e – défini·e comme « en crise » par les professionnel·le·s de la psychologie – est complètement sous la responsabilité de l’équipe médicale c’est-à-dire, en pratique, des aides-soignantes et infirmières.
14Si la division du travail à l’hôpital est, comme le souligne Everett Hughes, probablement l’une des plus poussée, cela ne signifie pas pour autant que le même degré de division du travail prévaut 24h sur 24. Toutes les catégories ne sont pas présentes en même temps dans les locaux et, lorsqu’elles le sont, toutes ne sont pas tenues au même titre de rester disponibles physiquement et mentalement pour les patient·e·s. Ce qui semble caractériser, tout comme pour les aides à domicile, les tâches déléguées aux aides-soignantes et aux infirmières dans le service pédiatrique étudié, c’est un rôle dans l’organisation du travail. Pour reprendre les mots utilisés par Hughes caractérisant le rôle des infirmières au début des années 1950 aux États-Unis, c’est « faire tout ce qui est nécessaire (quelle qu’en soit la nature) et qui risquerait de ne pas être fait » [Hughes, 1996 (1951b), p. 68]. Soulignons enfin brièvement que définir la position de ces femmes dans l’organisation du travail par le fait de faire ce qu’il reste à faire revient à reprendre la définition du métier de secrétaire telle qu’elle a été mise en évidence par Josiane Pinto dans sa thèse [Pinto-Guichot, 1981] et dont Michelle Perrot dit qu’il s’agit du prototype du métier féminin [Perrot, 1987 ; Pinto 1987] : la secrétaire est celle qui s’adapte à toute demande et est toujours disponible.
Les « bons » rôles
15Si ces femmes font ce qu’il reste à faire, peut-on qualifier plus précisément le ou les rôles qu’elles assument dans le travail ?
16Commençons par revenir brièvement sur des rôles mis en évidence de longue date par les recherches féministes. Aujourd’hui comme hier, les métiers de femme sont ceux qui s’inscrivent dans le prolongement des « fonctions ménagères et maternelles ». Si ces rôles sont au cœur de la définition du travail des aides à domicile, ils sont également présents, comme on l’a vu, en pédiatrie. Ainsi, par-delà les tâches ménagères officiellement prévues par l’organisation du travail hospitalier, s’ajoutent pour les aides-soignantes et les infirmières celles des agent·e·s de service hospitaliers en leur absence et la prise en charge physique et mentale des enfants en bas âge. D’autres exemples pourraient être convoqués comme la division sexuelle des rôles pendant une ponction lombaire effectuée sur une jeune enfant. Alors que le médecin est concentré tout au long de l’examen sur l’aiguille qu’il doit faire entrer dans le dos de la jeune patiente et la collecte du liquide céphalo-rachidien, ne s’adressant jamais à elle, infirmières et aides-soignantes prodiguent des caresses, rassurent l’enfant (« C’est bientôt fini. ») et restent avec elle pour faire disparaître toute trace de l’examen une fois le médecin parti et la réconforter (« Tu as été courageuse. »). Les secrétaires enquêtées assument également un rôle maternant et un rôle ménager qui ne sont pas inscrits dans la division technique du travail. C’est un résultat connu de toutes les études menées sur ce métier [Vinnicombe, 1980 ; Pinto-Guichot, 1981 ; Pringle 1988 ; Messant-Laurent, 1990 ; Pinto, 1990], conforté par des enquêtes récentes [Truss, 1993 ; Truss et al., 2013]. Les secrétaires que nous avons rencontrées, dont le poste consiste théoriquement en « la gestion du dossier malade » (comptes rendus des consultations et opérations, tri des analyses biologiques en version papier, archivages, etc.), n’y échappent pas. Elles passent la commande auprès d’un traiteur pour une réunion entre chef·fe·s de service, préparent la salle (déplacent les tables, mettent des nappes, apportent des fleurs), vérifient qu’elle est propre, s’il faut changer une ampoule, puis débarrassent la salle après la réunion et la rendent accessible aux agent·e·s d’entretien ; lorsqu’un nouveau médecin arrive dans le service, elles doivent penser à lui faire faire un double des clés, à lui commander du papier, des tampons à son nom, etc. Si le chef du service d’orl est absent, l’une des cinq secrétaires du service passe arroser les plantes dans son bureau. Le précédent avait un aquarium et il fallait nourrir les poissons. Certaines secrétaires vérifient la propreté des toilettes de l’étage tous les matins ou s’occupent d’acheter le café, de nettoyer la cafetière qui se trouve dans leur bureau, les tasses laissées sales et qui traînent depuis un moment.
