Notes
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Pour une présentation du contexte de l’époque cf. le numéro de la Revue Française de Sociologie, La reconstruction de la sociologie française, (1945-1960), xxxii, 1991; Jean-Christophe Marcel, « Le déploiement de la recherche au Centre d’études sociologiques (1945-1960) », La Revue pour l’histoire du cnrs, n° 13, Novembre 2005, mis en ligne le 3 novembre 2007, <http:// histoirecnrs. revues.org/ document1656.html>.
Abattre le code Napoléon
1Marie Vogel : Pourriez-vous revenir sur vos débuts de sociologue et sur votre milieu social d’origine ?
2Andrée Michel : Je suis née en 1920 dans une petite ville de province, dans une famille de la bourgeoisie moyenne avec un père extrêmement rigide et une mère qui ne travaillait pas. Mes parents avaient eu une éducation traditionnelle : les hommes étaient les chefs de famille, les gagne-pain, les femmes restaient à la maison pour élever les enfants, elles apprenaient la musique, le dessin, la couture, et d’autres choses encore… Je suis née dans cette atmosphère très patriarcale et moi j’étais impertinente, désobéissante. J’arrivais mal à être la petite fille sage, gentille qu’on voulait que je sois, la petite fille modèle. Mes frères allaient au lycée laïc, dans la petite ville d’à côté, et ma sœur et moi nous étions demi-pensionnaires dans une autre petite ville, dans un pensionnat aux mains des Ursulines. J’étais la seconde. Mon père était ingénieur agronome de formation.
3MV : Comment se sont déroulées vos années de formation et vos débuts dans le métier ?
4AM : Je suis passée par Grenoble avant d’aller à Paris. J’étais malheureuse à cause de l’intolérance de mon père à laquelle je me heurtais, donc j’avais décidé, dès que j’ai eu le bac, que je continuerais mes études et que je travaillerais pour être indépendante. Je me sortirais de là. Mais, quand on était isolée dans une petite ville, trouver du travail n’était pas facile. C’est grâce à la fille d’une amie de ma mère, qui elle était elle-même éducatrice à la Maison d’éducation de la Légion d’honneur que j’ai pu en trouver. Elle m’a dit qu’il y avait des postes, j’ai présenté ma candidature et j’ai été acceptée. Comme c’était la guerre, la Maison d’éducation de la Légion d’honneur était repliée en zone libre, à Grenoble. Au début, je suis passée à côté de la guerre. Quand je suis arrivée à la Légion d’honneur en 1941, pour moi, c’était une sorte de libération. Je suivais ma licence de philo à l’université et, à la Maison d’éducation de la Légion d’honneur, j’étais une sorte de pionne, de bouche-trou : je faisais de la surveillance pour les élèves et en même temps j’enseignais dans les matières où il y avait des besoins – en géographie par exemple. J’ai passé trois ans pendant la guerre à Grenoble jusqu’au jour où la Première Division Blindée a débarqué dans le Sud et j’ai vu des affiches : « Embauchez-vous, la guerre n’est pas terminée ! Embauchez-vous au service de la France ». Moi je n’ai fait ni une ni deux, j’ai dit à mes collègues de la Légion d’honneur que je m’embauchais dans l’armée. Je me suis engagée jusqu’à la fin des hostilités (occupation de l’Alsace, de la Rhénanie, de l’Autriche, etc.) en qualité de volontaire sociale. Rien n’était défini, je faisais ce que je voulais. J’avais un grade de sous-lieutenant, une voiture et un chauffeur. J’étais dans une unité fta – c’était une force terrestre antiaérienne –, c’était l’armée d’Afrique avec donc des Pieds-Noirs, des Français et d’autres qui avaient fui Vichy. Les tirailleurs passaient la journée dans des trous, c’était des Algériens et des Marocains. J’étais chargée d’aller les visiter et de voir ce qu’ils voulaient. Il y avait eu quatre ans de guerre, ils étaient privés de tout. J’allais voir, dans les dépôts laissés par les Allemands, s’il y avait des chaussures, des vêtements, etc. Je récupérais ce qui pouvait l’être et je le leur distribuais.
5MV : J’essaie de comprendre : comment une jeune fille qui devrait être rangée ne l’est pas ? Comment est-ce qu’on se révolte lorsque l’on est enfant ?
6AM : À cause de l’injustice… je n’ai besoin de personne, si je vois un être humain qui est opprimé, ça me révolte : c’est tout. Je n’ai pas besoin de référence, je n’avais pas besoin de gens qui me disent, « les classes sociales… » ou « la doctrine catholique… ». Non, c’est dans ma sensibilité que je souffre. Je n’y peux rien. De l’émotion, je passe à la réflexion.
7MV : Dans la famille, parmi vos frères et sœur, vous étiez la seule à être révoltée ?
8AM : J’étais stigmatisée… Nous étions sept, ce qui était quand même exceptionnel à l’époque. Et je sais que les amis de mes parents qui défilaient avaient deux enfants, le maximum c’était trois. Ce n’était pas dans les mœurs de la bourgeoisie moyenne d’avoir sept enfants. Moi, j’étais le bouc émissaire… mon père était un peu caractériel. Il avait fait la guerre de 1914-1918 et avait été élevé dans une classe bourgeoise rigide où l’argent compte beaucoup. Sa mère était fille de notaire, son père était cadre moyen dans la fonction publique. La bourgeoisie française est très attachée à l’argent… C’est une famille qui a été éprouvée par la guerre. J’ai vu ma grand-mère pleurer dix ans après 1918. Elle avait perdu un fils et l’autre, mon père, avait perdu un bras à la guerre. Je pense que cela a dû jouer sur mon père ; cela le rendait caractériel, intolérant. Les oncles autour de moi – les frères de ma mère ou ses beaux-frères – n’avaient pas une relation caractérielle avec leur conjointe ou leurs enfants. Même, pas du tout. Cependant mon père aimait ma mère… à sa façon ; et ma mère, elle, ne pouvait pas divorcer. Je me rappelle, une fois, quand ma mère pleurait : malheureuse parce que mon père lui avait dit des choses désagréables, elle a dit : « je m’en vais ». Et mon père lui a répondu « Mais tu vas où ? ». C’est là que j’ai compris. Je n’ai pas besoin de gens pour me dire… c’est la révolte, la souffrance… je m’identifiais par empathie avec la souffrance de ma mère. Et je me disais, moi, je ne ferai pas comme elle. Et puis j’ai découvert que cette souffrance des femmes avait des racines dans la loi, dans le code Napoléon. C’était la légitimation de la domination de l’homme. Il y avait aussi les pratiques, il y avait le fait que la femme ne travaillait pas. C’était clair, quand mon père disait à ma mère « Comment tu vas te débrouiller ? », c’est bien parce qu’elle ne travaillait pas. Pour moi c’était clair, il fallait abattre le code Napoléon, il fallait l’égalité juridique totale et il fallait que la femme travaille pour être autonome. Je l’avais compris, je l’ai réalisé et j’ai lutté pour changer les lois.
