Couverture de TGS_026

Article de revue

Le care : projet égalitaire ou cache-misère ?

Pages 173 à 177

Notes

  • [1]
    Carol Gilligan, 1993, In a Different Voice, Harvard, Harvard University Press.
  • [2]
    Joan C. Tronto, 1993, Moral Boundaries : a Political Argument for an Ethic of care, London, Routledge.
English version

1Le care, de quoi parle-t-on ? D’une attitude bienveillante ? D’une philosophie morale et politique alternative ? D’activités ignorées et essentielles ? D’un travail précaire ? D’un objet de politiques publiques ?

2La brève irruption de la thématique du care dans le débat politique au printemps 2010 a suscité une éruption de réactions tantôt sarcastiques, tantôt en défense. Les éléments de ce débat ne sont pas sans lien avec les arguments échangés dans le champ académique depuis la parution du livre de Carol Gilligan, In a different Voice[1]. En un mot, s’agit-il d’un concept subversif, capable de transformer radicalement notre vision de la morale et du monde social et politique ou au contraire d’un concept dangereusement conservateur, véhiculant une morale faible, une morale d’appoint, toujours susceptible de durcir et d’essentialiser les « différences » entre les femmes et les hommes ? Si, à travers les activités de care, est dévoilée une série d’inégalités sociales et de positions de pouvoirs, depuis l’ouvrage de Joan Tronto, Moral Boundaries : a Political Argument for an Ethic of care[2], le care est aussi indissociablement conçu comme un projet politique se voulant égalitaire et démocratique, visant à conférer de l’importance à celles et ceux qui permettent, par leur existence et leur travail, l’indépendance et l’autonomie des bénéficiaires. Carol Gilligan et Joan Tronto constituent bien les deux balises principales des défenseur-e-s du care (alors même qu’elles sont curieusement ignorées de ceux qui pointent les tendances moralisantes et inégalitaires du care). Leurs théories ont ouvert un espace intellectuel où se croisent et se mêlent psychologie, philosophie, sociologie, et politique, depuis que le rôle de l’État dans la configuration de ce secteur devient un enjeu avec les préoccupations liées à la dépendance.

3Ce faisant, la lecture des différents textes journalistiques, mais aussi savants, qui ont été consacrés au care nous a paru présenter deux caractéristiques importantes : la définition du care semble floue et ses frontières incertaines, changeantes selon les préoccupations principales des auteur-e-s. Incertaine aussi la discipline dont les recherches sur le care peuvent relever, même si chacun-e se fait un peu philosophe dès qu’il est question de care – ce qui n’est pas, après tout, le moindre mérite de ces discussions. Par ailleurs, alors que tout le monde s’accorde pour considérer l’égalité comme une valeur essentielle de la démocratie, c’est bien sur l’égalité que porte l’essentiel des polémiques, certains de ses protagonistes pointant « les tendances inégalitaires du care », là où d’autres le voient comme « une pensée de l’égalité ». C’est pourquoi il nous a semblé justifié, pour Travail, genre et sociétés, de faire de la question du care l’objet de notre rubrique « Controverse ». Nous avons tenté d’inviter à un travail de clarification en posant, à des auteur-e-s relevant de disciplines différentes (philosophie, sociologie, science politique, droit, psychologie), cette question qui nous paraît structurer la controverse actuelle sur le care : le care est-il favorable à l’égalité ? Que l’ensemble des auteur-e-s soient ici chaleureusement remercié-e-s de leur participation.

4C’est probablement parmi les philosophes que le débat est le plus vif autour de la question de l’articulation entre éthique du care et théories universalistes (républicaine ou de la justice) et de son implication pour l’égalité. Comment une éthique fondée, non sur les seules impartialité et universalité, mais aussi sur l’attention quotidienne à autrui, peut-elle enrichir ou remplacer une éthique fondée sur l’égalité en droits des individus ? Pour Ruwen Ogien, soit l’éthique du care est une éthique d’appoint, le « complément de cœur » et il n’y a alors pas véritablement d’enjeu. Soit elle vise à remplacer ces éthiques universalistes fondées sur un individu abstrait, auquel cas elle serait insuffisante et lourde de dangers : conception morale paternaliste, donc inégalitaire, elle verserait toujours dans le moralisme et le rigorisme, par exemple en matière de morale sexuelle. Pour Sandra Laugier, l’éthique du care constitue une mise en cause des insuffisances des philosophies morale, sociale et politique, sous leur forme majoritaire. Et cette conception universaliste de la justice, ajoutent Patricia Paperman et Pascale Molinier, n’a pas réussi à soutenir les revendications des catégories socialement minoritaires. En ouvrant explicitement la perspective d’une voix morale différente, l’éthique du care a mis en rivalité, et à égalité, les deux voix morales : une moralité centrée sur l’équité, l’impartialité et l’autonomie, majoritairement soutenue par des hommes ; et une moralité fondée sur la préservation et l’entretien des liens humains, apparue dans le sillage de certains courants de pensée féministes. Le care revendique la pluralisation de la morale et l’égalité des « voix » morales et il s’agit de reconfigurer les théories universalistes de la justice.

