Couverture de TGS_037

Article de revue

Un enfant ou un emploi ? Dilemme des Allemandes de l’Est et de l’Ouest

Pages 53 à 69

Notes

  • [1]
    Texte traduit de l’anglais par Hélène Tronc.
  • [2]
    Pour la période 1990-2002 : Berlin-Est faisait partie de l’Allemagne de l’Est et Berlin-Ouest de l’Allemagne de l’Ouest. Berlin a été exclu pour 2002. Le numérateur est le nombre de places disponibles à la crèche (Krippe, la structure d’accueil pour les enfants de moins de 3 ans) au cours de l’exercice. Le dénominateur est le nombre d’enfants de 0 à 2 ans à compter du 31 décembre de l’année de référence.
  • [3]
    Pour la période 2006-2014 : Berlin a été inclus dans l’Allemagne de l’Est. Le numérateur est ici le nombre d’enfants accueillis en crèche, au mois de mars de l’année de référence. Le dénominateur est le nombre d’enfants d’un groupe d’âge au 31 décembre de l’année précédente.
  • [4]
  • [5]
    La rfa collectait des informations sur l’ordre de naissance, si bien que la part de femmes sans enfant pouvait aussi être déduite des statistiques démographiques. Ces données sont en phase avec les résultats du micro-recensement (voir Human Fertility Data Base 2016).
  • [6]
    Le micro-recensement de 2016 inclura à nouveau des informations sur le nombre d’enfants mis au monde mais ces données ne sont pas encore disponibles.

Les politiques familiales avant la réunification allemande

1« Kinder bekommen die Leute immer » (« Les gens auront toujours des enfants »). On attribue cette célèbre déclaration au premier chancelier de l’Allemagne de l’Ouest, Konrad Adenauer. Il prononça ces mots à la fin des années 1950, au moment où l’Allemagne connaissait un baby-boom à retardement, dans l’après-guerre. Le taux de fécondité dans les deux Allemagne était nettement supérieur au seuil de renouvellement de la population et l’âge de la mère à la naissance du premier enfant allait atteindre un niveau historiquement bas. Parmi les femmes nées vers 1940 – qui furent en âge de procréer dans les années 1960 – 10 % environ n’eurent pas d’enfants, à l’Est comme à l’Ouest. Dans les années qui suivirent, les taux de fécondité se mirent cependant à diverger, de même que les politiques familiales de la République fédérale d’Allemagne (rfa) et de la République démocratique allemande (rda).

2L’Allemagne de l’Ouest devint l’exemple type du « modèle où l’homme travaille et la femme reste au foyer » [Leitner, Ostner et Schmitt, 2008]. Ce modèle se distingue par un système d’imposition commune pour les conjoints et par l’inclusion des épouses inactives dans les systèmes de santé et de retraite publics. Dans les années 1970, l’accueil partiel des enfants âgés de trois à six ans se développa. Le niveau d’études croissant des femmes, leurs efforts pour s’émanciper et la hausse du nombre de divorces contribuèrent aussi progressivement à éroder ce modèle dominant de la femme au foyer. Le gouvernement de la rfa n’envisagea toutefois jamais sérieusement d’inclure pleinement les mères sur le marché du travail. Les responsables des politiques sociales militèrent au contraire dans les années 1970 et 1980 pour le modèle à trois phases (Drei-Phasen-Modell). Les femmes étaient censées se retirer du marché du travail après une naissance et se remettre à travailler, à temps partiel, une fois que le dernier enfant était scolarisé [Lauterbach, 1994]. Le système de congé parental instauré en 1986, qui comprenait une allocation fixe de 600 dm Deutsche Marke (300 euros), correspondait à cette vision. Cette allocation n’était pas réservée à l’un ou l’autre sexe, mais était principalement conçue pour récompenser les mères qui se chargeaient d’élever les enfants, sans pour autant les inciter à retrouver rapidement un emploi à temps plein [Wingen, 2000]. Jusqu’à la réunification allemande, les politiques sociales se fondaient sur l’hypothèse d’un foyer à un seul revenu (ou à un revenu et demi). Parallèlement, l’Allemagne de l’Ouest était peinte comme le parangon de l’État-providence familialiste et conservateur [Esping-Andersen, 1999], reposant sur une « constellation de politiques familiales traditionnelles » typique [Korpi, Ferrarini et Englund, 2013].

