Notes
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[1]
Mode de vie alternatif qui consiste à consommer prioritairement ce qui est gratuit et donc les objets et denrées récupérés.
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[2]
En 2007, 97 % des éboueurs sont des hommes en France [Corteel et Le Lay, 2011, p. 275].
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[3]
Ce travail a été réalisé grâce à un financement du gis Genre. Il fut présenté dans une première version, « La fabrique des déchets : une question éthique et politique au croisement des dominations », lors d’une journée d’étude organisée par le gis Institut du Genre, le 3 novembre 2016.
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[4]
« Cette industrie dont le mode est repoussant doit être encouragée à cause des produits utiles qu’elle donne à la fabrication du papier, du carton, du noir animal », Commission municipale relative à la Réforme des boues, Paris, 1862 ; cité par Sabine Barles [2005, p. 65].
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[5]
Ordonnance de police concernant les chiffonniers n° 1262, 1er septembre 1828 in Collection officielle des ordonnances de police depuis 1800 jusqu’à 1844, tome 2, Paris, Librairie administrative Paul Dupont, 1844.
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[6]
Néanmoins, ce chiffonnage clandestin ne disparaîtra pas. Selon Louis Figuier, « Bien que les chiffonniers soient assujettis au port de la médaille délivrée par la Préfecture de police à partir de 1828, on s’entend pour affirmer que le nombre de médailles en circulation ne reflète pas celui des ramasseurs. » [(14), p. 58].
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[7]
Voir note 2.
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[8]
Pour compléter le corpus, il est possible de se référer à Antoine Compagnon [2017] et Simone Delattre [2003].
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[9]
[2] La figure du chiffonnier comme métaphore du poète traverse l’ensemble de l’œuvre de Baudelaire [Compagnon, 2015]. Le chiffonnier est précisément évoqué dans le poème en prose « Du vin et du haschich » (écrit en 1851, mais publié dans Les Paradis artificiels en 1869) et « Le vin des chiffonniers » (écrit en 1854 mais publié dans Les Fleurs du mal en 1872).
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[10]
Par exemple, selon Anne Coffin Hanson, les sources de Manet venaient autant de la peinture classique et savante que de l’illustration populaire. Les Français peints par eux-mêmes, et notamment l’illustration du Chiffonnier de Traviès l’auraient autant inspiré que Velasquez, pour ses portraits Le buveur d’absinthe et Le chiffonnier [Coffin Hanson, 1972, p. 139].
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[11]
« Voyez ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte ; il y a en lui plus de cœur que dans tous ses parents de l’omnibus » et, plus tard, « Le regard perçant du chiffonnier le poursuit » ([18], 2e Chant de Maldoror).
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[12]
Diego Velasquez (1639-1640), Ménippe, huile sur toile, 174x94, Musée du Prado, Madrid.
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[13]
La misogynie de certains de ces artistes est avérée et notamment celle de Baudelaire, dont on citera parmi d’autres textes cet extrait de Mon cœur mis à nu (publié à titre posthume en 1887) : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable, aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire d’un dandy. » Le chiffonnier peut être un dandy, mais pas « la » femme.
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[14]
Je remercie Sophie Pochic de m’avoir suggéré ce rapprochement et cette référence.
1Les ordures ménagères n’avaient jusqu’à récemment suscité que peu de travaux en sciences sociales. Mais, dès la fin du xxe siècle, quelques études sur leur part maudite et leur signification symbolique, menées dans le sillage de l’anthropologie de la souillure de Mary Douglas [1971] ont contribué à ouvrir un champ de recherche [Beaune, 1999 ; Harpet, 1999]. Depuis quelques années, de nouvelles causes liées à l’économie circulaire, à l’apparition du glanage urbain et du freeganisme [1] ont suscité un regard différent et un intérêt scientifique inédit pour les déchets ou pour celles et ceux qui en ont la charge. Pourtant, peu d’entre ces recherches ont exploré les rapports de genre à l’œuvre dans ces métiers.
2Or, le travail des déchets, majoritairement assumé par des hommes [2], est un terrain propice pour analyser des aspects du genre encore peu étudiés, et notamment la fabrique de la hiérarchisation des masculinités. Penser le genre de ces travailleur/euses est d’autant plus pertinent que cette activité semble déplacer dans l’espace public le « sale boulot » [Hughes, 1996] prioritairement assigné aux femmes dans l’espace domestique. J’observerai ces tensions entre masculinités et dévalorisation sociale à partir de la situation des chiffonniers et des chiffonnières dans le Paris du xixe siècle, dont l’activité (le chiffonnage) consistait à trier les déchets pour qu’ils soient recyclés [3]. Dans un ordre social patriarcal, comment s’articulent des positions hiérarchiques différenciées selon les rapports de domination ? Une part de puissance est-elle reconnue aux hommes subalternes ? Sous le terme de « chiffonniers », alors usuel pour désigner toutes les personnes exerçant cette activité, le masculin désigne-t-il l’universel, invisibilisant les femmes pourtant en nombre ?
Des masculinités plurielles et hiérarchisées
3Afin de dénouer l’apparent oxymore d’une part de puissance des subalternes, le cadre analytique proposé par Raewyn Connell s’avère précieux en ce qu’il repère des masculinités plurielles et hiérarchisées [Carrigan, Connell et Lee, 1985 ; Connell, 2014]. Pour saisir les formes du système de domination des hommes et de subordination des femmes, Raewyn Connell repère une « masculinité hégémonique » qu’elle définit comme une « configuration de pratiques » incarnant « la réponse adaptée à un moment donné de la légitimité du patriarcat » [Connell, 2014]. Tenant compte de la complexité des rapports de domination, le modèle pose une double hégémonie : l’hégémonie externe se réfère à l’institutionnalisation de la domination masculine sur les femmes tandis que l’hégémonie interne renvoie l’ascendance sociale d’un groupe d’hommes sur les autres groupes d’hommes [Demetriou, 2015]. Selon Raewyn Connell, il n’y a de masculinité hégémonique que parce qu’elle se distingue de masculinités subordonnées qui confirment ou, plus rarement, menacent l’hégémonie. À partir d’études situées, Connell distingue deux types de masculinité subordonnée : la masculinité complice et la masculinité marginalisée. La masculinité complice incarne les pratiques d’hommes dont les actes ne se conforment apparemment pas au modèle hégémonique, mais qui passivement le renforcent parce qu’ils tirent profit de ses stratégies de subordination des femmes. Le terme de masculinité marginalisée qualifie des groupes subalternes que les acteurs de la masculinité hégémonique infériorisent afin de renforcer leur propre hégémonie. L’hypothèse est donc qu’en tant que groupe subordonné, les chiffonniers se situent aux marges de l’hégémonie externe tout en étant soumis aux masculinités hégémoniques et complices dont il s’agira de préciser les relations, les ressources et les incarnations.
