Couverture de TGS_031

Article de revue

Autour du livre Sauvons les garçons ! de Jean-Louis Auduc

Paris, Descartes & Cie, 2009

Pages 141 à 144

Notes

  • [1]
    Voir Marie Duru-Bellat, 2012, « L’éducation des filles aux États-Unis et en France », Travail, genre et sociétés, n° 28, pp. 133-149.
English version

1Il y a vingt ans, les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet, dans leur livre Allez les filles ! montraient que les filles des classes populaires réussissaient mieux à l’école en moyenne que les garçons des mêmes classes. Ils le faisaient plutôt pour souligner, d’une part, les progrès considérables réalisés par les filles et, d’autre part, pour montrer que néanmoins la variable de la classe sociale restait le principal déterminant de l’échec et de la réussite scolaires. Mais leur position était nuancée, ils soulignaient qu’il n’était pas possible de parler de l’échec des garçons « en général » puisque, à l’autre bout de l’échelle sociale, ceux-ci étaient toujours largement majoritaires dans les filières les plus prestigieuses du système scolaire français, celles qui mènent aux positions de pouvoir, économique, politique et même intellectuel. Et là, ils s’interrogeaient sur les raisons de l’échec relatif des filles, qu’ils expliquaient par leur socialisation et par les attentes manifestées à leur égard dans la sphère privée et dans la société en général.

2Dans les années 2000, l’attention se focalise sur les jeunes sortis du système scolaire sans aucun diplôme, plus souvent au chômage que ceux qui possèdent un cap-bep ou, a fortiori, qui ont suivi des études supérieures. Cette population est majoritairement masculine, ce qui ne veut pas dire que les femmes, même si elles sont proportionnellement plus souvent titulaires d’un diplôme, ne rencontrent pas de difficultés à trouver un emploi à temps plein et à durée indéterminée… Pour autant, on ne saurait considérer comme non pertinente la prise en compte du sexe dans ces constats et dans les analyses qu’ils suscitent. Simultanément, la préoccupation manifestée à l’égard des garçons est liée aux difficultés rencontrées par les enseignants sur le plan pédagogique et disciplinaire : les établissements implantés dans les zones urbaines sensibles (zus) sont confrontés à l’indiscipline, voire à la violence des élèves ; c’est là, aussi, que la proportion de jeunes « sans diplôme » est la plus élevée.

3C’est donc dans un contexte où s’exprime une forte inquiétude par rapport à une population « à risques », tant d’un point de vue individuel que collectif, que Jean-Louis Auduc a publié en 2009 un ouvrage intitulé « Sauvons les garçons ! ». Le titre choisi et l’injonction qu’il adresse aux acteurs de l’éducation, et au-delà à tous les lecteurs, dénotent une volonté non seulement de comprendre pourquoi des différences existent entre les sexes, à première vue au détriment des garçons, mais encore de préconiser ou suggérer les mesures à prendre…

4Pour clarifier des arguments et un débat qui s’est imposé au cours des dernières années dans les salles de rédaction et parfois dans les institutions d’enseignement et de recherche, nous avons demandé à plusieurs sociologues et spécialistes des sciences de l’éducation de nous livrer leur point de vue, étayé par les acquis de travaux qu’ils ont menés récemment. Pour le sociologue Gilles Moreau, qui a beaucoup travaillé sur les lycées professionnels et l’apprentissage, le plus grand danger est l’absence de rigueur scientifique de l’ouvrage, l’absence de citations des sources, de précisions sur les statistiques, qui conduit à des affirmations à l’emporte-pièce, et qui oublie l’histoire. Ce thème est repris par la sociologue Séverine Depoilly, spécialiste de la scolarisation des jeunes des classes populaires, qui rappelle qu’on ne peut comprendre ces échecs (et ces réussites) des garçons et des filles issus de ces classes, sans étudier de manière fine leurs trajectoires. Le système scolaire ne parvient pas à lutter contre la domination sociale qui pousse les jeunes garçons des classes populaires à interpréter la masculinité hégémonique dans le sens d’un virilisme exacerbé : ils y perdent la capacité d’utiliser l’école pour des formations qui les garantiraient mieux contre le chômage et la déshérence sociale. Les jeunes garçons des classes privilégiées, au contraire, sont socialisés de telle sorte qu’ils puissent assumer leur statut futur de dominants, sociaux et sexués. Mais, pour interpréter de cette façon les échecs scolaires des garçons, il faut les intégrer dans l’ensemble des faits de réussite et d’échec comparés des filles et des garçons, ce qui suppose une théorisation précise des rapports sociaux et des rapports sociaux de sexe.