9MV : À la fin de la guerre, comment les choses se sont-elles passées ?
10AM : En 1945, c’était merveilleux, je faisais ce que je voulais et j’étais libre comme l’air. On m’a dit « on va en Indochine, vous ne voulez pas venir ? On vous embauche et vous serez assistante sociale en Indochine… ». Je m’étais engagée dans l’armée pour apporter ma contribution à la Libération et on me demandait d’occuper un pays qui demande sa libération… J’ai demandé ma démobilisation. Mais j’ai eu la chance – parce que je m’étais engagée – d’obtenir une bourse pour préparer mon agrégation. J’ai préparé une agrégation de philosophie et comme j’avais aussi besoin de gagner ma vie, j’ai donné des cours dans de grands lycées parisiens. J’ai été admissible à l’agrégation de philosophie la première fois que je me suis présentée en 1947. J’ai échoué à l’oral parce que je n’avais pas fait de grec. Je me suis dit : « est-ce que tu vas recommencer une année à bûcher comme une bête ? ». La guerre était passée par là ; l’engouement que j’avais pour la spéculation abstraite quand j’étais lycéenne s’était effondré au contact des réalités sociologiques et de mon vécu. Quand je préparais l’agrégation, j’étais à la Cité Universitaire et j’étais entourée d’hommes que les pays d’Europe avaient envoyés, c’étaient des résistants qui s’étaient battus contre le fascisme, des Polonais, des Grecs… et ils me parlaient de beaucoup de choses. Du marxisme… beaucoup d’entre eux étaient des marxistes. En même temps, j’entendais parler de la psychanalyse. J’ai lu Marx et j’ai suivi des cours de psychologie et de psychanalyse. Je voulais devenir psychanalyste. J’ai commencé à faire ce qu’il fallait. Je me suis fait psychanalyser et ensuite je me suis inscrite pour exercer… mais il fallait encore effectuer une psychanalyse didactique et je ne pouvais pas attendre… Ceux qui régnaient au firmament de la psychanalyse, cinq personnes, représentaient un groupe restreint : c’était fermé ; il y avait beaucoup d’attente et de candidats étrangers souvent prioritaires. Alors je me suis tournée vers la sociologie. Je n’avais aucun diplôme en sociologie car la licence de sociologie n’existait pas. J’avais une licence de philo et un diplôme d’études supérieures, ainsi qu’une licence de droit obtenue à Aix-en-Provence en 1941, avant d’aller à Grenoble. La guerre était passée par là… Je faisais connaissance avec d’autres gens que les universitaires, je rencontrais la politique, le marxisme, la lutte pour la libération de l’individu et la lutte contre la souffrance par la psychanalyse. Comme je n’ai pas pu devenir psychanalyste, je me suis orientée vers la sociologie. Il se trouvait que Paul-Henry Chombart de Lauwe recrutait des étudiants pour faire passer ses questionnaires sur la famille.
Vivre en communauté ouvrière à Montreuil
11MV : Comment l’aviez-vous appris ?
12AM : C’était en 1948, j’étais dans le milieu parisien. Je ne voulais pas rester dans l’enseignement – j’avais fait des remplacements et cela ne me plaisait pas du tout d’avoir cinquante élèves pour faire des cours de philosophie. Et puis je me heurtais parfois à l’intolérance des surveillantes, habillées d’ailleurs comme les religieuses de mon pensionnat d’avant-guerre. C’était aussi un problème alimentaire pour moi. J’ai accepté de passer des questionnaires et j’ai ensuite présenté des projets personnels – ce devait être en 1952 avant mon entrée au cnrs en 1954 [au Centre d’études sociologiques – ces [1]].
13MV : C’était sur quel projet ? En relation avec les recherches de Paul-Henry Chombart de Lauwe ?
