Notes
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[1]
Dans sa « charge » contre les études postcoloniales, qualifiées de « carnaval académique », Jean-François Bayart mentionne à plusieurs reprises Gayatri Spivak, lui reprochant notamment d’avoir fortement encouragé la dérive culturaliste. Cf. Jean-François Bayart [2010, p.44].
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[2]
Il ne s’agit bien sûr que de l’une des grilles de lecture possibles pour cet ouvrage.
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[3]
Nouvelle traduite intégralement dans le chapitre 13, pp. 389-420, de En d’autres mondes, en d’autres mots.
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[4]
Ces débats apparaissent notamment au sein de l’ouvrage édité par Linda Sargent, Women and Revolution: A Discussion of the Unhappy Marriage of Marxism and Feminism [1981].
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[5]
Nouvelle traduite intégralement dans le chapitre 11, pp. 319-347, de En d’autres mondes, en d’autres mots.
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[6]
Elle récuse d’ailleurs, dans Nationalisme et imagination, l’expression « essentialisme stratégique », qu’elle avait elle-même proposée, trouvant qu’elle a occasionné trop de confusions, mais elle ne s’oppose cependant pas à ce qu’il soit utilisé par d’autres [2011, p. 78].
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Payot, Paris, 2009, 512 pages
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Payot-Rivages, Paris, 2011, 158 pages
1Les deux ouvrages de Gayatri Spivak récemment traduits en français, En d’autres mondes, en d’autres mots et Nationalisme et Imagination rassemblent des textes écrits au cours d’une période assez longue et dans des contextes variés. Le premier est une collection d’essais et articles écrits entre 1977 et 1987, le second une série de retranscriptions de conférences et d’entretiens plus récents, qui, s’ils sont moins travaillés que les essais d’En d’autres mondes, en d’autres mots (puisqu’il s’agit de transcriptions de prestations orales) offrent un éclairage intéressant sur les idées développées par l’auteure dans l’ouvrage précédent. La lecture combinée de ces deux ouvrages permet donc de suivre les évolutions de la pensée de Gayatri Spivak des années 1970 à 2000.
2Revenir sur les travaux de Gayatri Spivak est important, dans la mesure où, après un certain engouement autour des études postcoloniales, ce champ est aujourd’hui critiqué, en particulier en France, où elle est d’ailleurs parfois explicitement visée [1]. Certaines de ces critiques, en particulier celles qui concernent la difficulté d’accès de ses propos, ne sont pas toujours usurpées, tant il est vrai que sa prose est parfois difficile à lire, notamment parce qu’elle fait appel à des sources très variées et que la lire et la comprendre implique de maîtriser les nombreux auteurs et disciplines sur lesquels elle fonde sa pensée. Toutefois, cet éclectisme fait aussi la richesse des écrits de Gayatri Spivak qui offrent également des concepts et approches particulièrement heuristiques pour un chercheur ou une chercheuse désirant travailler dans une perspective féministe et postcoloniale [2].
« Lire le monde » en tant que féministe
3Dans ces deux ouvrages, l’auteure frappe par sa capacité à mobiliser dans une même réflexion de nombreuses disciplines, de la littérature à la science politique, en passant par l’histoire, la philosophie et la linguistique. Elle peut tout aussi bien citer Dante que Mahasweta Devi, Freud qu’un formulaire oral utilisé par les femmes tribales du Manbhum (au Bengale occidental), Derrida, Foucault, Ranajit Guha, Partha Chatterjee, Virginia Woolf, etc. Toutefois, ces sources ne sont jamais mobilisées de façon anecdotique, mais toujours (re)lues au travers de différents prismes, une œuvre de fiction pouvant servir à « lire » Marx ou un événement politique contemporain, et inversement. En cela, à la suite d’autres auteurs comme notamment Edward Said, qu’elle mentionne à différentes reprises, elle affirme la signification politique de la littérature, que ce soit dans l’affirmation d’un hégémon ou dans sa contestation.
