Notes
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[1]
Note du directeur de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles.
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Metteuse en scène, alors directrice du Centre dramatique régional de Poitou-Charente, aujourd’hui directrice du Conservatoire national supérieur d’art dramatique.
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[3]
Les associations h/f regroupent surtout celles qui n’y ont pas accès.
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[4]
Dans notre système institutionnel français, l’artiste est aussi souvent chef d’entreprise et, pour accéder à ces postes de pouvoir, le « réseautage » est indispensable : les artistes hommes l’ont très vite admis, les femmes en conviennent encore trop peu.
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[5]
7 % en 2006, 16 % en 2008, 8 % en 2012 et 15 % en 2013.
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[6]
43 % en 2006 et 16% en 2013.
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[7]
Nous devons à Geneviève Fraisse [1995] d’avoir théorisé la tension gouverner/représenter, qui reste à décliner plus amplement dans le domaine de l’art.
1C’est en 2005 que le ministère de la Culture et de la Communication lance une première mission visant à « assurer dans [ses] domaines d’intervention, une plus grande et une meilleure visibilité des diverses composantes de la population française, notamment des femmes. » [1].
2Le sujet est vaste et l’imbrication des systèmes d’exclusion complexe. Les deux rapports, publiés en 2006 et 2009, ne porteront que sur les disparités que la loi française permet de comptabiliser, celles entre les hommes et les femmes, les statistiques ethniques étant interdites.
3Le rapport de 2006 [Prat, 2006] fait « l’effet d’une bombe » : les hommes occupent de 80 % à 100 % des postes de responsabilité ; le coût moyen de production d’un spectacle peut varier du simple au double, selon qu’il est mis en scène par une femme ou par un homme. Parmi les préconisations destinées à réduire ces inégalités, il est proposé de définir, dans tous les domaines et à tous les niveaux, des « objectifs quantifiés de progression » avec un palier intermédiaire fixé à 1/3 - 2/3.
4L’écho médiatique exceptionnel donné à ce travail favorise la poursuite de la mission.
5En 2009 [Prat, 2009], on constate que l’action du ministère a déclenché de nombreuses initiatives associatives, institutionnelles, politiques, allant dans le même sens. Mais on relève surtout des résistances au changement qui obèrent toute perspective d’évolution concertée vers la parité, toute notion de progrès.
6Puis, plus rien ne se passe jusqu’à la publication, en 2013, d’une feuille de route pour l’égalité dans les arts et la culture dans le cadre de la politique gouvernementale en faveur de l’égalité entre hommes et femmes :
« Le rôle du ministère de la Culture et de la Communication pour faire progresser l’égalité entre les hommes et les femmes est déterminant en raison de son domaine spécifique : le champ de la création et celui des représentations collectives véhiculées par les différents moyens d’expression artistique ou culturelle, […] leur puissance peut constituer un frein aux évolutions nécessaires vers une société plus juste et respectueuse de chacun, femme ou homme, tout comme elle peut les favoriser. »
8S’ensuit un éventail de mesures destinées à réduire les situations inégalitaires.
Objectifs, résistances, que peuvent les quotas ?
9Pourquoi, dans le domaine des arts, vouloir la parité ? Qu’est-ce qui s’y oppose ? Où s’articulent les résistances ? Veut-on des quotas ? Et que peuvent-ils ?
10L’objectif de justice sociale et de respect des individues est insuffisant à justifier la mise en péril des intérêts supérieurs de la création artistique ; à quoi conduiraient des choix dictés par d’autres considérations que celles du seul talent ?
11Il faut donc invoquer aussi la vitalité de la création. Claire Lasne [2] le dit fort bien, dans une lettre du 14 décembre 2005 :
« Nous vivons dans un petit monde, construit selon des lois artificielles, et qui ne correspond en rien à la population à qui nous sommes censés nous adresser. Et d’ailleurs nous ne nous adressons pas à elle. Peu à peu, le public aussi s’est calibré : le niveau social, la couleur de la peau, l’absence de handicap. Le fait de refuser de faire entrer la féminité, les couches populaires, les cultures autres que françaises, la maladie, la fragilité physique et psychique dans le monde de ceux qui font et décident du théâtre me paraît le condamner à l’ennui. »
13L’entre-soi dans lequel se complaît ce « petit monde » est alimenté par l’assignation faite à chacune et chacun en fonction de son sexe, de son âge, de sa couleur, etc. d’occuper certaines fonctions, de jouer certains rôles, d’étudier certains instruments. L’entre-soi favorise le mimétisme, stigmatise la différence et dispense d’inventer. Il consacre l’individu minoritaire dans sa fonction d’exception qui confirme la règle. Il scelle la norme.
