Couverture de TGS_020

Article de revue

La mère de Cavanna. Des femmes étrangères au travail au XXe siècle

Pages 29 à 45

Notes

  • [1]
    La loi n’est modifiée qu’en 1927.
  • [2]
    Les résultats globaux des recensements par département sont disponibles à l’Insee. Les listes nominatives des recensements, disponibles dans les départements, aujourd’hui souvent numérisés, sont plus longs à exploiter. Une étude commanditée par l’acsé (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances) et coordonnée scientifiquement par des historien-ne-s proches de la Cité de l’immigration (2005-2008), elle couvre l’ensemble des territoires français. Elle est disponible sur le site www. barthes. ens. fr
  • [3]
    Pour les étrangers, ces catégories permettent, nous semble-t-il, de recenser surtout les indépendant-e-s. En effet, dans l’entre-deux-guerres, le recensement s’appuie sur neuf catégories : pêche ; forêt et agriculture ; industries extractives ; industries de transformation ; manutention et transport ; commerce et banque ; professions libérales ; soins personnels et domestiques ; services publics. Les métiers de la banque et la nécessité de connaissance de la langue française qu’ils impliquent ne nous semblent pas concerner les étrangères.
  • [4]
    On notera au passage que la Guerre civile n’a pas commencé en Espagne.
  • [5]
    Le recensement donne aussi 305 naturalisées occupées aux « commerce et à la banque » : elles ne sont pas prises en compte dans le raisonnement, pour la raison énoncée plus haut : elles peuvent très bien maîtriser le français, puisqu’une bonne partie des naturalisé-e-s, on le sait, sont des enfants d’étranger-e-s, né-e-s sur un territoire étranger, mais dont les parents ont émigré quand ils étaient jeunes et qui ont donc été scolarisés en France.
  • [6]
    Archives départementales du Rhône, listes nominatives des recensements de Vaulx-en-Velin : pour 1926 : 6 NP 642 ; pour 1931 : 6 MP 693 ; pour 1936 : 6 NP 739.
  • [7]
    Soit entre le tiers et la moitié des recensé-e-s ; et en 1926, les femmes (200) sont même plus nombreuses que les hommes (175).
  • [8]
    En 1926, 193 enfants de moins de 12 ans et 471 en 1936.
  • [9]
    Archives départementales du Rhône, 248 W 119.
  • [10]
    Il n’en reste que dix-sept en 1936, quand en 1926 elles et ils n’étaient pas présent-e-s.
  • [11]
    Une grande partie des prénoms est francisée dans le recensement.
  • [12]
    Nous n’avons pas de plan des logements, mais seulement des photographies. Les Leider habitent au 77 cité de la Soie avec plusieurs autres familles, dans un des immeubles ; ceux-ci n’ont pas de salle d’eau et les toilettes sont sur le palier. Les pavillons comportent deux à quatre logements (sauf ceux des ingénieurs) et ne sont pas très vastes.
  • [13]
    En 1972, les étrangères et étrangers qui savent s’exprimer en français deviennent électeurs et éligibles aux élections professionnelles et peuvent devenir délégué-e-s syndicaux dans les entreprises en 1982 ; les restrictions sur les associations ne seront levées qu’en 1979.

1L’histoire de la place des femmes étrangères sur le marché du travail reste mal évaluée, parce qu’elle souffre d’être au carrefour de représentations sociales habituées à doublement gommer leur présence. L’une de ces représentations concerne le travail des femmes en général : jusqu’aux années 1970, elles sont souvent réputées n’être qu’une main-d’œuvre d’appoint, donc ponctuellement présentes sur le marché du travail, dans les périodes de leur vie précédant leur mariage ou encore entre deux grossesses ou une fois leurs enfants élevés. On sait qu’il n’en est rien et que les femmes, même mariées et mères de famille, ont toujours travaillé, même si ce fut dans une relative cécité collective.