3La politique familiale du gouvernement socialiste centralisé d’Allemagne de l’Est prit un cours différent. Alarmé par le déclin du taux de natalité à la fin des années 1960, le gouvernement est-allemand prit une série de mesures, durant les années 1970, pour encourager les femmes à procréer jeunes et à ne pas se limiter à deux enfants mais à en avoir au moins trois [Obertreis, 1986]. À la différence du gouvernement ouest-allemand, son homologue de l’est mit tout en œuvre pour que les femmes travaillent à temps plein [Rosenfeld, Trappe et Gornick, 2004]. Pour que les mères travaillent, on développa le système public d’accueil des jeunes enfants. Une autre réforme politique importante dans ce contexte fut la création en 1972 du Babyjahr, une année de congé parental rémunéré. D’abord réservée à la naissance du deuxième enfant, et uniquement accordée pour le premier si la mère était célibataire, la mesure fut par la suite étendue à toutes les naissances, à partir de 1976, quel que soit le statut marital de la mère [Obertreis, 1986]. Comme dans la plupart des autres pays socialistes, le taux d’emploi à temps plein des femmes demeura élevé, l’âge de la mère à la naissance du premier enfant précoce et la proportion de femmes ayant des enfants extrêmement importante, jusqu’à la chute du système est-allemand en 1989.

La politique familiale dans l’Allemagne réunifiée

4La réunification de l’Allemagne et la mise en œuvre du traité d’unification à partir d’octobre 1990 mirent fin au système politique de l’Allemagne de l’Est, au profit de celui de l’Ouest. L’imposition commune des couples se trouva donc étendue à l’Est et le système de congé parental plus généreux de l’est fut remplacé par le dispositif ouest-allemand limité à une allocation fixe de 300 Deutsche Mark. Dans les années qui suivirent la réunification, alors qu’Angela Merkel, la future chancelière, était à la tête du ministère des Affaires familiales, la politique familiale allemande ne connut pas de réformes majeures. L’harmonisation des lois, est et ouest-allemandes, sur l’avortement faisait en revanche partie des questions pressantes, puisqu’il s’agissait de l’une des rares législations est-allemandes qui n’avaient pas été immédiatement abolies avec la réunification [Berghahn, 1992]. Si la législation sur l’interruption volontaire de grossesse ne relève pas à strictement parler de la politique familiale, les efforts d’harmonisation entre les législations de l’Est et de l’Ouest suscitèrent cependant des réformes qui affectèrent la politique familiale. L’adoption d’une législation harmonisée en 1992 fut en effet assortie de mesures favorables à l’emploi et à la vie familiale, qui étaient censées dissuader les femmes d’avorter [Denninger et Hassemer, 1993 ; Struck et Wiesner, 1992]. Ces mesures incluaient notamment une extension du congé parental, porté à trois années et la création d’un « droit à une place d’accueil pour les jeunes enfants » (Rechtsanspruch auf einen Kindergartenplatz). En dehors de ces changements, qui favorisaient surtout le travail à temps partiel des mères ayant des enfants en bas âge, force est de constater que la réunification ne provoqua pas de réforme majeure de la politique familiale ouest-allemande.

5Quant à la politique familiale est-allemande, elle disparut presque entièrement avec la réunification, mais certaines spécificités propres à l’Est demeurèrent. Les structures publiques d’accueil des jeunes enfants – qui dépendent des municipalités en Allemagne – restèrent plus nombreuses dans les régions orientales qu’occidentales de l’Allemagne. En 1990, les dispositifs d’accueil concernaient 56 % des enfants de moins de 3 ans dans l’est de l’Allemagne (voir figure 1). Ce pourcentage a légèrement baissé après la réunification, avant de se stabiliser à un niveau minimal de 40 %. Dans l’ouest, en revanche, ce taux n’était que de 2 ou 3 % jusqu’en 2002. En 2005, deux lois furent votées (Tagesbetreuungsausbaugesetz puis Kinderförderungsgesetz) pour augmenter le nombre d’enfants de moins de 3 ans accueillis dans des structures publiques dans l’ouest de l’Allemagne. Et août 2013 vit la naissance d’un droit universel à l’accueil pour les enfants à partir d’un an.