14AM : Non, Chombart de Lauwe faisait son livre sur la sociologie des familles ouvrières avec des questionnaires. J’étais une exécutante : j’avais une centaine de questionnaires et j’allais les faire passer… J’ai fait cela pendant un an, un an et demi. Mon projet était tout à fait différent, il portait sur la Communauté chrétienne de Montreuil. Oui. Parce qu’il y avait une autre découverte que j’avais faite. À la Cité Universitaire il y avait des marxistes, d’un côté, et, d’un autre, des chrétiens progressistes. Certains étudiants avaient pris contact avec des prêtres ouvriers. L’un d’eux, pour lequel j’avais beaucoup d’estime et d’amitié, me disait : « la bourgeoisie a donné tout ce qu’elle avait à donner, le régime de Vichy, c’est la trahison de la bourgeoisie. Tu devrais venir à Montreuil et tu découvrirais de nouvelles classes sociales et un nouveau genre de vie ». Lui, avait fait le saut et était allé à Montreuil. « Il y a une communauté chrétienne, me disait-il, et tu ne seras pas toute seule. Tu verras des catholiques progressistes ». J’ai toujours franchi les frontières, que ce soit celles de la classe sociale ou d’autres encore. Tout m’intéressait. J’ai laissé la cité universitaire – où c’était la belle vie et où je me plaisais beaucoup – et j’ai découvert autre chose. Je pensais que je devais être utile à la société. À Montreuil, il y avait une crise effroyable du logement, c’est pourquoi j’ai fait une recherche sur la question. N’ayant pas d’endroit où loger, j’ai été dans un hôtel meublé. J’étais entourée de prostituées, de travailleurs algériens, d’immigrés espagnols et de quelques familles pauvres de province qui venaient chercher du travail à Paris. J’ai vécu dans ce milieu-là quelques années et je ne le regrette pas. Évidemment, j’ai été chômeuse, j’ai travaillé en usine aussi avant de rentrer au cnrs. Mon premier projet portait sur la communauté chrétienne de Montreuil, mais ça n’a pas marché. Dans les hôtels meublés, j’apprenais beaucoup : auprès des ouvriers français, comment fonctionne une famille ouvrière et comment le code Napoléon ne fonctionne pas. C’est la femme qui avait la gestion des ressources. Cela s’apprend déjà en lisant Frédéric Le Play. C’était pareil chez les ouvriers espagnols. Le mari donnait sa paye à sa femme, qui lui donnait son pourboire pour acheter journal, café et cigarettes. Les femmes faisaient des enveloppes pour les dépenses incompressibles. Ce sont des compétences que les femmes ouvrières acquièrent comme les femmes de la bourgeoisie en acquièrent d’autres, différentes, tout aussi remarquables, qui les placent en situation d’efficacité par rapport aux hommes. Cette expérience a débouché sur un projet de recherche sur les travailleurs algériens en France et sur les familles locataires des hôtels meublés. Lorsque j’ai publié ma thèse principale, Famille, industrialisation, logement, j’ai été beaucoup sollicitée, mais moins par les universitaires que par les associations, les syndicats ouvriers et la fédération patronale du bâtiment. Tout le monde parlait de la crise du logement. Les piliers du ces étaient Georges Friedmann, Georges Gurvitch et Gabriel Le Bras (pour la sociologie religieuse). À cette époque, vous étiez recrutée au cnrs par un directeur. Gabriel Le Bras s’intéressait à l’innovation catholique et l’idée des monographies de couples catholiques pratiquant autrement lui plaisait. Gabriel Le Bras, qui avait demandé un mot au responsable de la communauté chrétienne de Montreuil, m’a soutenue. Mais c’est en définitive sur ce deuxième projet que j’ai été embauchée par le Comité directeur du ces. J’ai passé mon doctorat d’État de sociologie en 1959 avec la grande thèse (392 p.) sur les familles vivant en hôtels meublés et la petite thèse (238 p.) sur les travailleurs algériens.
15MV : Pourriez-vous revenir sur votre travail de doctorat (Famille, industrialisation et logement/les travailleurs algériens) et à ce sujet sur vos relations avec votre directeur de thèse ? Aviez-vous des appuis ? Quelles formes de soutien trouviez-vous ?
16AM : Nous n’avions aucun conseil de méthode, mais des appuis oui. Ma génération a eu beaucoup de chance. Avec Les travailleurs Algériens en France (publié en 1956), j’ai eu beaucoup d’ennemis — nous étions dans la guerre d’Algérie. Gabriel Le Bras a bien vu que j’étais à contre-courant car je montrais les discriminations frappant les Algériens, par exemple dans les usines chimiques. Il m’a dit : « demandez une préface à Pierre Laroque ». La préface, ce n’est pas une idée à moi. Les intellectuels étaient anticolonialistes et mon livre a été défendu par des intellectuels au-delà du cercle des sociologues. Georges Friedmann faisait de la sociologie industrielle et la sociologie industrielle, ce n’était pas « les travailleurs algériens »… Pour Raymond Aron, c’était pareil. Sans Gabriel Le Bras, je ne serais jamais entrée, ni restée, au cnrs. Mais je ne suis pas entrée tout de suite et je me suis obstinée…
17MV : Comment avez-vous acquis votre métier de sociologue ?
18AM : C’est mon directeur de recherche au cnrs, Gabriel Le Bras, doyen de la Faculté de Droit, qui m’a demandé de faire une typologie des groupes familiaux vivant en hôtel meublé, en identifiant leur fonctionnement respectif. Ne disposant d’aucun repère, j’ai dû inventer ma propre méthode comme je l’ai signalé dans mon ouvrage. Je faisais une première visite aux familles qui voulaient bien me recevoir. Dans cette pré-enquête réduite à un entretien non dirigé, tout se passait comme si l’enquêté-e me fournissait des thèmes de recherche établis, non à partir d’idées préconçues sur la famille, mais en fonction de ses propres préoccupations et valeurs familiales. Cette pré-enquête était suivie d’une seconde visite où mon interview était dirigée : dans chaque famille composant un groupe culturel distinct, l’enquêté-e était invité-e à parler des différents aspects du fonctionnement du groupe familial, à partir des rites de passage (de la naissance à la mort), du couple, des enfants, des grands parents et des voisins. Les entretiens étaient résumés et portés sur des fiches, hors de la présence des enquêtés, car tout questionnaire aurait été rejeté par une population fragilisée et méfiante ou, en cas contraire, amputé de la richesse des informations. Si je suis redevable à quelqu’un sur ma méthode pour établir une typologie, je le dois d’abord à mon directeur de recherche qui m’a suggéré d’abandonner le questionnaire au profit de l’observation participante et à mes enquêté-e-s qui ont accepté de me recevoir plusieurs fois parce qu’une oreille attentive leur donnait la parole dont ils/elles étaient toujours exclu-e-s. Je n’ai utilisé le questionnaire qu’en fin de visite pour avoir des données démographiques relatives au logement (taille, confort, nombre de personnes, etc.), au risque d’ailleurs de décevoir mes enquêté-e-s qui espéraient obtenir un logement. Je les avais pourtant avertis dès la première visite que je n’étais pas une assistante sociale de la mairie mais une sorte de journaliste (à l’époque ils/elles ignoraient la sociologie), voulant faire connaître au public leur situation désastreuse. Sur ce point au moins, mon but a été atteint si j’en juge par les nombreux journalistes et associations qui m’ont interviewée pour s’informer davantage.