2L’autre de ces représentations est celle de la figure de l’étranger, longtemps pensé comme un homme, peu qualifié, non syndiqué et de passage sur le territoire national. Élément d’une noria, lui aussi main-d’œuvre d’appoint des moments d’expansion économique, il aurait migré seul et brièvement pour ensuite repartir au pays, y retrouver femme et enfants. À mieux chercher, on a bien identifié des Italiens, un peu différents : maçons, donc qualifiés, politisés, parce qu’antifascistes, migrant bravement d’un village des Pouilles, puis s’installant dans la banlieue parisienne et y faisant venir femme et enfants, mais aussi frères, beaux-frères et cousins. Or, là non plus il n’en est rien, même si les originaires de la péninsule italienne ont été numériquement majoritaires en France du xixe siècle au dernier tiers du xxe siècle.

Les amnésies

3En ne prenant pas vraiment en compte les femmes dans le processus migratoire, la mémoire collective tente de gérer par l’ignorance des réalités qui mettent à mal l’idée républicaine d’égalité et celle de l’organisation d’une nation mère des droits de l’Homme. Sont organisées là des typologies qui permettent d’être sourd-e à la condition des étrangères et étrangers et par exemple d’ignorer la réalité des déplacements de main-d’œuvre, organisés tant par les organisations syndicales patronales que, à partir de 1946, par l’Office national de l’immigration (oni), instrument de la tutelle publique sur son recrutement et son placement. Par ailleurs, ces travailleuses et travailleurs sont exclu-e-s de la plupart des droits, ne peuvent exercer de responsabilités syndicales, participer aux conseils de prud’hommes, fonder une association… Sauf accord explicite entre les gouvernements, elles et ils ne peuvent jouir d’une partie des bénéfices de la loi de 1892 sur les indemnisations des accidents du travail, ou encore de celle de l’assistance médicale gratuite (1893) ou du secours aux vieillards et infirmes (1905).

4Organiser la cécité permet encore d’ignorer les conditions de logement, quels que soient les âges : si les migrant-e-s sont majoritairement des adultes actifs, on y compte aussi des inactifs et inactives, des mères, certes, mais encore des enfants et des personnes âgées des deux sexes : ce n’est qu’en 1954 qu’est entendue la vaste dénonciation de l’abbé Pierre sur les bidonvilles des périphéries urbaines et il faut encore vingt-et-un ans pour qu’un président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, se déplace dans l’un d’eux, à Marseille, pour y faire observer aux caméras des réalités tues. Comment ne pas penser aussi aux conditions de scolarisation des enfants étrangers, dispensés jusqu’en 1932 de l’obligation scolaire et travaillant parfois ? Ignorer, ou presque, les femmes, c’est donc aussi faire l’impasse sur leur descendance et leur ascendance : il y a également des grands-mères dans cette population étrangère, qui s’occupent des enfants quand les mères sont au travail.

5Nos habitudes alimentaires désignent bien sûr avec force l’enracinement de cultures diverses sur le territoire national et de brillants livres de mémoires – comme Cavanna avec ses Ritals – témoignent de l’acculturation des deuxièmes générations [Cavanna, 1978]. Même si l’immigration coloniale et post-coloniale recèle ses questions propres, révélées en 1983 par la Marche pour l’égalité, Azouz Begag a tout autant de succès avec son Gone du Chaâba [Begag, 1986]. Ces livres s’inscrivent dans un mouvement éditorial auquel on peut rattacher les ouvrages de la collection « Autrement » à la fin des années 1990, mouvement qui, dans une grande richesse, poursuit les premières tentatives de synthèses historiques datées de 1988, avec les ouvrages de Gérard Noiriel, Le creuset français, 19e-20e siècles et d’Yves Lequin, La mosaïque France, au champ chronologique plus vaste, du xiiie aux xxe siècles [Noiriel, 1988 ; Lequin, 1988]. Les références bibliographiques d’alors pointaient la rareté des recherches historiques sur l’histoire des étrangers, recherches qui se sont multipliées à partir des années 1990 [Milza, 1986 ; Ponty, 1990 ; Blanc-Chaléard, 2000]. Mais, dans ces recherches et publications, les femmes restèrent peu présentes, si ce n’est comme mères de famille, pour en examiner les taux de fécondité ou la place dans la réussite scolaire de leurs enfants.

