Notes
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[1]
La recherche a été financée et conduite en partenariat avec l’Institut national de recherche et de sécurité (inrs) pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, en collaboration avec le laboratoire Environnement, ville, société (umr 5600) et l’Université Lyon 2.
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[2]
À défaut de disponibilité des collègues masculins, elles demandent de l’aide à une collègue.
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[3]
Dans les faits, la fréquence de désinfection des tapis est assez variable selon les sites étudiés : fréquence hebdomadaire, mensuelle ou semestrielle.
1Le « sale boulot » tel que le théorise Everett Hughes [1996, p. 81] recouvre des activités professionnelles considérées comme « dégoûtantes ou repoussantes », celles qui « symbolisent quelque chose de dégradant ou humiliant » et celles qui vont « à l’encontre des conceptions morales les plus héroïques » (voir Dominique Lhuilier [2005]). Parmi ces « sales boulots », la gestion des déchets en est l’un des exemples caractéristiques et c’est ce secteur que nous allons examiner dans cette contribution.
2Le « sale » mêle à la fois des représentations sur les objets et les situations de travail, mais aussi sur les travailleurs et travailleuses qui exercent ces activités professionnelles puisque : « la saleté manipulée par ces salariés rejaillit sur la perception que l’on a de ces emplois » [Bercot, 2011, p. 207]. Cela d’autant que le « sale boulot » se traduit dans l’activité des individus en « boulot sale » qui inclut des tâches désagréables, pénibles, dévalorisées, ou qui entrent en conflit avec ses propres valeurs [Molinier, Gaignard et Dujarier, 2010]. Plus encore, l’image du « sale » sur le travail et ses représentations participent à entretenir les divisions techniques, sociales et morales du travail [Lhuilier, op. cit.]. Le « sale boulot » est aussi source de production et de reproduction d’inégalités de genre, ce qui suppose un regard croisé sur les aspects de travail, de santé et de genre.
3Ces remarques apparaissent pertinentes pour l’ergonomie qui place au cœur de ses analyses l’activité des travailleurs et des travailleuses en situation réelle. L’activité engage et transforme en retour celui ou celle qui l’accomplit [Teiger, 1993]. Elle est le creuset de stratégies de régulations individuelles et collectives dans le but de tenir les objectifs de production et les objectifs de santé du sujet. Celles-ci aboutissent à des arbitrages entre le travail prescrit et le travail réel pouvant être favorables à la santé en fonction des marges de manœuvre disponibles.
4Cet article poursuit donc l’objectif de décrire le travail réel dans des centres de tri des déchets ménagers dans une perspective attentive aux inégalités de genre et aux enjeux de santé au travail. Il interroge la division sexuée du travail dans ces espaces professionnels ainsi que des formes de re-valorisation de son travail dans un boulot « sale ». Il s’appuie sur une recherche-intervention menée auprès de cinq centres de tri des déchets ménagers en France entre 2012 et 2016. Cette recherche doctorale [1] [Boudra, 2016] avait pour objectif de proposer des modalités d’action innovantes en prévention des risques professionnels dans ce secteur.
Encadré méthodologique
Les analyses se sont déroulées durant 24 mois au cours desquels 102 opérateurs et opératrices de tri des déchets ont pris part à cette étude. 22 campagnes d’observations du travail in situ (chacune d’une durée de 2 jours en moyenne) ont été réalisées, accompagnées de 38 entretiens individuels. Ces premiers résultats ont été mis en discussion à l’occasion d’entretiens de confrontations individuels et collectifs. Ces techniques d’entretiens visent à convoquer la verbalisation de l’action, en confrontant l’opérateur/trice à des traces de sa propre activité via des supports matériels et visuels (vidéo, photo, etc.) et ainsi engager une réflexivité support au développement de l’activité.
5Après avoir présenté le secteur du tri des déchets et la division sexuée, sociale et spatiale du travail, nous poursuivrons l’analyse du travail réel en montrant que l’activité de tri des déchets repose sur des dynamiques collectives, mais que les contraintes et les exigences du travail conduisent à la (re)production de formes de division sexuée. Ensuite, nous aborderons la pénibilité au travail et les effets différenciés en fonction du genre et nous étudierons la mise à l’épreuve du sens du travail, au regard des dimensions du sensible engagées dans l’activité et des formes de souffrance au travail mais également au regard de la finalité verte du travail. Cela ouvre la voie à une lecture de la valorisation de cette activité « verte », un point de vue partagé par les femmes et les hommes rencontré·e·s dans cette étude.
Le travail de tri des déchets ménagers
Tri des déchets et « sale boulot »
6Avec l’émergence du développement durable comme cadre de réflexion mondial, la valorisation par le recyclage s’est progressivement imposée comme modèle de gestion des déchets [Barbier, 2002]. Le déchet devient alors une ressource économique potentielle dans une perspective de recyclage et de réutilisation.
