Notes
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Paola Tabet, 1998, La construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris, L’Harmattan, coll. « Bibliothèque du féminisme ».
1Après un premier ouvrage publié aux PUF en 2003 dans la collection « Sociologie aujourd’hui », intitulé Crime passionnel, crime ordinaire, les mêmes auteures publient, en 2008, ce nouveau livre sur le « crime dit passionnel ». Le premier avait déjà permis de montrer que la notion de « crime passionnel » est une « interprétation journalistique » (p. 17). Il s’agit maintenant d’approfondir la recherche en articulant une approche qui souligne le poids des modèles sociaux inégalitaires dans les relations entre les femmes et les hommes et une approche qui suppose la théorisation des processus psychiques qui conduisent au crime, visant « une sorte de métissage entre métapsychologie psychanalytique et sciences sociales » (p. 8). D’où la fondation d’une « psychologie sociale » qu’on pourrait dire clinique dans la mesure où elle prend en compte à la fois la dimension sociale et la dimension psychique consciente et inconsciente du sujet criminel et où elle entend « insister sur l’intrication, jusqu’à l’indiscernable parfois de la sexualité infantile et de la politique du genre » (p. 13). L’hypothèse centrale est donc que le point nodal de ces processus est la famille et que le crime dit passionnel « est beaucoup moins une affaire d’amour et de couple qu’une affaire de famille » (p. 14) et – seconde hypothèse – que « la problématique est toujours, sans aucune exception, beaucoup plus psychopathologique qu’il n’y paraît au premier abord » (p. 14). Statistiquement, le crime dit passionnel est avant tout un « fémicide » (sur les 263 affaires analysées, dans 78 % des cas, l’auteur du crime est un homme et une femme dans seulement 22 % des cas) : la sphère familiale et conjugale est dangereuse pour les femmes (une femme est tuée par un homme toutes les trente-deux heures et un homme par une femme tous les cinq jours, p. 20). De plus, les femmes en général ne tuent qu’un homme, alors que, dans 23 % des cas, les hommes ont fait de deux à sept victimes (p. 23), en particulier des enfants. Le présent ouvrage porte à la fois sur 337 crimes évoqués dans la presse et sur l’analyse psychosociologique et clinique approfondie d’un matériel original : quarante-six dossiers d’instruction de crimes passionnels jugés à la Cour d’assises du Rhône.
2Le second chapitre, très intéressant, est consacré à une réflexion méthodologique et épistémologique sur la question de savoir à quelle approche clinique on peut prétendre à partir d’un matériau tel qu’un dossier d’instruction. La première remarque est que les dépositions du criminel, les témoignages ainsi que l’enquête de personnalité sont toujours consignés par les acteurs institutionnels (policiers, gendarmes, fonctionnaires, magistrats) et donc traduits dans leur langue administrative (p. 38), sachant que l’auteur de ces textes, représentant de l’institution judiciaire, « tend nécessairement, étant données les relations de pouvoir entre les sexes, à s’identifier à un Ego masculin » (p. 50). De son côté, l’expertise psychiatrique est particulièrement ambiguë. En effet, les psychiatres sont appelés à évaluer un sujet en fonction des concepts de leur discipline, tout en étant contraints de traduire leur discours dans une langue compréhensible pour les magistrats ou les jurés (p. 52). Il en résulte que : « ce qui se construit ne peut s’analyser que comme une fiction, la biographie nécessairement romancée ou légendaire d’un sujet absent » (p. 59). Quant à cette recherche, elle est « l’intervention finale, par-dessus le marché, d’une institution qui n’a pas, en principe, son mot à dire, l’Université » avec des visées différentes de celles de la justice (p. 59). La recherche tendra non seulement à faire la « clinique de ces histoires de crimes, telles qu’elles ont été construites », mais aussi à analyser « le processus de leur construction » (p. 60).
3Le chapitre III, intitulé « Une politique sexuale du genre », part de l’idée que pour rendre compte du crime dit passionnel, c’est la notion d’appropriation des femmes telle qu’elle a été théorisée par Colette Guillaumin qui est la plus pertinente (p. 62). D’un point de vue social, les hommes qui tuent dans la sphère privée sont des hommes « sociologiquement ordinaires ». Mais, sous couvert de normalité, ces couples se caractérisent par un durcissement assez net de l’asymétrie qui régit les relations privées entre homme et femme (p. 64). On peut ainsi, à travers l’étude des mobiles, montrer leur dissymétrie « selon une vectorisation de genre » (p. 64). Les hommes tuent une femme qui les quitte ou menace de le faire ou encore une femme qui les trompe, alors que, chez les femmes, dominent comme mobiles la mésentente ou les violences conjugales ; en somme, les hommes tuent pour garder leur femme et les femmes pour se débarrasser de leur conjoint (p. 66). Mais, par-delà leur sexe, ces criminel-le-s partagent, d’une part, une problématique de dépendance et, d’autre part, la pauvreté de la symbolisation (p. 67). Les femmes, comme les hommes, ont vécu leur enfance dans un environnement autoritariste et inégalitaire, avec des mères « maternalistes », uniquement centrées sur leur rôle maternel exercé selon un mélange d’emprise et de négligences, et des pères autoritaires, violents, à qui on ne peut pas parler. Ce système sociétal, dans lequel ils ont grandi, a eu une influence considérable sur leur évolution subjective. Il a entraîné, pour les femmes, un véritable interdit de s’appartenir et d’investir la sphère culturelle et sociale et, pour les hommes, une contrainte d’obéir aux canons de la virilité, avec son « idéologie du travailleur » (p. 143) et une adhésion rigide à des valeurs traditionalistes dans lesquelles la violence masculine est finalement légitime (p. 72). Ces criminel-le-s n’ont d’autre choix que d’être comme leur père ou comme leur mère, ils sont « malades de la politique duale du genre » (p. 79).
