Couverture de TGS_022

Article de revue

L'institutionnalisation du « précariat » féminin subventionné

Pages 159 à 164

Notes

  • [1]
    Voir notamment, dans La vie des idées, les contributions d’Hélène Périvier (21 mai 2008), Dominique Méda (24 avril 2008) et Guillaume Allègre [2008].
  • [2]
    Il existe diverses variantes de ces chiffres selon l’année et le mois où ils ont été annoncés et selon qu’on tient compte ou non du « forfait logement », mais les ordres de grandeur ne changent pas.
  • [3]
    Dans l’ouvrage collectif La nouvelle critique sociale [2006].
  • [4]
    Sur l’inspiration libérale du rsa, voir Serge Paugam et Nicolas Duvoux [2008].
English version

1Les textes et publications sur le rsa (revenu de solidarité active) sont assez nombreux bien que, début 2009, cette mesure ne soit pas encore vraiment entrée dans les faits en dehors d’expérimentations partielles. Mais sa notoriété date de la publication, en 2005, du rapport « Au possible nous sommes tenus », dit « rapport Hirsch », et elle a été amplifiée par la mise en avant du rsa comme la plus importante mesure sociale du gouvernement actuel. Les femmes restent souvent absentes dans ces analyses, alors qu’elles sont aux premières lignes du dispositif. Dans leur livre La régulation des pauvres, du rmi au rsa, Serge Paugam et Nicolas Duvoux [2008] consacrent un fort intéressant dernier chapitre à « la précarité assistée » et notamment à une analyse très critique du rsa, mais sans écrire une seule fois en vingt pages les mots « femme » ou « féminin ». Dans les 102 pages du « rapport d’étape sur l’évaluation des expérimentations rsa », daté de septembre 2008, ce n’est pas mieux. Il faut attendre les pages 47-49 pour avoir deux ou trois chiffres non commentés distinguant les femmes et les hommes et puis… plus rien, sauf le terme asexué de « famille monoparentale » (p. 80).

2Il existe fort heureusement des exceptions [1] à cette tendance à rendre invisible la « distinction de sexe » au sein des personnes concernées par le rsa. Elles nous seront utiles dans la démonstration de notre thèse : le rsa est un dispositif de pérennisation d’un sous-salariat subventionné à temps très partiel. Les femmes, même si elles ne sont pas les seules concernées, vont en être les premières victimes, sous des formes spécifiques, parce qu’elles représentent déjà l’immense majorité d’un emploi à temps partiel qui a été « fait pour elles ».

Du temps partiel comme statut d’emploi « fait pour les femmes » au RSA

3L’institutionnalisation, en 1981, du temps partiel « à l’initiative de l’employeur », puis les réductions de cotisations sociales sur le travail à temps partiel, à partir de 1991, ont été les deux grandes étapes de la construction politique d’une norme d’emploi féminin que le rsa va parachever en aggravant la fracture.

4Avant la loi de janvier 1981, votée en urgence à la fin du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, un employeur n’avait pas le droit – sauf dispositions conventionnelles exceptionnelles – de proposer des contrats à temps partiel. Les salariés à temps partiel, peu nombreux, étaient en réalité pour la plupart d’entre eux « à temps réduit » sur des postes à temps plein et l’accord des représentants du personnel était exigé (loi de 1973). La loi de 1981 a ainsi créé le « temps partiel à l’initiative de l’employeur ».

5Mais cela ne suffisait apparemment pas. Dans un contexte de chômage élevé, les gouvernements successifs ont instauré, à partir de 1991, des réductions de cotisations sociales sur le travail à temps partiel de durée supérieure à dix-neuf heures par semaine, puis seize heures. Elles ne seront remises en cause qu’en 2000.

6Parmi les femmes actives, la proportion d’emplois à temps partiel est passée de 15 % en 1980 à 23 % en 1990 et à 30,2 % en 2007. Sur cette période, elle est passée de 2 % à 5,7 % pour les hommes. « L’essentiel de la hausse de l’emploi des femmes durant la période 1983-2002 est dû à celle de l’emploi à temps partiel » [Rapport du Conseil économique et social, 2008]. Les femmes représentent 82 % des salariés à temps partiel, ce qui explique largement qu’il y ait près de 80 % de femmes parmi les « très bas salaires » (inférieurs à la demi-médiane). L’idéologie de la « conciliation » a présidé à cette forte expansion hautement sexuée, qui a résulté de stratégies politiques délibérées. La « stratégie européenne pour l’emploi », axée sur la croissance du taux global d’emploi, en particulier des femmes, sans aucun critère de qualité de l’emploi, a été interprétée dans de nombreux pays, dont la France, comme une injonction au développement du temps partiel, ce qui arrangeait bien les acteurs patronaux de certains secteurs. L’expansion des petits boulots est incontestablement le meilleur moyen d’obtenir de « bons » chiffres de progression du taux d’emploi même quand le volume de travail total stagne et que l’emploi non qualifié progresse.