19MV : Et Jean Stoetzel ? C’était votre directeur de thèse, votre rapporteur ?
20AM : C’était mon rapporteur. J’étais au ces, mais c’était surtout une unité administrative… Georges Gurvitch me soutenait parce que j’étais à gauche, mais pas au-delà car j’étais une empiriste et il était un théoricien. Je suis restée très longtemps stagiaire alors que j’avais un Doctorat d’État (depuis 1959) et plusieurs publications.
21MV : Dans votre bibliographie vous avez de nombreux articles en anglais. Vous aviez appris l’anglais à la fin de la guerre ?
22AM : Je l’ai appris parce que l’on ne peut pas être chercheur sans lire l’anglais. J’avais eu des cours d’anglais dans l’enseignement secondaire. Puis, j’ai passé quatre ans en Amérique du Nord.
23MV : Comment passe-t-on du logement à la famille… dans les années soixante ?
24AM : Ma thèse principale porte sur la famille et caractérise trois modèles familiaux (la famille clanique algérienne, la famille conjugale ouvrière française et le modèle espagnol mixte). C’est une étude sur les conditions de vie des familles en meublés et une typologie des familles. Ce qui m’avait frappée dans cette enquête, ce sont aussi les relations de voisinage. On s’épaule mutuellement. C’est la culture des pauvres qui m’a toujours passionnée.
25MV : En 1960 vous êtes au cnrs et vous avez quel projet au plan personnel ?
26AM : J’ai vécu dans ce milieu ouvrier ; c’était bien beau de vivre dans des hôtels meublés, d’aller dans des réunions… mais, à un moment donné, la solitude me pesait. Je me suis mariée, j’ai trouvé un mari qui m’a convenu. La vie quotidienne ne ressemblait pas à ce qu’elle est aujourd’hui. Il y avait des petites usines partout, il y avait des cafés partout qui restaient ouverts jusqu’à une heure du matin. On pouvait aller dans des réunions à Paris et rentrer à une heure du matin – je ne me sentais absolument pas en danger. C’était autre chose… Maintenant lorsque je rentre en hiver à sept, huit heures du soir, parfois je ne rencontre pas âme qui vive…
27MV : Vous vous êtes mariée à quel moment ?
28AM : Je me suis mariée vers 1956. C’est-à-dire que j’ai vécu en union libre avant – trois ou quatre ans. Comme tout le monde… On se mariait après avoir vécu plusieurs années autrement. Nous n’avions pas d’enfant – c’était un choix. Un choix discuté en trente secondes. « Un enfant, c’est mignon… N’en veux-tu pas un ? » m’avait-il demandé. Et je lui avais répondu « J’ai un métier, je t’ai toi… Je n’en veux pas plus. » Il avait beaucoup souffert comme prisonnier de guerre envoyé dans une mine de sel et lui-même n’était pas convaincu d’avoir des enfants… C’est lui qui m’avait fait lire Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Le mariage, c’était l’attestation d’un attachement réciproque, l’attestation qu’on s’aimait et qu’on voulait que cela dure… Jusqu’à sa mort, je n’ai pas éprouvé le besoin de changer… Et je me suis aussi mariée pour ne plus porter le nom de mon père, pour me désengager un peu plus de la société patriarcale de mon père… Mon conjoint était un homme libre ; il me laissait libre, c’était l’essentiel. Il était syndicaliste. Cela me convenait. Je n’avais pas du tout envie de retomber dans le milieu intellectuel parisien. Ils étaient déjà à cent lieues d’où j’étais. À vol d’oiseau, j’étais peut-être à deux kilomètres, mais j’avais déjà changé de monde.
Franchir les limites et les frontières
29MV : Comment s’est déroulé pour vous le début des années soixante…
30AM : Au début des années soixante, il y avait beaucoup d’effervescence… J’étais une militante anticolonialiste et féministe, j’avais écrit ce livre sur les travailleurs algériens mais, parallèlement, j’avais une vie d’activiste anticolonialiste. Cela supposait d’aider les Algériens, y compris le fln (Front de libération nationale). J’étais, comme d’autres, une porteuse de valise… En fait, j’ai vu surtout des femmes porter des valises… mais les livres s’intitulaient « porteurs de valises »… mes autres activités anticolonialistes étaient nombreuses (conférences, démarches…). Il y avait aussi le planning familial qui me mobilisait beaucoup. J’étais révoltée par les avortements clandestins. Autour de moi, je voyais ces femmes du peuple qui se mutilaient ; elles s’entraidaient en faisant des avortements clandestins, certaines en mouraient… Je me suis engagée à fond, je rédigeais des articles pour la petite revue du planning familial. Pour les Algériens, c’était pareil. Avant même de faire ce livre, j’étais sans cesse sollicitée par les syndicats, les associations, les universités. Puis, l’indépendance de l’Algérie est arrivée et les Algériens nous offraient des postes. En 1962, j’ai eu trois invitations à la fois : comme conseillère technique au Ministère du travail avec Bachir Boumaza (Ahmed Ben Bella et Bachir Boumaza avaient lu mon livre en prison et l’avaient apprécié)… Le représentant de l’Algérie à l’Unesco m’avait offert de diriger une recherche sur l’écolier algérien et le Doyen André Mandouze de la Faculté des Lettres d’Alger me demandait d’enseigner la psychologie sociale comme maître de conférences. J’ai obtenu une disponibilité au cnrs et je suis partie enseigner à la Faculté des Lettres d’Alger en 1963. Après l’Algérie, je suis partie au États-Unis. J’avais toujours eu des contacts avec les Américains, sur la sociologie américaine, soit par la lecture, soit par des colloques qui se déroulaient en Europe et, là, je nouais des contacts et me faisais inviter. Les Américains étaient curieux de ce qui pouvait se faire en France. J’ai d’abord assuré un séminaire sur les recherches de Claude Lévi-Strauss, de Germaine Tillion et de Philippe Ariès. Des travaux qu’ils ne connaissaient pas trop. C’était à Cleveland à Case Western Reserve University en 1966-1967. Ensuite, j’ai eu une bourse Fulbright d’un an pour enseigner à l’Université du Minnesota (Minneapolis). Enfin, j’ai été invitée comme professeure au département de sociologie de l’Université d’Ottawa. J’ai passé deux ans au Canada, de 1968 à 1970. Donc, au total, environ quatre ans en Amérique du Nord. À Paris, en mai 68, entre deux invitations en Amérique du Nord, j’étais aux premières loges pour observer la révolution étudiante. J’allais à la Sorbonne pour discuter et je recevais des collègues de Yougoslavie. Ils étaient complètement ahuris de voir ce qui se passait. La révolution en semaine et, le week-end, des plaintes sur le manque de carburant pour aller faire des escalades à Fontainebleau. Durant mes deux années au Canada, j’allais souvent aux États-Unis… J’ai été listée par mes collègues américains dans le World Who’s Who in Science (1re éd. 1968). J’ai apprécié leur tolérance et leur ouverture d’esprit.