6Malheureusement, les statistiques sur l’accueil des enfants, avant et après 2006, ne sont pas comparables en raison d’un changement dans la manière de les documenter (avant 2006 on mesurait les places disponibles tandis que, depuis, on mesure les places effectivement utilisées). Les chiffres depuis 2006 indiquent malgré tout que la réforme a suscité un essor des structures d’accueil dans les Länder de l’ouest (voir figure 1). En l’espace de seulement huit ans, la part des enfants de zéro à deux ans qui sont accueillis pendant la journée est passée de 7 à 23 %. Au niveau national, le total atteignait 28 % en 2014. Grâce à cette évolution, l’Allemagne se rapproche de « l’objectif de Barcelone », fixé à 33 % des enfants de moins de 3 ans dans des dispositifs d’accueil [European Union, 2014].

Figure 1

Prise en charge des enfants de 0 à 2 ans dans l’est et l’ouest de l’Allemagne

Figure 1
1990-2002 [2]
Source: Statistisches Bundesamt [1992, 1996, 2001, 2004]
Figure 1
2006-2014 [3]
Source: Statistisches Bundesamt [2015a, 2015b]

Prise en charge des enfants de 0 à 2 ans dans l’est et l’ouest de l’Allemagne

7L’essor de l’accueil de la petite enfance dans l’ouest de l’Allemagne est saisissant, vu notamment la stagnation à un niveau très faible des places disponibles dans les années 1990. Cependant, malgré l’importance des récentes transformations, le processus de réforme ne peut qu’être qualifié de graduel. L’accueil de la petite enfance est en effet principalement financé et géré par les communes, et partiellement financé par l’État fédéral, si bien que l’augmentation du nombre de places pour accueillir les enfants dépend de la coopération des acteurs politiques locaux. Cette logique décentralisée dans la mise en œuvre des dispositifs d’accueil de la petite enfance avait permis de sauver de la destruction l’infrastructure de garde d’enfants est-allemande après la réunification [Hašková et Klenner, 2010]. À l’Ouest, la même logique avait empêché un rapide essor des structures d’accueil pour les enfants après la réunification, alors même que le gouvernement fédéral souhaitait favoriser davantage la conciliation de la vie familiale et professionnelle.

8À la différence de la réforme très progressive de l’accueil de la petite enfance, le congé parental fut transformé en profondeur et de manière instantanée. En 2007, le gouvernement allemand réforma l’allocation de congé parental, en s’inspirant du modèle suédois mais aussi du Babyjahr est-allemand, aboli lors de la réunification et auquel le nouveau dispositif ressemblait beaucoup. Le cœur de la réforme est l’Elterngeld, un salaire parental fondé sur le revenu. Au lieu des 300 euros d’Erziehungsgeld par mois, les parents reçoivent désormais 65 à 67 % de leur revenu antérieur. La durée du dispositif a été ramenée de vingt-quatre à douze mois. Deux mois de congé supplémentaires – souvent surnommés les Vätermonate (les mois des pères) – peuvent être accordés à condition que le congé soit réparti entre les parents [4].

9Les « mois des papas » ont suscité des critiques et ont été régulièrement tournés en dérision dans les médias, qui y voyaient des stages pour apprendre à changer les couches (Wickel-Volontariat). Les conservateurs, quant à eux, ont considéré que c’était une intrusion illégitime dans la sphère privée [Baronsky, Gerlach et Schneider, 2012]. D’autres étaient plus préoccupés par la question de l’inégalité sociale. Ils firent valoir que l’allocation de congé parental étant liée aux revenus, les hauts revenus se trouvaient sur-avantagés, tandis que les chômeurs étaient encore plus pénalisés par les nouvelles mesures [Wiechmann et Oppen, 2008]. Des critiques se firent aussi entendre du côté des féministes, qui craignaient que la loi ait été motivée par des considérations démographiques plutôt que par la défense de l’égalité des sexes [Henninger, Wimbauer et Dombrowski, 2008]. Si d’autres estimaient au contraire que les questions démographiques, et notamment le faible taux de natalité allemand, n’avaient été que des motifs indirects de la réforme [Seeleib-Kaiser et Toivonen, 2011 ; Baronsky, Gerlach et Schneider, 2012], il faut néanmoins reconnaître que le projet de loi affirmait que les couples devaient être aidés dans la concrétisation de leurs désirs de fertilité [Deutscher Bundestag, 2006].