14La parité, en faisant cesser l’exception, introduit la mixité, fait surgir la diversité et permet de réanimer un monde de l’art au bord de l’asphyxie. Le jugement est sévère mais le vocabulaire utilisé quotidiennement confirme bien le conservatisme qui règne dans ce secteur : il s’organise en disciplines, les interprètes sont formés dans des conservatoires. On parle des règles de l’art, de convention théâtrale et les représentations obéissent à des codes.
15Dès lors, l’usage systématique du terme de « création » pour désigner toute nouvelle production artistique doit être questionné, de même que la revendication à être reconnu comme artiste quand sa pratique relève d’abord de l’artisanat. C’est que la création artistique suppose un artiste créateur qui, s’il n’est Dieu, participe de sa substance. Dans nos représentations collectives héritées du xixe siècle, Dieu n’est pas une femme…
16C’est à un changement complet des paradigmes de la création, à un bouleversement des critères du jugement esthétique qu’aboutirait l’application stricte de quotas. Et cela ne va pas sans mal.
17Accepter la mise en place de quotas suppose d’avoir admis l’existence de deux catégories différenciées (ce qui, en matière de sexe comme de couleur de peau, est un peu réducteur !) et la domination de l’une sur l’autre. Chaque individu est ainsi tenu de se reconnaître dans l’une de ces deux catégories. C’est d’autant plus détestable quand il faut admettre appartenir à la catégorie dominée. Ceci explique assez que nombre de femmes refusent le principe des quotas, explique aussi le peu d’alliance entre celles qui ont été admises dans le cercle des dominants [3]. Or, la réticence à constituer et faire jouer les réseaux, à faire corps avec ses semblables, est particulièrement sensible parmi les artistes [4], puisque c’est justement la singularité qui paie.
18Cependant, il faut bien se résoudre aux quotas comme à l’utilisation de réseaux quand on sait que les metteurs en scène, directeurs de compagnies d’art dramatique ont six fois plus de chances d’obtenir la direction d’un centre dramatique national que leurs consœurs ; que les musiciennes ont pu intégrer les orchestres symphoniques dès qu’on a organisé les auditions derrière des paravents. Assurer une cohérence entre les différents niveaux de la pyramide, faire fructifier les viviers, ne pas gaspiller les talents ni les investissements consentis en matière de formation, sont autant d’arguments en faveur des quotas. Aux objectifs de justice sociale et d’enrichissement de la création, s’ajoute ainsi un impératif économique.
Comment s’organise la résistance au changement dans les politiques publiques égalitaires affichées aujourd’hui pour l’art et la culture ?
19Parmi les moyens mis en œuvre par le ministère de la Culture, une circulaire du 22 février 2013 avait demandé que l’on tendît vers la parité dans la composition des jurys et que les présélections fussent strictement paritaires grâce à la « mise en place d’une liste restreinte de quatre candidats au maximum, garantissant la parité ».
20S’il est trop tôt pour analyser la manière dont s’applique cette toute nouvelle politique et prévoir l’incidence qu’elle aura, on peut déjà remarquer que :
- aucun échéancier n’est fixé qui aurait obligé à des résultats chiffrés,
- l’injonction paritaire s’arrête au seuil de la présélection,
- on admet volontiers que certains secteurs soient « dispensés » : le règlement paritaire ne pourrait s’appliquer aux orchestres puisqu’il n’y aurait pas de femme chef…
21En outre, si l’on met en avant les récentes nominations de quelques directrices à la tête de Centres dramatiques nationaux, on ne dit rien du phénomène en dents de scie observé sur les années 2006-2013 [5], on ne commente pas la dégringolade dans le réseau des Centres chorégraphiques nationaux [6] ni l’effet comète qu’a produit la présence simultanée et la disparition tout aussi rapide de trois directrices à la tête de notre petit mais prestigieux réseau de sept théâtres nationaux dont aucun, depuis la création de la Comédie française par Molière en 1680, n’avait été dirigé par une femme. En 2006, on est ainsi passé de 0 % à 43 % de directrices pour revenir, dès 2008, à la « norme » de 0 %.
22Ce qui vaut pour les directions, se joue aussi dans les programmations, dans l’accès aux moyens de production ou le montant des rémunérations, le tout s’articulant autour de la seule question de la représentation, à la scène comme à la ville.