31MV : Durant ces années soixante vous étiez en contact avec qui en France pour vos sujets ? Des collègues de l’ined (Institut national d’études démographiques) ?
32AM : Durant ces quatre années, je dois dire que j’ai eu très peu de contacts avec mes collègues sociologues en France puisque la sociologie de la famille était encore à ses débuts et que j’étais absente de ce pays. En revanche, j’ai profité de mon long séjour en Amérique du Nord pour découvrir l’imposante communauté de chercheurs et d’universitaires qui consacraient toute leur vie professionnelle à la sociologie de la famille. Les centres de recherches, ouvrages, articles, revues, colloques proliféraient ici et là, dans cet immense pays et c’est grâce à ce séjour que j’ai pu écrire, notamment Sociologie de la famille et du mariage. Parallèlement, de concert avec le directeur du centre familial de l’Université de Minneapolis, j’ai adapté leur questionnaire sur l’interaction dans le groupe conjugal pour conduire une recherche sur ce thème auprès des familles françaises. Ce fut le premier pas vers une recherche comparative que je publiais au cnrs dans Activité professionnelle de la femme et vie conjugale et qui fut reprise par la suite par d’autres chercheurs européens en Belgique, Grèce et autres pays. En France, à part Paul-Henry Chombart de Lauwe, directeur du Groupe d’Ethnologie sociale, c’étaient surtout les démographes qui s’intéressaient à la sociologie de la famille, pas les sociologues. Le directeur de l’Institut national d’études démographiques (ined), Alfred Sauvy, désirait m’embaucher car il avait apprécié les articles que j’avais publiés dans Population sur les familles mal logées… Mais Alfred Sauvy était nataliste. J’ai refusé d’aller travailler dans son équipe car j’avais toujours lutté contre le natalisme, dont l’idéologie était, pour moi, l’ennemi numéro un de l’émancipation des femmes. Ensuite, il y a eu un problème. J’étais en bons termes avec Alain Girard, brillant démographe à l’ined, et mes relations avec les chercheurs de l’ined étaient sereines. Elles se sont détériorées. Pourquoi ? À cause d’une formulation maladroite de la critique des démographes dans l’ouvrage que j’écrivis en deux tomes avec Geneviève Texier sur La condition de la Française d’aujourd’hui. J’avais rencontré Geneviève, agrégée de philo, aux réunions du Mouvement français pour le Planning familial, que nous soutenions avec passion toutes les deux, et je lui avais demandé de bien vouloir écrire quelques chapitres de l’ouvrage que je projetais d’écrire sur la situation des femmes en France, ce qu’elle avait accepté. Je voulais couvrir tous les aspects de cette situation (dans la famille, le travail, le droit, l’économie, la politique, la sexualité, etc.). Absente de France à l’époque de la publication, j’étais alors maître de conférences à la Faculté des lettres de l’Université d’Alger, je n’ai pas pu corriger les épreuves et atténuer les quelques dérapages dans les chapitres où Geneviève fustigeait les démographes pour leur opposition à l’avortement. Les démographes étaient assimilés à des traditionalistes qui masquaient leur refus de l’avortement derrière la démographie ou qui rivalisaient avec les théologiens pour la « candeur et l’indifférence » qu’ils portaient aux malheurs des femmes interdites d’avortement, et autres amabilités de ce genre… Il n’en fallut pas plus pour me faire mettre au ban des chercheurs de l’ined, dont trois ou quatre siégeaient au Comité directeur de sociologie-démographie du cnrs, où siégeaient également Georges Friedmann et Raymond Aron. Ces derniers voulaient me renvoyer du cnrs à cause de mon ouvrage sur Les travailleurs algériens en France, qui avait soulevé la colère du patronat français et de Jacques Soustelle, un temps gouverneur de l’Algérie colonisée. C’est ainsi qu’après cinq ans d’absence (un an en Algérie, quatre ans en Amérique du Nord), je suis retournée au cnrs avec le même grade de chargée de recherche que j’avais déjà à mon départ.
33MV : Votre expérience nord-américaine…
34AM : À l’Université d’Ottawa, j’avais des étudiants tout neufs, pour la plupart, ils étaient la première génération de Canadiens français à aller à l’Université. Le Canada était le dernier Far West. Tout était facile. Mais je me disais que j’étais une étrangère, que l’Amérique du Nord était pleine de richesses et qu’il y avait des féministes… en France par contre c’était le désert. J’étais toujours détachée du cnrs et Maximilien Sorre [administrateur délégué du Centre d’Études Sociologiques] m’invita à faire un choix. Je me disais « Au cnrs, je suis libre comme l’air, pas de cours à préparer, etc. » J’en ai parlé avec mon mari et j’ai décidé de rentrer. En France, je pouvais être plus utile. Je n’ai pas regretté mon choix. J’ai mis du temps à devenir maître de recherche – je le suis devenue en 1972, puis directrice. J’ai eu régulièrement des problèmes, même avec le grade de directeur, pour avoir un local ou quelques crédits.