7En France, depuis les années 1990, le domaine du recyclage des déchets, notamment des déchets ménagers, s’est développé et structuré autour d’un modèle d’organisation industrielle. Les centres de tri des déchets, au cœur de la chaîne du recyclage, sont des unités socioproductives appartenant à des groupes privés ou à des structures publiques (établissements publics de coopération intercommunale par exemple). Les déchets issus de la collecte sélective des ménages y sont réceptionnés, triés en fonction de la nature des matériaux, puis conditionnés et stockés. Enfin, ils sont transférés à des valorisateurs pour être recyclés. Un emballage recyclable collecté arrive dans le centre de tri en tant que déchet et en ressort en tant que produit, ayant acquis une valeur marchande et industrielle.
8La gestion des déchets et les activités des travailleurs et travailleuses qui les collectent sur les chaussées, les trient par matière ou les transforment en vue de leur recyclage, sont un exemple emblématique du « sale boulot » et cela pour au moins deux raisons.
9D’une part, compte tenu de l’objet du travail qu’est le déchet et les représentations qui lui sont associées « des notions d’infection, de contagion, de contamination, des images de l’impur, de celles de la souillure » [Corbin, 2011, p. 9]. Ces métiers du « repoussant », vecteurs de représentations qui les rendent peu attractifs, ont pourtant une fonction sociale à l’échelle des territoires puisque le recyclage des déchets est un secteur porteur pour l’insertion et la création d’emplois de proximité, dans un contexte de chômage structurel [Chay et al., 2013]. Ces emplois sont généralement considérés comme peu qualifiés et sont souvent confiés à des personnes issues des « catégories populaires » [ibid.] ayant peu ou n’ayant pas de qualification et/ou ayant connu des parcours professionnels morcelés, comportant des périodes de chômage plus ou moins longues.
10D’autre part, ce sont des activités professionnelles dont les conditions de travail sont souvent considérées comme préoccupantes. De nombreux travaux ont identifié les multiples risques pour la santé, l’hygiène et la sécurité des personnels. Sans prétendre à l’exhaustivité, citons les manutentions manuelles liées au déplacement des conteneurs et des sacs de collecte des ordures ménagères et recyclables [An et al., 2002 ; Gutberlet et Baeder, 2008] ou encore les risques liés au contact cutané et respiratoire avec des déchets qui peuvent être piquants, coupants, souillés, chimiques ou toxiques [Yang et al., 2001] ainsi que les conséquences sur la santé d’un travail intense et répétitif, réalisé à la chaîne [inrs, 2011 ; Boudra, op.cit.].
Les populations au travail et les conditions d’emploi
11Les entreprises de tri des déchets, en France, emploient environ 7 000 travailleurs/euses, agent·e·s du secteur public ou salarié·e·s d’entreprises privées, dont 5 500 sont des emplois aux postes de tri des déchets (Données Éco-Emballages, 2012 voir Leïla Boudra, op.cit.). La majorité des emplois du secteur des déchets sont occupés par des hommes ; les femmes ne représentent que 7 % des salarié·e·s de l’industrie de l’assainissement et du traitement des déchets [Babet et Margontier, 2017]. Toutefois, les femmes sont très présentes aux postes de tri [Chay et Thoemmes, 2015], une donnée qui n’est pas surprenante puisque, toutes industries confondues, près d’un ouvrier à la chaîne sur deux est une femme [Gollac et Volkoff, 2002].
12L’emploi aux postes de tri des déchets est le moins bien rémunéré du secteur et les possibilités de mobilité professionnelle y sont restreintes [Chay et Thoemmes, op.cit.]. Les salaires proposés et les avantages salariaux sont sensiblement différents en fonction du statut (salarié·e du privé ou fonctionnaire) et de la durée du contrat (indéterminée ou déterminée). Certaines entreprises optent pour des primes financières associées à la performance industrielle et marchande (prime d’intéressement, prime au bénéfice, etc.) et l’évaluation de la production se fait ainsi collectivement. À titre d’illustration, les données recueillies sur l’un des centres de tri étudiés indiquent un salaire net mensuel d’environ 1 300 €, auquel s’ajoutent une prime mensuelle de 100 € (en fonction de la ponctualité individuelle et du respect collectif des objectifs de production), une prime de participation versée en milieu d’année (environ 300 €) et un treizième mois de salaire versé en fin d’année. Tou·te·s les salarié·e·s de cette entreprise bénéficient en outre d’une mutuelle d’entreprise. Toutefois, les contrats de travail proposent des conditions plus ou moins pérennes et sécurisées [Chay et al., op.cit.]. Par exemple, pour un cas étudié, les personnels de tri étaient en contrat d’insertion et à durée déterminée, d’une durée de deux ans maximum. Les autres sites proposaient des contrats à durée indéterminée ou déterminée et en intérim. Par conséquent, les profils des personnes rencontrées sont très diversifiés, d’âges variés et avec des expériences professionnelles diverses. Ils et elles partagent le fait d’être peu ou pas qualifié·e·s.