4En particulier, Gayatri Spivak montre la pertinence de la littérature pour comprendre les questions de genre et les inégalités entre hommes et femmes. Mais sa critique ne se limite pas à rechercher ce qui dans les textes atteste de la constitution de représentations de genre (visant à contrôler les femmes, et particulièrement leur sexualité, ou à mettre à distance le danger qu’elles constituent), elle propose également une « critique féministe » qui refuserait la « fiction d’une lecture rigoureuse, et faussement neutre », et qui porte en réalité « les marques stratégiquement réprimées de ce qu’on appelle le “privé ” à tous les niveaux » [2009, p. 52]. Elle affirme que « les lectures féministes alternatives du canon » doivent se distancer de l’idéal d’une vérité scientifique démontrable et, au contraire, rechercher de nouvelles approches, résolument subjectives ; « les femmes doivent se raconter réciproquement leurs histoires, non parce qu’elles sont des créatures faibles d’esprit, mais parce qu’elles doivent contester le modèle de la critique comme théorème neutre ou comme science. » [2009, p. 52].
5Par ailleurs, en traduisant et commentant Mahashweta Devi, elle propose une vision alternative de la femme, et notamment de la femme subalterne, et montre comment la littérature peut être un moyen de contestation des modèles dominants. En cela, la critique littéraire n’est jamais une fin, chez Gayatri Spivak, mais un moyen de déconstruire certaines conceptions dominantes et de proposer des alternatives, à la fois pour la recherche et pour l’action.
Relire et déconstruire : quels apports pour la pensée féministe ?
6Une seule lecture du monde (et de ses auteurs) n’est pas suffisante à Gayatri Spivak, qui offre sans cesse de nouvelles lectures, y compris de ses propres travaux. Sur La donneuse de sein de Mahasweta Devi [3], elle ne propose pas moins de trois « lectures » possibles. De même, lorsqu’elle passe le canon marxiste, freudien ou subalterne au crible du féminisme, il ne s’agit pas d’affirmer une quelconque supériorité du féminisme (qui n’est d’ailleurs jamais présenté comme un courant de pensée), mais de faire se questionner ces théories, afin de faire émerger des lignes de fracture au sein même du féminisme.
7Il est ici important de rappeler qu’une partie de ces essais a été écrite dans les années 1980 parallèlement aux débats qui ont eu lieu au sein du féminisme quant au positionnement vis-à-vis du marxisme, comme idéologie et mouvement politique [4]. Il peut sembler maintenant plus ou moins acquis, au sein des milieux féministes, que la libération du travail et du genre ne seront pas nécessairement simultanées, il n’en demeure pas moins que Gayatri Spivak a été parmi les premières « féministes marxistes » (appellation qu’elle revendique) à contester le « canon » marxiste.
8Dans « Féminisme et théorie critique » et « Spéculations éparses sur la notion de valeur » (essais d’En d’autres mondes, en d’autres mots), elle s’efforce ainsi de penser la notion de valeur (et de valeur d’échange) en prenant en compte le travail féminin, et notamment le travail de (re)production tel qu’il s’effectue dans le ventre de la femme. Tout en reconnaissant leur validité, elle cherche à dépasser les questions récurrentes du féminisme marxiste, quant à la valeur d’usage du travail domestique des femmes ou l’intérêt d’une insertion dans le salariat. En effet, pour elle la question majeure concerne la dialectique externalisation-aliénation, selon laquelle dans le système capitaliste, le processus du travail externalise le travail lui-même et le travailleur comme des marchandises. C’est, selon Gayatri Spivak, sur cette fracturation de l’être humain à lui-même et à son travail que Marx construit sa charge éthique. Mais cette vision ne peut prendre en compte la relation de la femme à son produit, l’enfant, vis-à-vis duquel elle est dans une situation matérielle comme émotionnelle inédite. Gayatri Spivak conteste ainsi la dialectique marxienne du fait de son incapacité à prendre en compte une relation humaine fondamentale à un produit et un travail.
