Notes
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[1]
Je remercie Catherine Marry et Irina Tcherneva de leurs remarques sur ce texte.
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[2]
Par exemple : Padomju Kuldīga 8 mars 1946 ; Cīņa, 8 mars 1949.
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[3]
D’après les matériaux du congrès de l’Union des architectes de Lettonie de 1989, Archives d’État de Lettonie (désormais lva), Riga, 273.1.221.
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[4]
Par exemple : lva, PA-101.23.55, rapport du 22 mars 1960.
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[5]
lva, fonds 1340, 1345, 1382, 2233, PA-788 et PA-7313 ; Archives d’État des documents du personnel (désormais pdva), Riga, fonds 290 et 959.
-
[6]
Nous utilisons 30 dossiers d’employés du Comité de construction de Lettonie et de la principale agence d’architecture de Riga (pdva, fonds 290 et 959) ainsi que 50 dossiers de membres de l’Union des architectes (lva, 273.2).
-
[7]
Voir les numéros du journal étudiant Padomju Students et les archives de l’Union des architectes.
-
[8]
Voir par exemple le magazine d’actualités cinématographiques Māksla (Art) en 1984 (n° 4), présentant des entretiens avec les architectes M. Ģelzis et O. Krauklis sur cette question. Archives d’État des documents ciné, photo et audio de Lettonie, Riga.
-
[9]
lva, 273.1.151.
-
[10]
Archives économiques d’État de Russie, Moscou, 5446.50.3029.
-
[11]
On observe la même situation lors de la purge du personnel de l’Université de Lettonie en 1950 (Archives russes d’État pour l’histoire sociale et politique, Moscou, 17.132.385).
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[12]
lva, 1756.1.
-
[13]
Entretien, 10 fév. 2012.
-
[14]
Entretien, 30 sep. 2013.
-
[15]
lva, pa-7313.1.2.
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[16]
lva, 1345.3.77 et 80.
-
[17]
lva, 273.1.88 et 90.
-
[18]
Entretien, 18 avr. 2014.
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[19]
lva, 273.1.159.
-
[20]
lva, 1382.1.41.
1On sait peu de choses sur la place des femmes dans le monde du travail en Union soviétique [1]. Les travaux de synthèse réalisés par des sociologues américain·e·s depuis les années 1960 font encore autorité aujourd’hui. Gail Lapidus a montré que la situation des femmes soviétiques dans le monde du travail se distingue par l’ampleur de la féminisation en effectifs, mais reste comparable à maints égards à celle observée en Occident, entre progression et discrimination [Lapidus, 1976, 1978]. Dans les années 1930, des politiques staliniennes, économiques essentiellement, augmentent la part des femmes parmi les travailleurs [Goldman, 2002]. Accrue par la guerre, cette part baisse après 1945 parmi les ouvriers, et augmente discrètement dans certains secteurs : de 24 % en 1940 à 29 % en 1974 dans la construction, de 39 % à 45 % dans les arts [Lapidus, 1976]. L’échelle macro et l’approche par les politiques, généralement employées pour l’Union soviétique, font néanmoins silence sur les spécificités des professions qualifiées, sur les variations régionales ainsi que sur la division sexuée des secteurs d’emploi. Le moindre accès des femmes aux postes de direction dans tous les secteurs [Ajvazova, 1998] reste par exemple inexploré. Cet article propose ainsi un éclairage nouveau, à partir de l’étude localisée d’un petit groupe professionnel spécialisé : les architectes en Lettonie après l’annexion de ce micro-État à l’Union soviétique au cours de la Seconde Guerre mondiale.
2Le régime communiste favorise-t-il activement la féminisation de l’architecture, comme l’affirme la presse lettone de la fin des années 1940 [2] et comme c’est le cas plus tard en République démocratique allemande [Zachmann, 1997] ? Dans quelle mesure les politiques égalitaristes propres au régime ont-elles des effets sur une profession spécialisée ? En 1939, avant l’annexion soviétique, environ vingt femmes architectes représentent 10 % de la profession en Lettonie. En 1989, nous estimons qu’environ 500 femmes en représentent la moitié [3], proportion qui est alors de 30 % dans toute l’Union soviétique [Sklarek, 1990]. En 2014, les femmes représentent 60 % de la profession en Lettonie, la moyenne dans l’Union européenne étant de 39 % [Mirza et Nacey Research, 2015]. Si ces chiffres peuvent laisser penser que l’action du régime soviétique est déterminante, cette féminisation de l’architecture lettone se produit également dans un contexte de profondes transformations du métier sur plusieurs décennies : professionnalisation, augmentation des effectifs, bureaucratisation et technicisation. Celles-ci relèvent à la fois de politiques nationales et d’évolutions internationales, avec des amplitudes et des temporalités différentes. Les mécanismes de la féminisation ne sont donc pas exclusivement à rechercher dans les spécificités du régime (et du cas letton), mais aussi dans l’histoire de la profession, à l’image des recherches sur l’architecture et l’ingénierie en Occident [Canel, Oldenziel et Zachmann, 2000 ; Adams et Tancred, 2002 ; Lapeyre, 2004 ; Marry, 2004].
3Depuis 1991, l’histoire de l’architecture lettone a essentiellement abordé le thème de la féminisation à partir de biographies [Lejnieks, 2012 ; Veinberga et Rudovska, 2012], tendance qui touche toute l’Europe médiane [Pepchinski et Simon, 2016]. Ces travaux soulignent les blocages des carrières en dépit de l’ouverture aux femmes, mais n’en analysent pas les facteurs sociaux et structurels. À rebours de cette perspective, cet article cherche à comprendre, pour chaque étape de la trajectoire des femmes architectes lettones, comment celle-ci est à la fois rendue possible et limitée par les contextes politiques et les transformations du métier. Il s’intéresse d’abord aux facteurs à l’origine du processus (dans la formation spécialisée) avant d’en interroger les limites (dans le groupe professionnel).