6La France des années 1990-2000 – qui accepte de se penser comme « creuset » de cultures, selon l’expression de Gérard Noiriel – a découvert ses étrangers, mais pas encore ses étrangères. Si la Cité de l’immigration ouverte à Paris en 2007 expose la truelle de Cavanna père, elle ne dit guère sur Cavanna mère. Pourtant, elle aussi a un travail, même si l’organisation du récit des Ritals l’occulte presque : le tout premier chapitre, « les mètres » parle du métier du père, maçon, et les travaux des hommes de la communauté italienne irradient tout l’ouvrage. Pour la mère, il faut chercher plus finement, son activité échapperait presque, tant le fils la narre dans ses travaux ménagers ordinaires, le nettoyage, les courses, les repas, l’attente de l’enfant si doué revenant de l’école. Il faut patienter plus de cent pages la description des insomnies et des psalmodies maternelles, puis celle de la Grande crise des années 1930 pour apprendre que cette femme « a des patronnes » [Cavanna, 1996 ; pp. 114, 150, 186, 187]. Pour elles, on comprend qu’elle fait « des lessives », soit ce traditionnel service aux personnes où seraient cantonnées les étrangères qui parlent peu ou mal la langue nationale. Pourtant, on a bien cru percevoir au fil de l’ouvrage que Madame Cavanna était une paysanne française, sortie de l’école à 12 ans, malgré ses bons résultats scolaires, pour garder les cochons. Exact. Mais, mariée dans les années 1920 – François Cavanna est né en 1923 –, elle a alors perdu sa nationalité française pour prendre celle de son conjoint, ce que, dans le récit, elle découvre à l’époque où son mari chôme [1]. Cet état facilite probablement l’acceptation de la demande de naturalisation du père de François Cavanna dans le courant des années 1930, comme ce fut le cas pour d’autres couples [Folliet, 2000, 2001].

7Ce quasi-passage sous silence de l’activité économique des étrangères, quand celle des étrangers est mise en exergue, se retrouve aussi dans un autre classique de l’histoire de l’immigration, audiovisuel celui-ci, ces Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin de Yamina Benguigui, qui date de 1997. Il est organisé en trois parties : « Les pères », « Les mères », « Les enfants ». La première décrit largement les métiers des hommes et nous entraîne dans leurs lieux (usines d’automobiles, fonderies, chantiers…), la manière dont ces étrangers sont recrutés et logés, dont ils sont alphabétisés, sans toutefois évacuer les éléments affectifs comme le spleen inhérent au déracinement linguistique, familial et culturel, ou les événements politiques générés par la guerre d’Algérie. On y voit par ailleurs François Ceyrac mettre son autorité d’ex-patron des patrons (il est président du cnpf de 1972 à 1981, après avoir été celui de l’uimm entre 1969 et 1973) au service de la thèse de l’importation très organisée d’une main-d’œuvre étrangère célibataire et d’une arrivée des femmes et des enfants consécutive à la législation sur le regroupement familial au milieu des années 1970. Parallèlement, les documents montrent des bidonvilles, puis des foyers Sonacotra habités par des hommes seuls, à plusieurs par chambrées délabrées. Et des entretiens illustrent la « double vie » de travailleurs allant et venant, des décennies durant, entre les deux côtés de la Méditerranée. De femmes dans l’Hexagone, point.