9Gayatri Spivak souligne par ailleurs à quel point Marx et Freud ont évité l’idée de « ventre » comme un lieu de production. L’hysteron, dans une perspective freudienne, ne constitue que le texte de l’hystérie. Ainsi, sans rejeter l’idée de l’envie de pénis, elle propose de prendre également en compte « l’envie de ventre ». Cette réflexion sur la place du corps de la femme, et en particulier du ventre et du clitoris, se poursuit à la fois dans son analyse des spécificités du féminisme français, mais surtout dans les deux nouvelles de Mahasweta Devi, qu’elle présente, traduites (du bengali) et commentées. Dans Draupadi [5], le corps mutilé par la violence masculine (de genre et politique) devient paradoxalement « l’espace » à partir duquel l’héroïne peut exister, tandis que La donneuse de sein met au centre de sa narration, le corps d’une « mère professionnelle ».
10L’étude de La donneuse de sein permet par ailleurs à Gayatri Spivak d’affirmer la nécessité de penser ensemble les dimensions de classe, race et genre. En effet, les droits productifs et reproductifs de l’héroïne lui sont niés non seulement par les hommes, mais aussi par les femmes de l’élite, qui souhaitent pouvoir mener une vie « moderne » tout en satisfaisant les désirs d’enfants de leur époux. Ainsi, ni une analyse strictement féministe du droit des femmes à leur corps (en opposition au « droit à la vie » défini en fonction d’intérêts masculins), ni une analyse marxiste, en termes de « droit au travail » ne sont suffisantes, et il faut donc parvenir, selon Gayatri Spivak, à pousser la réflexion à un niveau supérieur.
11Un des objectifs majeurs, qui traverse nombre des essais de Gayatri Spivak réunis dans ces ouvrages, est donc la recherche d’une grille de lecture qui permette de « penser la femme », et qui la regarde comme un corps sexué, un instrument de production et de reproduction ou encore, comme « subalterne ». La réflexion sur le « subalternisme » est ici particulièrement intéressante, en ce qu’elle revient, dans Nationalisme et Imagination sur ce qui est dit à ce sujet dans En d’autres mondes, En d’autres mots. En effet, alors que (de ses propres dires), elle était en 1985 dans une attitude de conciliation vis-à-vis du « subalternisme », pointant toutefois du doigt les limites de cette approche, et notamment sa difficulté à penser et inclure les femmes, elle est beaucoup plus critique en 2003, rejetant le « subalternisme » comme une forme d’essentialisme, qui même s’il peut être « stratégique » [6], n’en demeure pas moins problématique. En revanche, elle utilise à plusieurs reprises le terme de « subalterne » (comme un féminin), en ce qu’il définit l’absence d’accès à la sphère publique, et notamment à la justice distributive. La subalterne est alors celle qui n’a pas accès à la mobilité sociale. Cette situation peut aussi concerner des hommes, mais le niveau de classe des « premiers subalternes » sera toujours beaucoup moins élevé que celui des « premières subalternes » dans la mesure où le patriarcat fournit aux hommes des moyens de s’insérer dans la vie sociale et d’y être mobile, contrairement aux femmes. d’accès.
12À ce titre, la subalterne est donc un défi pour la chercheuse (féministe), car selon la formule, très controversée, de Gayatri Spivak « elle ne peut pas parler », c’est-à-dire, que « lorsqu’une femme accomplit un acte de résistance en l’absence d’une infrastructure qui nous permette de reconnaître ce qu’est la résistance, sa résistance est vaine » [2011, p. 77]. Il apparaît donc difficile d’en rendre compte, aussi bien tant que chercheuse qu’en tant qu’activiste.
Se positionner et agir : de la chercheuse à l’activiste
13Dans Nationalisme et imagination, Gayatri Spivak revient à plusieurs reprises sur sa propre action militante, notamment dans le domaine de l’éducation et auprès des populations tribales du Bengale et du Jharkhand. Elle évoque ses voyages en Chine, également réalisés en tant qu’activiste. Elle se situe ainsi dans un autre espace que le champ strictement scientifique, tout en utilisant ce travail militant dans la construction d’une pensée scientifique. De même, dans nombre de ces textes, elle souligne à quel point le chercheur, en tant que producteur d’un discours, ne peut s’exempter d’une réflexion quant à son impact sur le monde. Il ne s’agit donc pas uniquement de « lire le monde », mais de voir comment en tant que chercheuse ou activiste, on participe à sa transformation.