10Parmi les chercheurs, la réforme de l’allocation de congé parental a été systématiquement perçue comme un tournant politique majeur. Jeanne Fagnani [2013, p. 197] évoque une réforme « audacieuse ». Anette Henninger, Christine Wimbauer et Rosine Dombrowski [2008, p. 288] parlent d’un « changement important » et Timo Fleckenstein [2011, p. 544] y voit une « rupture décisive par rapport aux orientations traditionnelles ». La réforme avait été préparée par l’ancienne ministre sociale-démocrate de la Famille, Renate Schmidt, mais c’est sous la ministre conservatrice de la Famille, Ursula von der Leyen, qu’elle vit finalement le jour. Le fait que ce soit une ministre conservatrice qui défende cette réforme au Parlement attira de vives critiques, notamment parce qu’elle remettait en question de manière flagrante le modèle familial longtemps défendu par le parti conservateur allemand. En outre, la réforme brouillait la classification de l’Allemagne dans la typologie des États-providence, puisque le pays semblait s’être désormais détourné de la voie prônée par les régimes conservateurs [Fleckenstein, 2011].

11En plus de la transformation du congé parental et du développement des structures publiques d’accueil des jeunes enfants, d’autres réformes affectant plus indirectement l’emploi des femmes et la procréation ont aussi été mises en œuvre. En 2008, la loi sur la pension alimentaire a été réformée afin de réduire la période durant laquelle un soutien financier est versé à l’ex-conjoint. Des décisions de justice peuvent toujours en prolonger la durée, mais la réforme a nettement accru la pression morale et économique sur les femmes divorcées pour qu’elles cherchent un emploi. En 2013, l’emploi marginal (rémunéré à hauteur de 400 euros par mois) a également été réformé. Ces emplois − qui étaient auparavant exonérés d’impôts et de cotisations sociales − attiraient tout particulièrement les mères mariées, parce qu’ils permettaient de se soustraire à la forte imposition du second revenu dans le système d’imposition commune. Depuis la réforme, les cotisations de retraite doivent être prélevées sur ces revenus, rendant ces emplois beaucoup moins attrayants. L’ensemble de ces mesures pourrait donc laisser penser que l’Allemagne privilégie clairement le « modèle du travailleur adulte », qui vise l’insertion à temps plein des femmes dans l’emploi [Daly, 2011]. Pourtant, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que la politique familiale allemande n’est pas aussi cohérente [Fleckenstein et Lee, 2014]. Le système d’imposition commune, considéré comme l’un des obstacles majeurs à l’emploi des mères mariées par les spécialistes internationaux des politiques sociales [Sainsbury, 1999], n’a ainsi jamais été remis en question.

12Si dans l’ensemble la politique familiale allemande a donné lieu récemment à de profondes transformations, l’héritage des années de conservatisme a créé un système ambivalent, aux orientations divergentes. Les mesures récentes ont en effet ouvert de nouvelles voies pour permettre aux mères de concilier travail et vie familiale. Les restrictions apportées aux pensions alimentaires ont aussi accentué la pression sur les femmes pour qu’elles travaillent. Mais les anciens dispositifs fiscaux incitatifs favorisant le modèle du foyer à revenu unique sont demeurés en place. Dans la lignée des travaux de Brennan [2007, p. 31] sur l’évolution de la politique familiale en Australie, on peut en conclure que la politique familiale allemande se caractérise par une grande ambivalence sur la question de savoir s’il faut continuer à aider les femmes à « demeurer au foyer en tant qu’aidantes ou à gagner un revenu, ou les deux ».

L’emploi des mères dans l’est et l’ouest de l’Allemagne

13Pour mesurer si les réformes se reflètent dans l’évolution des comportements vis-à-vis de l’emploi, la figure 2 présente le taux d’emploi des mères d’après les données fournies par le micro-recensement allemand. Commençons par observer l’évolution de ce taux dans l’ouest de l’Allemagne.