23Car, si les femmes sont admises à gouverner, à l’intérieur des maisons (elles sont légèrement majoritaires dans les fonctions d’administration), à l’extérieur leur est dénié le pouvoir de représenter [7] l’institution, comme celui d’incarner, à la scène, l’imaginaire collectif.
24Les comédiennes sont distribuées pour incarner le féminin, de même que les Noirs, les Arabes et les Asiatiques ne le sont que si le texte le spécifie. En France, un individu lambda est incarné par un homme blanc, seul apte à représenter l’universel, donner ce rôle à une femme ou à une personne de couleur fera signe. Le héros est un homme normal, qui fait modèle, l’héroïne une femme exceptionnelle, qui ne fait pas exemple. Il faut ici rappeler que, lorsque les femmes étaient interdites de plateau, les rôles féminins étaient incarnés par des hommes. On voit bien, dès lors, que le refus d’appliquer des quotas dans les distributions va de pair avec le refus de remettre en cause les codes de la représentation encore en vigueur mais issus d’un monde révolu.
25***
26L’outil mis en place avec l’observatoire de l’égalité est précieux. Voudra-t-on s’en servir ? L’arsenal de mesures, y compris les quotas, proposé dans la feuille de route fonctionnera-t-il véritablement comme un levier pour transformer des situations inégalitaires jugées inadmissibles ? Ou ne serait-ce qu’un « masque », comme le suggère Geneviève Fraisse, après avoir noté que « le principe d’égalité affiché […] n’a pas toujours la force d’être réel ». [Fraisse, 1995, p. 352] ?
27Veut-on passer du principe à la réalité ? Quelle cause le justifierait ? Quel lobby y aurait intérêt ?
« La leçon politique à tirer de Caliban et la sorcière est que le capitalisme, comme système socio-économique, est nécessairement enclin au racisme et au sexisme […] dénigrant la nature de ceux qu’il exploite : les femmes, les colonisés, les descendants d’esclaves africains, les immigrants déplacés par la mondialisation ».
29Tout ceci nous invite à sortir du débat entre nature et culture pour acter que la question est politique et… économique.
30Les représentations proposées sur nos scènes et dans nos galeries, dans nos salles et dans nos maisons, contribuent au dénigrement. Le dénigrement est institué dans la représentation.
31Pour les femmes, l’autodénigrement, avec pour contrepartie la jouissance des atouts de la féminité et l’ivresse de constituer l’exception, a jusqu’ici empêché la mise en place de réseaux capables de les porter au pouvoir, donc à la maîtrise de la représentation, en une masse critique qui puisse contrebalancer l’hégémonie masculine, faire exploser l’opposition entre les hommes et les femmes, et libérer en chacune et chacun la part de masculin et de féminin.
32Pour accéder à cette égalité réelle, on ne proposera pas ici de prendre les armes mais on invitera fortement à ne pas attendre qu’elle soit octroyée, on exhortera à pratiquer l’impatience et la solidarité !
Bibliographie
Références bibliographiques
- Federici Silvia, 2004, Caliban and the Witch, Brooklyn, Autonomedia.
- Federici Silvia, 2014, Caliban et la Sorcière, Genève, Entremonde ; pour la traduction française Montreuil, Senonevero.
- Fraisse Geneviève, 1995, Muse de la raison, Paris, Gallimard.
- Prat Reine, 2006, « Mission ÉgalitéS. Pour une plus grande et meilleure visibilité des diverses composantes de la population française dans le secteur du spectacle vivant » <http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/prat/egalites.pdf>
- Prat Reine, 2009, « Arts du spectacle. Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes responsabilité, aux lieux de décision, aux moyens de production, aux réseaux de diffusion, à la visibilité médiatique » <http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/egalite_acces_resps09.pdf>
Notes
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[1]
Note du directeur de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles.
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[2]
Metteuse en scène, alors directrice du Centre dramatique régional de Poitou-Charente, aujourd’hui directrice du Conservatoire national supérieur d’art dramatique.
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[3]
Les associations h/f regroupent surtout celles qui n’y ont pas accès.
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[4]
Dans notre système institutionnel français, l’artiste est aussi souvent chef d’entreprise et, pour accéder à ces postes de pouvoir, le « réseautage » est indispensable : les artistes hommes l’ont très vite admis, les femmes en conviennent encore trop peu.
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[5]
7 % en 2006, 16 % en 2008, 8 % en 2012 et 15 % en 2013.
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[6]
43 % en 2006 et 16% en 2013.
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[7]
Nous devons à Geneviève Fraisse [1995] d’avoir théorisé la tension gouverner/représenter, qui reste à décliner plus amplement dans le domaine de l’art.