Une étude informée par les trajectoires
4Au cours de notre enquête en Lettonie, prolongée dans les archives d’administrations soviétiques à Moscou, nous n’avons guère rencontré de préoccupation des acteurs institutionnels pour la place des femmes dans le secteur de l’architecture. À Riga, les femmes architectes ne bénéficient d’aucune aide spécifique en matière d’emploi. Les rapports du parti communiste letton sur la « promotion des femmes » signalent, sans s’étendre, que ces dernières sont bien représentées dans les arts et la construction [4]. De 1945 à 1990, les bilans de l’Union des architectes de Lettonie (unique organisation professionnelle du groupe) comptabilisent, sans la commenter, la part des femmes parmi ses membres. Pour étudier les mécanismes de cette féminisation, il est donc impossible d’utiliser une documentation qui aurait été produite par une politique volontariste.
5L’enquête s’appuie sur d’autres sources et est menée conjointement à deux échelles : celle du groupe et celle de l’individu. La profession d’architecte ne forme pas une catégorie des statistiques soviétiques qui la divisent entre pédagogie, administration, arts et construction. Nous ne disposons donc pas d’une image précise de la progression de la féminisation du groupe professionnel. Celle-ci doit être reconstruite à partir d’organigrammes, de listes partielles et de rapports qui montrent la place des femmes en différents lieux de la profession (formation, employeurs, organisation professionnelle) et à différents moments [5]. Cette étude est complétée par une analyse de trajectoires individuelles, menée à partir de dossiers personnels qui montrent les temporalités et les progressions de carrière [6], ainsi que des sources orales. L’enquête exploite ainsi vingt entretiens menés à Riga entre 2011 et 2014, avec des professionnel·le·s diplômé·e·s dans les années 1950, alors retraité·e·s. Les entretiens étaient semi-directifs, avec des questions initiales sur les études et les trajectoires. Les femmes m’ont reçu à leur domicile où elles m’ont montré des documents personnels qui ont alimenté l’entretien. La plupart des hommes m’ont reçu sur le lieu d’une activité sociale et offert un récit rodé et moins personnel.
6Les récits recueillis dévoilent des origines culturelles et religieuses diverses, ainsi que, pour les hommes, des origines sociales variées. Les femmes sont issues de la petite et moyenne bourgeoisie urbaine. Plusieurs d’entre elles sont orphelines depuis la guerre dont elles ont fait une expérience violente. En dépit de ces différences, les récits ont en commun l’insistance sur le statut dégradé, la perte d’autonomie des architectes devant les contraintes administratives, techniques et économiques apparues dans les années 1950, et la faible rémunération (baisse moyenne des salaires d’architectes d’un tiers en 1950 puis maintien durable de ceux des jeunes architectes à un niveau à peine supérieur à celui des technicien·ne·s). Certain·e·s évoquent leurs tentatives d’exercer en privé en parallèle de leur activité salariée, dans la quasi-illégalité (haltura). Tou·te·s insistent sur la dégradation du statut du diplôme, après le remplacement en 1951 de la faculté d’architecture par une section aux effectifs réduits de la faculté d’ingénierie, puis l’abandon des locaux historiques lors du rattachement à l’Institut polytechnique en 1958.
7Toutes ces trajectoires subjectives sont rythmées de manière analogue : par les changements de poste ou de supérieur, les voyages et les concours. La famille est rarement évoquée. Les congés maternité et les enfants sont intégrés dans les récits et ne sont pas associés à des difficultés.
8Aucun·e interlocuteur/trice n’établit de lien entre sa trajectoire et les chronologies politiques ou les spécificités du régime communiste. On mesure la différence par rapport à la République démocratique allemande, où les femmes architectes et ingénieures bénéficient d’une promotion ciblée [Zachmann, 1997] et associent rétrospectivement leur carrière, en tant que femme, au régime [Fassbinder et Bauer 1996]. Non seulement les architectes rencontrées n’associent aucunement leur carrière au régime communiste, mais plusieurs d’entre elles associent son blocage à leur non-adhésion au parti communiste, nous y reviendrons.
9Aucun·e interlocuteur/trice, enfin, ne thématise l’entrée des femmes dans la profession ni les rapports entre hommes et femmes. Interrogées sur la féminisation, les femmes ignorent son amplitude et ne s’identifient pas à un segment féminin de la profession. Quand elles évoquent des obstacles à leur promotion, elles n’établissent pas de lien entre ces difficultés et leur sexe, et font état de situations individuelles. Sans doute font-elles partie de la génération que Hyacinthe Ravet [2011] appelle paritaire, sûre de sa capacité à travailler d’égal à égal avec les hommes, sans esprit revendicatif. Leurs récits n’en permettent pas moins d’identifier des processus éclairant la place des femmes dans la profession.
Une rapide féminisation de la formation
10Comme dans de nombreuses autres professions, la féminisation de la formation est un moteur essentiel de celle du groupe professionnel. À Riga, la féminisation massive du corps étudiant se produit dans les deux décennies qui suivent la guerre. Elle est le produit de la conjonction de plusieurs facteurs liés à la sortie de guerre et à l’identité artistique de la profession.
Une identité artistique favorable aux femmes ?
11La faculté d’architecture de Riga a été fondée dans les années 1860 au sein de l’Institut polytechnique. En 1900, elle est un des principaux centres de formation d’architectes de Russie. Avant la Révolution de 1917, aucune femme n’a pu étudier l’architecture à Riga, contrairement à Saint-Pétersbourg, Helsingfors (Helsinki), Moscou ou même Odessa [Gouzevitch et Gouzevitch, 2000]. C’est en 1917 que l’institut ouvre ses portes aux femmes. Depuis 1900, le cursus d’architecture avait reçu une orientation de plus en plus artistique et de moins en moins technique. Intégré en 1919 à la nouvelle Université de Lettonie, il est réorganisé en ateliers de maîtres (tous masculins) comme à l’École des beaux-arts à Paris. Vingt femmes et cent huit hommes y achèvent des études d’architecture avant 1940. La formation est longue et n’est pas professionnalisante. Certaines diplômées n’exercent pas, d’autres exercent en parallèle de leurs études. Après l’annexion soviétique de 1940, le système d’ateliers est remplacé par un système de formation en six ans.