14À ce titre, sa réflexion sur la notion de « canon », comme forme de violence épistémique majeure, doit aussi être comprise comme un appel à un positionnement réfléchi vis-à-vis de savoirs et de discours qui sont aussi des formes de pouvoir. Dans son commentaire de Draupadi, la nouvelle de Maheshweta Devi, elle revient notamment sur le personnage de Senayak, le militaire qui arrête et fait torturer l’héroïne, le présentant comme « la plus proche approximation du chercheur du premier monde en quête du tiers-monde » [2009, p. 319]. Si elle reconnaît que le chercheur du « premier monde » n’est pas systématiquement complice des pratiques de torture et d’avilissement du « tiers-monde », elle affirme toutefois qu’il prend part à la production d’une société qui exploite. Elle s’adresse plus particulièrement aux chercheuses occidentales (groupe dans lequel elle semble alors s’inscrire) en ces termes : « nous partageons une sorte de relation avec la double pensée de Senayak. Quand nous parlons pour nous-mêmes, nous affirmons avec conviction : le personnel est politique. Pour les femmes du reste du monde, dont la micrologie personnelle est pour nous difficile […] à percevoir, nous retombons sur une théorie colonialiste de la collecte d’information la plus efficace. » [2009, p. 320].
15Toutefois, si elle affirme par la suite la nécessité d’une prise de contact avec la « subalterne » et donc d’une sortie des logiques de collecte d’information dépersonnalisée, on peut regretter (en particulier si l’on est soi-même une chercheuse du premier monde travaillant sur l’Asie du Sud), qu’elle ne pousse pas plus loin sa réflexion, en allant au-delà de la dénonciation de la résilience des biais (post) coloniaux au sein des sciences sociales, y compris lorsqu’elles ont été relues au prisme du féminisme. De même, elle évoque dans Nationalisme et imagination sa stratégie d’activiste, fondée sur l’observation, l’assimilation, mais les modalités d’un contact avec les subalternes ne sont jamais clairement explorées, ce qui peut laisser les lecteurs sur une certaine frustration. Toutefois, la démarche qu’elle propose et ses injonctions à toujours développer un regard critique, y compris sur sa propre pensée, sont en elles-mêmes un enseignement, et semblent particulièrement nécessaires alors que, comme à la période coloniale, la « rhétorique féministe » est de nouveau utilisée pour justifier l’impérialisme.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bayart Jean-François, 2010, Les études postcoloniales : Un carnaval académique, Paris, Karthala.
- Sargent Linda, 1981, Women and Revolution: A Discussion of the Unhappy Marriage of Marxism and Feminism, Boston, South End Press.
- Spivak Chakravorty Gayatri, 2009, Les subalternes peuvent-elles parler ? Paris, Éditions Amsterdam, (1re édition en anglais : 1988).
Notes
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[1]
Dans sa « charge » contre les études postcoloniales, qualifiées de « carnaval académique », Jean-François Bayart mentionne à plusieurs reprises Gayatri Spivak, lui reprochant notamment d’avoir fortement encouragé la dérive culturaliste. Cf. Jean-François Bayart [2010, p.44].
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[2]
Il ne s’agit bien sûr que de l’une des grilles de lecture possibles pour cet ouvrage.
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[3]
Nouvelle traduite intégralement dans le chapitre 13, pp. 389-420, de En d’autres mondes, en d’autres mots.
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[4]
Ces débats apparaissent notamment au sein de l’ouvrage édité par Linda Sargent, Women and Revolution: A Discussion of the Unhappy Marriage of Marxism and Feminism [1981].
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[5]
Nouvelle traduite intégralement dans le chapitre 11, pp. 319-347, de En d’autres mondes, en d’autres mots.
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[6]
Elle récuse d’ailleurs, dans Nationalisme et imagination, l’expression « essentialisme stratégique », qu’elle avait elle-même proposée, trouvant qu’elle a occasionné trop de confusions, mais elle ne s’oppose cependant pas à ce qu’il soit utilisé par d’autres [2011, p. 78].
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[*]
Payot, Paris, 2009, 512 pages
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[*]
Payot-Rivages, Paris, 2011, 158 pages