Figure 2

Taux d’activité des femmes avec enfants au foyer

Figure 2
Ouest de l’Allemagne
Figure 2
Est de l’Allemagne

Taux d’activité des femmes avec enfants au foyer

Remarque : L’échantillon comprend des hommes et des femmes âgés de 18 à 50 ans, vivant dans des domiciles particuliers, et avec au moins un enfant de moins de 18 ans.
Source : suf-micro-recensement. Estimations des auteurs. Voir aussi Esther Geisler, Michaela Kreyenfeld et Heike Trappe [2016].

14Les statistiques montrent un déclin sensible de la prééminence du modèle de la femme au foyer. En 2011, seul un quart des femmes ouest-allemandes ne fait pas partie de la population active. Cependant, le taux de celles qui travaillent à temps plein ne semble décoller que progressivement. Jusqu’en 2004, la part des mères travaillant à temps plein a même diminué et n’a ensuite que peu à peu augmenté, pour atteindre 22 % en 2011, un niveau déjà atteint en 1996. Une analyse plus approfondie en fonction de l’âge du plus jeune enfant montre, cependant, une dynamique plus marquée. Par exemple, la part des mères travaillant à temps plein et ayant des enfants âgés d’un à deux ans est passée de 11 à 15 % entre 2008 et 2011. Cela correspond à une augmentation du taux d’emploi à temps plein de près de 40 % en l’espace de seulement trois ans [Geisler, Kreyenfeld et Trappe, 2016]. L’analyse des effets de la réforme de l’allocation de congé parental sur l’emploi conforte l’idée qu’elle a eu une influence décisive sur le taux d’emploi des mères [Wrohlich, Geyer et Haan, 2015]. Mais l’écrasante majorité des mères ouest-allemandes travaille toujours à temps partiel et une grande partie d’entre elles travaille au maximum quatorze heures par semaine. Il est trop tôt pour savoir si la réforme de l’emploi marginal lancée en 2013 peut modifier cette tendance.

15Le taux d’activité des femmes est plus élevé dans l’est que dans l’ouest de l’Allemagne depuis la réunification. Outre la plus grande offre de dispositifs publics d’accueil pour les jeunes enfants, les chercheurs citent régulièrement pour expliquer ce décalage, l’héritage du système socialiste qui avait favorisé l’intégration à temps plein des femmes sur le marché du travail [Gerhardt, 2001]. Ces politiques publiques socialistes ont profondément influencé le tissu social, en ancrant des normes sociales selon lesquelles l’indépendance économique et le travail des femmes vont de soi. Dans le même esprit, ces politiques ont également favorisé l’accueil à temps plein des jeunes enfants dans la journée et engendré davantage de confiance dans ce type de dispositif. De fait, la plus grande acceptation, à l’Est, de l’accueil à temps plein des jeunes enfants dans des structures publiques contraste singulièrement avec l’attitude prévalente à l’Ouest, où ces dispositifs étaient plutôt stigmatisés jusqu’à la réforme de 2005. Autre facteur pertinent : l’est de l’Allemagne a connu un chômage élevé et un marché du travail plus incertain durant le processus de privatisation de l’économie. Le modèle du foyer monoactif, qui pouvait sembler intéressant sur le plan fiscal, apparaissait en revanche très risqué dans un contexte où les salaires étaient inférieurs et où le marché du travail n’était pas stabilisé, pour les femmes comme pour les hommes est-allemands.

16Quelle que soit l’explication de ce phénomène, les mères est-allemandes sont toujours beaucoup plus susceptibles de travailler à temps plein que leurs homologues ouest-allemandes. En 2011, 54 % des femmes est-allemandes avec enfant(s) à charge travaillaient à temps plein, contre 22 % des femmes ouest-allemandes. Il convient également de noter l’essor récent de l’emploi à temps plein. Alors que le taux de celui-ci avait diminué à l’Est depuis la réunification, on observe une hausse significative depuis 2008. Cette tendance incite à penser que le retour à des régimes traditionnels de l’emploi, qu’on anticipait pour les pays d’Europe orientale et centrale après la disparition des systèmes socialistes [Haškova et Klenner, 2010], semble avoir cessé dans le cas de l’est de l’Allemagne.