4Néanmoins, la distance historique pour étudier les formes différenciées de la subordination sociale aux intérêts du groupe masculin garant de l’hégémonie externe, conditionne les usages du cadre analytique de Raewyn Connell. En effet, travailler sur la société du xixe siècle empêche toute enquête ethnographique complémentaire recueillant l’expérience des personnes étudiées : les pratiques des groupes marginalisés ne sont accessibles qu’indirectement, au travers des discours des groupes dominants ou de sources institutionnelles (la police, l’hôpital, le tribunal). Le corpus de 35 sources écrites et 12 sources iconographiques utilisées comme matériau de cet article est détaillé ; elles sont numérotées en annexe, par ordre de citation au cours du texte. Aussi, je ne pourrai saisir que les formes d’une masculinité exprimée du point de vue de ceux qui détiennent en pratique le privilège de pouvoir nommer, définir et juger. Dès lors, je devrai me limiter à comprendre comment, afin de légitimer le plus efficacement possible l’hégémonie aussi bien interne qu’externe, les masculinités puissantes construisent en parallèle la masculinité des chiffonniers et la féminité des chiffonnières. Car l’absence de matériau fiable concernant le point de vue réciproque des subalternes sur les groupes dominants interdit de repérer si, par exemple, les chiffonniers ont imaginé des masculinités contestataires susceptibles de menacer l’hégémonie interne, ou dans quelle mesure leur position leur a néanmoins permis de bénéficier d’avantages partiels liés à l’hégémonie externe.
Chiffonniers et chiffonnières : des subalternes à l’époque du roman-feuilleton
5L’étude se concentre sur la période de 1830 à 1880, notamment caractérisée par deux phénomènes qu’il peut sembler incongru de rapprocher : d’une part, le cycle historique de l’industrie du chiffonnage qui englobe son ascension, son « âge d’or » et sa chute [Barles, 2005] et, d’autre part, les tentatives de mise en texte du monde social.
6Au xixe siècle où, pour reprendre la formule attribuée à Antoine Laurent de Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », prévaut une économie circulaire fondée sur la récupération et le tri des déchets ménagers. Ce système de recyclage est lié à la rationalisation croissante de l’économie urbaine, alors que Paris est considéré par les ingénieurs, les scientifiques et les économistes comme un immense gisement de matières premières disponibles pour soutenir le développement industriel et la consommation [13]. On récupère tout : les cordes et les ficelles, les bouts de cigare et de bougie, les cheveux et les savates, les peaux de lapin et le verre cassé ; mais surtout le chiffon pour fabriquer la pâte à papier. Pendant cet âge d’or, le nombre des chiffonniers augmente considérablement et, avec leurs attributs – hotte, lanterne et crochet –, ils incarnent parmi les petits métiers des rues l’un des plus insolites et des plus méprisés. Selon Sabine Barles [2005, p. 58], la Préfecture de police de Paris en répertorie 1 841 en 1829 et 12 000 en 1872, tandis qu’en 1884 la chambre syndicale des chiffonniers en compte 200 000 pour le seul département de la Seine. Or, vers 1870, pour fabriquer le papier, le tissu est remplacé par la pâte à bois, ce qui l’exclut du commerce du chiffonnage alors qu’il en avait été la denrée principale. Et, une décennie plus tard, le préfet de Paris Eugène Poubelle imposera, pour des raisons d’hygiène, que les déchets soient déposés sur la voie publique dans des boîtes fermées. Alors que le cycle de rationalisation et d’industrialisation s’achève, le chiffonnage ne s’intègre plus dans l’économie capitaliste, mais est perçu comme une source de saleté et de pollution [Jugie, 1993]. Le chiffonnier n’est plus le travailleur nécessaire au développement de la grande ville moderne, mais devient la figure folklorique [25 ; 30 ; 37], burlesque [49] ou malfaisante [11] d’un monde dépassé.
7Parallèlement, Judith Lyon-Caen montre comment, à partir de la monarchie de Juillet, différentes formes de description de la société – des romans-feuilletons aux tableaux de mœurs et aux enquêtes sociales sur la misère menées à l’initiative de l’Académie des sciences morales et politiques – convergent pour tenter de déchiffrer le monde social et de l’ordonner autour de figures qui sont à la fois des types sociaux et des personnages littéraires [Lyon-Caen, 2004]. Or, le chiffonnier est l’une des figures à la fois les plus problématiques et les plus populaires de cette entreprise autant documentaire que fictionnelle.
8À l’époque où leur utilité sociale est pleinement reconnue, la situation sociale des chiffonniers, à la fois laborieux et dangereux [Chevalier, 2002], redoutés et criminalisés par les élites bourgeoises [Lyon-Caen, 2004], s’avère néanmoins toujours fragile et marginale [Barles, 2005]. Les trajectoires, les revenus, le langage, l’habitat, toute leur condition sociale telle que les historien·ne·s ont pu la reconstituer [Faure, 1977 ; Kalff, 1990 ; Rieger, 1988] indiquent qu’ils appartiennent aux classes économiquement, socialement, culturellement subordonnées, celles qui allient – pour reprendre les catégories de l’époque – « la misère, le vice et le crime » [Kalifa, 2013]. Fouillant, la hotte au dos, les tas d’ordures, affrontant la vermine et les immondices qui en retour les contaminent, ils effectuent un travail pénible et nocturne dont le mode est décrit comme « repoussant » [4]. Être chiffonnier, c’est faire un « métier de pauvre », c’est l’activité d’un homme jugé « abject » [Delattre, 2003]. À la frontière de l’artisanat et de la petite industrie, ils travaillent beaucoup pour gagner peu, modestie économique que les quelques sources empiriques ou statistiques de l’époque attestent [1 ; 5 ; 23]. Comme tous les groupes vivant au plus près des ordures, ils sont méprisés : les associant aux immondices qu’ils fouillent, les récits de la police, des hygiénistes, des chroniqueurs, des physiologistes, convergent pour les dire malhonnêtes, violents et possiblement dangereux. Ils dépenseraient en absinthe, dans les cabarets des faubourgs, l’argent qu’ils trouvent, qu’ils volent ou qu’ils gagnent ; ils seraient prompts à se battre ; glanant les secrets dans les tas d’ordures, ils seraient des mouchards dont il faudrait se méfier ; ils vivraient en communautés autarciques dans des cités perçues comme des « foyers d’infection » et des « poches de violence » [Kalifa, 2005].