Être féministe, c’était un stigmate
35MV : Comment ont été reçus le recueil de textes et le manuel de sociologie de la famille dans les années 1970 ?
36AM : Le livre Sociologie de la famille et du mariage, au point de vue international, a été très bien reçu, il a été traduit en de nombreuses langues. Ce livre-là, je peux le dire, comblait un vide en France, et aussi en Europe. Le fait de le publier aux Presses Universitaires de France, pour l’Espagne, le Portugal et l’Italie, en a facilité la traducion qui s’est faite aussi en Iran, au Japon et en Corée. La thèse centrale, étayée par des recherches, était simple : l’institution et la société devaient accorder la même légitimité et le même traitement aux différentes formes de la famille (nucléaire, monoparentale, union libre ou communale). On ne parlait pas des homosexuel?le?s…, à l’époque l’idée ne m’en serait même pas venue.
37MV : Et la réception en France ? À l’ined ou à l’Université ?
38AM : Bien accueilli, dans l’ensemble du milieu universitaire, sauf chez les traditionnalistes et chez la plupart des catholiques.
39MV : Et, par exemple, un sociologue comme Henri Mendras, élève de Gabriel Lebras lui aussi… quelle a été sa réaction ?
40AM : Henri Mendras était de droite et savait que j’étais à gauche. Lui et mes collègues de droite comme de gauche me respectaient. II m’avait dit « j’ai donné votre livre – La condition de la Française, à ma femme… elle est restée époustouflée… ». Je faisais mon boulot de sociologue, mais j’étais encore quelqu’un à part. Je ne faisais pas partie… Je payais ma cotisation à l’Association des sociologues de langue française… Mais j’allais plus volontiers aux Congrès internationaux qu’aux Congrès franco-français qui ne m’intéressaient pas trop… En 1956, le premier Congrès international de sociologie s’est tenu à Stresa, en Italie. J’y suis allée et j’ai continué de participer aux colloques internationaux. J’étais quelqu’un de marginal mais j’étais souvent invitée à droite et à gauche et les satisfecit des uns ou les critiques des autres m’importaient peu. Je continuais mon chemin, sachant que j’avais toujours eu les opprimé-e-s de mon côté. Tant pis si, en haut lieu, certains m’accusaient de faire de la « sociologie de combat » !
41MV : Vous êtes devenue directrice de recherche en 1975. Quand avez-vous constitué une petite équipe ?
42AM : Là encore, c’était le double-standard. Moi, je voulais l’égalité – non seulement dans la loi, le code Napoléon –, mais aussi l’égalité avec les hommes dans ma vie, avec mes collègues de travail… Comme j’étais au ces, je voyais certains de mes collègues masculins devenir directeurs avec beaucoup moins de publications que moi… Il a fallu que je me batte. À ce moment-là, il y avait un directoire de vingt personnes (avec des représentants syndicaux – moi, je payais ma cotisation mais sans plus…). En 1975, j’ai fait mon rapport d’activité et envoyé un courrier à chaque membre du Directoire en leur indiquant que c’était injuste. Ma démarche a abouti à un résultat. J’avise une de mes collègues cgt (Confédération générale du travail) qui me dit qu’il faut faire une équipe. Cela ne m’enchantait pas de faire une équipe car l’antiféminisme était la règle, y compris chez les femmes. Les femmes chercheuses étaient syndicalistes, mais pas féministes, ou très peu. J’ai créé cette « équipe de recherche sur la famille, le rôle des sexes et le développement humain »… Des gens ricanaient derrière mon dos… « C’est une féministe, une suffragette ». Être une féministe, c’était déjà un stigmate… Les femmes qui venaient à moi n’étaient pas convaincues ; en revanche, elles estimaient que c’était normal d’aller chez Pierre Bourdieu, mais pas chez moi, marginale et femme, et n’ayant aucun moyen matériel particulier… Dans mon équipe, les femmes qui venaient de l’université (une angliciste, une slavisante, une américaniste, etc.) étaient plus ouvertes. C’était une équipe faite de bric et de broc… En tout, une dizaine de personnes.
43MV : Il y avait des hommes…
44AM : Des hommes, oui… surtout de passage. Des Espagnols, des étrangers, des étudiants. Et puis, vite, je ne voulais plus diriger cette équipe… Mitterrand est arrivé au pouvoir… Et rapidement je suis devenue persona non grata.
45MV : Des personnes ont refusé de faire partie de votre équipe ?
46AM : Il y avait des chercheuses dans mon équipe… qui ne s’occupaient pas des critiques d’untel ou d’une telle.
47MV : À cette époque, quelles étaient vos relations avec les femmes sociologues féministes – par exemple en sociologie du travail ?
48AM : Typiques d’un certain féminisme en France. Je reviens du Canada, au début des années 1970. Le féminisme, dans les années 1970 (j’y ai participé), s’est développé en France chez les femmes ayant des professions moyennes (professeures de collège, de lycée, infirmières, employées…). Il n’est pas né dans les universités. Quand je défilais avec elles pour le droit à l’avortement, il n’y avait pas beaucoup de mes collègues du cnrs, pareil pour le procès de Bobigny. Lorsque j’ai diffusé un petit papier recto verso sur les discriminations dans les carrières comparées des femmes et des hommes au cnrs, j’ai reçu la visite de deux cfdt (Confédération française démocratique du travail) qui se donnaient le privilège du féminisme… Elles ont eu peur de ne pas respecter les codes masculins et ont critiqué mon initiative… Aux États-Unis, le féminisme était déjà né dans les universités. Chez nous, l’Université et le cnrs étaient très englués dans des conflits politiques stériles ou de clans (empiristes contre théoriciens, socialistes contre communistes), alors qu’aux États-Unis, à l’université, régnait la tolérance pour les différences d’opinions ou de méthodes. L’influence du cnrs français sur mes recherches a été quasiment nulle car j’abordais de nouveaux thèmes. Cependant, j’ai voulu me former à la statistique. C’est une résistance contre ma propre passivité car je détestais cette méthode. S’y conformer impliquait un choix, disponibilité et motivation… C’est important de se connaître aussi… Blessée dans mon enfance dans les relations avec mon père, je me sentais inférieure, j’avais une image dévalorisée de moi-même. J’avais constamment besoin de me rassurer et de me construire une image positive, c’est pourquoi j’ai beaucoup publié… J’avais obtenu une reconnaissance aux États-Unis et, en étant en France, il me fallait prouver que j’étais capable de pratiquer les tests statistiques, ce que j’ai fait dans mon livre Activité professionnelle de la femme et vie conjugale.