Les conditions de travail et l’organisation dans les centres de tri des déchets ménagers
13Le modèle sur lequel repose le tri des déchets en France est une industrie de process. Le travail de tri y est réalisé à la chaîne, sous cadences automatisées. Il est organisé par équipe, le plus souvent avec des équipes successives alternantes. Les équipes sont mixtes, sans être strictement paritaires. Dans les centres de tri étudiés, la proportion de femmes occupant des postes de tri des déchets était en moyenne plus faible que celle des hommes.
14Positionné·e·s autour d’un tapis automatisé, au sein d’une cabine de tri des déchets (i.e. le local dans lequel s’effectue une activité de tri manuel), les opérateurs/trices ont pour tâche générique de prélever et trier par matière les déchets recyclables et des déchets non recyclables (les « refus », i.e. erreurs de tri des habitant·e·s, déchets souillés, etc.) qui pourront faire l’objet d’une valorisation énergétique par l’incinération. Après les avoir discriminés et prélevés, les opérateurs/trices évacuent les déchets saisis en les déposant dans les exutoires, c’est-à-dire les équipements prévus à cet effet, situés de manière latérale ou frontale au poste de tri.
15Le travail réalisé à la chaîne ou sous cadences automatisées est un travail que l’on peut qualifier de physique, contraignant et répétitif [Molinié et Volkoff, 1980]. Le travail de tri implique des sollicitations répétées des membres supérieurs et des efforts physiques multiples pour soulever, pousser et jeter les déchets. Cette répétitivité gestuelle sous cadences automatisées est un facteur de risques d’accidents du travail et de maladies professionnelles : des mouvements laborieux associés à une forte fréquence de répétitivité sont susceptibles d’engendrer des troubles musculo-squelettiques ou des troubles psychosociaux, par exemple liés à la fatigue cognitive, à la monotonie, etc. Discriminer un déchet à prélever défilant sur un tapis automatisé suppose « un balayage continu du regard » selon les opérateurs/trices et une attention continue soutenue, qui peuvent être épuisants. Outre ces sollicitations physiques et cognitives intenses et répétées, la conception des postes de travail impose d’adopter une posture debout prolongée. Cette posture est ici renforcée par une impossibilité de s’asseoir et une posture debout fixe, quasi immobile. Cette activité s’exerce dans des ambiances sonores, tactiles et olfactives qualifiées de pénible et d’intense dans différentes études [Chay et al., op.cit. ; inrs, op.cit.].
16Enfin, du point de vue de l’organisation du travail, la mixité des équipes n’est pas forcément maintenue à tout prix, en particulier du fait des horaires décalés qu’implique le travail en centre de tri. Par exemple, dans un des centres de tri étudiés, les femmes ont majoritairement demandé d’intégrer l’équipe du matin. Elles ont invoqué la difficulté de concilier la vie professionnelle et la vie familiale : quitter son lieu de travail à 22h00 impose des contraintes de garde d’enfants conséquentes et implique des questions d’accès au transport en commun. Par conséquent, sur ce site, les femmes se trouvaient majoritaires dans l’équipe du matin et très minoritaires dans l’équipe de l’après-midi, créant ainsi un déséquilibre dans la mixité des équipes de travail. Cela révèle des contraintes de temps du travail et du hors travail différenciées déjà étudiées dans d’autres secteurs [Fortino, 2014].
Tâches prescrites et objectifs assignés
Une division sexuée des tâches et des postes de travail
17Les tâches prescrites et les objectifs assignés sont identiques pour tous les opérateurs/trices de tri des déchets, quels que soient le process technique utilisé, le poste occupé, l’ancienneté et l’expérience du sujet ou son genre. Cependant, une analyse plus fine de l’activité de travail de tri des déchets, conduite à partir d’observations in situ, indique une division sexuée des tâches.