8La deuxième partie du documentaire de Yamina Benguigui, « Les mères », fonctionne sur d’autres registres : celui de la famille, du mariage, en France ou au pays, des enfants et de leurs éventuelles réussites scolaires. Le travail des femmes et des mères y est traité de manière presque allusive. Le récit le plus détaillé est celui d’une Algérienne qui tient un café (enregistré au nom de sa mère, pour pouvoir garder son allocation de mère au foyer, même si elle mentionne là les « allocations familiales »), quand son mari travaille chez Renault. Mais elle déplore par ailleurs de n’avoir pas été assez présente auprès de ses nombreux enfants : bonne commerçante donc, mais mauvaise mère. Pour d’autres, il est murmuré qu’elles ont « fait des ménages » ou sont passées, brièvement, dans des usines très difficiles, comme les sucreries Say. Quant à celle qui – après plus de vingt ans de mariage (elle a été mariée à 14 ans) et cinq maternités – quitte un époux qui l’avait humiliée dès le soir de leurs noces, que fait-elle alors pour assurer sa subsistance ? La question ne lui est pas posée.

9Et puis, il y a toutes ces femmes pour lesquelles il est suggéré que le travail n’est même pas envisageable : dans le bidonville marseillais, le président de la République salue une mère de neuf enfants, qui l’attend à la porte de sa baraque de bois et tôle posée sur un chemin boueux et dont la voisine a, elle, vingt-cinq enfants. On est au début du mandat de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981) et il est évident que ces femmes ne sont pas des actrices du regroupement familial.

10En réalité, l’immigration venue du Maghreb, femmes et enfants compris, même moins séculaire que l’italienne, la belge, la polonaise ou l’espagnole s’est bel et bien accélérée aux lendemains de la Seconde guerre mondiale. La France est alors dans ses années de reconstruction, mais aussi d’expansion de la société de production de masse, celle qui déploie le taylorisme et le fordisme et requiert une main-d’œuvre docile, peu formée, peu payée. À côté, les pays limitrophes, traditionnels pourvoyeurs de cette main-d’œuvre masculine et féminine peu qualifiée, sont dans le même cas et participent à la construction de la nouvelle Europe.

11Mais si les Trente Glorieuses requièrent des salarié-e-s venant d’Afrique, la France a toujours été un pays d’importation de main-d’œuvre, dite hâtivement de travail, quand elle fut aussi de peuplement, avec de nombreuses femmes et leurs enfants. L’examen des recensements nationaux montre ainsi que, depuis le milieu du xixe siècle, les femmes ont toujours été presque la moitié des étrangers – environ 40 % – et que, de surcroît, une partie d’entre elles migrait non en couple, mais en célibataire et/ou avec des parents [Noiriel, 1988]. D’autre part, l’activité salariée était bien leur lot, y compris quand elles étaient mariées et mères de famille.

Les nombres

12Dans les recensements organisés par l’État, les étrangers sont comptabilisés à partir de 1851, mais la sexuation des enquêtes date de 1861. Celles-ci comprennent la répartition des unes et des autres selon les branches d’activité économique, permettant donc une réflexion sur les branches et taux d’activité comparés des hommes et des femmes. Quant aux âges et aux statuts matrimoniaux, ils sont indiqués à partir de 1901 et complètent les possibilités d’études sur le marché du travail, tout en permettant par ailleurs de poser des questions sur les enfants et les personnes âgées. Les lendemains de la Seconde guerre mondiale sont plus difficiles pour les chercheuses et chercheurs, en particulier parce que les recensions du travail ne sont plus sexuées et que disparaissent – pour les populations migrantes –, à partir du recensement de 1954, les statuts matrimoniaux sexués. Par ailleurs, la question du lien entre le statut matrimonial, le nombre d’enfants et la place sur le marché du travail ne peut être analysée finement que par l’étude des recensements nominaux, inaccessibles dans leur détail à partir des lendemains de la Seconde guerre mondiale [2]. Reste que les répartitions des femmes par catégories professionnelles sont présentes jusqu’en 1975 et que c’est à la longue cécité des sciences humaines et sociales que l’on doit attribuer la faiblesse des connaissances actuelles sur la place des étrangères dans l’activité nationale.