Absence d’enfant par cohortes de naissance

17L’un des objectifs explicites de la politique familiale allemande au cours des dernières années a été d’aider les parents à concilier travail et vie familiale. Les débats sur l’allocation de congé parental [Baronsky, Gerlach et Schneider, 2012] ont aussi mis en lumière deux autres motivations implicites : la hausse du taux de natalité et la réduction du nombre de femmes n’ayant pas d’enfants, notamment parmi les femmes les plus diplômées. Avant de s’intéresser à l’effet potentiel de ces réformes sur le comportement des femmes en matière de procréation, il convient d’examiner l’évolution plus générale de la proportion de femmes qui n’ont pas d’enfants en Allemagne.

18On manque malheureusement de données qui permettraient d’envisager l’absence d’enfant dans la longue durée en Allemagne. Comme en France, les statistiques démographiques ne fournissent pas les informations nécessaires pour mesurer les tendances sur un temps long. L’une des rares sources fiables est le micro-recensement qui demandait aux participantes de déclarer le nombre d’enfants qu’elles avaient eus. Les estimations fondées sur ces données sont présentées dans la figure 3. Une comparaison entre l’Est et l’Ouest, fondée sur ces chiffres, comporte toutefois des limites. Les femmes interrogées ont été classées en fonction de leur lieu de résidence au moment de la collecte des données, c’est-à-dire en 2012. Or, il est évident que l’immense migration de l’Est vers l’Ouest après la réunification a mélangé les populations est et ouest-allemandes. En outre, Berlin n’est pas subdivisé en Berlin-Est et Berlin-Ouest dans cette enquête. Malgré ces défauts, la figure 3 dresse un tableau assez fiable de l’évolution du nombre d’enfants et de l’absence d’enfant dans les deux Allemagne [5].

Figure 3

Nombre d’enfants des femmes, selon la cohorte de naissance, en pourcentage

Figure 3
Ouest de l’Allemagne
Figure 3
Est de l’Allemagne

Nombre d’enfants des femmes, selon la cohorte de naissance, en pourcentage

Lecture : Les cohortes 1965-1969 avaient 43-47 ans en 2012.
Source : Micro-recensement 2012 (estimations des auteurs)

19Pour les cohortes nées dans les années 1930 et 1940, la part de femmes n’ayant pas d’enfants est également faible dans les deux parties de l’Allemagne. En Allemagne de l’Est, le chiffre est resté bas, autour de 10 %, pour la plupart des cohortes. C’est seulement pour celles nées en 1965-1969, qui furent partiellement en âge de procréer après la réunification, que ce chiffre augmente fortement, passant à 17 %. Alors que les politiques de la rfa semblaient encourager la maternité pour toutes, l’absence d’enfant a progressivement augmenté pour les cohortes nées à partir de 1950. Pour les cohortes les plus récentes, ce sont 24 % des femmes qui n’ont pas d’enfants. Si la rfa était encore un pays distinct, elle serait l’un des pays européens où ce taux est le plus élevé [Kreyenfeld et Konietzka, 2017].

20Selon la figure 3, il semble qu’il n’y ait pas de renversement de tendance concernant les femmes sans enfant en Allemagne. Le phénomène semble même progresser dans les deux parties du pays. Cela signifie-t-il que les récentes réformes de la politique familiale en Allemagne ont échoué à le réduire ?

21Plusieurs aspects doivent être pris en compte pour répondre à cette question. Tout d’abord, la structure démographique de l’Allemagne a beaucoup changé ces dernières années. Depuis la fin des années 1990, de plus en plus de migrants hautement qualifiés et venant de pays à faible taux de fécondité, comme la Pologne, l’Italie ou l’Espagne, sont arrivés en Allemagne [Brücker, 2015]. Une comparaison dans la durée devrait donc tenir compte de l’évolution de la population des migrants. En outre, les réformes de la politique familiale ont facilité la conciliation du travail et de la famille, si bien que l’on s’attendrait à trouver les changements de comportement les plus nets chez les femmes les plus qualifiées, tandis que les femmes les moins insérées sur le marché de l’emploi auraient été moins concernées par le développement de l’accueil des jeunes enfants et la réforme de l’allocation de congé parental.