17Déjà mis en évidence dans les travaux antérieurs, nous voudrions ici insister sur le fait que l’approche du sale boulot invite toutefois à spécifier ces rôles « classiques ». Soulignons que les tâches qu’ils recouvrent, le sale boulot qui leur est associé, ne sont pas dissimulées par les femmes enquêtées. Parmi l’ensemble des tâches domestiques faites par les secrétaires, peu font l’objet d’une dénonciation de leur part. À notre étonnement par exemple, elles ne vivent pas nécessairement comme humiliant de faire le café pour les médecins et certaines le revendiquent même comme une manière de créer une bonne ambiance dans le service. Pour Everett Hughes, un sale boulot a d’autant plus de chance d’être accepté qu’il peut être inscrit dans un rôle positif, un « bon » rôle. Cette forme d’appropriation positive est particulièrement manifeste chez les aides à domicile. Par exemple, Yasmina, qui s’occupe d’une dame âgée alitée souffrant d’un cancer de la plèvre, passe du temps à essayer de discuter avec elle, lui chante des chansons, lui lit des magazines pour, dit-elle, « lui faire oublier sa douleur ». Le mari, lui-même très âgé, ne supporte plus sa femme et ne lui parle pour ainsi dire plus (il s’énerve, devient violent quand elle crie de douleur, semble à bout de forces). Si les tâches assignées à Yasmina concernent la cuisine, le ménage, le linge, elle assume de toute évidence un rôle qu’elle est prête à jouer et qu’on – le fils unique de cette dame âgée, son mari mais aussi les responsables de l’association d’aide à domicile – lui laisse bien volontiers jouer, celui de gérer les échanges et la discussion avec la malade. Yasmina dit ainsi qu’elle « aime » particulièrement discuter avec cette dame et que c’est elle qui a choisi de « surtout s’occuper de la personne ».
18Pour autant, nous n’irons pas jusqu’à affirmer comme Anne-Marie Arborio, lorsqu’elle analyse les formes d’appropriation du sale boulot et notamment du travail au contact des patient·e·s par certaines aides-soignantes, qu’il y a « retournement du stigmate » [Arborio, 2001]. Si ces rôles sont vécus sur un mode positif, on peut faire l’hypothèse que c’est parce qu’ils réactivent un ensemble de dispositions de genre acquises au cours de la socialisation familiale et/ou bien parce qu’ils s’inscrivent dans une division sexuée des rôles que ces femmes ne mettent pas en cause. En somme, ces tâches restent dévalorisées professionnellement mais prennent un sens positif dans la division sexuelle des rôles. En réinscrivant ces rôles dans une logique institutionnelle et en adoptant conjointement les lunettes du genre, on suggère que les femmes qui les assument permettent, en retour, aux catégories supérieures de jouer un rôle qui sera quant à lui dénué de certaines tâches insignifiantes, profanes, peu prestigieuses. Lorsqu’elles prennent en charge la vie matérielle de leurs supérieur·e·s, ces femmes les libèrent « pour la pure activité » [Pinto-Guichot, 1981]. Le rôle de ces femmes dans la division du travail purifie le rôle de leurs supérieur·e·s et contribue à façonner leurs positions de prestige. Mais est-ce que ce sont les seuls rôles joués par les femmes dans la division morale du travail ?
Les « mauvais » rôles
19Pour répondre à cette question, il faut revenir aux distinctions opérées par Everett Hughes. Les médecins, on l’a évoqué, qui réalisent du sale boulot peuvent l’inscrire dans un rôle positif porté par l’institution, de même que les professeur·e·s d’université. En revanche, si les concierges parviennent, grâce au sale boulot qu’ils/elles réalisent, à acquérir une forme de pouvoir sur les locataires (du fait des informations personnelles qu’ils/elles détiennent), ils ou elles n’arrivent pas complètement à le faire entrer dans un rôle positif de sorte que le sale boulot délégué est source de ressentiment et de conflits. Par opposition au sale boulot qui peut être intégré dans un rôle positif et nourrir de « bons » rôles, nous proposons de qualifier ceux-ci de « mauvais » rôles. Les femmes enquêtées sont aussi celles qui se salissent les mains pour les autres et le vivent parfois péniblement.