9Parce qu’ils menacent le corps social par leurs vices et leur abjection, les forces conjuguées de l’ordre et de l’hygiène cherchent à contrôler ces réprouvés qui, c’est une ordonnance de police qui l’énonce, « échappent facilement à toute espèce de recherche et de surveillance » et « nuisent à la propreté de la voie publique en éparpillant avec leurs crochets les immondices » [5]. Précisément, cette même ordonnance vient très tôt, dès 1828, réglementer la profession, texte précieux pour les recherches futures puisque, pour tenter de mettre fin à l’activité clandestine, il impose aux chiffonniers de s’enregistrer auprès de la Préfecture de police [6]. Leur activité ne sera légale que s’ils se font répertorier dans un registre comportant notamment leur identité, leur sobriquet, une description physique précise et un certificat de bonnes mœurs. Cet enregistrement précis fournit aujourd’hui des données chiffrées qui révèlent que le chiffonnage est un métier étonnamment mixte : de 1829 à 1872, les chiffonnières représentent de manière constante un tiers des effectifs [Barles, 2005].
10Or, malgré cette mixité en pratique, les hygiénistes, les chroniqueurs, les romanciers et les artistes ont construit, par leurs textes et leurs œuvres, le genre du chiffonnage comme masculin. À les lire, si nous ne disposions pas de chiffres fiables et précis attestant le contraire, nous serions fondé·e·s à rabattre le sexe des chiffonniers du xixe siècle sur celui des éboueurs contemporains qui, presque tous, sont des hommes [7].
Des sources, par des hommes sur des hommes, qui effacent les femmes
11Les sources accessibles déterminent les possibilités de l’étude et le type de savoir susceptible d’être produit, or elles posent pour cette étude des limites extrêmement intéressantes. De toute évidence, la traçabilité historique des chiffonniers dépend des rapports de domination en œuvre dans la société française de la monarchie de Juillet à la Troisième République. D’abord, les sources exprimant directement leur point de vue sont presque inexistantes : ils sont objets bien plus que sujets des discours, en sorte que leur masculinité est celle dont d’autres les investissent plus que celle qu’ils investissent. Ensuite, l’ensemble des sources minore considérablement l’existence et l’importance des chiffonnières, ce qui résulte bien sûr de rapports de sexe défavorables aux femmes. Enfin, et en toute logique, ces discours de la supériorité sociale et sexuelle émanent exclusivement d’hommes et, bien que tenus sous les yeux des chiffonniers/ères, ces derniers/ères ne disposent ni des ressources ni de la légitimité nécessaires pour les lire, les juger ou y répliquer. Ces silences et ces effacements constituent des sortes d’anti-sources dont il faudra tenir compte au moment d’interpréter les sources tangibles qui sont donc masculines au carré : produites par des hommes, elles s’intéressent d’abord aux hommes. Les recherches contemporaines sur les « chiffonniers littéraires », titre du séminaire au Collège de France d’Antoine Compagnon en 2016, continuent de ne pas interroger la masculinité de cette figure dont elles prolongent une construction androcentrée [Barles, 2005 ; Compagnon, 2015 et 2017 ; Delattre, 2003 ; Faure 1977].
12Nous avons finalement établi trois corpus qui réunissent des sources disponibles dans les limites chronologiques du cycle du chiffonnage (1830-1880), structurellement pris dans un réseau de cycles culturels tels que celui de l’hygiénisme social [Bourdelais, 2001], de la production romanesque [Charle, 1975], de la « littérature panoramique » [Stiénon, 2012] et de l’« art pour l’art » [Schapiro, 2010]. La pertinence de corpus constitués en amont, à partir de trois types de sources, est partiellement validée en aval par la distinction (relative) de trois types de discours.
13Le premier corpus rassemble des monographies professionnelles comme celle de Frédéric Le Play sur les budgets de chiffonniers [19] ; des enquêtes savantes ou semi-savantes telles celles suscitées par l’Académie des Sciences morales et politiques [14 ; 46] et souvent menées dans la perspective hygiéniste d’un contrôle des populations criminalisées ; des textes de réformateurs sociaux, qu’ils soient médecins comme Alexandre Parent du Châtelet [3 ; 24] ou philanthropes chrétiens comme le sénateur Joseph Othenin d’Haussonville – lequel accompagnait les chiffonniers dans leurs tournées nocturnes [23].
14Le deuxième corpus, foisonnant et très loin d’être exhaustif [8], réunit des œuvres écrites ou dessinées, qui s’inscrivent dans une culture publique, d’un public dont la sociologie reste à faire, mais dont les classes populaires sont exclues [Charle, 1975]. Les travaux d’histoire ou de sociologie du champ littéraire témoignent d’une grande distance des classes ouvrières avec une production littéraire, certes exponentielle entre 1830 et 1880, mais étroitement articulée à un marché littéraire structuré par une demande émanant d’abord d’une alliance culturelle entre la bourgeoisie fortunée et la petite bourgeoisie émergente [Charle, 1975 ; Lyon-Caen, 2004 ; Stiénon, 2012]. Aux formes littéraires et artistiques conventionnelles (vaudevilles écrits pour les théâtres de boulevard [4 ; 28], romans-feuilletons [12 ; 29 ; 31 ; 33] ou sociaux [16], dessins et caricatures [39 ; 41], photographies [48]), j’associe des genres mineurs qualifiés par Walter Benjamin [2009] de « littérature panoramique » et qui regroupent des tableaux de mœurs, des guides, des encyclopédies dites « morales », des « physiologies » [5 ; 8 ; 9 ; 10 ; 15 ; 20 ; 22 ; 27 ; 30 ; 32]. Ces œuvres sont hétérogènes : ainsi, les tableaux sont des ouvrages collectifs de belle facture écrits par des écrivains célèbres, alors que les physiologies sont des publications bon marché rédigées par des éditorialistes et chroniqueurs souvent plus obscurs [Stiénon, 2012]. Néanmoins, ces œuvres partagent le même statut hybride : elles allient, dans des proportions variables, regard désinvolte et ton documentaire afin de divertir le lecteur tout en le faisant frissonner, notamment par l’évocation d’un chiffonnier répugnant, oscillant entre le « bon sauvage » et le criminel en puissance. Les planches illustrant certains de ces textes reproduisent l’ambiguïté désirée entre science et parodie lorsqu’elles proposent des croquis de « types sociaux » effectués par des caricaturistes souvent renommés [40 ; 42 ; 47]. J’ajoute à cet ensemble deux textes plus tardifs, qui se présentent comme des essais d’ethnographie lyrique de la chiffonnerie à Paris au moment du déclin de celle-ci, mais qui recyclent en fait des stéréotypes sédimentés depuis près d’un siècle [25 ; 30].