5Quant à la question de savoir si, comme le dit Jean-Louis Auduc, cet échec des garçons serait dû à leur « manque de maturité », Isabelle Collet, spécialiste de sciences de l’éducation, s’interroge sur la notion même de maturité. Elle montre le flou de cette notion dont on cherche vainement une définition biologique, médicale ou psychologique précise. Ce qui l’amène à se demander s’il ne s’agit pas d’un leurre, sous lequel pourrait se cacher la revendication d’un droit à l’irresponsabilité face à l’exercice des multiples formes de la domination masculine, pendant l’enfance et l’adolescence.

6Annie Léchenet, philosophe et formatrice d’enseignante-s, enseignante-chercheuse à l’École supérieure du professorat et de l’éducation de Lyon, institution qui a une longue tradition, inaugurée par l’historienne Michèle Zancarini-Fournel, de travail et de recherche sur la formation des enseignant-e-s à l’égalité des sexes, s’interroge sur les remèdes proposés par l’auteur. « Adapter » l’école aux garçons : que pourrait bien signifier cette inadaptation de l’école aux garçons spécifiquement ? Le danger qui menace les garçons dans leur réussite scolaire viendrait-il de l’école elle-même, du fait que celle-ci inhiberait leur « libre développement », entendez leur supériorité et leur fierté de mâles, ce qui les empêcherait d’exprimer leur « virilité », sans égards aux autres et au collectif ? Comment peut-on à la fois préconiser la lutte contre les stéréotypes de sexe et le respect de la « masculinité » des garçons ? À demander en même temps aux garçons de se délivrer des stéréotypes de la masculinité, c’est-à-dire d’accepter l’égalité des sexes, et de rester pourtant de « vrais » garçons (dominants), ne risque-t-on pas de mettre dans leur esprit et surtout dans leur vie encore plus de contradictions, de trouble et de désorientation ?

7La leçon du Québec est certainement à considérer avec attention et à méditer. Jacques Tondreau nous montre l’usage que les masculinistes américains font du thème de l’échec et du décrochage scolaires des garçons. Il s’agit, comme en France, de déconsidérer auprès de l’opinion publique une école supposée « féminisée » par son personnel, ses valeurs et ses normes, qui serait discriminante et « castratrice » pour les garçons, donc responsable de leurs difficultés. Le discours sur les « failing boys » médiatisé ces vingt dernières années, incrimine très directement la « féminisation » des personnels scolaires et la mixité, supposées avoir des conséquences néfastes pour les garçons [1]. Le phénomène de féminisation est fréquemment caricaturé, au sens où il n’est pas situé dans le temps (les hommes étaient déjà minoritaires dans le primaire en France avant 1914) et où il est surestimé s’il s’agit de l’enseignement secondaire et des fonctions de direction, quel que soit le niveau d’enseignement : les hommes sont surreprésentés dans les postes de direction des écoles et les femmes restent minoritaires dans les positions de « chef » du second degré, que l’on s’intéresse aux principaux de collège ou aux proviseurs de lycée. Ce discours globalisant n’a-t-il pas pour effet (et pour but) en dernière instance de faire oublier les inégalités existantes entre femmes et hommes dans les professions de l’éducation ? N’a-t-il pas pour but encore d’esquiver une question cruciale, à savoir celle de l’implication (ou plutôt du manque d’implication) des hommes dans les tâches d’éducation et d’instruction des jeunes enfants et des adolescents ?

8Serait-ce, en résumé, que les médias français et les auteurs qu’ils mettent en avant ne voudraient pas voir qu’il s’agit là d’un discours qui tend à insinuer que les femmes dans la société d’aujourd’hui ont pris « trop » de place, « trop » de responsabilités, « trop » de pouvoir, un discours aussi qui ne veut pas voir les bénéfices encore bien limités que les filles tirent de leur réussite scolaire sur le marché du travail ? Car, malgré les inégalités considérables qui subsistent à leur avantage, les hommes se plaignent de quelques privilèges perdus, comme s’ils leur étaient dus. Ces discours font comme si les filles/femmes avaient renversé « l’ordre naturel » de la domination. Ne s’agirait-il pas, en définitive, d’un discours militant de lutte contre le principe même de l’égalité des sexes ou du moins d’un discours, qui, tout en posant une égalité de principe, cherche à légitimer toutes les inégalités réelles qui préservent le privilège de l’homme mâle ?


Date de mise en ligne : 11/04/2014

https://doi.org/10.3917/tgs.031.0141

Notes

  • [1]
    Voir Marie Duru-Bellat, 2012, « L’éducation des filles aux États-Unis et en France », Travail, genre et sociétés, n° 28, pp. 133-149.

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