Les rôles qui embarrassent l’institution
20Une première dimension sur laquelle nous voudrions insister concerne le travail de surveillance, de contrôle, parfois de répression, qu’assument les femmes que nous avons rencontrées.
21Du côté de l’enquête sur les aides à domicile, les exemples ne manquent pas de membres de la famille qui demandent aux salariées d’effectuer à leur place des tâches de contrôle. La nièce de Micheline Fouchereau (95 ans) passe ainsi chez sa tante pour discuter avec l’aide à domicile, Latifa. Elle profite d’un moment où elle est seule avec la salariée dans la cuisine (sa tante, assise dans un fauteuil du salon, ne peut se déplacer) pour demander à Latifa de jeter la nourriture qui se trouve dans le frigo et en particulier un poulet dont la date de péremption est dépassée. Micheline Fouchereau, qui a échangé plus tôt avec sa nièce à ce sujet, y est tout à fait opposée. Latifa ne partage pas le point de vue de la nièce (elle pense aussi qu’on peut encore cuisiner le poulet) mais elle se résoudra à jeter la nourriture en cachette de la dame âgée et tout en sachant que c’est vers elle que cette dernière se tournera quand elle s’en rendra compte. Parfois c’est un médecin ou le personnel de l’association d’aide à domicile qui demande à une salariée comme Latifa de ne pas acheter d’alcool ou de cigarettes à une personne âgée qui lui en demande. Les associations d’aide à domicile et les personnels soignants, tout comme les membres des familles, prônent pourtant aujourd’hui le respect de « l’autonomie » des personnes âgées. Et c’est bien d’autonomie dont semble dotée ici Micheline Fouchereau. Mais lorsque cette autonomie contrevient aux intérêts des aidant·e·s profanes et professionnel·le·s, ou va à l’encontre de leur conception du soin, elle devient embarrassante. Et, à l’instar des agents envoyés par la ratp pour sortir les sans-abri du métro [Soutrenon, 2001], il revient à Latifa d’incarner ces contradictions.
22Jeter la nourriture est aussi un des mauvais rôles que les aides-soignantes et parfois les infirmières assument avec difficulté. Mais ce n’est pas le seul. Si, avec l’exemple de la ponction lombaire, les aides-soignantes et les infirmières se retrouvent avec le « bon rôle » (gérer les conséquences de la douleur provoquée par le geste invasif du pédiatre), il leur arrive aussi très souvent d’assumer de mauvais rôles pour les autres et en particulier pour les pédiatres et les « psys ». Nous l’avons entrevu au sujet du protocole pour les tentatives de suicide, infirmières et aides-soignantes assument, comme les caissières [Bernard, 2014], des tâches de surveillance qu’elles trouvent particulièrement pénibles. Au quotidien, elles surveillent les entrées et les sorties du service, les visites dans les chambres des enfants, elles vont aussi être amenées à refuser (verbalement voire physiquement) des visites que les parents n’autorisent pas (une belle-mère que la mère de l’enfant leur a demandé de ne pas laisser entrer par exemple). L’hospitalisation dans le service d’un enfant catégorisé « psy » implique un travail de surveillance, de contrôle voire de répression comparable à celui des surveillants de prison [Chauvenet, Orlic et Benguigui, 1994]. La crainte d’une fugue, d’une crise de violence ou d’un « débordement » est constante. Elles sont attentives aux bruits et aux silences, aux paroles et aux attitudes des enfants pour anticiper et déjouer une situation indésirable. Le contrôle des « enfants psy » peut impliquer la contrainte physique « même en lui faisant mal », « pour son bien » [Moreau, 2015]. Ainsi, dans la majorité des cas observés, les enfants qui deviennent violents sont, contre toute attente, gérés par les aides-soignantes et les infirmières : elles les enveloppent dans des draps, les contraignent physiquement à se calmer, à rentrer dans leur chambre. Seuls les cas extrêmes et rares (ceux où il peut y avoir injection de sédatif), donnent lieu à l’intervention des médecins et des vigiles. Ce contrôle des corps par la contrainte concerne aussi la sexualité comme dans cet exemple :
Un soir, les aides-soignantes remarquent que Brandon, 15 ans, hospitalisé pour une tentative de suicide et Elvina, 14 ans, hospitalisée pour « dépression », cherchent à s’isoler. Ils essaient d’ouvrir la porte de la salle de jeux et, comme elle est fermée à clé, ils s’assoient dans un espace isolé qui habituellement est bloqué par une corde. Infirmières et aides-soignantes s’inquiètent et décident d’y aller, de remettre la corde et de les faire sortir. Les deux jeunes vont alors se déplacer dans la « salle ados ». Ils y regardent la télé mais avec la lumière éteinte ce que remarquent aides-soignantes et infirmières. Deux aides-soignantes vont interrompre plusieurs fois leurs tâches pour aller voir ce qui se passe dans cette salle et finissent par leur demander de laisser la lumière allumée.
24La psychologue, interpellée sur la situation commence par la minimiser : « Il faut les laisser faire. », « C’est mignon. ». Puis devant l’inquiétude réitérée des deux aides-soignantes, elle se contente de leur rappeler que « les relations sexuelles sont interdites », les laissant se charger de les réprimer.
25Qu’il s’agisse de l’autonomie des personnes âgées, de la violence physique qu’il faut parfois exercer sur les patient·e·s ou encore de la sexualité, certaines dimensions embarrassent les institutions et sont déléguées aux femmes. Ce sont des rôles qu’elles ne peuvent revendiquer et qui sont, comme pour les concierges, source de conflit et de ressentiment. En définitive, en les prenant en charge, les femmes contribuent à « purifier » les autres, et en particulier les catégories supérieures, des dimensions moralement embarrassantes du travail.
Couvrir les défaillances de l’institution
26Les dimensions que l’on vient d’évoquer sont des mauvais rôles au sens où il est très difficile pour les personnels étudiés de les revendiquer. La pénibilité manifeste que les salariées ressentent à assumer ces tâches – jeter la nourriture, surveiller les allées et venues, contrôler la sexualité ou la prise d’alcool – montre qu’il est compliqué pour elles de les faire entrer dans un rôle positif contrairement au fait de calmer la douleur d’une dame âgée souffrant d’un cancer ou d’un enfant pendant une ponction lombaire. Si ces mauvais rôles contribuent sans nul doute à « purifier » le rôle des autres (membres de la famille, catégories professionnelles supérieures) selon l’expression de Hughes, on voudrait à présent insister sur un autre type de mauvais rôle qui remplit une fonction spécifique dans la fabrique des positions de pouvoir. Il est assumé par des femmes dans les situations évoquées par Everett Hughes, sans que celui-ci inscrive son propos dans une perspective de genre : lorsqu’il évoque des exemples de femmes dans ses réflexions sur le sale boulot, Hughes se réfère comme on s’en doute aux infirmières mais aussi à la femme du concierge, du médecin ou du professeur. Ainsi écrit-il « Le travailleur pense que sa longue expérience lui a appris que les clients exagèrent leurs problèmes, et c’est pourquoi il recourt à des artifices pour se protéger et gagner du temps. Tel est le rôle de la femme du concierge lorsqu’un locataire téléphone pour exiger qu’on s’occupe immédiatement du robinet qui fuit, ou celui de la femme du médecin, et même quelquefois celui de la femme du professeur. » [Hughes, 1996 (1951b), p. 85]. On comprend que ce rôle consiste pour les femmes à tromper le client au bénéfice du mari ou du supérieur hiérarchique. Pour illustrer ce point, commençons par revenir à l’exemple d’Odette et aux rôles qu’elle joue : chez Simon Terray, dont la femme est morte mais qui n’a pas été mis au courant par sa fille, c’est à Odette que revient au quotidien la gestion du mensonge. Elle essaie de le rassurer, de le calmer, il est triste et elle se tourne à plusieurs reprises vers moi pour me faire comprendre à quel point elle se sent mal de se retrouver dans ce rôle qu’elle n’a pas voulu. Cette participation au secret mais aussi au mensonge est particulièrement présente en milieu médical [Fainzang, 2006] et a déjà été mise en évidence dans le cas des infirmières de pédiatrie au sujet de la réanimation des nouveau-nés [Paillet, 2009]. Ce trait apparaît assez nettement dans les rôles joués par les secrétaires :
Un médecin a une heure de retard à sa consultation : la secrétaire sait qu’il est en train de prendre le petit-déjeuner chez lui à l’heure où ses consultations auraient dû commencer (« Il fait ça à chaque fois. » me dit-elle, « Je l’appelle et il me répond qu’il n’est pas parti de chez lui et qu’il termine son petit-déjeuner. »), mais, face aux patient·e·s inquiet·e·s qui viennent se renseigner dans son bureau, la secrétaire répond qu’il a eu un imprévu, qu’il a été appelé dans un autre service et qu’il aura donc beaucoup de retard.