5Une question, souvent source de passion, est ici moins controversée : le care est-il ou non défavorable à l’égalité des sexes ? Elle est surtout abordée sous l’angle de l’analyse des critiques que les adversaires ont adressées aux théories du care : Sandra Laugier y voit le mépris pour ce domaine essentiel de l’activité humaine et une des contradictions fondamentales du féminisme : accuser de « différentialisme » toute thèse féministe supposée contraire à l’idéologie républicaine universaliste. Or les analyses du care, loin d’être essentialistes, représentent au contraire un combat pour l’égalité, pour rendre le travail du care visible, non pas pour renforcer l’assignation des femmes à ces tâches mais pour que nul ne puisse les ignorer. C’est parce que le care, comme activité, correspond dans la sociohistoire à des tâches assignées aux femmes, et donc dévalorisées, que le care, comme morale, même si elle est présente en chacun, est négligé par les hommes. Il s’agit, pour Patricia Paperman et Pascale Molinier, de contester la hiérarchie masculiniste des activités publiques et privées qui se reflète dans les philosophies morales et politiques dominantes, et de faire reconnaître l’importance du care pour la vie humaine : sa valeur « civilisationnelle ».

6Si le care peut être présenté comme une pensée (ou un projet) de l’égalité, c’est aussi parce qu’il permet d’analyser les inégalités entre femmes elles-mêmes et la mise à disposition des femmes immigrées au service des individus privilégiés. Ce constat de l’inégalité dans le travail du care est partagé par tous, y compris les sociologues les plus critiques à l’égard de ce concept. En revanche, l’opérationnalité du concept n’est pas si évidente pour tou-te-s les sociologues. Geneviève Cresson montre la difficulté, à partir d’une définition canonique du care (celle de Joan Tronto), de délimiter précisément les activités qui en relèvent. Elle souligne aussi, dans un autre registre, les inégalités à l’œuvre dans le champ particulier que constituent les études sur le care : les théories du care renvoient à la domination des théoriciennes anglo-saxonnes qui ignorent les auteures francophones. À l’inverse, Patricia Paperman et Pascale Molinier font valoir que l’éthique du care s’appuie sur l’analyse d’expériences concrètes liées au soin et à la prise en charge des personnes dépendantes (alors que les théories morales et politiques en général se réfèrent peu à des expériences concrètes) et inversement impose la question de la travailleuse ou du travailleur comme sujet éthique dans les sciences du travail.
C’est sur l’action publique en ces deux domaines (qualification des travailleur-se-s du care, prise en charge des individus dans plusieurs dimensions dépendantes de leur vie) que réfléchissent Helena Hirata d’une part, Olivier Giraud et Barba Lucas d’autre part, en lien avec la question principale de l’égalité. Helena Hirata montre que la question du care est devenue d’actualité dans les organismes internationaux (onu), pour élaborer une stratégie pour les femmes. La professionnalisation du travail domestique et familial est censée permettre de le valoriser, de le reconnaître comme travail et de dénaturaliser les qualités « féminines » liées au care en établissant des qualifications reconnues. En contraste, une recherche comparative Japon/Brésil/France montre que c’est un domaine de « travail au noir » (au Brésil surtout), d’emplois précaires, de faible durée, à bas salaires, sans perspectives de carrière. Comme sociologues, Helena Hirata et Geneviève Cresson concluent que ce domaine de travail et d’emploi très féminisé n’est pas favorable à l’égalité entre les femmes et les hommes et accroît les inégalités entre immigré-e-s et nationales-aux.
Pour Olivier Giraud et Barbara Lucas, si le care est une des activités les plus essentielles au maintien de la vie humaine, c’est aussi une pratique soumise à des formes d’institutionnalisation poussées, renvoyant aux cas des personnes fortement dépendantes (personnes âgées, handicapées, jeunes enfants). Le care peut alors être traité comme un « biopouvoir », un pouvoir sur la vie, et donc un lieu central de combat contre les inégalités. Aussi bien dans le secteur de la santé et des soins à domicile que dans celui du droit à l’avortement et au suicide assisté, ou encore dans celui du partage des tâches domestiques et éducatives, le care renvoie à un secteur d’action, qui apparaît comme un lieu de conflits et de luttes de pouvoir, où se pose la question du genre, des identités et des rapports de sexe. Or aujourd’hui, la déstabilisation des structures familiales, d’une part, et, d’autre part, la généralisation du travail des femmes, sans que les rôles de sexe aient évolué de manière significative, accentuent la marchandisation du care, alors même que la revendication d’une revalorisation du care dans la hiérarchie des valeurs sociales est restée largement ignorée. Le marché risque donc d’imposer ses normes. Il est nécessaire et urgent que le débat, qui est resté jusqu’ici trop académique, au risque d’accentuer toutes les inégalités liées au care, soit mis sur la place publique et devienne politique.
Au total, comme projet, le care, en tant qu’il comporte un potentiel de critique sociale et s’inscrit dans une conception démocratique et égalitaire du lien social, peut inspirer des stratégies de résistance : il apparaît bien comme porteur d’un projet égalitaire (entre sexes, entre individus, entre femmes). Souligner l’importance morale et politique du care permet sans doute de mettre en évidence les points aveugles des théories universalistes de la justice, même si la reconfiguration des théories de la justice à laquelle prétendent les théories du care apparaît aujourd’hui incertaine, laissant ouverte la question de l’articulation (ou non) à ces théories. Comme pratique sociale et secteur d’emplois, le care rencontre la plupart des inégalités qui traversent la société. Comme secteur et objet d’intervention publique, le care, plutôt que de lutter contre les inégalités (entre femmes et hommes et entre femmes), a plutôt tendance à les renforcer.

Notes

  • [1]
    Carol Gilligan, 1993, In a Different Voice, Harvard, Harvard University Press.
  • [2]
    Joan C. Tronto, 1993, Moral Boundaries : a Political Argument for an Ethic of care, London, Routledge.
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