18Les postes en début de chaîne de tri, dits postes de « pré-tri » concernent le tri de déchets de plus grande dimension et de poids plus important. Il s’agit de déchets plastiques recyclables de grande taille (grands cartons, bidons ou bâches plastiques par exemple) ou de déchets d’équipements électroniques, ainsi que des sacs de collecte remplis de déchets qui doivent être ouverts et/ou vidés. Ces postes de début de chaîne sont considérés comme « physiques » compte tenu des charges plus lourdes à porter et des multiples manipulations des produits. Pour les saisir, les travailleurs/euses doivent plonger leurs mains et leurs avant-bras dans le flux de déchets qui se déplace sur le tapis automatisé pour le fouiller et en prélever ces déchets encombrants ou sacs de collecte, sans qu’il soit toujours possible de distinguer visuellement les déchets qui composent ce flux. Outre les actions techniques habituelles pour réaliser les opérations de tri (atteindre, saisir/pousser/tirer, déposer), les opérateurs/trices vont devoir extraire le déchet de grande dimension du tapis de tri, vérifier que cela n’entraîne pas d’autres déchets (ce qui nuirait à la qualité des balles de déchets vendues aux valorisateurs), saisir les extrémités du déchet, le plier en son centre et cela autant de fois que nécessaire pour que le déchet puisse être déposé dans l’exutoire. La réalisation de ces multiples opérations nécessite du temps durant lequel les autres opérateurs/trices sur la chaîne de tri vont devoir prendre en charge les tâches normalement assurées par celui ou celle occupé·e à ventiler ce déchet encombrant. Cela suscite de la crainte chez les opérateurs, notamment au regard des risques en lien avec des déchets qui peuvent être souillés, qui peuvent piquer ou couper à travers les gants et les vêtements de travail (objets métalliques coupants ou aiguilles de seringue par exemple induisant un risque de contamination par des bactéries ou virus tels que le vih). Des personnels précisent qu’ils ressentent souvent de fortes douleurs physiques après avoir travaillé à ces postes :
Adrien, 3 ans d’ancienneté : « Le poste du pré-tri c’est le poste le plus difficile, on a les épaules en vrac, même les poignets. »
20Sur les cinq sites que nous avons suivis, tous privilégient les salariés masculins pour ces postes :
Yacine, chef d’équipe, 1 an d’ancienneté : « Les femmes ne vont pas au pré-tri : les tapis sont trop larges et les objets trop lourds et trop encombrants. »
22Les travailleurs et travailleuses se font elles/eux-mêmes vecteurs de ces représentations fondées sur des stéréotypes de genre et des qualités supposément naturelles :
Katia, 3 mois d’ancienneté : « Le pré-tri est le poste le plus difficile. Il faut ouvrir les sacs [de collecte] et les vider. C’est plus un poste pour les hommes que pour les femmes […] J’y suis déjà allée, mais je trouve que quarante minutes sur ce poste c’est déjà beaucoup. »
24Les femmes à l’inverse seront prioritairement positionnées sur des postes de finition, réputés demander moins d’efforts physiques intenses mais qui nécessiteraient plus de minutie et de rapidité. Situés en fin de chaîne de tri, ces postes exigent des travailleurs/euses qu’ils et elles assurent les objectifs de qualité.
25À la finition, les personnels prélèvent des déchets de petites dimensions, recyclables ou non (petits cartons ou petits pots en plastique par exemple) qui ne pouvaient pas être visuellement détectés en amont de la chaîne, car masqués par le tas de déchets. Leur tri nécessitera donc des sollicitations cognitives plus importantes pour les discriminer et une rapidité gestuelle plus grande pour les prélever. Ces postes sont considérés par les opérateurs/trices comme « difficiles » au regard du nombre, de la diversité et de la petite taille des déchets à récupérer. Ils et elles récupèrent également des déchets de dimension plus importante, laissés sur le tapis lors des opérations de tri en amont de la chaîne, le plus souvent en raison de la charge intense de travail et de la vitesse de défilement des tapis. La finition est d’ailleurs réputée comme plus stressante, compte tenu des responsabilités pour assurer la qualité et donc la valeur marchande des produits :
Angèle, 2 ans d’ancienneté : « À la finition surtout, il ne faut rien laisser passer. »
Véronique, 2 ans d’ancienneté : « On a toujours une crainte et une peur, parce que s’il y a des trucs qui passent [des déchets recyclables], pour moi c’est moi la responsable parce que je suis ici [au poste de finition]. »
28Simultanément, cette division sexuée des tâches produit une répartition différenciée des individus dans l’espace de travail, catégorisée par sexe. Les postes « physiques » attribués aux hommes sont situés en début de chaîne et les postes « doux » attribués aux femmes en fin de chaîne. Dans un même espace de travail – la cabine de tri des déchets – hommes et femmes pourront donc se trouver séparé·e·s.
29Ainsi s’opère une division sexuée, sociale et spatiale du travail, caractéristique des postes de travail à la chaîne, déjà montrée dans le secteur des abattoirs par exemple [Messing, 1999a]. De la même manière, les femmes ne souhaitaient pas y occuper les postes « masculins » invoquant le fait que ces postes étaient physiquement trop durs [ibid.]. Cela reflète des stéréotypes de genre qui se reconfigurent dans les organisations socioproductives [Messing, 1999b].
30On retrouve ici les analyses, portées par exemple par Danièle Kergoat [1982] ou encore Dominique Gaucher [1983], sur l’utilisation dans l’industrie des aptitudes supposément féminines telles que l’habileté, la dextérité ou la minutie sans que ces compétences ne soient ni reconnues ni rémunérées. Comme le rappelaient Catherine Teiger et Françoise Vouillot [2013], les femmes s’adaptent aux difficultés et aux pesanteurs de ce travail socialement considéré comme « léger », au prix de leur santé, alors même que de nombreuses études montrent que les maladies professionnelles et les accidents du travail progressent de manière beaucoup plus importante pour les femmes que pour les hommes [Chappert et Thery, 2016 ; Caroly, Major, Probst et Molinié, 2013]. Du côté des hommes, plus souvent, ce sont des efforts brefs et intenses qui leur sont demandés dans leur travail [Kergoat, ibid.]. Cela relève pour certain·e·s auteur·e·s d’une instrumentalisation de l’image de la virilité qui conduit à faire accepter les risques du travail [Dejours, 1993] et contribue à masquer les contraintes et exigences du travail réel [Teiger et Vouillot, ibid.].