28Si la femme d’un membre des professions prestigieuses va, comme le suggère Hughes, mentir en quelque sorte (être l’artifice qui permet de se protéger et de gagner du temps), l’infirmière se voit confier selon lui un autre rôle : « sans jamais être la prima donna, l’infirmière est le personnage énergique qui doit toujours être prêt à rattraper une réplique ratée » [Hughes, 1996 (1951b), p. 85] et donc à couvrir une erreur. La complicité envers les défaillances des supérieur·e·s prend parfois en effet une tournure plus pénible et aliénante que le simple mensonge, comme dans l’exemple qui suit concernant les secrétaires :
La secrétaire d’un jeune urologue qui est en train de percer dans son domaine et accepte de très nombreuses opérations, peine à lui faire faire ses comptes rendus opératoires (il doit s’enregistrer sur cassette, elle doit ensuite récupérer les cassettes, les retranscrire, lui faire relire et signer le compte rendu, dans des délais légaux). Au lieu de s’enregistrer sur cassette après chaque opération ou bien à la fin d’une journée d’interventions, le chirurgien enchaîne les interventions et néglige cet aspect de son travail. Dès qu’il passe dans le secrétariat, la secrétaire lui demande ses cassettes et lui demande aussi de relire et signer les derniers comptes rendus qu’elle a tapés afin de pouvoir les envoyer aux patient·e·s et à leurs médecins généralistes. Le retard s’accumule, la secrétaire fait comprendre au chef de service qu’il faudrait que ce chirurgien fasse ses comptes rendus, qu’en cas de contrôle de l’agence régionale de santé, le service serait complètement dans l’illégalité. Le chef de service est sensible à l’argument et, entre deux portes, il demande au chirurgien de rattraper un peu son retard. Celui-ci arrive quelques jours plus tard avec des cassettes pour la secrétaire. Elle lui dit : « Et monsieur Untel dont vous ne vous rappeliez pas, vous avez fait comment ? » Le chirurgien riant mais embarrassé : « Oh, ça se fait ». Je comprends à l’interaction observée que le médecin avait oublié de faire le compte rendu opératoire d’un patient (opéré près de six mois plus tôt comme je l’apprendrai ensuite), dont il ne se souvient pas, et qu’il a inventé en quelque sorte le compte rendu enregistré sur cassette. Quand j’en parle à la secrétaire une fois qu’il est parti, elle serre les dents, elle est en colère. Elle tapera ce compte rendu comme si de rien n’était, couvrant la défaillance du chirurgien.
30Secrétaires, aides-soignantes et infirmières sont bien celles qui dans l’organisation de l’hôpital viennent couvrir dans l’invisibilité une erreur et parfois rattraper une réplique ratée. Les métiers de femme se définissent moins par un faisceau de tâches donné que par un ensemble de rôles qui font l’unité de ce faisceau de tâches. Couvrir les défaillances, assumer l’immoralité des supérieur·e·s est l’un de ces rôles. Plus peut-être que les autres, il permet aux supérieur·e·s, aux autres catégories professionnelles, de se présenter sur la scène du travail sous leur meilleur jour, comme hautement héroïques, et garantit le maintien de leur position de pouvoir. Plus que les autres, il heurte la dignité des femmes qui l’accomplissent pour reprendre une formulation d’Everett Hughes.