7Le rsa va parachever cette construction institutionnelle mais en la modifiant, car ce qu’il encourage n’est pas le temps partiel en général, mais le temps partiel court, ce qui n’était pas le cas des réductions de cotisations sociales des années 1990. On peut parler d’un virage et il est très significatif. Alors que, entre 2005 et 2007, le taux de temps partiel féminin n’a plus progressé, alors que, dans la grande distribution, des luttes sociales nouvelles ont conduit des enseignes à proposer plus d’emplois à temps plein, notamment aux caissier-ère-s, alors que de grandes organisations de services à la personne s’efforcent, elles aussi, de faire passer leurs salariées à du temps partiel plus long, le rsa, nous allons le voir, vise à inverser ces tendances et il pourrait bien y parvenir.

Le « précariat » féminin subventionné par le RSA

8Bien que, avec le rsa, le temps partiel ne soit pas directement aidé (au sens où son coût direct pour l’entreprise serait réduit), comme il l’était via les réductions de cotisations sociales, il va se trouver à nouveau subventionné de façon indirecte. Et, fait majeur, il sera d’autant plus financé qu’on est à temps partiel plus court, ce qui est décisif comme incitation aux « petits boulots à durée indéfinie ». On passe d’incitations à « offrir » du temps partiel à une incitation à « accepter » du temps partiel court et très court.

9Voici les chiffres [2] : une personne seule payée au smic horaire perçoit, comme complément de salaire (aide publique) au titre du rsa, 350 euros si elle est à quart de temps, 250 euros à mi-temps, 150 euros à trois quarts de temps, et 50 euros à temps plein. Ou encore : le rsa qui complète le salaire représente 133 % du salaire pour le quart de temps au smic, 48 % pour le mi-temps, 19 % pour le trois quarts de temps, et 5 % à temps plein (calculs pour une personne seule).

10Les justifications politiques et éthiques de la logique de ce barème dégressif mettent en avant l’objectif de réduction de la pauvreté salariale. Dans cette optique, il serait légitime de donner plus à ceux et celles qui gagnent moins. Mais cela revient bien à accompagner et à rendre moins insupportable le temps partiel court, en contribuant à le pérenniser puisque l’attribution du rsa est à durée indéterminée. C’est donc l’inverse d’une politique qui viserait à réduire fortement l’offre de tels emplois, ce que préconisait (aussi) le rapport Hirsch de 2005. Il n’y a pas besoin de rsa dans les pays où il n’y a presque pas de petits boulots, en dehors des jobs d’étudiants.

Les employeurs vont-ils user (indirectement) du RSA ?

11Certains objectent : rien ne prouve que les employeurs vont « profiter » du rsa pour multiplier les petits boulots, laissons à l’évaluation le temps de s’installer, ne faisons pas de procès d’intention, ce ne sont pas les employeurs que l’on aide, ce sont les personnes, ce qui est très différent.

12Commençons par l’évaluation. Le rsa nous a été présenté comme le premier et le meilleur exemple d’une politique menée en suivant une méthode expérimentale soumise à évaluation avant généralisation. Le problème, dans le cas présent, est que le principal effet pervers éventuel du rsa, à savoir l’encouragement aux emplois précaires et mal payés, ceux-là même qui sont à l’origine de la pauvreté salariale que l’on prétend combattre, ne pouvait pas être sérieusement évalué dans les délais qui ont été laissés au « comité d’évaluation » mis en place par Martin Hirsch. La généralisation du rsa a donc été décidée par la loi du 1er décembre 2008 sans que l’on ait la moindre idée de son éventuel impact négatif sur le marché de l’emploi.

13Pour savoir si les entreprises useront largement du rsa ou non, l’histoire des deux épisodes de l’institutionnalisation du temps partiel est instructive. Les employeurs ont recouru avec entrain aussi bien aux possibilités ouvertes par la loi de 1981 qu’aux mesures de réduction de cotisations sociales sur le temps partiel. Cela explique, plus que d’autres facteurs, que le taux de travail à temps partiel ait aussi fortement progressé chez les femmes entre 1981 et 2004.

14Pour comprendre ces comportements, les propos, rapportés par Martin Hirsch [3], du Président de la puissante Fédération du commerce et de la distribution, sont éclairants. Interrogé sur la difficile situation matérielle des caissières subissant le temps partiel, il eut cette réponse :

15

« Avant, elles étaient mariées, le demi-salaire minimum qu’on leur donnait correspondait à un revenu d’appoint satisfaisant dans le ménage. Est-ce la faute des entreprises si maintenant beaucoup d’entre elles ont divorcé ? »

16Ces propos datent de 2002, un certain nombre de choses ont évolué timidement depuis deux ans dans la grande distribution sous la pression de mouvements de salarié-e-s, mais rien ne permet de croire que ces conceptions ne soient plus de mise.

17Comment penser qu’avec de telles représentations du rôle des femmes, le rsa n’apparaîtra pas comme une aubaine pour les employeurs des secteurs les plus gourmands en temps partiel court, qui n’auront aucune difficulté à faire valoir auprès de ceux et surtout celles qu’ils recrutent à quart de temps que l’État va multiplier leur maigre salaire par 2,3 (pour les personnes seules) ? Comment ne pas voir que le medef (Mouvement des entreprises de France), entre autres, combat activement toute idée de freinage du recours « libre » au temps partiel ?