12Le tableau ci-dessous permet de dégager deux grandes périodes de la féminisation du corps étudiant après 1945 : progression de la part femmes jusqu’en 1970, puis progression des effectifs.
Place des femmes dans les promotions d’architecture à Riga (1945-1995)
Années | Nombre de diplômé·e·s | Nombre de femmes | Part de femmes |
---|---|---|---|
1945-1949 | 35 | 9 | 26 % |
1950-1954 | 152 | 62 | 41 % |
1955-1959 | 108 | 46 | 43 % |
1960-1964 | 98 | 44 | 45 % |
1965-1969 | 67 | 38 | 55 % |
1970-1974 | 98 | 60 | 61 % |
1975-1979 | 292 | 168 | 58 % |
1980-1984 | 245 | 147 | 60 % |
1985-1989 | 208 | 136 | 65 % |
1990-1995 | 197 | 106 | 54 % |
Total | 1 500 | 816 | 54 % |
Place des femmes dans les promotions d’architecture à Riga (1945-1995)
13À la fin des années 1940, les promotions sont peu nombreuses du fait de la guerre. La féminisation est rapide à partir de la promotion de 1950. Cette promotion, qui compte dix-sept femmes pour quinze hommes, est celle qui a entamé ses études à l’automne 1944. Cette féminisation immédiate de la sortie de guerre s’explique en grande partie par le manque d’hommes, causé par la mobilisation de la quasi-totalité des Lettons de moins de trente ans dans l’Armée rouge et/ou dans l’armée allemande. La sortie de guerre et le processus d’annexion politique amènent d’autres catégories de nouveaux étudiants : les enfants de l’élite soviétique ; des hommes originaires de formations techniques, pour certains issus des classes populaires ; et des démobilisés de l’Armée rouge, exemptés du concours d’admission. Ces derniers, d’origine russe principalement et nombreux au départ, sont marginalisés, à la fois par les enseignant·e·s et par les autres étudiant·e·s. D’après plusieurs personnes interrogées, ils sont assis au fond de la classe, ont des difficultés à suivre les cours qui sont encore largement donnés en letton, et sont nombreux à abandonner la formation. Les femmes de cette génération, elles, semblent achever le cursus qu’elles entament. Elles y sont d’ailleurs incitées : à la fin des années 1940 et au début des années 1950, de manière dispersée dans la presse étudiante, à la radio et dans des présentations publiques, les enseignants et l’Union des architectes les encouragent à passer le concours et mettent en valeur l’œuvre des femmes architectes et les travaux des diplômées [7].
14Après la guerre, le noyau du corps enseignant est formé d’une poignée de professeurs d’avant-guerre, avec à leur tête le doyen Ernst Stahlberg qui enseignait dans les années 1910 aux cours polytechniques pour femmes de Saint-Pétersbourg. Plusieurs femmes rencontrées évoquent la bienveillance de ces enseignants à leur égard. Dans le contexte de tensions politiques de l’époque (entre communistes et non-communistes, entre locaux et nouveaux arrivants, entre Lettons et Russes), faut-il voir dans cette bienveillance supposée une forme de solidarité de classe ou de groupe à l’égard d’étudiantes issues de la bourgeoisie locale ? Des éléments présentés plus loin mettent sur cette piste.
15Durant une période de forte réduction du numerus clausus (années 1950 et 1960), la part des femmes continue d’augmenter. Puis, lorsque ce numerus clausus est débloqué, leur nombre progresse encore. Leur part, très changeante d’année en année, reste proche de 60 %. Elles sont majoritaires dans toutes les promotions entre 1968 et 1991, sauf en 1979 (46 %), promotion la plus importante en effectif. Ce taux moyen de 60 % correspond à celui des études dans les secteurs des arts depuis les années 1960 en Union soviétique, tandis que celui des formations en ingénierie est plus proche de 30 % [Dodge, 1966 ; Ratliff, 1991]. Les candidat·e·s à l’admission perçoivent-ils/elles la formation en architecture à Riga comme étant de type artistique et non de type polytechnique, ces deux types de cursus coexistant en Union soviétique ?
16C’est probablement le cas, bien que le contenu des cours, les discours des enseignants comme les épreuves d’admission maintiennent un équilibre entre disciplines artistiques et techniques au moins jusqu’à la fin des années 1950. Pour justifier le choix de l’architecture, contrairement aux hommes, les femmes interrogées ne parlent pas de vocation. Elles évoquent simplement leurs bons résultats dans les deux principales disciplines du concours d’entrée : les mathématiques et le dessin. S’agissant des années 1950, ce constat étonne. Rappelons que, dans le monde russe, les représentations sur la répartition sexuée des savoirs, notamment des mathématiques, existent mais sont moins puissantes [Gouzevitch et Gouzevitch, 2000] qu’en Occident où elles sont un puissant facteur d’éviction pour les études supérieures [Mosconi, 1994]. En Union soviétique, les formations d’ingénieur·e sont moins féminisées que les autres, mais ne souffrent pas d’un rejet univoque de la technique qui serait associée au masculin. Certaines sont même très féminisées [Dodge, 1966] et, d’une certaine manière, c’est le cas de l’architecture à Riga. Les formations artistiques sont, elles, fortement féminisées dans le monde russe. Notons au passage qu’en 1949, la promotion d’architecture de l’École des Beaux-Arts à Paris compte une seule femme (Vera Jansone) et qu’elle arrive de Lettonie. Si la technique n’est donc pas un réel motif d’éviction des filles à la faculté d’architecture de Riga, la dimension artistique de la formation les attire vraisemblablement. En vue du concours d’admission, la maîtrise du dessin pose toutefois un problème d’acquisition. Celle-ci passe visiblement par des cours préparatoires payants, expliquant l’origine plutôt bourgeoise des étudiantes rencontrées.