13Dans ces cadres très évolutifs échappent en revanche aux agents recenseurs les salarié-e-s saisonnier-ère-s, en particulier dans les travaux ruraux, mais aussi industriels : les recensements n’avaient lieu que tous les cinq ans jusqu’à la Seconde guerre mondiale et ensuite ont été moins fréquents, cette main-d’œuvre est fluide et, en plus, souvent logée de manière précaire, entassée dans des garnis où les individus se succèdent dans les mêmes murs et lits au gré des horaires des usines à feu continu [Massard-Guilbaud, 1995].

14Enfin, pour les Françaises comme pour les étrangères, la représentation sociale qui veut que les épouses aient leur vie au foyer, soient financièrement dépendantes de leur conjoint, conduit à la sous-estimation de leurs activités économiques, tout spécialement dans le secteur rural, celui des commerces où elles collaborent avec leur conjoint, et encore du travail à domicile, poreux et isolé, ces « pme en chambre » idéales pour les salariées maîtrisant mal la langue nationale [Green, 1998 ; Lallement, 1990]. D’ailleurs les femmes elles-mêmes peuvent se complaire dans ce rôle d’imaginaires inactives, comme cette ouvrière stéphanoise proclamant que « de son temps les femmes ne travaillaient pas et qu’elles élevaient leurs enfants » et qui, interrogée plus avant, précise quand même que, née en 1896, elle fut ouvrière à plein-temps de 1910 à 1927, puis à mi-temps de 1928 à 1932, lors des années suivant la naissance de son fils, ensuite épicière de 1932 à 1947, puis ouvrière à domicile de 1947 à 1951 et enfin cuisinière de cantine de 1951 à 1971, soit soixante et un ans de travail incessant… [Burdy, 1989].

15L’invisibilité dans les travaux qui associent les femmes à leur mari est aussi longtemps confortée par les législations sociales et du travail qui ne leur accordent un statut de salariée, et donc une retraite et une couverture sociale, qu’à partir des années 1980 [Schweitzer, 2002]. Les études historiques sur des secteurs précis confirment toujours cette tendance. Ainsi, Claire Zalc, qui raisonne à partir des inscriptions au Registre du commerce de la Seine, constate à la fois des déclarations d’activité féminine permettant de contourner la législation (interdiction aux étrangers résidant depuis moins de cinq ans de vendre des boissons alcoolisées) et des sous-déclarations féminines qui soulignent les réticences à déclarer un statut d’actives. Cela va jusqu’à des déclarations de commerce au nom de l’époux, quand d’autres dossiers, par exemple ceux de demande de naturalisation, indiqueront pour lui le métier de maçon et pour elle celui de commerçante [Zalc, 2005].

16De toute façon, l’étude de Claire Zalc montre le fort pourcentage d’étrangères et étrangers marié-e-s tenant commerce (77%), quand la moyenne des mariages étrangers est parallèlement de 57 %. Cela confirme les résultats de l’enquête sur les petits patrons du Nord au xxe siècle, qui montre la nécessité pour les indépendant-e-s de fonctionner en couple, notamment dans les secteurs les plus qualifiés : que peut le boulanger sans la boulangère ou le boucher sans la bouchère, l’électricien sans son épouse qui accueille les clients et tient souvent la comptabilité [Gresle, 1981] ? Et, à bien l’observer, l’iconographie met en scène le couple devant la porte du commerce familial, par exemple dans les séries dites de « devanture ». Pour les commerces maghrébins de la seconde moitié du xxe siècle, les entretiens oraux confirment cette présence féminine aux côtés des hommes, qui devient plus lisible encore lors des aléas de l’existence, lorsque telle veuve reprend à son nom la boutique du couple [Berbagui, 2006]. Et cette association apparaîtrait sans doute aussi dans des études sur la présence des femmes et des hommes dans le secteur « forêt et agriculture » : deux nationalités y sont en effet largement dominantes, par exemple en Rhône-Alpes, dès le xixe siècle, l’italienne et la suisse, soit les plus anciennement implantées et il est probable qu’une partie de ces quelques centaines d’individus (de couples ?) sont ici propriétaires ou fermiers.