15Le troisième corpus, bien plus mince, est constitué d’œuvres appartenant à ce que j’appellerai une « culture de la distinction » au sens où leurs auteurs, feignant de ne s’adresser à personne, sollicitent en fait un hypothétique public qu’ils espèrent composé d’initiés et d’esthètes. Ce corpus regroupe des textes poétiques ou en prose de Baudelaire [2] [9], Lautréamont [18] ou, plus tard, Mallarmé [21] et des œuvres d’art dont les plus remarquables sont un ensemble de portraits peints par Édouard Manet entre 1859 et 1869 [43 ; 44 ; 45].
16La pertinence de ce classement mérite d’être relativisée, car, si les intentions des auteurs diffèrent, ceux-ci n’appartiennent néanmoins pas à des sphères sociales étanches en sorte que leurs discours s’influencent et entrent en résonance les uns avec les autres. Ainsi, les périmètres des deux premiers corpus se superposent partiellement : à bien des égards, les encyclopédies morales et les « tableaux physiologiques » semblent être des retraductions littéraires de l’hygiénisme [Stiénon, 2012] et s’inscrivent dans « la tradition de l’enquête sociale […] hantée à la fois par la médecine anatomoclinique et par la physiologie sociale » [Corbin, 2004, p. 71]. Les « poètes maudits » du troisième corpus ne sont pas socialement isolés et appartiennent aux mêmes réseaux de la bohème parisienne que certains écrivains ou artistes du deuxième corpus : Baudelaire était par exemple l’ami de Champfleury et croisait Daumier au club des Hashischins, de même que Manet fréquentait Zola auquel il avait présenté Mallarmé. Ainsi, la catégorisation des sources ne décalque pas des groupes sociaux étanches.
Masculinité marginalisée, littéraire ou subversive
17Chacun des corpus construit de manière spécifique la masculinité des chiffonniers, mais, de façon contre-intuitive, aucun d’entre eux ne la fonde sur une supposée force physique ou puissance sexuelle de ces derniers. Les différents auteurs élaborent cette masculinité des hommes marginalisés en miroir de celle qui les définit eux-mêmes, au croisement de la classe et du genre : ils ne cessent de s’en distinguer ou, s’ils se comparent à eux, c’est métaphoriquement, moins pour établir une ressemblance objective que par une stratégie de subversion. Néanmoins, tous attribuent aux chiffonniers des qualités qu’ils dénient aux chiffonnières. Parce que ces constructions sont spéculaires ou relationnelles, la hiérarchie des légitimités entre les auteurs des différents corpus peut contribuer à les éclairer.
18Les auteurs du premier corpus, les « hygiénistes », se distinguent par une robuste reconnaissance sociale dont témoignent notamment leurs affiliations institutionnelles prestigieuses (Conseil d’État, Sénat, faculté de médecine, École impériale des Mines de Paris). Selon les catégories analytiques de Raewyn Connell, leur masculinité peut être qualifiée d’hégémonique. Dans un ordre dominé à la fois par les hommes et par la bourgeoisie, ils énoncent les normes sociales et culturelles d’une masculinité qu’ils incarnent au plus près des institutions du pouvoir et du savoir, conformément au modèle masculin hétérosexuel et autoritaire du « bon père de famille » que le Code civil a consacré dès 1804.
19Le ton employé par ces médecins, ces ingénieurs, ces hauts fonctionnaires ou ces sénateurs, lorsqu’ils décrivent la misère matérielle et morale des chiffonniers, mêle la pitié à l’effroi afin de souligner à quel point leur situation est à tous égards intolérable. Dans leurs textes, le terme de « chiffonniers » désigne trois ensembles différents : le groupe socioprofessionnel, la cellule familiale et les travailleurs de sexe masculin. Pour chacun de ces collectifs, les sources soulignent la menace qu’ils représentent pour la société et l’impérieuse nécessité de les contrôler. La communauté des chiffonniers est principalement dénoncée à partir de ses lieux : ses cabarets [3 ; 6] et surtout ses cités constituées de taudis infects, décrits par les hygiénistes comme repoussants de saleté et dégradants pour la société tout entière [11 ; 23 ; 24].
20Toutefois, à l’instar de la monographie de Frédéric Le Play [19], ces auteurs considèrent que l’institution familiale, dominée par l’homme, peut constituer la cellule de base pour civiliser, domestiquer et rééduquer le groupe social. Ces notables, qu’ils soient réformistes ou conservateurs, reconnaissent alors dans l’immonde chiffonnier un chef de famille en puissance dont l’autorité exercée sur les femmes et les enfants pourrait permettre le progrès ou la régénération sociale. Car, les chiffonnières ne sont jamais décrites comme plus tempérées ou plus honnêtes, moins violentes ou moins dépravées que les hommes. Le préfet de police Frégier note ainsi qu’elles boivent autant sinon plus qu’eux et qu’elles se battent tout autant [14, p. 109]. L’ivresse et la démesure sont donc des signes qui croisent le genre et la classe de manière subtile : au moment où, dans les classes supérieures, la masculinité fondée sur la force décline [Sohn, 2009], à l’époque où Paul Briquet publie son Traité de l’hystérie (1859), la non-maîtrise de soi semble être le symptôme commun aux femmes de toutes les classes sociales et aux hommes les plus avilis.
21En revanche, la criminalisation des hommes et des femmes ne s’effectue pas au travers des mêmes récits : le préfet Frégier constate par exemple que s’il y a parmi les chiffonniers « beaucoup de repris de justice », on trouve chez les chiffonnières « un certain nombre de prostituées de bas étage » [14, p. 110]. Pour ces dernières, le vice est d’abord sexuel : non seulement on les présume prostituées, mais encore les plus basses des prostituées, souillées par des maladies déshonorantes et contaminantes. La délinquance des hommes est appréciée de manière plus circonstanciée : supposés être d’anciens forçats, possiblement rattrapables par leur passé trouble, on leur prête néanmoins certaines capacités. Ainsi, là où les femmes ont l’« intelligence bornée », Frédéric Le Play reconnaît aux hommes une « élévation intellectuelle » [19, p. 272]. Pour les dignes auteurs de ces textes, si les chiffonniers appartiennent à une espèce sociale très dégradée, caractérisée par la saleté, le vice et la violence, ils doivent toutefois être distingués des femmes : vraisemblablement intelligents, susceptibles de rationalité, ils sont les possibles agents de l’ordre patriarcal désirable pour toute la société.