Des situations d’entraide, reproductrices de la division sexuée du travail
31L’activité de travail de tri est marquée par des dynamiques collectives sur lesquelles s’appuie le tri des déchets [Boudra, op.cit.], particulièrement caractérisées par les situations d’entraide. Cette dernière consiste à seconder un individu dans son travail ou exécuter une action à sa place. Elle permet de faire face à une incapacité, une déficience au plan fonctionnel de l’opérateur/trice, ou à un manque de savoir-faire spécifiques sur la situation [Avila-Assunção, 1998]. Ces stratégies d’entraide ont une fonction essentielle dans l’activité puisqu’elles contribuent à la réalisation d’opérations indispensables au déroulement de la production et sont mobilisées pour limiter les effets négatifs du travail sur la santé.
32Les stratégies d’entraide se manifestent de manière très marquée au moment où les exutoires mobiles disposés à chacun des postes de travail doivent être vidés. Les exutoires mobiles, de type conteneurs notamment (d’un volume de 120, 240 ou 360 litres) permettent de récupérer une diversité de déchets plus importante que celle initialement prévue au moment de la conception du poste de travail. Toutefois, les déchets placés dans ces exutoires devront ensuite être déposés dans l’exutoire fixe correspondant à la matière du déchet. Réaliser cette opération impose des sollicitations physiques conséquentes, puisqu’il s’agit de déplacer dans la cabine de tri, soulever et vider entièrement l’exutoire mobile dans l’un des exutoires fixes. Ces manipulations impliquent des manutentions manuelles et des postures contraignantes compte tenu de l’espace de circulation restreint et sont donc réalisées le plus souvent par un binôme d’opérateurs/trices, ce qui est conseillé par l’organisation pour limiter les risques du point de vue de la santé. Plus précisément, nos observations indiquent que les femmes font appel prioritairement [2] à un collègue masculin pour les seconder. Cela suppose que les opérateurs quittent leur poste de tri pour venir en aide à leur collègue. Les opérations de tri habituellement assurées par les deux individus seront alors temporairement prises en charge par les autres membres de l’équipe de tri. Lorsqu’il n’est pas possible de vider les exutoires mobiles pendant le temps du tri (en raison du rythme et de la charge trop intenses), cette opération est réalisée au moment des pauses. Dans les différentes situations que nous avons observées, l’effort lié au port de charge repose essentiellement sur l’opérateur, l’opératrice quant à elle guide le déplacement et s’assure que les déchets ne se déversent pas sur le sol. Toutefois, cette organisation collective informelle révèle une forme de reproduction de la division sexuée des postes sur la chaîne, et in fine vient renforcer les exigences physiques du travail « masculin ». Les hommes, quant à eux, ne sollicitent que rarement une aide de la part d’un ou d’une collègue pour vider les exutoires mobiles de leur poste de travail, même s’il est difficile de déplacer seul ce type de conteneur.
Effets sur la santé et le sens du travail
Pénibilité(s) du travail et effets différenciés sur la santé
33Dans la majorité des entretiens réalisés, les notions « d’épuisement », « d’usure » et de « douleurs physiques » sont évoquées spontanément par les opérateurs/trices. Le travail de gestion des déchets est très marqué par les facteurs de pénibilité : plus d’un·e salarié·e sur deux des industries du secteur de la gestion des déchets, de l’assainissement, de la dépollution et de la production et de la distribution d’eau est exposé·e à au moins l’un des facteurs de pénibilité, principalement le bruit, les manutentions manuelles de charges lourdes, les postures pénibles et le travail répétitif [Rivalin et Sandret, 2014].
34Toutefois l’analyse des conditions réelles de travail révèle des différences d’exposition notables en fonction du genre. Les hommes sont plus exposés à des manutentions manuelles de charges lourdes ainsi qu’aux postures contraignantes. Ce sont d’ailleurs ces aspects du travail qui sont les plus visibles dans les statistiques de sinistralité en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles, produites annuellement par l’Assurance maladie. En 2017, la première cause des 1 998 accidents du travail déclarés et reconnus dans ce secteur était la manutention manuelle. 90 % des victimes de ces accidents du travail étaient des hommes.
35Les opératrices ont une responsabilité plus grande dans la qualité des déchets triés compte tenu de leur affectation plus fréquente aux postes de finition qui requièrent une sollicitation cognitive importante au regard de la diversité des déchets à trier à ces postes. L’évaluation du respect des objectifs de production et les primes financières collectives pèsent donc de manière plus marquée sur le travail des femmes dans ces usines de tri, ce qui s’ajoute à la répétitivité du travail et aux contraintes de rythme. On retrouve encore ici des résultats abordés dans d’autres secteurs industriels. Michel Gollac et Serge Volkoff [2002] ont mené des analyses sur les conditions de travail des ouvrières pour identifier les caractéristiques dominantes de la division sexuée du travail. Comparativement à leurs collègues masculins, les ouvrières sont un peu moins exposées aux contraintes physiques (postures contraignantes, port de charges lourdes, etc.), mais sont, en revanche, plus fréquemment exposées à des contraintes de rythme, à la répétitivité des tâches et à une autonomie restreinte. Ces aspects sont pourtant moins visibles que les contraintes physiques et cela comporte le risque d’un manque de reconnaissance sociale des conditions de travail de ces femmes. Ce phénomène d’invisibilisation est d’ailleurs un apport majeur des travaux sur les liens entre travail, santé et genre [Caroly et al., op.cit. ; Lippel et al., 1999 ; Messing, 1999b].