17À Riga, dès la fin des années 1940, c’est même une femme qui incarne l’image de l’architecte-artiste. Marta Staņa, formée au dessin avant la guerre par le peintre moderniste Romans Suta, est assistante d’Ernst Stahlberg à la faculté d’architecture de Riga [Lejnieks, 2012]. Dans un entretien, l’ancien étudiant Edgars S. explique que Marta Staņa aidait les étudiant·e·s à améliorer la qualité des perspectives de leurs projets et qu’elle avait un « goût artistique remarquable », « le truc d’Antonov ». Sergueï Antonov, formé à l’Académie impériale des Beaux-Arts à Saint-Pétersbourg, a enseigné depuis les années 1920 à Riga où il est devenu, et jusqu’à sa mort en 1956, un des principaux professeurs d’architecture.
18Sur une photographie (voir l’Illustration 1), les étudiant·e·s de première année parodient son allure d’artiste. En portant aussi ce nœud papillon, les femmes arborent un attribut de l’artiste masculin.
Photographie de la classe de première année (1948-1949)
Photographie de la classe de première année (1948-1949)
19Cette identité artistique, ou du moins à la fois artistique et technique, a résisté à la transformation du cursus au cours des années 1950 et semble affirmée jusqu’aux années 1980, notamment par les architectes de la génération rencontrée [8].
Des tensions politiques qui profitent aux femmes
20Dans les années 1950, plus de cent femmes ont été diplômées en architecture à Riga, soit plus de 40 % des promotions. Cette première génération d’architectes où les femmes sont très visibles est précisément celle qui a entamé ses études sous Staline, période de purge politique en général et plus particulièrement au sein de la faculté en 1949-1951. Cette génération a bénéficié d’une conjonction favorable des transformations disciplinaires, sociales et politiques de la formation, y compris dans le cadre de la purge mais également au-delà de celle-ci.
21Entre le printemps 1949 et l’été 1950, 17 % des étudiant·e·s de l’Université d’État de Lettonie, 20 % des enseignant·e·s et 37 % de leurs assistant·e·s sont évincé·e·s, notamment le professeur Stahlberg et son assistante Marta Staņa. Puis, en décembre 1950, la faculté d’architecture est supprimée dans un contexte de concurrence avec les ingénieurs, après une vague de dénonciation des enseignants d’architecture comme formant une « citadelle anticommuniste ». Au moins une quinzaine d’étudiant·e·s, notamment de 3e année, font grève et écrivent à différentes instances à Riga et à Moscou. Des professeurs se mobilisent également [9]. Recréé en février 1951 comme filière de la faculté d’ingénierie, le cursus d’architecture permet aux deux dernières années de terminer leur formation. En revanche, seulement la moitié des enseignant·e·s et des étudiant·e·s des quatre premières années sont repris·e·s [Le Bourhis, 2015]. Tandis que des formations concurrentes sont ouvertes ou prennent leur essor à Minsk, Tallinn et Vilnius, la prestigieuse faculté de Riga se voit rabaissée au rang de faculté provinciale. Ses effectifs sont réduits par un numerus clausus strict. La formation est également reprofilée sur une ligne plus technique, moins beaux-arts et est soumise institutionnellement à l’ingénierie.
22Au travers de ces transformations rapides et conflictuelles, la part des femmes augmente dans les promotions. En dehors des listes de promotions, nous ne disposons pas des effectifs sexués des classes avant et après la purge qui permettraient de mesurer le changement concret du corps étudiant au cours de la période. Nous ne pouvons donc que formuler des hypothèses sur les mécanismes qui ont favorisé les femmes pendant et après la purge. Il est impossible de généraliser en ce qui concerne l’effet des purges staliniennes d’après-guerre sur les femmes en général. On sait que lors de la purge de l’Institut d’architecture de Moscou en 1948, l’idée de favoriser les hommes lors de l’admission est évoquée [10]. Mais de tels desseins sont absents à Riga. Notre étude sur la purge de la principale agence d’architecture de Riga en 1948 montre que celle-ci combine un licenciement technique du « petit personnel », préjudiciable aux femmes [11], et des évictions politiques qui touchent essentiellement des hommes, soupçonnés d’hostilité au régime, mobilisés dans l’armée allemande ou ayant fui vers l’Ouest lors de la reconquête soviétique de 1944 [Le Bourhis, 2015]. D’après Heinrihs Strods [1999], de tels motifs politiques ont justement présidé à la purge des enseignant·e·s et étudiant·e·s de l’Université en 1949-1950. En outre, des réductions budgétaires ont pu guider le licenciement du petit personnel, mais non l’éviction d’étudiantes. La purge des étudiants a sans doute surtout conduit à évincer des hommes. Les entretiens recueillis évoquent uniquement des hommes évincés qui avaient été mobilisés dans l’armée allemande ou dont le père avait été réprimé par le régime, ainsi que d’autres qui ont fait le choix de partir à Moscou ou Vilnius pour obtenir un « vrai diplôme d’architecte ».
23Cette purge favorise les femmes mais sape les cadres sociaux et la dominante artistique de la formation qui avaient présidé depuis 1945 à l’ouverture aux filles. Pourtant, l’esprit de résistance à la purge recrée des conditions qui leur sont favorables. La purge menace les anciens professeurs, perçus comme bourgeois et soupçonnés d’anticommunisme. Il n’est pas impossible que les femmes rencontrées aient joui d’une préférence de leur part lors de l’admission au-delà de la purge, par rapport à des candidats issus de classes populaires. À plus long terme, chez les enseignants comme chez les étudiant·e·s, la résistance se mue en volonté de se distinguer des ingénieurs en mettant en valeur les aspects artistiques de la discipline. Jusqu’à la fin des années 1950, les enseignants qui ne sont pas évincés, tel que Pēteris Bērzkalns, louvoient dans l’adaptation de leur cours aux techniques et à l’idéologie [12]. Le maintien d’une identité beaux-arts neutralise la prédominance des techniques dans le contenu des cours, susceptible de faire faiblir l’attrait des filles.
24Cette féminisation de la formation est le principal levier de celle de la profession, levier accentué par le système soviétique de plein-emploi. À l’époque stalinienne, ce système impose le turn-over des professionnel·le·s avec des cycles d’embauches/licenciements et des affectations lointaines, qui amènent des professionnel·le·s russes ou ukrainien·ne·s à Riga (dont une dizaine de femmes à la fin des années 1940) et emportent ailleurs de jeunes architectes formé·e·s localement. Dans les années 1950, cette circulation s’estompe au profit d’une embauche locale, alors que Riga perd son statut de grand centre de formation pour tout le pays. Dès lors, les diplômé·e·s sont pratiquement tou·te·s embauché·e·s sur place et forment la majeure partie des jeunes actif/ive·s. La féminisation de la formation locale entraîne mécaniquement celle du groupe professionnel.
Blocage persistant des carrières féminines
25En dépit d’un accès massif des femmes aux postes d’architecte après 1950, on observe, jusqu’aux années 1980, des formes de ségrégation au sein du groupe professionnel. Avant d’étudier le blocage des carrières à proprement parler, examinons la segmentation sexuée de la profession.
Une féminisation au prix d’une segmentation sexuée
26Jusqu’à la fin des années 1940, à Riga, le travail de conception est structuré en ateliers polyvalents formés autour de maîtres masculins, entourés de professionnel·le·s aux statuts et contrats variés, où les femmes, peu nombreuses, sont dispersées. Dans les années 1950, cette organisation est abandonnée au profit de grandes agences dont tou·te·s les employé·e·s sont diplômé·e·s et fonctionnaires salarié·e·s, et où le travail est organisé par spécialité. C’est dans ce système que la génération étudiée entame et termine sa carrière. Les femmes sont surtout présentes dans des segments tels que la conception standardisée de bâtiments, l’urbanisme et le patrimoine, et bien moins dans la conception expérimentale, c’est-à-dire non standardisée. Or, de l’avis de tou·te·s, il s’agit de la part la plus prestigieuse de la profession. Cette répartition n’est pas sans rappeler des situations observées dans d’autres pays communistes [Pepchinski et Simon, 2016] ou plus tard dans des professions libérales en Occident [Chadoin, 2007]. Elle offre l’occasion de revenir sur la question, longuement débattue, des rapports entre segmentation, prestige et féminisation.
27Dans les années 1950-1970 tout au moins, dans les secteurs les plus féminisés, les femmes sont regroupées en équipes (« brigades ») très féminines. En urbanisme, les femmes interrogées insistent sur l’autorité masculine qui les a recrutées. Pour expliquer sa nomination, Ruta P. explique :
Je ne voulais pas du tout faire d’urbanisme. Lors de l’attribution des postes en 1954, j’ai été nommée dans une entreprise de construction comme chef de chantier. Ce n’était vraiment pas un travail de femme ! Mais avant même que je ne commence, [l’architecte en chef de Riga] m’a embauchée comme architecte de l’arrondissement Staline. Finalement, j’ai eu de la chance, j’ai échappé au système d’affectation. J’étais la plus jeune quand j’ai commencé. [13]
29L’urbanisme conviendrait aux femmes car il permet d’échapper au chantier : malgré des représentations moins sexuées des savoirs précédemment évoquées, la représentation du féminin comme fragile pèse sur les choix des jeunes diplômées. Comme d’autres, Ruta P. évoque le manque de vocations dans cette spécialité. Au début des années 1950, aucun·e étudiant·e ne choisit l’urbanisme comme spécialité pour son projet de fin d’études. Durant la seconde moitié de la décennie, les femmes représentent la moitié des rares étudiant·e·s qui font ce choix et sont aspirées par l’embauche aux nouveaux postes créés dans cette spécialité. Irena R. explique que, dans sa promotion (1955), tout le monde veut construire des bâtiments et personne, sauf elle, ne s’intéresse au cours d’urbanisme. Laimonis S., diplômé avec mention urbanisme en 1960, explique quant à lui :
Je sentais que je n’étais pas attiré par la conception de bâtiments, domaine où il y en avait de très forts, comme Modris Ģelzis. Il était tout juste diplômé et commençait sa carrière, mais on pouvait remarquer que lui, il en faisait partie. Nous, on était plus jeunes, on savait qu’on n’arriverait pas à son niveau. [14]
31Au contraire, dans les années 1950, la conception standardisée de logements est prestigieuse du fait des commandes d’État – c’est là que Ģelzis entame sa carrière en 1955 – et offre un emploi à de nombreuses femmes. C’est une femme au parcours atypique qui les embauche. Velta Ramman est architecte diplômée en Russie en 1937. Primée pour son engagement sur le front intérieur pendant la guerre et membre de la minorité lettone de Russie, elle jouit d’une certaine légitimité politique à Riga après 1945. Jusqu’à la fin des années 1950, elle est la seule femme à diriger une équipe de conception. Celle-ci prend en stage des étudiantes et recrute des femmes pendant plusieurs décennies, telles que Mäddi C., en 1952, qui y réalise toute sa carrière. Le cliché suivant est conservé au Musée d’architecture de Lettonie, dans le fonds personnel d’une des membres de cette équipe. Celle-ci pose sur son lieu de travail, les mains sur les plans d’un immeuble ou tenant les attributs de l’architecte (voir Illustration 2). Les postures désignent la cheffe. Cette reprise d’un classique de la photographie du travail d’architecte, mais où les femmes remplacent les hommes, affirme leur capacité à endosser toutes les compétences de la conception. Cet écho des images du front de l’intérieur pendant la guerre affirme ici la contribution des femmes à l’effort de construction de logements engagé par Khrouchtchev.
Photographie de l’équipe de Velta Ramman, vers 1960
Photographie de l’équipe de Velta Ramman, vers 1960
32Ces deux cas (urbanisme et conception standardisée) traduisent le fait que les femmes se concentrent, non pas tant dans les segments moins prestigieux, que dans les spécialités moins traditionnelles. Toutefois, ces secteurs sont bien ceux qui connaissent une dévalorisation relative. L’urbanisme est soumis à des contraintes bureaucratiques et économiques dès les années 1950 et la conception standardisée est touchée par les excès de l’industrialisation de la construction dans les années 1960 (après féminisation). À l’inverse, la conception expérimentale, encore largement masculine, est le segment le moins touché par la dévalorisation du métier. Elle s’affirme comme le cœur artistique et traditionnel du métier, auquel les étudiant·e·s aspirent.
33Dans le secteur administratif, connu dans les pays occidentaux comme plus favorables aux carrières des femmes par rapport à l’exercice libéral [Adams et Tancred, 2002], les carrières des femmes ne sont pas facilitées. En 1950, la direction de l’Architecture de Lettonie nomme une femme au poste d’architecte en chef de la ville de Liepāja pour remplacer un homme licencié du fait de l’épuration de la collaboration. Mais la nomination de « la jeune Zelten » soulève l’opposition des autorités de la ville [15]. C’est seulement dans les années 1960 qu’une femme sera nommée durablement architecte de canton (Cēsis) et une autre dans les années 1980 architecte en chef d’une ville (Daugavpils).
34Cette segmentation sexuée met en lumière les inégalités entre femmes et hommes en Union soviétique. On connaît la « troisième journée » des femmes soviétiques [Mespoulet, 2015] et les variations de revenus en dépit de l’uniformisation des salaires [Lapidus, 1978]. Dans le cas étudié, si notre enquête ne permet pas d’étudier le premier point (la troisième journée), elle confirme le second (l’inégalité des rémunérations). En effet, la conception expérimentale, largement investie par les hommes, permet un plus grand accès aux formes complémentaires et substantielles de revenus (suivi de chantier, primes de concours, exercice privé). On retrouve là un mécanisme mis en valeur par l’étude des professions libérales en Occident [Cacouault-Bitaud, 2001 ; Lapeyre, 2004]. À l’inverse, les grilles salariales unifiées rémunèrent moins les agences municipales où les urbanistes et les architectes du patrimoine sont surreprésenté·e·s. Dans ses Mémoires, le premier directeur de l’inspection du patrimoine de la ville de Riga décrit ses difficultés à recruter en 1968 du fait des bas salaires. Il confie que parmi les quatre premiers et premières architectes embauché·e·s figurent trois jeunes diplômées et un ancien déporté au Goulag [Holcmane, 2012].
Statut d’auteur·e et progression de carrière
35Cette logique excluante prévaut entre les segments de la profession, mais également à l’intérieur de chaque segment et, par conséquent, pour l’accès à l’Union des architectes. Elle se cristallise autour du statut « d’auteur », qui est fondé sur le principe de reconnaissance par les pairs de l’œuvre individuelle issu de l’exercice libéral et qui est renforcé par les logiques hiérarchiques du contexte de travail fonctionnarisé.
36L’Union des architectes représente l’élite de la profession, soit environ 40 % des professionnel·le·s dans les rares moments documentés où l’Union s’interroge sur la part de la profession qu’elle représente (1948, 1956 ou 1992). Cette organisation est essentiellement un espace de sociabilité et de légitimation (concours, débats, expositions, voyages). Pour adhérer, il faut être l’auteur·e de plans d’architecture (ou de textes scientifiques relatifs à l’architecture). Comparé au taux de féminisation de la formation, le bilan suivant, reconstruit à partir de bilans partiels, montre le décalage dans la féminisation de cette élite, la parité étant à peine atteinte en 1990.
Place des femmes parmi les membres de l’Union des architectes de Lettonie (1948-1992)
Années | Nombre de membres | Nombre de femmes | Part de femmes | Part de femmes dans la formation |
---|---|---|---|---|
1948-1955 | ~ 120 | passe de 5 à 20 | passe de 10 à 20 % | ~ 35 % |
1955-1968 | passe de 120 à 280 | de 20 à 100 | de 20 à 40 % | ~ 45 % |
1968-1975 | de 280 à 320 | de 100 à 130 | ~ 40 % | ~ 60 % |
1975-1984 | de 320 à 460 | de 130 à 210 | de 40 à 45 % | ~ 60 % |
1984-1992 | de 460 à 540 | de 210 à 255 | ~ 45 % | ~ 60 % |
Place des femmes parmi les membres de l’Union des architectes de Lettonie (1948-1992)
37Ce tableau masque les à-coups et fortes variations annuelles, mais il met en évidence des phases et paliers de la progression des femmes parmi les membres de l’Union. Jusqu’aux années 1950, l’adhésion des femmes se fait en bloc, par exemple en 1945, 1948, 1951 et 1952, à nombre de membres quasi constant. Le climat de purge ne se traduit pas tant par des évictions que par un blocage de l’adhésion des jeunes hommes. À cette période et jusqu’aux années 1960, l’adhésion est largement contrôlée par la secrétaire de l’Union, Emma Aizsilnek. Celle-ci est une vétérane bolchévique de la guerre civile russe et une architecte formée auprès des frères Vesnine à Moscou. Détachée en tant que communiste d’origine lettone à Riga en 1945, elle est nommée à des postes importants à la direction de l’Architecture (dont elle orchestre la purge) et à l’Union des architectes où elle défend ses cadettes. Après 1955, toujours sous son autorité partielle, les adhésions d’hommes et de femmes sont plus nombreuses. Mais le décalage temporel vis-à-vis de la féminisation mécanique de la profession traduit le fait que, en moyenne, les femmes mettent plus de temps à adhérer que les hommes.
38Dans le système d’exercice exclusivement fonctionnarisé (depuis 1950), la question de la reconnaissance par les pairs est intimement liée à la progression hiérarchique. Dans les agences d’architecture, le statut d’auteur·e est corrélé à l’échelon. Dans les années 1960-1970, cinq échelons rythment les carrières (architecte junior, senior, de groupe, de projets et en chef). Les deux derniers donnent le droit respectivement d’encadrer une petite équipe et de diriger un service, et correspondent au statut d’auteur·e. Les récits et les dossiers personnels montrent que les hommes les atteignent plus vite que les femmes.