22La figure du chiffonnier, telle qu’elle émerge du deuxième groupe de sources (de type littéraire et caricaturiste), fut particulièrement explorée par la critique, l’histoire culturelle et les études littéraires [Benjamin, 2009 ; Compagnon, 2015 et 2017 ; Delattre, 2003 ; Kalifa, 2005]. Et, de fait, les romans, les mystères, les vaudevilles destinés à un large public embrasant le public parisien lettré, le nouveau public « intermédiaire » et le public populaire du roman-feuilleton [Charles, 1975] raffolent du chiffonnier dont on retrouve l’ombre jusque chez Dumas et Hugo [12 ; 16]. C’est au travers même des descriptions de sa déchéance que ces œuvres construisent une figure complexe, à la fois ténébreuse et clairvoyante. Comparé à Diogène, il devient celui qui philosophe dans les détritus, renonce majestueusement à la richesse et préfère être libre plutôt que louer sa force de travail. Alliant la loyauté à l’astuce, la hauteur spirituelle à la bassesse sociale, trouvant l’or dans les déchets, restant totalement humain alors même qu’il vit comme une bête, il fusionne d’une manière à la fois triomphante et inquiétante tous les contrastes :
« Dans son abdication totale de toute vanité sociale, dans ses flâneries incessantes et nocturnes, dans cette profession qui s’accomplit à la belle étoile, il y a je ne sais quel mélange d’indépendance fantasque et d’humilité insouciante, je ne sais quoi d’intermédiaire entre la dignité de l’homme libre et l’abaissement de l’homme abject. »
24Or, ce « chiffonnier littéraire » est explicitement et exclusivement un homme : lorsque les mêmes chroniqueurs, romanciers et caricaturistes évoquent la chiffonnière, il ne s’agit jamais d’une philosophe, mi-flâneuse mi-rôdeuse, mais d’une vieille femme, d’une prostituée du plus bas étage [7 ; 16 ; 35]. Les auteurs de ces sources hétérogènes ne sont certes pas tous à égalité dans le champ littéraire à une époque où nombre d’apprentis écrivains ou journalistes mènent ce qui est alors qualifié d’« existences problématiques » [27] et vivent dans la précarité. Il semble même contestable d’associer dans une même catégorie le polygraphe Louis-Auguste Berthaud, auteur inconnu de la rubrique « chiffonnier » dans Les Français peints par eux-mêmes [5], et l’illustre Maxime du Camp, grand-bourgeois, grand officier de la Légion d’honneur, élu brièvement au Sénat et futur académicien. Pourtant, tous ces auteurs semblent attachés au système qui les attire, les nourrit ou les honore, soit à un ordre social bourgeois fondé à la fois sur la similitude naturelle des individus et l’assignation à chacun d’une place précise dans la société. La figure du chiffonnier littéraire qu’ils célèbrent est ainsi celle du « bon pauvre » dans la société bourgeoise postrévolutionnaire du xixe siècle, celui qui se satisfait de son infortune économique et ne conteste pas l’ordre politique. Pataugeant avec philosophie dans les boues parisiennes, ce paria est celui qui, né libre et égal en droits, allie avec résignation l’égalité politique fondée sur la « nature humaine » à l’infériorité culturelle et sociale, conjugue l’« homme libre » et l’« homme abject ». En revanche, l’égalité politique est déniée aux chiffonnières : comme toutes les femmes, non reconnues comme citoyennes mais assignées à une minorité éternelle et à la sphère privée, elles sont exclues de l’espace politique [Fraisse, 1995]. Pour la littérature physiologique de la grande ville, les chiffonnières n’ont pas droit de cité et n’existent que comme auxiliaires de la sexualité masculine. Ainsi, les sources de ce deuxième corpus confirment les normes établies par le premier, celles d’une domination à la fois bourgeoise et patriarcale, et l’engouement pour le « chiffonnier philosophe » est sans cesse démenti par la description crue de sa dégradation sociale : son éloge s’apparente autant à la ruse du baiser au lépreux que l’indifférence à la chiffonnière traduit la norme misogyne.
25Les artistes du troisième corpus (poésie et peinture) se distinguent des auteurs du premier par la modestie de leurs ressources politiques et économiques et par leur extériorité aux institutions académiques, et de ceux du deuxième par leur contestation de la morale bourgeoise. Ces quelques sources éliminent toute référence au collectif des chiffonniers ou à la chiffonnière pour ne citer que le chiffonnier, évoqué comme un homme singulier et solitaire. Baudelaire, Lautréamont, Mallarmé ou Manet reprennent le stéréotype du « chiffonnier alchimiste » de la culture publique [10] mais le déplacent de la description, réaliste ou littéraire, à l’espace symbolique, en sorte qu’il devient à la fois le sujet sublime de l’œuvre d’art et le double chimérique de l’artiste. Cette figure incarne autant l’autonomie de l’art par rapport à la morale que la marginalisation de l’artiste isolé et attaqué, lui-même criminalisé, cet artiste dont la sexualité et la virilité peuvent être questionnées par l’ordre bourgeois, et dont il s’agit de combattre la possible dégénérescence comme en témoigne, en 1857, le procès des Fleurs du mal – recueil du subversif Vin des chiffonniers. Le chiffonnier de Baudelaire est un flâneur se « cognant aux murs » et buvant de l’absinthe pour échapper à la misère d’un monde qui le rejette et le condamne à fréquenter les prostituées [(2) ; Benjamin, 2009 (1939) ; Compagnon, 2015]. Le chiffonnier de Lautréamont est une silhouette hagarde qui traverse le deuxième des Chants de Maldoror, mais dont le poète précise qu’il est un « homme de cœur » doté d’un « regard perçant » [11]. Dans Galanterie macabre, Mallarmé se compare au chiffonnier qui se bat et baise « galamment un vieux linge sentant la peau des courtisanes » [21]. Spéculaire, le chiffonnier est la figure de style qui permet à ces poètes de remettre en cause en un seul geste « l’association du “Beau”, du “Bien” et du “Vrai” » [Schapiro, 2010, p. 13] et de se décrire eux-mêmes comme des réprouvés.
26Entre 1859 et 1869, Manet peint une série de trois portraits représentant probablement le même homme [Fried, 1998]. Le premier, Buveur d’absinthe, est d’après l’artiste lui-même le portrait du célèbre chiffonnier dénommé Collardet et qui errait « en philosophant » aux abords du Louvre [Coffin Hanson, 1972] ; le second, Le Chiffonnier, est une citation explicite du philosophe cynique Ménippe peint par Velasquez [12] ; le troisième, Le philosophe, représente un homme du monde avec à ses pieds un petit tas de coquilles d’huîtres. Ces portraits furent violemment attaqués par la critique qui reprocha notamment à Manet de peindre des chiffonniers travestis en dandys [Herbert, 1988]. L’artiste subvertissait ainsi ce que les sources du deuxième corpus consolidaient : très loin du pauvre hère à l’allure repoussante et à l’âme tranquille, propre à amuser les bourgeois tout en les effrayant, le chiffonnier de Manet avance sous le masque du dandy. Effaçant les stigmates et brouillant les frontières sociales, il n’en est que plus menaçant, possiblement subversif.
27Contre la masculinité hégémonique et triomphante de l’ordre, de l’hygiénisme et du familialisme, ces artistes esquissent une masculinité de la transgression des valeurs, de l’ivresse et de l’amour avec des prostituées. Mais, ce chiffonnier des artistes, à la masculinité bohème, ne renonce pas à l’hégémonie externe dans un monde dont ils ont eux-mêmes effacé les chiffonnières. En sorte que cette masculinité alternative demeure, pour rester dans les catégories analytiques de Raewyn Connell, « complice » de la masculinité hégémonique : elle ne conteste une tutelle du patriarcat bourgeois sur certains hommes marginalisés (les artistes) que pour la confirmer sur l’ensemble des femmes [13]. Ces artistes ne relient donc pas l’esquisse d’une masculinité subversive à la contestation d’un ordre de genre dont finalement ils bénéficient.
28Dans les trois corpus, la masculinité des chiffonniers, figure des classes populaires entre les mains des classes dominantes, reste inscrite dans des rapports de genre stables. Le fait qu’elle soit différemment substantialisée traduit d’abord les tensions entre différents groupes d’hommes qui cherchent à maintenir ou promouvoir des modèles de masculinité, pour perpétuer ou ébranler l’hégémonie interne. Dans cet ordre de genre, la part de puissance du chiffonnier est constituée au travers d’une figure contrastée. Les chiffonniers – dépravés et rationnels dans le premier corpus, philosophes et besogneux dans le deuxième, dandys et solitaires dans le troisième – se voient reconnaître une complexité constitutive de l’humanité, et qui leur permet d’échapper au « stéréotype de l’insuffisante humanisation des misérables » [Corbin, 2004]. Cette complexité est résolument déniée aux chiffonnières. Du fond de la dévalorisation sociale, la part de puissance du chiffonnier, c’est tout simplement son humanité.
La vieille chiffonnière prostituée et déchue
29Le peu d’intérêt des hommes cultivés pour les chiffonnières est une constante qui se confirme même lorsque la profession se féminise à mesure qu’elle devient moins rémunératrice. Dans les trois corpus identifiés, seuls les deux premiers considèrent, à la marge, les chiffonnières et convergent pour construire une figure féminine réduite à un corps souvent pathogène et toujours repoussant, caractérisée par sa sexualité dépravée tout autant que menaçante pour l’ordre bourgeois. Ainsi, alors que les différents discours ne s’accordent pas sur la masculinité des chiffonniers, ils se rapprochent – que leur intention soit hygiéniste ou littéraire – pour humilier les chiffonnières.
30Dans ces deux corpus (hygiénistes et littéraires), le terme de chiffonnière renvoie à deux personnages distincts : la travailleuse qui exerce une activité de chiffonnage et l’épouse du chiffonnier, ménagère ne chiffonnant pas. La chiffonnière professionnelle est, je l’ai déjà précisé, soupçonnée d’être une prostituée déchue [7 ; 14 ; 16 ; 24 ; 35], tandis que l’épouse est présentée, notamment dans les travaux familialistes des hygiénistes et dans les études physiologiques tardives, comme la version avilie d’une petite-bourgeoise tenant un ménage dégoûtant [10 ; 19 ; 25 ; 26 ; 30 ; 33 ; 42]. Ni dans un cas ni dans l’autre, les femmes ne sont autonomes et, toujours soumises à une autorité masculine, elles restent chiffonnières de chiffonniers. Pour les travailleuses, leur activité dépend des coins des bornes que les hommes leur concèdent, c’est-à-dire – à en croire certaines études du premier corpus – les moins rentables [1]. Selon un modèle qui n’est d’ailleurs pas spécifique au chiffonnage, les épouses sont en quelque sorte l’attribut sinon la propriété et même l’outil de travail de leurs maris : différentes sources attestent que, triant les déchets qu’il rapporte chez lui, les femmes contribuent gratuitement à leur petite industrie [25 ; 30]. Les ethnographies lyriques des chiffonniers intégrées au deuxième corpus, inspirées par les autopsies sociales et les physiologies du premier corpus, semblent à cet égard réaliser l’espoir des hygiénistes des décennies précédentes. Elles constatent ainsi que l’ordre patriarcal et la vie familiale normalisent des misérables naguère sauvages. Lorsque le chiffonnier se comporte en chef de famille autoritaire, lorsqu’il privatise, dans l’espace domestique, une part de son sale boulot, il devient alors digne de sa supériorité de genre et de sa citoyenneté [Pateman, 2010]. Parfois, la distinction entre la chiffonnière professionnelle et la femme du chiffonnier se brouille, notamment dans la description des cafés, près des barrières, où les communautés de chiffonniers s’enivrent de mauvais alcool et où toutes les chiffonnières se trouvent alors réunies sous l’appellation de « femmes » [9, p. 180]. Ainsi, Eugène Briffault décrit l’un de ces « bouges », « le charnier des innocents », où l’on trouve « des hommes effrayants de saleté et beaucoup de vieilles femmes ivres car les chiffonnières sont admises dans tous ces repaires » [8, p. 181]. Le terme de chiffonnière désigne alors la partenaire sexuelle des chiffonniers qui, nous apprend la littérature panoramique, « ont une vive inclinaison pour le sexe » [15, p. 175].
31Quelle que soit sa situation, travailleuse ou épouse, la chiffonnière est souvent décrite comme une vieille femme [16 ; 17 ; 46], mais cette caractéristique ne recouvre pas la même signification dans les deux cas. Le délabrement physique de la compagne du chiffonnier souligne la misère générale de ce dernier condamné à fréquenter des femmes sans valeur érotique, tandis que la sénescence de la chiffonnière professionnelle souligne sa décrépitude sociale, morale, corporelle et sexuelle et évoque même son assimilation au cycle des déchets qu’elle ramasse : la chiffonnière a atteint la phase terminale du cycle de l’usage et de l’usure. Or, les statistiques effectuées à partir des archives de la Préfecture de Paris indiquent que les chiffonnières ont tous les âges [Barles, 2005]. Si le stéréotype masculin est celui d’un homme sans âge, l’image de la vieille chiffonnière ne reflète donc pas la réalité, mais exprime un jugement esthétique et moral péjoratif, sexiste et « agiste » [Butler, 1975]. Ainsi, Georges Renaut décrit en parallèle le visage des hommes et le corps des femmes, l’humanité des premiers et la saleté des seconds lorsqu’ils sont réunis dans les bouges :
« Les femmes ont suivi leurs hommes chez le père Victor et jouent aussi, les coudes sur la table, la gorge visible par les déchirures du corsage, le visage et les mains veinées de crasse […] Rien de plus intéressant à étudier qu’une physionomie de biffin. Les rides y sont profondes et accentuées, la barbe inculte, les cheveux en broussailles encadrent de façon saisissante la bouche amère et les yeux dont l’expression s’anime dans l’ivresse. »
33Qu’elles soient travailleuses ou épouses, le corps des chiffonnières est toujours décrit comme ravagé et disponible pour les hommes, ne serait-ce que pour le regard de l’écrivain. La supposée sordide sexualité des chiffonnières est en effet le sujet qui captive le plus les auteurs. On peut, sur ce point, faire un parallèle avec les discours sur les ouvrières, tenus par les hygiénistes au milieu du xixe, qui insistent également sur la sexualité débridée dans les usines, lieux de promiscuité [Scott, 1990] [14].
34Les « hygiénistes » du premier corpus signalent leur déviance sexuelle – elles se prostituent – et leurs corps pathologiques – elles transmettent vermine et maladies vénériennes [3 ; 14 ; 24]. Les sources du deuxième corpus s’emparent également du motif de la chiffonnière prostituée et contagieuse mais le croise avec celui, plus romanesque, de la « chiffonnière-prostituée courtisane déchue », symétrique du « chiffonnier philosophe ». Là où le chiffonnier par son esprit se distingue des ordures qu’il ramasse, la chiffonnière suit le cycle des ordures, celui de la déchéance. Dans le Paris-Guide d’Edmond Texier [32], si l’article « chiffonnier » ne se réfère qu’à la figure masculine et n’inclut pas le féminin, une image de chiffonnière illustre l’article « Grisette ». La gravure, signée par Henri Valentin et cruellement intitulée « Commencement et fin », juxtapose l’image d’une jeune coquette au bras d’un homme du monde et celle d’une vieille chiffonnière armée d’une hotte et d’un crochet, accompagnée d’un vieillard en guenilles.
35Dans son Tableau de Paris (1882), Jules Vallès précise la trajectoire historique d’une femme déchue « baptisée à Saint-Eustache le jour du sacre de Charles X » : « Chaque date solennelle de notre histoire correspond à une évolution de sa vie : elle vend des fleurs jusqu’à la révolution de Juillet, ses charmes et sa jeunesse jusqu’au coup d’État, du poisson sous l’Empire, des guenilles depuis le siège » [34, p. 81]. Citons encore Zola qui, dans Nana, reprend le même motif et ressuscite sous les traits d’une vieille chiffonnière la « Reine Pomaré », danseuse et courtisane célèbre sous Louis-Philippe, que la tuberculose faucha en réalité dans la fleur de l’âge. Au retour d’une soirée, Nana écoute ainsi l’histoire réinventée de cette reine Pomaré qui passe sous sa croisée :
« Une fille superbe autrefois, qui occupait tout Paris de sa beauté […]. À présent, elle se soûlait […] une vraie dégringolade, une reine tombée dans la crotte […]. La chiffonnière, qui se trouvait sous la fenêtre, leva la tête et se montra, à la lueur jaune de sa lanterne. C’était, dans ce paquet de haillons, sous un foulard en loques, une face bleuie, couturée, avec le trou édenté de la bouche et les meurtrissures enflammées des yeux. »
37Mais c’est Maxime Du Camp qui évoque le plus cruellement le stéréotype de la chiffonnière prostituée déchue. Il décrit ainsi le passage en calèche d’une courtisane au luxe arrogant dans le faubourg Saint-Antoine. Les ouvriers courroucés par une ostentation si indécente arrêtent la voiture jusqu’à ce qu’un enfant sagace leur crie : « Laissez passer les chiffonnières de l’avenir » [9, p. 365]. Il n’est pas besoin de se venger des prostituées clinquantes que, dans un autre texte, Du Camp rend responsables de « toute la décomposition sociale » [Corbin, 2004] : dans son implacable justice, le destin les remettra à leur place, celle de chiffonnière, puisque fouiller les tas de déchets convient à leur moralité ordurière. Ainsi, si chiffonniers et chiffonnières partagent la même expérience des immondices, l’esprit et les capacités humaines reconnu·es aux premiers semblent totalement dénié·es aux secondes.
38* * *
39Ainsi, dans l’espace des représentations culturelles, la fabrique de la masculinité reste un enjeu de l’hégémonie interne autant qu’externe et le contrôle symbolique des hommes subalternes est l’instrument d’une stratégie globale de domination à la fois politique et sexuelle. Les modalités différenciées de la disqualification des chiffonniers et des chiffonnières dévoilent les intérêts de cette masculinité hégémonique. Type social ou personnage littéraire, le chiffonnier est sous le contrôle d’hommes qui cherchent à préserver ou à promouvoir les normes de masculinité confirmant leur puissance. L’esprit reconnu au paria, que même sa déchéance n’a pu totalement détruire, le retient au bord d’une commune humanité, tandis que les chiffonnières, figurantes plus que sujets des textes hygiénistes ou de la littérature panoramique et exclues de l’art pour l’art, se trouvent prises dans les mailles de la subordination. Réduites à un corps décrit comme ravagé, elles subissent à la fois le mépris des hommes instruits et la tutelle des chiffonniers autorisés à les exploiter sexuellement, à les soumettre à l’autorité du citoyen et du chef de famille. Jusqu’aux marges du patriarcat, le langage du genre et de la classe vise ainsi à maintenir l’ordre du pouvoir.
Sources
Sources écrites
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- 15Gigault de la Bedollière Emile (1842), Les industriels, métiers et professions de France. Avec 100 dessins d’Henri Monnier, Paris, L. Janet.
- 16Hugo Victor (1951), Les Misérables, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade [1862].
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- 21Mallarmé Stéphane, « Galanterie macabre », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome 3.
- 22Montorgueil Georges (1895), Paris au hasard (avec des illustrations composées et gravées sur bois par Auguste Lepère), Paris, Henri Beraldi.
- 23Othenin d’Haussonville Joseph (1883), La vie et les salaires à Paris, Paris, Librairie A. Quantin.
- 24Parent du Chatelet Alexandre-Jean-Baptiste (1837), De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration : ouvrage appuyé de documents statistiques puisés dans les archives de la Préfecture de police, Paris, J.B. Baillière.
- 25Pauliant Louis (1885), La hotte du chiffonnier. Ouvrage illustré de 47 gravures d’après J. Férat, P. Renouard, etc., Paris, Hachette.
- 26Privat d’Anglemont Alexandre (1854), Paris Anecdote, « La villa des chiffonniers », Paris, P. Jeannet, p. 217-230.
- 27Privat d’Anglemont Alexandre (1886), Paris Inconnu, Paris, P. Rouquette,
- 28Pyat Felix (1847), Le chiffonnier de Paris. Drame en cinq actes et un prologue (douze tableaux), présenté pour la première fois le 11 mai 1847 à Paris, sur le théâtre de la Porte Saint-Martin, Bruxelles, Lelong.