18Écoutons Martin Hirsch, en réponse au journaliste Jean-Michel Helvig [Hirsch, Rosière et Helvig, 2008] :

19

« JMH : Avez-vous évoqué avec Laurence Parisot le risque de perversion du rsa par les entreprises ?
MH : C’est tout l’enjeu des négociations du printemps 2008. Laurence Parisot nous dit en substance : “ Le temps partiel n’est pas si subi que ça, n’oublions pas celles et ceux qui souhaitent être à temps partiel, avant de dénoncer un encouragement au temps partiel subi ”. Il faudra que cela se traduise par des engagements solides et vérifiables. »

20Le printemps 2008 est passé, puis d’autres saisons, mais personne n’a vu le patronat prendre le moindre engagement sur la question.

Faire le lien avec la politique des « services à la personne »

21Dans ces conditions, le rsa va sans doute jouer un (petit) rôle dans les créations d’emploi, mais il ne s’agira pas de vrais emplois. Le rsa va augmenter ce qu’on appelle le sous-emploi (1,4 million de personnes en 2007, dont 80 % de femmes). Il le fera en relation étroite avec les politiques d’encouragement aux « services à la personne » que Chris-tine Lagarde montre en exemple, en oubliant de dire que la durée hebdomadaire moyenne de travail y est d’environ dix heures [Jany-Catrice, Devetter et Ribault, 2009, p. 19]. Presque personne ne remarque l’étonnante complémentarité de ces deux politiques dans leur inspiration libérale commune [4] et surtout dans leur cible essentielle : les femmes peu qualifiées et leur assignation « naturelle » au sous-emploi subventionné. Car dans les services à la personne aussi, on trouve massivement à la fois les femmes (elles occupent 96 % de la catégorie des employés de maison et aides à domicile), les petits boulots sans perspective à temps partiel très court, et d’importantes aides publiques, dont la très inégalitaire réduction d’impôts permettant aux ménages aisés de ne payer que la moitié des salaires versés à leurs aides à domicile jusqu’à un plafond de 15 000 euros par an. Le rsa va venir amplifier la croissance déjà forte de cette catégorie du sous-salariat subventionné des services à la personne.

22Le temps partiel court et aidé comme horizon principal des politiques de l’emploi, et surtout de l’emploi féminin peu qualifié, voilà ce qu’encouragent et financent le rsa et les politiques des services à la personne tels qu’on les construit aujourd’hui en consolidant un segment du marché du travail : le précariat (essentiellement) féminin subventionné. On peut considérer que c’est une façon d’ancrer la France sur une trajectoire de dualisme anglo-saxon, renforçant les discriminations vis-à-vis des femmes (et, pour une part, entre les femmes), à l’opposé de ce que certains revendiquent sous les termes de « sécurisation des parcours professionnels » pour tous.

Bibliographie

  • Allègre Guillaume, 2008, « rsa et emploi : où sont les femmes ? », ofce, Clair & Net, 23 septembre.
  • Hirsch Martin, Rosière Gwenn et HelvigJean-Michel, 2008, La chômarde et le Haut-Commissaire : lettre ouverte à ceux qui pensent qu’il n’y a rien à faire, Paris, OH ! éditions.
  • Jany-Catrice Florence, Devetter François-Xavier et Ribault Thierry, 2009 Les services à la personne, Paris, La Découverte, coll. « Repères ».
  • Méda Dominique, 2008, « Le revenue de solidarité active en question, La vie des idées », 24 avril, <http://www.laviedesidees.fr/Le-Revenu-de-Solidarite-Active-en.html>.
  • Paugam Serge et Duvoux Nicolas, 2008, La régulation des pauvres, du rmi au rsa, Paris, puf.
  • Périvier Hélène, 2008, « Les victimes collatérales du rsa », La vie des idées, 21 mai, <http://www.laviedesidees.fr/Les-victimes-collaterales-du-rsa.html>.
  • Rapport du Conseil économique et social, 2008, Les femmes face au temps partiel.
  • Rosanvallon Pierre, Pech Thierry, Maurin Eric et Veltz Pierre (dir.), 2006, La Nouvelle Critique sociale, Paris, La République des idées, Seuil-Le Monde.

Date de mise en ligne : 27/10/2009

https://doi.org/10.3917/tgs.022.0159

Notes

  • [1]
    Voir notamment, dans La vie des idées, les contributions d’Hélène Périvier (21 mai 2008), Dominique Méda (24 avril 2008) et Guillaume Allègre [2008].
  • [2]
    Il existe diverses variantes de ces chiffres selon l’année et le mois où ils ont été annoncés et selon qu’on tient compte ou non du « forfait logement », mais les ordres de grandeur ne changent pas.
  • [3]
    Dans l’ouvrage collectif La nouvelle critique sociale [2006].
  • [4]
    Sur l’inspiration libérale du rsa, voir Serge Paugam et Nicolas Duvoux [2008].

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions