1L’ouvrage rédigé par Séverine Sofio, Artistes femmes – La parenthèse enchantée, xviiie-xixe siècles est issue de sa thèse de doctorat. Elle y analyse la période particulière des années 1750 à 1850 pendant laquelle les artistes femmes auraient bénéficié de conditions de travail plus égalitaires. Cette approche mêle les références issues de l’histoire de l’art à une pratique de sociologue, même si l’auteure se défend d’analyser des œuvres et privilégie le regard porté sur la structuration de la profession.
2Pour mener son analyse, Séverine Sofio nous convie à suivre les « réformes de l’espace des beaux-arts et [sa] féminisation ‘’par le haut’’ dans le dernier tiers du xviiie siècle » dans un premier temps, puis à nous intéresser, dans un second temps, au « Salon et à la féminisation ‘’par défaut’’ de l’espace des beaux-arts dans la première moitié du xixe siècle ». L’analyse porte donc sur la manière dont le métier se structure et dont les artistes femmes s’insèrent dans les maillons de ce schéma lorsque les aléas de l’histoire leur donnent la possibilité d’obtenir des avancées égalitaires.
3La méthode repose sur une analyse contextuelle non seulement des documents mais aussi des concepts employés, qui s’inscrit dans une histoire sociale ou une sociologie historique. L’auteure s’attache aux conditions qui ont rendu possible l’accès des femmes aux diverses instances ou strates artistiques, en fonction de leur classe sociale. La première partie envisage ainsi la nouvelle visibilité des femmes à l’aune des débats autour des notions de liberté et d’égalité. La seconde interroge les nouvelles configurations mises en place suite à cette dynamique de visibilité.
4Le livre est structuré chronologiquement et les six chapitres s’enchaînent aisément, malgré l’insertion d’informations complémentaires dans des cadres grisés, qui interrompent la lecture. Peut-être aurait-il mieux valu les insérer dans le texte ou les laisser en note. Enfin, l’index des noms est appréciable, mais la bibliographie est inexistante. Elle aurait mérité d’apparaître, même restreinte.
5On aborde le sujet par l’analyse des deux institutions qui régissent le métier : l’Académie royale de peinture et de sculpture et la corporation des peintres et sculpteurs. Cette dernière est une organisation professionnelle d’artisans et d’artistes, dont la branche artistique devient l’Académie de Saint-Luc, qui concurrence peu à peu l’Académie royale, jusqu’à la reconnaissance de l’autonomie des artistes en 1777. L’évaluation du nombre des artistes actifs/ves à Paris vers 1780 est particulièrement intéressante (environ quatre cents). La fin des corporations en 1776-1777 facilite l’ouverture de tous les métiers aux femmes, mais l’Académie royale garde le privilège de l’organisation du Salon, qui permet de vendre son travail, et reste l’instance de consécration des artistes. Les artistes libres exposent dans leurs propres ateliers, puis dans les expositions privées qui se multiplient, et font appel à des marchands pour vendre leurs toiles. Les années 1770 voient aussi l’engouement du public pour les œuvres d’art aller croissant, ce qui entraîne l’augmentation du nombre d’artistes pour répondre aux demandes. Les artistes deviennent conseillers/ères en art auprès des plus aisé·e·s, tout un marché de l’enseignement artistique se développe. La pratique du dessin et de la musique est recherchée pour les filles d’aristocrates, elle constitue un capital important sur le marché matrimonial. Les femmes sont très présentes dans ce domaine.
6L’ouvrage aborde ensuite les luttes esthétiques et institutionnelles dont les femmes vont être parties prenantes, en raison de la féminisation consécutive à la libéralisation du statut d’artiste en 1777 et à la contestation du système vieillissant de l’Académie, une contestation notamment incarnée par Jacques-Louis David. La narration de la réception d’Adélaïde Labille-Guiard et Élisabeth Vigée-Lebrun à l’Académie, en 1783, fondée sur les procès-verbaux de l’institution, est édifiante. L’ouverture d’un atelier pour des élèves femmes par Jacques-Louis David en 1786 est un symbole de son opposition à l’Académie, mais aussi un moyen de remercier ses commanditaires. S’il n’est pas le seul, il est très visible en raison de sa remise en cause des vieux académiciens. La ligne de fracture repose aussi sur le critère de l’accès aux ateliers de nu, qui est soutenu par les tenants d’un modernisme esthétique, mais critiqué par les plus conservateurs au nom de l’atteinte à la moralité des femmes.
7La Révolution de 1789 donne raison aux plus réformateurs et Séverine Sofio évoque « le zèle révolutionnaire des artistes ». L’historienne exploite un riche matériel de lettres, extraits de réunions, de documents officiels à l’appui des événements qu’elle analyse, qui est remarquable et permet d’entrer dans les délibérations et les conflits de l’époque, de comprendre les arguments échangés.
8La seconde partie de l’ouvrage se focalise sur l’histoire du Salon, véritable lieu de socialisation à partir de 1802. L’auteure rappelle utilement les fonctions de l’École des beaux-arts, qui sert à se perfectionner et à passer les concours, mais n’est pas le lieu de l’apprentissage de base, réalisé dans les familles et les ateliers privés. Cette partie de l’ouvrage porte sur les modalités de formation, les relations sociales et la vie pratique des artistes, et fait un état des lieux de la profession d’artiste en articulant différentes sources et recherches antérieures. La culture des arts devient sexuée, les hommes riches en bénéficiant, mais pas les hommes pauvres. Les femmes en profitent, car la peinture est associée à une disposition féminine (p. 193). Si la question d’être femme artiste ne se pose plus, ce serait alors celle de l’accès aux plus hauts niveaux qui serait problématique.
9Une expérience intéressante est tentée en 1831 : la hiérarchie de classement par genre artistique est rénovée, faisant place à des catégories qui ne se voyaient pas attribuer de médailles jusque-là (p. 231). Les femmes se voient ainsi plus récompensées qu’avant. D’autres éléments plaident en faveur d’une reconnaissance nuancée. Ainsi, les artistes femmes sont très visibles au Salon de 1848, mais la critique est négative. Parfois, afin d’asseoir la force de la démonstration, la nuance n’est plus de mise. Ainsi, l’affirmation qui conclut ce chapitre est trop unilatérale et aurait mérité de mieux rendre compte des contradictions internes à cette reconnaissance (p. 274). Enfin, la partie consacrée aux parcours des artistes est intéressante et novatrice, fondée sur le recoupement de plusieurs sources et la production de données nouvelles. En général, les sources ne sont pas explicitées, on les comprend au cours de la lecture, mais elles sont riches : archives, presse, articles, livrets de salons, documents sur les parcours privés et publics des artistes, références bibliographiques larges, etc.
10En se focalisant sur une étude chiffrée et structurelle, Séverine Sofio n’aboutit pas aux mêmes conclusions que les historiennes de l’art qui ont tenté de restituer des figures de plasticiennes à l’histoire de l’art par l’étude des œuvres d’artistes connues à l’époque. L’analyse sociologique prend en compte des artistes bénéficiant de tous les niveaux de reconnaissance et ne fait donc pas la même part aux unes et aux autres. Le mouvement d’émancipation des femmes facilite les revendications des artistes, qui trouvent les moyens de créer à toutes les époques, et leurs travaux s’en font aussi l’écho. L’analyse conjointe des représentations, en les comparant à celles concernant les hommes, et de l’évolution de ces représentations pendant cette période, serait un complément fructueux à cet ouvrage nécessaire. Loin de balayer tous les travaux de recherche antérieurs (notamment ceux de Griselda Pollock, Linda Nochlin ou Gen Doy), l’ouvrage vient au contraire préciser nombre de situations en comparant celles des artistes hommes et femmes, à tous les niveaux de reconnaissance, à l’aide d’un matériel riche et d’une remarquable analyse.