49MV : Au milieu des années 1970, des sociologues commencent à travailler sur le divorce… Ils viennent vous voir ? Par exemple Jacques Commaille ou Anne Boigeol…
50AM : J’avais déjà beaucoup écrit et je ne pouvais pas leur dire plus que ce qu’il y avait déjà dans mes livres. Ils m’ont envoyé ou dédicacé leurs livres. François de Singly m’a dit que mon travail sur les rôles masculin/féminin l’avait beaucoup intéressé. De nouveaux chercheurs beaucoup plus jeunes que moi (Louis Roussel, Jacques Commaille, François de Singly, Martine Segalen, Anne Boigeol, Irène Théry, Nicole Tabard, Agnès Pitrou, Nadine Lefaucheur) assuraient la relève. Après la publication de mes ouvrages sur la famille au début des années 1970, j’ai délaissé complètement ce domaine de recherche pour me consacrer aux recherches sur les femmes. Le mouvement féministe battait son plein en Europe et aux États-Unis. J’avais pris connaissance des travaux nombreux des universitaires américaines sur les rôles des sexes et les femmes, travaux alors rarissimes en France. Il y avait là un domaine nouveau à explorer qui convenait à mon insatiable curiosité. À la demande d’Elisabeth Boulding, professeure à l’Université du Colorado, j’ai participé à la création et à la coordination du Comité international de recherches sur les rôles de sexes, accepté par l’Association Internationale de sociologie (ais). Dans ce cadre, j’ai organisé plusieurs tables rondes en langue française, en particulier à Toronto en 1974, à Dubrovnik en 1975. Ajoutons les tables rondes sur les femmes dans la production non marchande, en 1977, et sur les femmes et la division internationale du travail à Royaumont, en 1981. J’éditais ces interventions dans des ouvrages collectifs. Ce qui m’intéressait, c’était le vaste monde, c’était de faire passer des messages pour changer la société et émanciper les femmes de leur oppression millénaire.
Les nouveaux fronts des années 1980
51AM : J’en étais bien consciente, ce n’était pas terminé… Le concept de système patriarcal, je l’ai trouvé tout à fait remarquable… Les premières années de la gauche au pouvoir, les sociologues ont été très sollicités sur le travail des femmes… Puis je me suis tournée vers les femmes du Tiers-monde ; j’ai élargi l’horizon de mes préoccupations. Tous les problèmes sociaux sont traversés par la question des femmes… J’ai édité des livres comme Femmes, sexisme et société et Family issues of employed women qui étaient le résultat des colloques de Dubrovnik et de Toronto… ou encore, Les femmes dans la société marchande et Femmes et Multinationales, des colloques de Royaumont… Pour beaucoup de femmes, universitaires ou non, ces livres ont compté et elles me l’ont dit.
52MV : J’aimerais bien avoir votre bibliographie à jour…
53AM : Ça c’est un travail à faire, mais je n’ai pas le temps… je me suis beaucoup dispersée, car tout m’intéresse. Par exemple, j’ai travaillé sur la socialisation différentielle des sexes. Des féministes m’ont fait le reproche d’utiliser le concept de rôle des sexes, mais pour moi les rôles sont appris, ils sont créés par la société et non par la biologie… Lorsque je faisais de la sociologie de la famille, ce que j’avais derrière la tête, c’était la situation des femmes… J’avais vu ma mère écrasée dans la famille, malheureuse. Les Américains avaient écrit que la femme qui ne travaille pas ne peut se libérer d’un mariage malheureux. Après la famille, mes recherches s’élargissaient aux thèmes des femmes dans le développement ou des femmes dans la société marchande… Une auditrice m’a dit plus tard : « Entre Le deuxième sexe et La condition de la Française (1964) nous n’avions rien… Rien n’était fait pour les femmes » et elle ajoutait : « J’étais toute seule dans ma campagne, votre livre m’a apporté de l’espérance ». Aujourd’hui, les femmes ont évolué, pas les hommes, ou très peu… Avec Yvette Roudy, la recherche sur les femmes et le travail a été soutenue. Mais je voulais aborder d’autres aspects du système patriarcal car, si celui-ci s’incarne dans différents sous-systèmes (la famille, le travail, l’économie, la politique, etc.), il s’incarne aussi dans la guerre, l’industrie d’armement, les ventes d’armes etc. Et la guerre, nous la vivons… dans mon enfance, on parlait souvent de la guerre 19I4-1918 qu’avait durement éprouvé ma famille. Dans celle de mon mari, la même guerre avait fauché la moitié des hommes. Lui-même, après quatre ans de service militaire, avait enduré quatre ans de captivité… J’ai été traumatisée par les massacres de la grotte d’Ouvéa, par la guerre d’Irak et celle des Balkans. J’ai écrit sur ces conflits, en particulier une brochure de soixante-dix pages intitulée « Mitterrand, de la guerre d’Algérie à la guerre d’Irak » et « Justice et Paix en Bosnie-Herzégovine ». En novembre 1990, j’ai fait une partie du voyage en Méditerranée sur le bateau que les femmes arabes avaient affrété pour exiger la paix. Grâce aux féministes, L’Harmattan a publié la version française de cette épopée des femmes que j’ai préfacée. Je ne militais plus dans les associations mais dans des réseaux et j’ai découvert les recherches des féministes européennes et américaines sur la question de la guerre et des femmes – mais pas sous l’angle de la victimologie. Les Françaises étaient absentes. Je me suis lancée dans le décryptage du système patriarcal en le considérant sous l’angle du complexe militaro-industriel. C’est toute une bureaucratie, un réseau de vieux copains qui ont des intérêts économiques énormes et une rhétorique chauvine. Mes investigations