39En 1964, à Riga, c’est une femme ingénieure qui dirige le département d’urbanisme de la principale agence d’architecture. Ce département compte treize architectes : cinq femmes aux 1er et 2e échelons, deux femmes et deux hommes au 3e échelon et quatre hommes au 4e échelon. À la fin de l’année, un de ces derniers décède et peu après, l’agence intègre les équipes de l’Agence municipale d’urbanisme de Riga. L’organigramme de 1965 affiche deux départements réorganisés d’urbanisme, avec au total vingt-cinq architectes dont douze femmes, réparti·e·s en quatre brigades : trois comptent une majorité de femmes architectes (dont une dirigée par Aina T.), la quatrième n’en comptant aucune [16]. Lors de cette réorganisation, six femmes changent d’échelon. Mais, d’après Irena R., chaque architecte promu·e forme alors une micro équipe avec un·e seul·e technicien·ne. Autrement dit, l’ascension de carrière des femmes s’accompagne d’une dégradation du statut du grade conquis.
40Comme ailleurs et en dépit de la parité atteinte, la carrière des femmes est bloquée. On retrouve ici le « plafond de verre » décrit en Occident par la sociologie du travail [Buscatto et Marry, 2009]. Plusieurs femmes urbanistes rencontrées connaissent des mutations sans promotion (au 2e ou 3e échelon) jusqu’à la retraite, voire des mises au placard en fin de carrière dans les années 1980. Aina T. atteint le 4e échelon en 1965 mais précise que l’homme pressenti a refusé le poste : sa progression se fait donc par défaut. Irena R. atteint cet échelon après vingt ans d’exercice, à la fin des années 1970. Elle remplace alors, à la tête d’une équipe masculine, un chef de brigade promu qui est plus jeune qu’elle. Ses nouveaux subalternes tiennent à signer tous seuls les plans produits par l’équipe, alors que son échelon et son poste auraient dû lui permettre de les cosigner.
41Les femmes rencontrées avancent comme principal facteur de ce blocage leur non-adhésion au parti communiste. Cette interprétation est vraisemblable quand on connaît le système soviétique de nomination à des postes à responsabilité : celle-ci requiert la délivrance d’une habilitation de sécurité par le kgb, procédure facilitée par la carte de membre [Le Bourhis, 2015]. Or le parti reste très masculin, phénomène rétrospectivement bien connu [Ajvazova, 1998 ; Krūmiņš, 2007], mais non associé par les historien·ne·s et les sociologues au blocage des carrières féminines. Pour Irena R., le 4e échelon est le plus haut poste qu’on peut convoiter sans être membre : « c’est ce que tout le monde rêvait d’être ». Au contraire, quatre hommes interrogés évoquent leur adhésion au parti comme une formalité nécessaire pour monter en grade. Il ne faut pas surestimer le besoin et la facilité d’y adhérer – seuls 21 % des membres de l’Union des architectes en sont membres en 1952 et 13 % en 1973 [17]. Les obstacles à la féminisation du parti freinent clairement l’ascension de carrière des femmes qui ont accédé au 3e ou 4e échelon. Les origines bourgeoises et les parcours familiaux de ces femmes en sont les raisons. Lia K. et Lilija M. confient qu’Emma Aizsilnek leur a conseillé d’adhérer et qu’elles n’ont toutefois pas tenté de le faire, compte tenu du passé stigmatisant de leur père (mort au front dans l’armée allemande pour la première, émigré aux États-Unis pour la seconde). Plus largement, toutes les femmes rencontrées expriment un dédain envers les hommes architectes communistes de leur génération, dont certains ont encouragé l’épuration de la faculté en 1950 et/ou occupé plus tard des postes de direction. Elles parlent d’hommes de compromis et carriéristes. Plusieurs d’entre elles notent au cours des entretiens : « Il était incompétent, il devait être membre du Parti », bon mot populaire dont on peut faire une interprétation en termes de genre. Ces femmes trouvent ainsi une justification morale et politique au blocage de leur progression.
La création, domaine de l’homme
42Mais les difficultés d’accès au statut d’auteure passent également et surtout par le fait que les femmes sont, tout au long de leur carrière, plus ou moins privées de l’exécution des tâches reconnues comme créatives. À la division sexuée des secteurs d’exercice de la profession, s’ajoute en effet une division du travail à l’intérieur de chaque secteur. Cette question est étudiée ici à partir du domaine de l’urbanisme. Les tâches confiées aux femmes sont subalternes et/ou perçues comme non créatives, et ne donnent pas le titre d’auteure. Maiga Ž., diplômée en 1950, explique que le travail de copiste (reproduire les fonds de plan, colorier), qui lui est confié durant ses premières années d’activité, est fastidieux car il exige qu’elle reste allongée sur une table toute la journée. Avec la professionnalisation, les femmes reprennent ici des tâches qui étaient auparavant confiées à des étudiant·e·s. À propos de son travail d’assistante à la fin des années 1950, Maiga Ž. commente :
[Le professeur] Bērzkalns est venu vérifier ce que faisaient les jeunes architectes. Je lui ai dit que je travaillais comme copiste. Il s’est énervé et a exigé que je sois nommée auteure. […] On m’a finalement confié la réalisation du plan d’aménagement de Līāni, une petite préfecture. C’était mon premier projet à moi. Kruglov était chef de projets, mais moi j’étais auteure. J’y suis allée moi-même. J’ai ramené tous les documents nécessaires. Notre économiste s’est étonné […] ! Mais j’y suis vraiment allée toute seule ! [18]
44Elle souligne ici le décalage entre ce qu’imagine un enseignant et la réalité de l’organisation du travail, et surtout la difficulté à être reconnue comme auteure. Au-delà du travail de copiste, les femmes sont souvent des assistantes, comme Tamara E. qui, d’après ses collègues, dessine durant toute sa carrière pour des chefs successifs. En 1956, elle peine à renouveler son adhésion à l’Union des architectes car elle ne parvient pas à prouver qu’elle a elle-même conçu des plans [19].
