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Article de revue

Les femmes dans les filières et les métiers « masculins » : des paroles et des actes

Pages 161 à 166

Notes

  • [1]
    Dans ces filières, les jeunes filles représentent moins de 17 % des diplômés (sources : Céreq – Génération 2010 interrogée en 2013).
  • [2]
    Bulletin officiel de l’Éducation Nationale, n° 6 du 7 février 2013.
  • [3]
    On peut d’ailleurs se demander pourquoi le terme de « vocation » apparaît comme par enchantement dès lors qu’il s’agit d’attirer les jeunes filles…
  • [4]
    Ministères des Affaires sociales et de l’Emploi, de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie, de l’Agriculture et de la Pêche, Secrétariat d’État aux Droits des femmes et à la Formation professionnelle.
  • [5]
    Bulletin officiel de l’Éducation Nationale, n° 10 du 9 mars 2000.
  • [6]
    Bulletin officiel de l’Éducation Nationale, n° 5 du 1er février 2007.
  • [7]
    Bulletin officiel de l’Éducation Nationale, n° 6 du 7 février 2013.
  • [8]
    Les résultats présentés ici reposent sur l’analyse d’un corpus d’une centaine d’entretiens réalisés dans différentes entreprises des secteurs industriel, technologique et du bâtiment.
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1 On le dit et le répète : la considérable avancée des filles dans l’enseignement secondaire et supérieur depuis les années 1970 ne s’est pas accompagnée d’un bouleversement majeur dans leurs « voies de prédilection ». Depuis quarante ans, si leur part a fortement progressé dans les disciplines où elles étaient minoritaires (droit, médecine, gestion, etc.), elles ont également continué de renforcer leur présence – et les garçons leur absence – au sein des filières les plus féminisées de l’université (lettres et sciences humaines). En revanche, à l’exception des filières de santé, elles ont très lentement progressé dans les filières scientifiques et techniques. Ainsi, on assiste encore aujourd’hui au paradoxe selon lequel, les jeunes filles qui connaissent globalement une meilleure réussite dans la sphère éducative continuent à s’orienter vers des filières moins prestigieuses et moins rentables sur le marché du travail ; car, non seulement les jeunes femmes sont sous-représentées parmi les étudiants en sciences et techniques, mais leur présence y est également très variable selon les spécialités : si elles ont assez largement investi les filières de chimie et celles de sciences de la vie (où elles représentent respectivement 45 % et 64 % des étudiants), leur quasi-absence dans les spécialités industrielles telles que la mécanique, l’électricité, l’automatisme ou l’informatique perdure [1]. Or, ce sont ces filières qui conduisent souvent, sur le marché du travail, aux meilleurs emplois et salaires.

« Pas assez de filles » dans les filières scientifiques et techniques

2 Dès les années 1980, cette absence relative des jeunes filles dans ces filières va apparaître, peu ou prou, comme le facteur explicatif d’une bonne part des difficultés d’insertion professionnelle des jeunes femmes et des différences observées sur le marché du travail entre les jeunes hommes et femmes. L’injonction selon laquelle les jeunes filles doivent s’orienter vers les études scientifiques et techniques va être largement relayée, au fil des années, par ceux et celles en charge de l’élaboration des politiques en faveur de l’égalité des sexes. En témoignent les énoncés des différentes conventions interministérielles signées, révélateurs de l’esprit qui anime les politiques éducatives depuis maintenant plus de trente ans (cf. encadré infra). Seule la dernière convention de 2013, qui affiche comme objectif d’atteindre « une plus grande mixité des filières de formation », insiste sur les stéréotypes touchant les filles comme les garçons : pour la première fois, les efforts préconisés ne se limitent pas aux seules filles mais visent plus largement à « promouvoir les formations qui sont les moins attractives pour les jeunes filles, mais aussi pour les jeunes hommes » [2].

Trente années de textes en faveur de l’égalité entre filles et garçons à l’école

- Le 20 décembre 1984, une première convention passée entre les ministères chargés des Droits des femmes et de l’Éducation nationale annonce des objectifs d’égalité et repose sur le postulat que la diversification de l’orientation des jeunes filles est productrice d’égalité.
- Dès cette époque, le ministère de l’Éducation nationale lance plusieurs campagnes publicitaires, avec pour thème central l’orientation des filles, décliné depuis « Les métiers n’ont pas de sexe » en 1984 (74 spots tv, sur les trois chaînes) à « C’est technique, c’est pour elle » en 1992.
- Le 14 septembre 1989, une seconde convention est signée entre le secrétariat d’État chargé des Droits des femmes et le secrétariat d’État chargé de l’Enseignement technique. Elle est centrée sur la diversification professionnelle des jeunes filles. Ses objectifs sont plus restreints que ceux de la précédente convention et ce sont plutôt des objectifs économiques qui y sont énoncés, en insistant sur le fait que le pays manque d’ingénieurs et de techniciens.
- En 1991, le secrétariat d’État chargé des Droits des femmes institue le prix de la vocation [3] scientifique et technique. Il récompensait d’un montant de 5 000 francs des jeunes filles qui choisissent de s’orienter vers des métiers où les femmes sont sous-représentées.
- En 2000, une nouvelle convention pour « La promotion de l’égalité des chances entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif » est passée entre les différents ministères en charge les questions d’emploi et de formation [4]. Le premier axe de cette convention a pour objectif d’« améliorer l’orientation scolaire et professionnelle des filles et des garçons et veiller à l’adaptation de l’offre de formation initiale aux perspectives d’emploi ». En préambule, est évoquée la situation du marché de l’emploi qui « se caractérise par un chômage important des femmes dans un certain nombre de secteurs aux débouchés réduits et par la sous-représentation des filles dans les secteurs porteurs d’emplois, notamment dans les filières scientifiques et technologiques [5] ».
- En 2006, une quatrième convention interministérielle pour l’égalité est signée. Elle fait également clairement le lien entre les difficultés d’insertion professionnelle des jeunes filles et leur sous-représentation « dans les filières scientifiques, porteuses d’emplois ». Elle prône, comme les précédentes, de développer des actions et des outils de communications « à destination des filles [...] afin de développer et valoriser la place et le rôle des femmes dans les secteurs scientifiques et techniques [6]
».
- Enfin, la dernière convention pour l’égalité a vu le jour en 2013. Si elle affiche comme objectif d’atteindre « une plus grande mixité des filières de formation à tous les niveaux d’études » [7], elle insiste, pour la première fois, sur les stéréotypes qui touchent tout autant les garçons que les filles.

3 Face à ce discours de l’Éducation nationale, quel est celui du monde du travail ? Du côté des employeurs, quel est le sort réservé à celles qui ont choisi ce type d’études et investissent, à leur issue, des métiers jusque-là principalement exercés par des hommes ? Quels sont les arguments développés par les recruteurs, les responsables des ressources humaines et les managers sur leur présence au sein de ces métiers et dans les collectifs de travail essentiellement masculins ?

« Il faut plus de femmes... » dans les métiers « masculins »

4 Dans beaucoup d’entreprises, les discours sur la nécessaire intégration des femmes dans les métiers qui étaient jusque-là de véritables bastions masculins ont la cote [8]. Impulsée par les politiques publiques qui exigent des entreprises davantage d’égalité salariale entre hommes et femmes et de parité dans l’accès aux postes et fonctions, la tendance est à l’œuvre dans bon nombre d’entre elles. Outre l’opportunité d’élargir leur vivier de recrutement, elles y décèlent également un moyen d’« enrichir » leur cœur de métier. Dans les entreprises de ces secteurs, la féminisation de certaines professions est en effet perçue comme congruente avec les nouvelles exigences relationnelles et commerciales de leurs activités de production [D’Agostino et al., 2014]. Les femmes sont en effet supposées apporter de nouvelles « compétences féminines » telles que l’écoute, l’intuition, la recherche du consensus, le pragmatisme, la rigueur, etc. [Chaintreuil et Epiphane, 2014] :

5

« Je n’ai pas d’a priori sur le fait qu’une femme fasse du technique et je dirais que c’est quand même du travail plus soigneux […] et il y a le relationnel où, à mon avis, elles sont nettement meilleures […] Par rapport aux clients, on avait vu quand même qu’il y avait des améliorations, elles apportaient un plus, elles étaient beaucoup plus rigoureuses… Elles enrobaient mieux le client pour lui dire : “C’est comme ça et pas autrement”. ».
(Homme, chef d’une équipe technique)

6 Ainsi, un consensus traverse la plupart des discours, celui de qualités spécifiquement féminines dont auraient besoin l’entreprise en général et les métiers techniques en particulier : la qualité d’écoute, l’art de la communication et du savoir « faire passer les choses » (souvent par la « douceur »), etc. Ainsi, dans la plupart des entreprises, à tous les échelons de la hiérarchie, les compétences féminines riment souvent avec les « dons » dont elles seraient pourvues parce que femmes (et non parce que techniciennes, ingénieures ou ayant suivi telle ou telle formation, etc.). « Prendre davantage de recul », « plus réfléchir », l’arrivée des femmes dans ces métiers semble, aux yeux des hommes (managers comme pairs) pleine de promesses. Selon eux, les compétences relationnelles féminines permettraient aux femmes, par leur écoute et leur caractère « naturellement » empathique, de réduire ainsi la propension au conflit ou à l’agressivité. Outre les qualités relationnelles, d’autres qualités réputées féminines sont avancées pour justifier l’embauche des femmes : le sérieux, la rigueur et la méticulosité.

7

« Elles sont plus tatillonnes, elles vont plus aller au fond des choses et elles vont chercher des trucs que nous, on va survoler. Nous, on va être plus dans la technique, on va essayer de faire le travail rapidement. Elles, ça va être la même façon de travailler sauf que derrière, elles vont chercher à ce que ça ne revienne pas. Elles sont plus méticuleuses. ».
(Homme, technicien)

8 Cette mise en avant des qualités dites féminines semblent séduisantes à bon nombre de directeurs/trices des ressources humaines, car elle met en valeur ce que les femmes pourraient apporter de « différent », de « plus » à l’entreprise. Cependant cette affirmation des différences concourt à renforcer les stéréotypes via une conception du travail « au féminin » construit autour des attributs qui font encore et toujours appel à l’expressivité, aux émotions et au relationnel.

« Plus… mais pas trop quand même ! »

9 Dans ces entreprises, les équipes de direction sont donc chargées d’accompagner les processus de féminisation de leurs collectifs. Si cette politique est, sur le papier, plutôt bien perçue par les différent-e-s protagonistes, elle n’est pas sans susciter cependant quelques craintes et commentaires. Ainsi, ce directeur des ressources humaines qui nous explique, dans un premier temps, à quel point il est favorable aux différents plans d’actions de son entreprise en ce domaine, mais qui nous confiera les difficultés inhérentes au fait d’encadrer des équipes où il y aurait un peu trop de femmes :

10

« Je pense que les femmes, déjà entre elles, ont un comportement plus difficile à gérer, c’est-à-dire qu’elles vont se prendre la tête pour des bricoles, clairement, pour la jupe de l’une, la couleur des lunettes de l’autre, ou la coiffure ou je ne sais pas… Les hommes en général ne sont pas là-dessus, eux, ils vont plutôt se prendre la tête sur la méthode de travail, ils vont se rentrer dedans, ils vont se fâcher de façon peut-être plus brutale, plus abrupte mais ça va être souvent très vite terminé, les femmes c’est l’effet contraire ça va être plus sournois, et donc c’est plus difficile à gérer. ».
(Homme, directeur des ressources humaines)

11 Dans ces différents bastions masculins, les femmes doivent donc souvent faire face à de fortes résistances, les représentations et les rapports sociaux semblant bien davantage figés que les technologies. Les qualités qu’on leur assène sont souvent assorties de défauts, également « typiquement féminins ». Ainsi, ce manager d’une équipe de chef-fe-s de projets (tous et toutes diplômé-e-s des plus grandes écoles d’ingénieurs) estime que la médaille de rigueur et de méticulosité décernée aux femmes a bel et bien son revers, celui du manque de créativité :

12

« La façon de gérer un projet est assez différente entre un homme et une femme. Les femmes ont plutôt tendance à être très carrées et méticuleuses, c’est-à-dire que lorsqu’on leur donne un projet – que je représente par un carré – elles vont remplir le carré très bien, complètement, sans déborder et tout sera couvert… Je n’ai pas la même représentation du travail que font leurs collègues masculins : il y a le carré, bon on gribouille dessus, finalement c’est une façon un peu plus brouillonne de travailler, mais malgré tout, plus enclins à regarder à côté… ».
(Homme, manager)

13 Outre ces stéréotypes à la vie dure, s’expriment également des craintes sur ce que de telles politiques pourraient engendrer pour les hommes : craintes de ne pas être promu, augmenté ou de ne pas avoir le poste convoité… car les femmes seraient désormais favorisées :

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« Tout ce que je remarque c’est qu’il n’y a pas de demi-mesure : on part du principe qu’on est en retard, et pour combler ce retard, on va tout chambouler sans mesurer l’impact que ça peut avoir derrière. […] Je ne me suis pas gêné pour le dire : “Pour moi vous partez dans le mur, parce que derrière, il va y avoir un sentiment d’inégalité opposé. Si à chaque fois qu’il y a un poste, on priorise” […] Ça perd de son essence parce que ça me fait plus penser au mlf [Mouvement de libération des femmes] qu’à un groupe qui travaille sur l’égalité. Pour moi, ça devient de la revendication systématique et pas constructive. ».
(Homme, chef d’une équipe technique)

15

« Je sais qu’aujourd’hui au niveau de la promotion il y a des enveloppes pour la parité, pour qu’on fasse monter en promotion des femmes parce que la parité n’est pas respectée. Je trouve ça bien et pas bien. Parce que d’un côté s’il y a un gars qui mérite une promotion et puis qu’on fait passer une femme pour la parité c’est un peu injuste pour le gars […] ça, ça me choque un peu. ».
(Homme, chargé d’affaires)

16 La mise en pratique des cibles de taux de promotion des femmes et des hommes est souvent assimilée à une concurrence déloyale pour les hommes. La mauvaise compréhension et/ou la mauvaise application des directives en matière d’égalité professionnelle peuvent ainsi conduire, pour les femmes, à une « dé-légitimation » de leurs compétences par le soupçon sur le bien-fondé de leur embauche ou de leur promotion ; et le souci, souvent bien réel, de réduire les inégalités entre hommes et femmes dans l’entreprise peut ainsi, paradoxalement, se retourner contre celles que l’on cherche à protéger de pratiques discriminatoires.

17 * *

18 *

19 En dépit de toutes les incantations au sein du système éducatif incitant les jeunes filles à s’orienter vers les filières scientifiques et techniques et en dépit de facteurs favorables à l’amélioration de l’entrée des femmes dans des métiers où elles étaient quasi-absentes, les points de résistance restent donc nombreux. Si nombre d’entreprises communiquent désormais sur les bienfaits de la mixité et dressent un portrait élogieux voire dithyrambique des effets produit par celle-ci [Meynaud, Fortino et Calderon, 2009], elles assoient leur discours sur la nécessaire « complémentarité » entre compétences féminines et masculines renvoyant de facto les unes et les autres à leur « nature ». Ainsi, elles en oublient trop souvent que ce sont les diplômes désormais délivrés aux jeunes femmes qui sont, plus que leurs supposées compétences naturelles, gages d’efficience et de performance.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Chaintreuil Lydie et Epiphane Dominique, 2014, « Recrutement : quand les stéréotypes ont la vie dure », Problèmes économiques, n° 3086, pp. 10-14.
  • D’Agostino Alexandra, Epiphane Dominique, Jonas Irène, Séchaud Fred et Sulzer Emmanuel, 2014, « Femmes dans des “métiers d’hommes” : entre contraintes et déni de légitimité », Céreq-Bref, n° 324.
  • Epiphane Dominique, Jonas Irène et Mora Virginie, 2013, « Être discriminées sans s’en apercevoir, discriminer sans le vouloir. Le monde du travail au prisme des stéréotypes de sexe », Actes du colloque de l’ardis « Discriminations : état de la recherche », Université Paris Est Marne-la-Vallée, décembre 2013 <http://www.ardis-recherche.fr/files/speakers_file_23.pdf>
  • Meynaud Hélène-Yvonne, Fortino Sabine et Calderon José, 2009, « La mixité au service de la performance économique : réflexions pour penser la résistance », Cahiers du Genre, n° 47, pp. 15-33.

Notes

  • [1]
    Dans ces filières, les jeunes filles représentent moins de 17 % des diplômés (sources : Céreq – Génération 2010 interrogée en 2013).
  • [2]
    Bulletin officiel de l’Éducation Nationale, n° 6 du 7 février 2013.
  • [3]
    On peut d’ailleurs se demander pourquoi le terme de « vocation » apparaît comme par enchantement dès lors qu’il s’agit d’attirer les jeunes filles…
  • [4]
    Ministères des Affaires sociales et de l’Emploi, de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie, de l’Agriculture et de la Pêche, Secrétariat d’État aux Droits des femmes et à la Formation professionnelle.
  • [5]
    Bulletin officiel de l’Éducation Nationale, n° 10 du 9 mars 2000.
  • [6]
    Bulletin officiel de l’Éducation Nationale, n° 5 du 1er février 2007.
  • [7]
    Bulletin officiel de l’Éducation Nationale, n° 6 du 7 février 2013.
  • [8]
    Les résultats présentés ici reposent sur l’analyse d’un corpus d’une centaine d’entretiens réalisés dans différentes entreprises des secteurs industriel, technologique et du bâtiment.
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