31* * *
32L’approche de Hughes n’est pas a priori une réflexion sur les liens entre genre et sale boulot. Pourtant lorsqu’il montre que la délégation du sale boulot et la construction des positions de pouvoir ne sont pas qu’une question de tâches et de division technique du travail mais bien aussi une question de rôles et de division morale du travail, il rejoint les recherches féministes des années 1970-1980 s’attachant à saisir ce qui fait un « métier de femme ». Notre réflexion nourrie par l’approche du sale boulot a pu poursuivre la réflexion féministe et mettre en évidence la spécificité de ces rôles dans la division morale du travail. Un métier de femme est un métier qui se définit moins par la licence spécifique de faire certaines tâches que par le fait « de faire ce qu’il reste à faire » et qu’il est nécessaire de faire dans une organisation du travail donnée. En ce sens, l’approche par les rôles et la division morale paraît plus efficace que l’approche par les tâches pour saisir la construction sexuée des positions de pouvoir. Dans la lignée des recherches féministes, nous avons montré que les femmes enquêtées assument des rôles ménagers et maternels tout en les spécifiant, grâce à l’approche du sale boulot : ils peuvent constituer de bons rôles. Mais les femmes étudiées sont aussi amenées à décharger les autres des tâches jugées peu morales voire immorales. Et ces mauvais rôles sont, par définition, non revendiqués voire dissimulés. Les femmes étudiées assument deux types de mauvais rôle : elles surveillent, contrôlent, voire exercent une contrainte physique, c’est-à-dire assument des tâches qui embarrassent les institutions. Elles sont aussi celles qui, pour reprendre les termes de Hughes, rattrapent une réplique ratée par l’artifice du mensonge ou la dissimulation des erreurs des autres. En assumant ces rôles, les femmes déchargent les catégories pour lesquelles elles travaillent des tâches insignifiantes, des contraintes matérielles et des tâches peu prestigieuses mais aussi des tâches peu morales ou immorales. Dans la division du travail, les catégories pour lesquelles elles travaillent apparaissent ainsi comme celles qui font des tâches importantes, prestigieuses mais aussi hautement morales voire héroïques.
33Cette réflexion invite également à tirer d’autres fils. À plusieurs reprises, elle a suggéré que les membres de la famille jouent un rôle dans la définition des frontières du travail des salariées étudiées. Celle-ci semble autant dépendre des interactions avec les acteurs et actrices profanes qu’avec les professionnel·le·s : la scène familiale s’invite de manière inédite sur la scène professionnelle. Le deuxième fil concerne le niveau politique et institutionnel particulièrement présent dans nos enquêtes. Le brouillage de la frontière entre aides-soignantes et infirmières devant l’ampleur du travail à réaliser et en l’absence d’autres personnels, les tâches assumées par les aides à domicile parce que l’infirmière ne peut passer qu’une fois par jour, les pressions à réaliser de plus en plus d’opérations et donc de comptes rendus opératoires au point que les secrétaires doivent couvrir les médecins qui ne parviennent pas à trouver le temps de les faire, renvoient au recul des politiques sociales. Les femmes salariées qui font « ce qu’il reste à faire » dans le secteur sanitaire et social sont en première ligne des effets des politiques de New public management. Enfin, une discussion sur ce qu’est un métier de femmes ne peut qu’inviter à questionner le poids des trajectoires sociales, des dispositions et des socialisations. Qu’est-ce qui dispose ces femmes à se saisir des rôles que les autres les laissent jouer ? Et quels sont les effets des socialisations professionnelles à certains rôles sociaux sur leur propre vie privée ? La discussion sur ce qu’est un métier de femme a encore de belles perspectives devant elle.
Bibliographie
Bibliographie
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- Vinnicombe Susan 1980, Secretaries, Management and Organizations, London, Heinemann Educational Books.
Notes
-
[1]
Nous remercions Emmanuel Soutrenon pour ses relectures critiques des différentes versions de l’article. Nous tenons également à remercier, pour leur soutien, logistique et financier, à une recherche doctorale menée en situation de handicap, la mission handicap de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et l’école doctorale 465 Économie Panthéon Sorbonne (eps), le Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (cessp), la Fédération étudiante pour une dynamique études et emploi avec un handicap (Fédéeh) ainsi que la mission handicap du Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (crous), l’association Baisser les Barrières et le Groupement des intellectuels aveugles ou amblyopes (giaa).