- 29Pyat Felix (1892), Le chiffonnier de Paris. Grand roman dramatique, Paris, Fayard.
- 30Renault Georges (1900), Les rois du ruisseau, Paris, Le livre moderne (préface de Jules Clarétie).
- 31Signol Alphonse, Macaire Stanislas (1831), Le Chiffonnier, Paris, B. Renault, 5 tomes.
- 32Texier Edmond (1867), « Les petites industries », in Paris-Guide par les principaux écrivains et artistes de la France, Paris, Lacroix et Verboeckhoven, vol. 2.
- 33Turpin de Sansay Louis-Adolphe (1861), Les chiffonniers de Paris, Paris, Lécrivain et Toubon.
- 34Vallès Jules (2007), Le tableau de Paris, Paris, Berg International, [1882].
- 35Zola Emile (1880), Nana, Paris, Charpentier.
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- 37Atget Eugène (1895-1915), Les zoniers. Album de 60 photographies. bnf, « Chiffonnier » (1913)
- 38Atget Eugène (1895-1915), Les zoniers. Album de 60 photographies. bnf, « Vue de la Cité Trébert, porte d’Asnières » (1913)
- 39« Chiffonnier », Le Charivari, 28 juillet 1870.
- 40« Chiffonnier », in De Kock Paul (1844), La grande ville. Nouveau tableau de Paris comique, critique et philosophique, Paris, Maresq.
- 41Doré Gustave (1848), Étude de chiffonniers, Estampe, Bibliothèque Nationale.
- 42Flameng Léopold, Cabaret de chiffonniers, in Arsène Houssaye, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Henri Murger, Champfleury, Charles Monselet (et al.) (1859), Paris qui s’en va et Paris qui vient. Publication artistique dessinée par Leopold Flameng, Paris, Ed. Alfred Cadart, p. 67.
- 43Manet Edouard, Le buveur d’absinthe (1859), huile sur toile (180,5x105,6 cm), Copenhague, Glyptothèque Ny Carlsberg.
- 44Manet Edouard, Le philosophe (1867), huile sur toile (107,9x187,3 cm), Art Institute of Chicago.
- 45Manet Edouard, Le chiffonnier (1869), huile sur toile (194 x 130 cm), Norton Simon Museum, Pasadena, usa.
- 46Marie Adrien (1881), « Nana. Drame tiré du roman de M. Emile Zola par M. William Bunasch, représenté à l’Ambigu, 4e tableau. Apparition de la chiffonnière Pomaré dans l’hôtel de l’Avenue de Villiers (décors de M. Zasa) », estampe, Le théâtre illustré.
- 47Monnier Henri (1842), « Chiffonnier », in Émile Gigault de la Bedollière, Les industriels, métiers et professions de France. Avec 100 dessins d’Henri Monnier, Paris, L. Janet, p. 169.
- 48Nègre Charles (1851), Le petit chiffonnier appuyé contre une borne, 14x10 cm, Négatif sépia, Paris, Musée d’Orsay.
Source filmographique
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- Scott Joan, 1990, « L’ouvrière, mot impie, mot sordide », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 83, p. 2-15.
- Sohn Anne-Marie, 2009, « Sois un homme ! ». La construction de la masculinité au xixe siècle, Paris, Le Seuil.
- Stiénon Valérie, 2012, La Littérature des Physiologies. Sociopoétique d’un genre panoramique (1830-1845), Pairs, Garnier.
Notes
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[1]
Mode de vie alternatif qui consiste à consommer prioritairement ce qui est gratuit et donc les objets et denrées récupérés.
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[2]
En 2007, 97 % des éboueurs sont des hommes en France [Corteel et Le Lay, 2011, p. 275].
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[3]
Ce travail a été réalisé grâce à un financement du gis Genre. Il fut présenté dans une première version, « La fabrique des déchets : une question éthique et politique au croisement des dominations », lors d’une journée d’étude organisée par le gis Institut du Genre, le 3 novembre 2016.
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[4]
« Cette industrie dont le mode est repoussant doit être encouragée à cause des produits utiles qu’elle donne à la fabrication du papier, du carton, du noir animal », Commission municipale relative à la Réforme des boues, Paris, 1862 ; cité par Sabine Barles [2005, p. 65].
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[5]
Ordonnance de police concernant les chiffonniers n° 1262, 1er septembre 1828 in Collection officielle des ordonnances de police depuis 1800 jusqu’à 1844, tome 2, Paris, Librairie administrative Paul Dupont, 1844.
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[6]
Néanmoins, ce chiffonnage clandestin ne disparaîtra pas. Selon Louis Figuier, « Bien que les chiffonniers soient assujettis au port de la médaille délivrée par la Préfecture de police à partir de 1828, on s’entend pour affirmer que le nombre de médailles en circulation ne reflète pas celui des ramasseurs. » [(14), p. 58].
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[7]
Voir note 2.
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[8]
Pour compléter le corpus, il est possible de se référer à Antoine Compagnon [2017] et Simone Delattre [2003].
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[9]
[2] La figure du chiffonnier comme métaphore du poète traverse l’ensemble de l’œuvre de Baudelaire [Compagnon, 2015]. Le chiffonnier est précisément évoqué dans le poème en prose « Du vin et du haschich » (écrit en 1851, mais publié dans Les Paradis artificiels en 1869) et « Le vin des chiffonniers » (écrit en 1854 mais publié dans Les Fleurs du mal en 1872).
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[10]
Par exemple, selon Anne Coffin Hanson, les sources de Manet venaient autant de la peinture classique et savante que de l’illustration populaire. Les Français peints par eux-mêmes, et notamment l’illustration du Chiffonnier de Traviès l’auraient autant inspiré que Velasquez, pour ses portraits Le buveur d’absinthe et Le chiffonnier [Coffin Hanson, 1972, p. 139].
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[11]
« Voyez ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte ; il y a en lui plus de cœur que dans tous ses parents de l’omnibus » et, plus tard, « Le regard perçant du chiffonnier le poursuit » ([18], 2e Chant de Maldoror).
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[12]
Diego Velasquez (1639-1640), Ménippe, huile sur toile, 174x94, Musée du Prado, Madrid.
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[13]
La misogynie de certains de ces artistes est avérée et notamment celle de Baudelaire, dont on citera parmi d’autres textes cet extrait de Mon cœur mis à nu (publié à titre posthume en 1887) : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable, aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire d’un dandy. » Le chiffonnier peut être un dandy, mais pas « la » femme.
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[14]
Je remercie Sophie Pochic de m’avoir suggéré ce rapprochement et cette référence.