ont débuté vers 1983 et mon premier article est paru en 1985 dans la revue Nouvelles Questions Féministes (nqf). À cette époque, j’appartenais à « Résistance internationale des femmes à la guerre » [réseau militant], une initiative essentiellement d’institutrices et d’enseignantes… C’est à ce niveau que l’on trouve le plus de gens qui ne sont pas pris dans le moule. Elles ont été très seules à gérer ce réseau pendant plus de dix ans. Á cette époque les Françaises étaient tellement timorées et elles avaient tellement peur de casser le code… Cela n’a pas été sans conséquences. Voilà nqf, 1985. Pour ce numéro spécial, j’ai demandé des articles aux féministes de différents pays (Angleterre, Italie, rfa, etc.). Illustré par un dessin de Cabu, s’il n’y avait pas eu Christine Delphy et Simone de Beauvoir, ce numéro n’aurait jamais vu le jour. Avant, je publiais dans Les Temps modernes, mais après la mort de Simone de Beauvoir, c’était niet… Ce système, en tant que système patriarcal, était tabou. Cela me paraît aberrant de ne pas travailler cette question. Il regroupait des hommes dans des réseaux informels ou officiels, où se prenaient les décisions de production, de vente d’armes et de guerre. Quel est le rôle des femmes là-dedans ? Que font les femmes embauchées dans les usines d’armement ou dans des fonctions prestigieuses du complexe militaro-industriel ? Elles sont aussi actrices, et elles ont leur mot à dire… Qui ne dit mot consent. Je ne leur reproche rien, sauf une certaine soumission qui est de se plier au moule masculin. En France, tandis que le public des associations et des femmes universitaires et chercheuses de Toulouse, Lille, Nantes, Le Mans m’écoutaient avec intérêt, je me heurtais à l’agressivité, au mieux à l’indifférence, des universitaires masculins quand j’intervenais au cours de leurs colloques sur la militarisation qui était leur domaine réservé. En revanche, j’étais accueillie chaleureusement à l’étranger quand, à titre d’invitée, je donnais des séminaires ou des interventions en Europe (Suisse, Belgique, en Italie à l’université de Padoue, en Espagne à l’Association des femmes juristes, etc.), en Amérique Latine (à l’Université de Mexico ou à Medellin, à l’Université d’Antioqua en Colombie, au Costa Rica). À Rio, des féministes brésiliennes m’ont reçue dans l’enceinte du Parlement. En Afrique, j’ai trouvé une écoute attentive à l’Université de Niamey, à Addis-Abeba et chez les chercheuses et universitaires féministes de Tunis. Dix ans de réflexions et de recherches sur le sujet m’ont permis d’écrire Surarmement, Pouvoir, Démocratie et Citoyennes militairement incorrectes.
54MV : Et dans votre famille ? Comment vos travaux étaient-ils reçus ?
55AM : C’était bien simple, je n’envoyais pas mes écrits à mes parents. Quand ma sœur ou mes cousines me lisaient, c’était bien accepté. Mes frères étaient partagés. Mes parents ne m’ont pas lue directement, mais à travers ce que disait la presse catholique. Ma mère, catholique pratiquante, était abonnée à des bulletins où on disait pis que pendre de ma conception de la famille… Écrire que dans la famille d’aujourd’hui, certaines fonctions familiales sont maintenant partagées avec des tiers – les éducateurs, la sécurité sociale etc. – c’était déjà un crime de lèse-majesté vis-à-vis de leur conception de la famille. Mes parents l’ont ressenti comme cela. Cette conception était plus répandue qu’on ne le croit. Ainsi quand j’ai enseigné la sociologie de la famille à la faculté de Droit à Liège en Belgique, en 1972-1974, j’ai constaté la même réaction de la part des catholiques de la Faculté qui voulaient m’éliminer de mon enseignement au profit d’un prêtre. Ils étaient indignés que j’accorde la même valeur à l’union libre, à la famille monoparentale et à la famille communale qu’à la famille conjugale traditionnelle. Quant à mes parents, avec le temps, ils ont vu ma réussite relative, ils étaient contents quand même. Cette réussite relative, je la dois d’abord à mon travail… pas à un parti politique. J’aurais été d’une famille ouvrière, il est vrai que mon cursus n’aurait pas été le même… Je suis redevable à mes parents qui, après le bac, m’ont envoyée à l’université et à toutes les personnes, qui, en France ou à l’étranger, dans ou hors de l’institution, m’ont aidée à réaliser mes projets et soutenue pour surmonter les obstacles rencontrés au cours d’une vie mouvementée.
56MV : La sociologie de la famille est-elle différente si elle est faite par les femmes ou par les hommes…
57AM : Le peu que je lis sur la sociologie de la famille aujourd’hui, j’ai l’impression de tourner en rond. Les sociologues de la famille n’ont pas tous fait le pont avec le féminisme… Les hommes ne savent pas vraiment s’émanciper des institutions, ils sont encore prisonniers du traditionnel, mais ils se croient obligés de parler du féminisme ou de paraître féministes. Le féminisme est un mouvement social dont la raison d’exister est d’abattre la domination des hommes pour assurer la dignité des femmes et réaliser une véritable égalité entre les genres.
Notes
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[1]
Pour une présentation du contexte de l’époque cf. le numéro de la Revue Française de Sociologie, La reconstruction de la sociologie française, (1945-1960), xxxii, 1991; Jean-Christophe Marcel, « Le déploiement de la recherche au Centre d’études sociologiques (1945-1960) », La Revue pour l’histoire du cnrs, n° 13, Novembre 2005, mis en ligne le 3 novembre 2007, <http:// histoirecnrs. revues.org/ document1656.html>.