4Le chapitre IV étudie le cas des « femmes battues qui tuent ». Ces femmes vivent dans des couples où le modèle inégalitaire fonctionne à plein (cf. l’écart d’âge) et dans un « climat social dégradé » (p. 94). On retrouve chez elles les facteurs sociaux habituellement corrélés à la délinquance des femmes (violences conjugales, alcoolisme, toxicomanie, inceste, misère, condamnations antérieures). Du point de vue de l’analyse psychique, ces femmes ont vécu des expériences précoces perturbées (p. 102) que leurs histoires de couple tendent à répéter. Élevées dans des familles où les interdits fondamentaux, meurtre et inceste, ne sont pas bien en place dans leur enfance, elles ont pu craindre pour leur vie physique et pour leur intégrité psychique. Elles engagent des relations de couple marquées par une dépendance extrême des partenaires, où elles adoptent la position de la « muliérité » (Pascale Molinier) comme posture d’adhésion à leur statut social de sujétion (p. 71) et compte tenu de la violence de leur conjoint, « elles vivent leur vie dans un sentiment de risque perpétuel » (p. 101). C’est alors cette « expérience subjective de dégradation, d’humiliation et de terreur » (p. 109), qui les conduit au meurtre.
5Le chapitre V explore « Les dessous du fémicide », le meurtre d’une femme par son conjoint. La problématique est « radicalement opposée » (p. 113) à celle de la femme criminelle : « L’abandon associé à l’impensable de la séparation constitue le noyau central du processus à l’œuvre dans cette criminalité passionnelle » (p. 114). Il ne s’agit pas d’une affaire privée ou d’une aberration pathologique : « Les hommes tuent, non parce qu’ils perdent le contrôle d’eux-mêmes, mais parce qu’ils cherchent à exercer un contrôle sur leur partenaire » (p. 112). La dynamique du pouvoir est toujours prédominante : les posséder, exercer un contrôle sur leur sexualité et leurs capacités reproductives ; d’où le risque accru quand les femmes les quittent. Si ces hommes sont incapables d’affronter la séparation, c’est à la fois en vertu du schéma social qui refuse l’autonomie aux femmes dans le couple et parce que, dans l’histoire personnelle et familiale de ces hommes, ils ont constitué un rapport de dépendance à une image de la femme qui porte « la marque de ce maternalisme dont ils ont été l’objet » (p. 119). Lorsque ces hommes tuent une femme pour la garder, c’est qu’ils vivent son départ comme un effondrement, une perte du sentiment même d’exister, qui répète l’environnement maternel défaillant de l’enfance (p. 114) ; à l’inverse, lorsqu’ils tuent une femme pour s’en débarrasser, c’est qu’ils ont projeté sur elle l’imago maternelle archaïque de l’enfance, toute-puissante et dangereuse, qui les a maintenus dans une grande dépendance psychique et les a empêchés d’accéder à la symbolisation, à l’expression des affects et à l’autonomie.
6Le chapitre VI est consacré aux cas rares (deux) des femmes qui tuent un homme parce qu’il les abandonne. Le cas longuement analysé, à partir du dossier de l’instruction, mais aussi d’une interview télévisée réalisée en prison pour une émission de Mireille Dumas de Cora D. montre une femme qui rejoue « dans une histoire impossible sa propre histoire impossible », où « se croisent deux problématiques, la figure du double et de l’étranger [l’amant tué est d’origine étrangère, comme elle est devenue la paria dans sa famille] et de nouveau le spectre de l’inceste » (p. 146), avec un père autoritariste, peut-être incestueux, et une mère frustrante, tôt disparue, au cours d’un avortement dont la fille a été le témoin à 14 ans.
7Le chapitre VII intitulé « Jalousies » débute par le rappel de l’indulgence journalistique et judiciaire dont bénéficie souvent le jaloux, dans la mesure où, croit-on, « le meurtre du rival implique l’amour envers l’infidèle » (p. 159). Ce sont beaucoup plus souvent les hommes que les femmes qui tuent par jalousie. Chez ces hommes qui tuent leur rival plutôt que leur compagne, on observe des comportements qui relèvent de ce que les auteures appellent une « virilité mascarade » (p. 176) qui se caractérise par l’usage des armes et un souci exacerbé de l’honneur. Un des symptômes de cette problématique virile est l’attachement à la figure du père, ou plutôt à un lien privilégié de père en fils, mais un père écrasant, celui de la horde primitive, figure archaïque toute-puissante. Ce respect pour un père patriarche est un masque qui cache en fait la carence paternelle, l’autoritarisme comme « paternité mascarade » (p. 180) qui suscite chez les fils une haine dont ils se défendent par une identification à ses valeurs, qui est en réalité une identification à l’agresseur. Vis-à-vis de ces pères omnipotents doublés de mères possessives, intrusives, leur dépendance est telle qu’ils ne parviennent pas à se dégager autrement que par le passage à l’acte meurtrier, « l’amour à mort » (p. 184). En même temps, « on voit aussi comment la socialisation sexuée arme leurs bras de façon spécifique », les hommes ayant le monopole des armes et des techniques (cf. Paola Tabet [1]), ce qui explique que « dans la majorité des cas, ce sont les femmes qui sont tuées » (p. 185). Pour conclure, contrairement aux apparences, pour les hommes comme pour les femmes, les processus en cause sont plus archaïques qu’œdipiens, liés à des carences maternelles et paternelles.
Le chapitre VIII « Punir, prévenir, soigner », considère le procès et la décision de justice. Il rappelle que la « reconstruction juridico-policière de données hétérogènes objectivées en un récit » (p. 192) est très dépendante des représentations sociales traditionnelles de l’amour, du couple, de la famille et des relations de sexe, avec leurs « biais de genre » qui imposent une place précise à chacune et chacun : les jurés décident en distinguant violence légitime ou illégitime en fonction du degré de conformité au rôle social attendu des protagonistes (p. 196) de sorte que la tolérance sociale qui s’exprime à l’égard des crimes passionnels profite plus aux hommes qu’aux femmes, par exemple ; pour défendre les femmes battues qui tuent leur mari, les plaidoiries axées sur le coup de folie sont plus efficaces que celles qui plaident, à la mode féministe, l’autodéfense (p. 195). Dans les pronostics des experts, les critères d’évolution sont différents pour les deux sexes : pour les hommes, la réinsertion sociale et la dangerosité ; pour les femmes, la qualité de la relation à l’autre (p. 208). Il y a une résistance du système judiciaire à traiter les signes avant-coureurs des dangers encourus par les femmes au sein de la famille (les plaintes pour violences conjugales aboutissent dans les trois-quarts des cas à un classement sans suite), même si, dans l’entourage, on dit que « ça va mal finir ». Les témoignages montrent l’extraordinaire tolérance sociale aux violences conjugales en France et le peu d’appui que les femmes trouvent dans leur milieu familial ou amical. D’où la nécessité d’une solution sociale et institutionnelle.
Le chapitre IX, en forme de conclusion, met en évidence le caractère destructeur de l’inégalité entre les sexes et sa collusion profonde avec un modèle familial hautement pathogène, fondé sur l’emprise. « Appropriation des femmes et relations familiales marquées par la fusion et l’incestualité sont étroitement liées, comme le sont d’ailleurs le maternalisme et l’autoritarisme masculin pseudo-paternel, association que nous avons rencontrée tout au long de cet ouvrage et dont nous avons pu suivre de près les effets mortifères » (p. 221). Ces familles forment un univers impitoyable où les enfants ne sont pas reconnus comme sujets et sont broyés. Le crime dit passionnel est un phénomène asymétrique, qui doit s’analyser d’abord comme crime sexiste ou comme effet du sexisme. Ces criminels montrent, a contrario, que l’égalité des sexes exige un degré d’acceptation de l’altérité, c’est-à-dire un accès au symbolique difficile à atteindre, surtout dans un système socio-politique qui rend cette maturation particulièrement improbable. « L’idée d’égalité des sexes signifie que personne n’appartient à personne même pas nos amours, même pas nos enfants » (p. 221).
Ce livre est fondé sur une gageure, clairement évoquée dans le premier chapitre : pour comprendre le crime dit passionnel, il faut tisser ensemble une approche sociologique et une approche psychologique entre lesquelles habituellement « la querelle fait rage », chacune revendiquant un monopole sur la question. Mais, comme le disent les auteures, la réalité ne se plie pas forcément à ces découpages disciplinaires imposés par les institutions de recherche. La démonstration est faite que, sur cet objet précis, les facteurs sociopolitiques et les processus psychiques sont étroitement imbriqués. C’est précisément la vertu d’un centre de recherche en études féministes pluridisciplinaire, comme le centre Louise Labbé de l’université de Lyon, d’avoir pu mener cette étude interdisciplinaire particulièrement éclairante. D’une manière plus générale, cette recherche est exemplaire pour montrer la manière dont les subjectivités, au sens freudien du terme, sont façonnées par les phénomènes sociaux en général et les rapports sociaux de sexe, tels qu’ils se structurent en particulier dans la famille. Ainsi, il faut souhaiter que ce mode d’approche des subjectivités puisse être appliqué à d’autres champs, je pense en particulier aux phénomènes éducatifs.
Notes
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[1]
Paola Tabet, 1998, La construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris, L’Harmattan, coll. « Bibliothèque du féminisme ».