36De surcroît, rappelons que ces populations au travail ont connu pour la plupart des trajectoires professionnelles morcelées et précarisées et ce sont ces catégories de population qui connaissent les problèmes de santé les plus importants en fin de vie active, en raison des conditions de travail qui creusent les inégalités de santé [Barnay, 2002].
Le sens du travail à l’épreuve dans l’activité : le « sale » face au « vert »
37Lorsque l’on interroge les opérateurs/trices sur leurs conditions de travail, émerge rapidement la question de la propreté et de l’hygiène. Les odeurs qui se dégagent des déchets sont souvent mentionnées comme une source de difficulté par les travailleurs/euses :
Clotilde, 8 ans d’ancienneté : « Certaines personnes partent après quelques heures car elles ne supportent pas l’odeur. Les produits sont très sales. »
Adrien, 3 ans d’ancienneté : « Certains ont pu vomir à cause des odeurs parfois. »
40L’odorat, comme le toucher, la vue ou l’ouïe sont mobilisés comme instrument dans l’activité de tri, pour être efficace sans mettre en jeu sa santé (Boudra, op.cit.) : taper un déchet sur le rebord du tapis de tri peut permettre de discriminer la matière qui le compose en fonction du son alors perçu, de détecter les sources de danger (bruit de verre cassé par exemple), les situations inhabituelles (bruit des machines, odeur qui s’en dégage, etc.), ou la qualité des matériaux à trier pour ajuster son activité (composition du gisement, etc.). Le sensible est au même titre un instrument, le dégoût et la répugnance sont associés à des stratégies de défense [Molinier, 2000] mais la mobilisation de ce registre semble diverger en fonction des individus.
41Du côté des hommes interrogés, la répugnance est souvent rationalisée et associée aux objectifs de production à tenir. Interrogés sur la qualité des produits, certains opérateurs indiquent :
Hassan, 2 ans d’ancienneté : « Je n’ai pas de difficulté au tri, mais c’est important que ce soit bien propre. […] Tous les produits sont triables s’ils sont propres. »
43Certains déchets indésirables sont aussi détournés pour être utilisés comme instrument ludique par les opérateurs, notamment par ceux affectés au pré-tri, qui prélèvent ces déchets. Aussi, il n’est pas rare de voir les opérateurs du pré-tri s’amuser avec un accessoire de coiffure comme un chapeau trouvé sur le tapis de tri ou se lancer un ballon jeté par erreur dans le conteneur de tri sélectif.
44On peut supposer, d’une part, que le jeu met à distance la pénibilité des conditions de travail en laissant place à une forme de légèreté temporaire au travail qui offre un moment de « répit » voire contribue à renforcer le collectif de travail et, d’autre part, que la rationalisation du côté des enjeux productifs est utilisée comme un moyen d’objectiver les difficultés du quotidien qui empêchent de réaliser un travail de qualité. Réaliser un travail de qualité est une garantie de construire un sens dans son action professionnelle et de s’assurer de sa capacité à produire un travail jugé de qualité par les clients [Petit et Dugué, 2013]. À défaut, l’empêchement pour construire un travail de qualité peut se traduire par des atteintes à la santé [ibid.]. C’est d’ailleurs dans cette orientation que la notion de propreté peut aussi être mobilisée comme l’indique le verbatim suivant :
Farouk, opérateur de tri et délégué syndical, 4 ans d’ancienneté : « Ma contribution, je veux avoir un travail propre, je pourrais tout mettre là [au refus] mais je veux un travail de qualité, c’est normal. »
46Les opératrices rencontrées ont spontanément évoqué la notion de propreté et de manière systématique en référence à l’interaction entre elles-mêmes et le déchet. Le sale renvoie au gisement de déchets qu’elles voient passer en continu sur le tapis de tri et dans lequel elles doivent plonger leurs mains. Ce contact avec le déchet sale souille leur espace de travail et souvent, elles regrettent le fait que les tapis et leurs rebords soient peu régulièrement désinfectés [3]. Un dysfonctionnement machine entraînant une interruption du flux de déchets est d’ailleurs l’occasion pour certaines d’entre elles de nettoyer le tapis de tri. Nous avons ainsi observé des opératrices qui s’aidaient régulièrement d’un couvercle de boîte de conserve récupéré sur le tapis de tri pour retirer du tapis une épaisse couche de résidus. Elles opèrent ainsi une catachrèse au sens du détournement de la fonction initiale de l’objet [Béguin et Rabardel, 2000] pour « rendre propre » leur espace de travail.