22Dans ce contexte, la figure 4 montre l’évolution du pourcentage de femmes sans enfant en fonction du niveau d’études, en se limitant aux femmes sans antécédent migratoire. Dans l’ouest de l’Allemagne, les femmes diplômées du supérieur sont beaucoup plus susceptibles de ne pas avoir d’enfants que les autres. D’importants changements se dessinent toutefois pour les dernières cohortes. Tandis que la part des femmes très qualifiées qui n’ont pas d’enfants stagne à un niveau élevé (voire tend à se réduire légèrement pour les cohortes les plus récentes), cette proportion continue d’augmenter pour les femmes peu et moyennement qualifiées. On peine à comprendre pourquoi la part des femmes peu qualifiées qui n’ont pas d’enfants a tellement augmenté ces dernières années. La Finlande présente une évolution similaire. Dans le cas finlandais, on a argué que les femmes les moins qualifiées sont perdantes à la fois sur le marché du travail et sur le marché matrimonial [Jalovaara et Fasang, 2015]. Il est cependant difficile de savoir si cette interprétation vaut aussi pour le cas ouest-allemand.

Figure 4

Absence d’enfants en fonction du niveau d’études et de la région, en pourcentage (femmes sans parcours migratoire uniquement)

Figure 4
Allemagne de l’Ouest
Figure 4
Allemagne de l’Est

Absence d’enfants en fonction du niveau d’études et de la région, en pourcentage (femmes sans parcours migratoire uniquement)

23Dans l’est de l’Allemagne, le nombre de femmes sans enfant a récemment augmenté, quel que soit leur niveau d’études. Malgré cela, parmi les cohortes les plus récentes, l’absence d’enfant est nettement moins répandue qu’à l’ouest, hormis pour les femmes les moins diplômées, qui risquent fortement de rester sans enfant. Pour bien interpréter cette évolution, il faut tenir compte de la structure du système éducatif en Allemagne de l’Est. Avant la réunification, la qualification de base était un diplôme professionnel et il était très rare de n’obtenir aucun diplôme. Le groupe le moins diplômé dans ces cohortes représente donc un groupe de femmes très spécifique, qui peut par exemple comprendre des femmes dont les problèmes de santé ont entravé leur insertion sur le marché du travail et affecté leur comportement en matière de procréation.

24L’un des grands travers des micro-recensements est qu’ils ne rendent pas comptent des évolutions les plus récentes [6]. Les principales réformes de la politique familiale ont été mises en œuvre depuis 2005. Pour peu qu’elles aient eu une influence sur la décision d’avoir des enfants, elles n’auraient pu affecter que les personnes en âge de procréer à partir de 2005. Si la cohorte née en 1965-1969 a peut-être bénéficié de la réforme, cela ne peut avoir eu d’effet sur son comportement que tardivement et sans doute pas pour la ou les premières naissances. Les cohortes suivantes ont été plus directement concernées par les nouvelles mesures et il se peut qu’elles en aient davantage tenu compte stratégiquement dans leurs projets de fécondité, puisqu’elles étaient au courant de ces dispositifs bien avant de planifier leurs « carrières familiales ».

25Afin de mieux comprendre les modèles de procréation des cohortes les plus jeunes, nous avons en outre exploité les données de la caisse de retraite allemande. Celles-ci incluent des informations sur l’âge au moment de la procréation. Pour déterminer si une femme était ouest ou est-allemande, nous nous sommes fondés sur le fait que la personne avait versé la majorité de ses cotisations de retraite à l’Est ou à l’Ouest. Les étrangères ont été exclues de l’analyse, car les données sur leurs retraites sont lacunaires pour appréhender leur fécondité dans le temps. Comme les cohortes les plus jeunes sont encore en âge de procréer, nous avons estimé les courbes de survie selon la méthode Kaplan-Meier, ce qui permet d’intégrer la censure à droite de la population étudiée.

26La partie gauche de la figure 5 présente les courbes pour l’ouest de l’Allemagne. On observe que, même chez ces jeunes cohortes, la première naissance continue d’être toujours davantage retardée. L’âge médian à la première grossesse augmente à chaque cohorte successive. Cependant, la proportion de femmes sans enfant ne semble pas augmenter parmi les cohortes récentes. Si l’on compare la proportion de femmes sans enfant à 40 ans, on ne note pas de différences entre les cohortes 1965-1969 et 1970-1974. À défaut d’un renversement de tendance, on peut en conclure que la part de femmes qui n’ont pas d’enfants n’augmente plus dans les cohortes ouest-allemandes les plus jeunes. Dans l’est de l’Allemagne, en revanche, elle continue de progresser. L’évolution opposée des deux parties du pays fait que l’agrégation des deux brouille les schémas.