45D’autres tâches non créatives, apparues avec la bureaucratisation et dévalorisées par les architectes, sont également largement dévolues aux femmes indépendamment de leur échelon, comme conduire des négociations avec les mairies et l’armée ou rédiger les notices écrites des plans. Durant toute sa carrière, Irena R. se voit confier cette dernière tâche car elle écrit bien en russe qui est sa langue maternelle. Surtout, des années 1950 aux années 1980, les femmes sont cantonnées aux tâches de calcul (de surfaces, de volumes de béton, de nombres d’habitant·e·s) qu’elles présentent comme les plus rébarbatives. Comme durant l’entre-deux-guerres dans les agences de statistiques soviétiques [Mespoulet, 2004] ou les bureaux d’ingénierie américains [Canel, Oldenziel et Zachmann, 2000], le petit calcul est une tâche ingrate réservée aux femmes. Dans le cas étudié, celles-ci partagent avec des ingénieur·e·s et des économistes ces tâches qui sont exigées depuis la fin des années 1940 pour justifier la conformité des plans vis-à-vis des programmes de développement industriel et de construction. L’utilisation des femmes sert ici à absorber une réorganisation du travail et freine leur reconnaissance.
46Ces configurations apparaissent de manière saillante lors des concours, comme celui organisé par le comité (ministère) de la Construction en 1963 pour un grand ensemble de logements à Riga (« la Zone A »). Les deux collectifs en compétition sont dirigés par des hommes mais comptent une majorité de femmes qui se souviennent de la répartition des tâches. Pour Aldona B., c’est un homme qui a eu l’idée et « Nous, on a fait le détail. » Dans l’autre collectif, des hommes réalisent la conception des bâtiments (la plus proche de la conception expérimentale) et des transports, dessinent les perspectives inspirées du Mirail à Toulouse, tandis que les femmes réalisent le plan d’ensemble et les calculs. Pour l’audition devant le jury masculin, aucune d’entre elles n’est invitée [20].
47* * *
48L’enquête a interrogé les facteurs et les enjeux de la féminisation d’un petit groupe professionnel qualifié, en Union soviétique après 1945. Elle montre que si l’architecture lettone a connu une féminisation rapide et massive grâce à la formation, c’est au prix d’une division sexuée du travail réservant les emplois et les tâches les moins prestigieux aux femmes. La situation à la fois favorable et contrainte des femmes est le fruit d’un décalage entre une formation favorable et une pratique défavorable. Mais les facteurs de ces évolutions en apparence contradictoires, sont en partie les mêmes : les enjeux sociaux du maintien de l’identité artistique de la formation ont favorisé l’accès des femmes à la formation et potentiellement bloqué leur carrière.
49Le contexte local et les réformes soviétiques sont des éléments d’explication de ces évolutions nécessaires mais insuffisants. L’accès des femmes à la formation et les logiques excluantes du monde du travail suivent des lignes de transformation du métier qui ne sont pas propres au cas étudié. La distribution des femmes dans la profession peut ainsi être analysée comme une adaptation du groupe aux changements qui lui sont imposés : l’arrivée des femmes permet de répondre aux nouvelles demandes adressées aux architectes tout en réservant les tâches valorisées aux hommes. De surcroît, le fonctionnariat imposé en 1950 à tou·te·s les employé·e·s des agences d’architecture soviétiques n’est pas favorable aux progressions de carrière des femmes : le rôle dominant du parti communiste favorise les hommes. Les représentations masculines de l’architecte comme artiste créateur, issues de l’exercice libéral ou semi-libéral préexistant, s’en trouvent confortées. Ces effets limités de l’idéologie égalitariste et du fonctionnariat font écho aux situations des femmes architectes dans des cadres d’exercice libéral de l’activité. En ce sens, l’article invite à questionner l’exceptionnalité soviétique, toujours présupposée en matière de féminisation des professions.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Je remercie Catherine Marry et Irina Tcherneva de leurs remarques sur ce texte.
-
[2]
Par exemple : Padomju Kuldīga 8 mars 1946 ; Cīņa, 8 mars 1949.
-
[3]
D’après les matériaux du congrès de l’Union des architectes de Lettonie de 1989, Archives d’État de Lettonie (désormais lva), Riga, 273.1.221.
-
[4]
Par exemple : lva, PA-101.23.55, rapport du 22 mars 1960.
-
[5]
lva, fonds 1340, 1345, 1382, 2233, PA-788 et PA-7313 ; Archives d’État des documents du personnel (désormais pdva), Riga, fonds 290 et 959.
-
[6]
Nous utilisons 30 dossiers d’employés du Comité de construction de Lettonie et de la principale agence d’architecture de Riga (pdva, fonds 290 et 959) ainsi que 50 dossiers de membres de l’Union des architectes (lva, 273.2).
-
[7]
Voir les numéros du journal étudiant Padomju Students et les archives de l’Union des architectes.
-
[8]
Voir par exemple le magazine d’actualités cinématographiques Māksla (Art) en 1984 (n° 4), présentant des entretiens avec les architectes M. Ģelzis et O. Krauklis sur cette question. Archives d’État des documents ciné, photo et audio de Lettonie, Riga.
-
[9]
lva, 273.1.151.
-
[10]
Archives économiques d’État de Russie, Moscou, 5446.50.3029.
-
[11]
On observe la même situation lors de la purge du personnel de l’Université de Lettonie en 1950 (Archives russes d’État pour l’histoire sociale et politique, Moscou, 17.132.385).
-
[12]
lva, 1756.1.
-
[13]
Entretien, 10 fév. 2012.
-
[14]
Entretien, 30 sep. 2013.
-
[15]
lva, pa-7313.1.2.
-
[16]
lva, 1345.3.77 et 80.
-
[17]
lva, 273.1.88 et 90.
-
[18]
Entretien, 18 avr. 2014.
-
[19]
lva, 273.1.159.
-
[20]
lva, 1382.1.41.