47Simultanément, le déchet sale souille leurs vêtements de travail et ainsi « faire attention à soi » et donc à ne pas salir ses vêtements de travail est un défi à relever.
Denise, 12 ans d’ancienneté : « Ce n’est pas toujours très propre mais j’essaie de faire un minimum attention à moi. »
49Ce résultat peut être éclairé par des éléments complémentaires : des travaux ont relevé que les femmes font état d’une perception plus critique de leur santé [Aliaga, 2002]. Mais plus encore, il interroge sur la vision négative conférée au déchet, associé à la saleté, ce qui ne peut que renforcer le sentiment de réaliser un « sale boulot » :
Katia, 3 mois d’ancienneté : « Venir trier les merdes des autres c’est difficile. »
51Cela pousse certaines opératrices à exprimer un sentiment de honte vis-à-vis de leur travail. Cette opératrice, qui recherchait activement un autre emploi, a confié au cours de l’entretien qu’elle n’avait jamais informé sa famille de son activité professionnelle, notamment ses enfants, se sentant « honteuse » de réaliser cette activité qu’elle qualifie de « sale ». L’expression de cette « honte » ressentie par cette opératrice reste tout à fait singulière comparativement aux autres personnes rencontrées au cours de cette étude, mais elle n’en reste pas moins significative d’une tension plus générale entre l’engagement nécessaire pour conduire son activité et les représentations sociales attachées à ces métiers du travail des déchets. Il faut tenir face au « repoussant » et au dégoût que cela suscite.
52Un autre niveau de lecture de ce discours permet d’y voir un révélateur de la hiérarchisation des valeurs dans cette activité. Les femmes, compte tenu de leur affectation plus fréquente aux postes en fin de chaîne, ont une vision plus fine de la qualité des déchets et de la diversité du gisement y compris des produits non recyclables, souillés et indésirables. Ainsi, mentionner les notions d’hygiène et de rapport à l’objet du travail est aussi une manière de rechercher à replacer l’individu au centre de ce travail industriel :
Denise, 12 ans d’ancienneté : « Tous ces déchets-là, ce n’est pas propre, c’est quoi les conditions d’hygiène dans lesquelles on travaille ? La production prime sur l’hygiène. »
54En somme, pour les femmes comme pour les hommes, le travail de tri suppose d’affronter quotidiennement des situations de répugnance, de honte parfois. Si, comme nous l’avons vu, les registres et les modalités d’expression du sensible peuvent être différents, cela traduit néanmoins des formes de souffrance au travail auxquelles il est essentiel de donner une légitimité pour ouvrir la voie à des transformations effectives du travail.
55Ces résultats révèlent des conflits de valeurs qui émergent dans l’activité [Molinier, op.cit.] et qui supposent pour les individus de construire des stratégies de défense mais également de produire des ressources pour construire le sens de leur travail. Dans cette situation, les discours des opérateurs et opératrices convergent vers la nécessité de réinscrire leur activité comme contribution au développement durable en insistant sur la finalité « verte » que vise le recyclage des déchets et ainsi mettre en avant la contribution apportée à la société. Ils et elles expriment un attachement au développement du recyclage des déchets du point de vue du « geste écologique ». Dans le contexte d’une expérimentation pour l’élargissement de la gamme de déchets d’emballages plastiques recyclés [Delecroix et Boudra, 2018] qui, sous certains aspects, intensifie le travail [Boudra, op.cit.], les opérateurs/trices en soulignent le bénéfice pour la société :
Denise, 12 ans d’ancienneté : « Je trouve que c’est bénéfique parce qu’avant ces produits étaient déjà là mais ils partaient au refus [ils n’étaient pas recyclés mais valorisés énergétiquement par l’incinération]. »
57Cet engagement pour un développement environnemental durable, dépasse le cadre du travail formel et du temps rémunéré et dépasse également les frontières de l’entreprise. Il se déploie parfois dans la vie personnelle, par exemple en conseillant l’entourage pour trier efficacement ses déchets. Ces conseils s’appuient sur des constats à partir de leurs propres observations des déchets présents sur les tapis de tri et des modes de consommation et de vie des habitant·e·s du territoire sur lequel les déchets sont produits :
Denise, 12 ans d’ancienneté : « Il y a quand même beaucoup de gaspillage de bouffe. »
Farouk, opérateur de tri et délégué syndical, 4 ans d’ancienneté : « Tout le monde boit du lait chaque jour, on reçoit des dizaines de journaux gratuits, et tout est concentré ici [dans le centre de tri]. »
60Cet aspect conduit ainsi les opérateurs et les opératrices à s’interroger sur les limites du système actuel de gestion des déchets. La valorisation par la contribution sociétale du tri des déchets suppose pour les travailleuses et travailleurs, y compris dans des économies informelles, de développer des connaissances fines sur les formes de valorisation des déchets liés à leur nature [Cabanes et Georges, 2007]. Mais au-delà, l’enjeu est aussi de valoriser le recyclage des déchets pour valoriser le travail réalisé, dans un contexte où la reconnaissance des exigences du travail et des compétences construites dans l’action par les individus reste encore en attente :
Farouk, opérateur de tri et délégué syndical, 4 ans d’ancienneté : « Les trieurs doivent être considérés comme des acteurs à part entière dans le centre de tri et on a le sentiment que pour l’instant on est relativement mal considérés. Je souhaite une meilleure reconnaissance des compétences, de notre travail et de notre rôle dans la production. »
62In fine, la valeur accordée au travail dans les discours repose plutôt sur la finalité du travail réalisé que sur l’objet travaillé. Le travail au sens de l’œuvre – l’ergon – se situerait au niveau de la finalité sociétale vers laquelle sont orientées ces activités professionnelles. Elle ne s’appuierait donc pas sur le travail réalisé sur l’objet lui-même, la séparation par matière de déchets ménagers recyclables. C’est pourtant ces opérations de tri manuel qui, dans le système actuel, permettent de conférer une valeur industrielle et marchande aux déchets, dans la perspective de leur recyclage. Le travail de tri s’inscrit dans ce processus de transformation du déchet en produit, et opère un mouvement strictement inverse à l’acte de consommation des usager·e·s, qui transforme le produit en déchet. Mais les discours rappellent que l’objet du travail reste à ce stade considéré comme « une ordure », et non comme « un produit marchand », ce qui tend à placer l’activité de tri du côté du ponos, le travail au sens de la peine, un aspect sans doute renforcé par les conditions de travail et les formes de souffrance au travail décrites précédemment.
63* * *
64Dans cette contribution, j’ai proposé une lecture des résultats d’une recherche-intervention en ergonomie dans le secteur du tri des déchets ménagers, mobilisant les prismes du sale boulot et du genre.
65D’une part, la perspective du sale boulot invite à renouveler l’analyse des dynamiques sociales du travail. Elle rappelle que le travail n’est pas neutre et ne se construit pas indépendamment de la société dans laquelle il s’inscrit. Le « sale boulot » peut alors être appréhendé sous l’angle du débat de normes et du débat de valeurs que porte chaque individu dans son activité de travail. Ces valeurs représentent des systèmes de référence face aux besoins du vivant, agissant dans un univers social normé [Schwartz et Echternacht, 2009]. D’autre part, la perspective du genre invite à déconstruire les représentations sur le travail des hommes et des femmes [Caroly et al., op.cit.]. Le travail de tri des déchets présente les caractéristiques d’un travail intense, répétitif, sollicitant physiquement et cognitivement, ce qui renforce le « sale boulot ». Toutefois, les formes de pénibilité vécues par l’ensemble des travailleurs/euses s’expriment différemment selon le genre en raison d’une division sexuée qui s’opère dans les organisations socioproductives et dans les dynamiques collectives du tri. Ces enjeux d’inégalités de genre sont importants dans l’optique de la prévention des risques professionnels. Les femmes et les hommes sont exposés à des contraintes différentes dans leur activité qui les amènent à solliciter différemment leurs fonctions physiques, cognitives et sociales. La perspective du genre permet aussi de mieux saisir l’organisation du travail et en particulier de poser les enjeux d’une asymétrie, le plus souvent hiérarchisée, entre masculin et féminin [Bereni et Trachman, 2014]. Ces facteurs sont autant d’aspects qui viennent renforcer les pénibilités du travail. La perspective du genre mobilisée dans l’analyse du travail humain permet d’appréhender les exigences du travail et les effets produits sur les individus, y compris dans les aspects de la vie sociale et quotidienne [Messing et al., 2003]. Cela ne doit pas nous faire perdre de vue que femmes et hommes ne forment pas des catégories sociales homogènes, d’où l’enjeu de développer des analyses descriptives fines de l’activité en situation.
66L’articulation entre ces deux perspectives du sale boulot et du genre oblige ainsi à repenser les catégories d’analyse traditionnellement mobilisées pour la prévention des risques professionnels, limitant l’analyse aux frontières de l’organisation socioproductive [Boudra et al., 2019]. Cela suppose de prendre en compte de manière plus complète les dynamiques sociales et collectives des individus au travail afin d’augmenter la richesse de l’analyse. En effet, les individus construisent et déploient des stratégies dans une tentative de gestion globale de l’activité, articulant le travail et le hors travail [Caroly et al., op.cit.]. Il s’agit alors de décloisonner le travail pour le réinscrire dans l’ensemble de la gamme des activités des individus afin d’en comprendre les effets diffus.
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Notes
-
[1]
La recherche a été financée et conduite en partenariat avec l’Institut national de recherche et de sécurité (inrs) pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, en collaboration avec le laboratoire Environnement, ville, société (umr 5600) et l’Université Lyon 2.
-
[2]
À défaut de disponibilité des collègues masculins, elles demandent de l’aide à une collègue.
-
[3]
Dans les faits, la fréquence de désinfection des tapis est assez variable selon les sites étudiés : fréquence hebdomadaire, mensuelle ou semestrielle.