Figure 5

Part des femmes allemandes sans enfant en fonction de l’âge (estimation des courbes de survie selon la méthode Kaplan-Meier)

Figure 5
Allemagne de l’Est
Figure 5
Allemagne de l’Ouest

Part des femmes allemandes sans enfant en fonction de l’âge (estimation des courbes de survie selon la méthode Kaplan-Meier)

Source : Fichier suf du vskt 2012 du fonds de pension allemand. Estimations des auteurs.

27* *

28*

29Cet article dresse le tableau des politiques familiales et de l’emploi des femmes, ainsi que de l’absence d’enfant en Allemagne. Il s’attarde en particulier sur les différences entre les deux parties du pays. Dans l’ouest de l’Allemagne, le recours aux structures d’accueil de la petite enfance a nettement augmenté à partir des années 2008-2014. Mais, malgré ces changements majeurs, l’Ouest n’a pas encore rattrapé l’Est, où la proportion de jeunes enfants accueillis demeure couramment très élevée. Par conséquent, les conditions et pratiques permettant de concilier vie professionnelle et vie familiale demeurent très différentes dans les deux parties du pays, même vingt-cinq ans après la chute du Mur.

30De surcroît, le taux d’emploi à temps plein des mères varie encore fortement entre l’Est et l’Ouest. On note toutefois des signes de convergence. Dans les années qui ont immédiatement suivi la réunification, l’emploi des mères s’est rapproché quelque peu dans les deux parties du pays, parce qu’une part croissante de femmes est-allemandes s’est mise à travailler à temps partiel. Au cours des dernières années, cette convergence s’est accentuée. Mais cette fois, c’est l’Ouest qui se rapproche du modèle est-allemand, car une proportion croissante de mères ouest-allemandes travaille à temps plein.

31L’évolution générale de l’absence d’enfant est plus difficile à évaluer. Pour les femmes qui ont atteint la fin de leur vie reproductive, on ne note pas de changement majeur. Pour les cohortes les plus récentes, qui sont encore en âge de procréer, l’absence d’enfant (à 40 ans) ne progresse plus. Il est malgré tout trop tôt pour savoir si cela annonce un retournement de tendance, semblable à celui observé au Royaume-Uni [Berrington, 2017]. Il ressort aussi clairement de l’analyse que les femmes sans enfant sont de plus en plus nombreuses dans l’est de l’Allemagne. Le taux très élevé de l’Ouest n’a pas encore été atteint, mais on observe une forte convergence vers ce niveau. La convergence de la proportion de femmes sans enfant observée par Tomáš Sobotka [2017] entre l’Europe de l’est et de l’ouest cadre bien avec l’évolution similaire qu’on observe à une moindre échelle dans l’est et l’ouest de l’Allemagne.

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Notes

  • [1]
    Texte traduit de l’anglais par Hélène Tronc.
  • [2]
    Pour la période 1990-2002 : Berlin-Est faisait partie de l’Allemagne de l’Est et Berlin-Ouest de l’Allemagne de l’Ouest. Berlin a été exclu pour 2002. Le numérateur est le nombre de places disponibles à la crèche (Krippe, la structure d’accueil pour les enfants de moins de 3 ans) au cours de l’exercice. Le dénominateur est le nombre d’enfants de 0 à 2 ans à compter du 31 décembre de l’année de référence.
  • [3]
    Pour la période 2006-2014 : Berlin a été inclus dans l’Allemagne de l’Est. Le numérateur est ici le nombre d’enfants accueillis en crèche, au mois de mars de l’année de référence. Le dénominateur est le nombre d’enfants d’un groupe d’âge au 31 décembre de l’année précédente.
  • [4]
  • [5]
    La rfa collectait des informations sur l’ordre de naissance, si bien que la part de femmes sans enfant pouvait aussi être déduite des statistiques démographiques. Ces données sont en phase avec les résultats du micro-recensement (voir Human Fertility Data Base 2016).
  • [6]
    Le micro-recensement de 2016 inclura à nouveau des informations sur le nombre d’enfants mis au monde mais ces données ne sont pas encore disponibles.
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