Commerçantes, domestiques et ouvrières

17Tous les recensements le montrent, les femmes étrangères sont très nombreuses et actives pour une partie d’entre elles, et dans des secteurs qui ne sont pas que les services aux personnes. S’il est sûr qu’elles ne peuvent (comme les hommes d’ailleurs), à la première génération, être employées dans des secteurs très spécialisés, comme par exemple le travail de bureau qui nécessite une bonne connaissance de la langue ou le secteur public qui oblige à la nationalité française, elles sont largement présentes dans le secteur rural et industriel, comme dans les professions accessibles sans diplômes formels, par exemple le commerce.

18Pour les petits patrons du Nord, François Gresle relève que le niveau d’instruction reste modeste pour la plupart des indépendant-e-s : pour celles et ceux en activité en 1970, leurs formations sont, pour 90 %, inférieures ou égales au certificat d’études ; il souligne par ailleurs que le grand nombre de femmes dans ces professions fait baisser la moyenne du niveau de diplôme (certificat d’études, cap…), ce qui renvoie à la longue inégalité des enseignements entre les jeunes gens et les jeunes filles. Une étude sur les commerçant-e-s maghrébin-e-s du Rhône confirme elle aussi que les femmes, sous diplômées, n’ouvrent commerce que dans l’alimentation, voire dans la vente ambulante, celle qui demande le moins de qualification et de fonds. D’ailleurs, les trois-quarts des commerçant-e-s n’ont aucun diplôme et se posent bien en « os du commerce » [Berbagui, 2006].

19Parallèlement, François Gresle [1981] met en relief l’importance du secteur de travail : les plus diplômés, des hommes, sont dans l’artisanat, les services de réparation, les professions du bâtiment, quand les moins diplômé-e-s se retrouvent dans l’habillement, l’épicerie, les transports, l’hôtellerie et sont loin d’être convaincu-e-s de la nécessité d’une gestion rationnelle. Les faillites sont du coup nombreuses parmi ces ancien-ne-s et futur-e-s salarié-e-s (36 % d’os et 29 % d’employé-e-s) et la condition commerçante se situe souvent dans une vie active faite de multiples séquences d’emploi, d’allers et retours entre le salariat et la mise à son compte. Catherine Omnès l’a vérifié pour les ouvrières de la Seine entre les deux guerres, Anne-Sophie Beau pour les employé-e-s d’un grand magasin lyonnais au xxe siècle ; quant aux Maghrébin-e-s du Rhône du second xxe siècle, elles et ils ont plus de 35 ans lors de leur première demande d’ouverture d’une boutique et leur arrivée date d’une douzaine d’années [Omnès, 1997 ; Beau, 2004 ; Berbagui, 2006].

20Les recensements affichent ce travail féminin : dans l’entre-deux-guerres et le département du Rhône par exemple, les femmes recensées dans le « commerce et la banque » [3], sont italiennes et espagnoles dans leur majorité : en 1926, sur 1 130 commerçantes, 552 sont Italiennes (pour 1 123 Italiens) et 144 Espagnoles (pour 579 Espagnols) [4], mais on compte aussi 181 Suissesses (pour 524 Suisses). Cinq ans plus tard, en 1931, malgré la Grande crise qui s’annonce, les proportions n’ont guère varié, avec 1 329 commerçantes recensées et, en 1936, ce sont 596 Italiennes, 196 Espagnoles pour à peine 81 Suissesses [5]. Une étude des pyramides des âges montre en revanche que, parmi les 28 746 étrangères (pour 44 393 étrangers), 18 761 d’entre elles ont entre 20 et 69 ans, un âge que l’on peut estimer raisonnable pour tenir commerce, ce qui porterait la proportion de commerçantes à 7 % de l’ensemble des femmes de 20 à 69 ans [6].

21Cette même année 1931, sur 21 256 étrangères de 15 à 69 ans habitant dans le Rhône, 8 776 sont recensées actives, soit 41,2 % (tableau 1). Plus que dans le commerce, bien sûr, elles travaillent surtout dans le secteur industriel pour 6 900 d’entre elles, soit plus de 78 %. On les trouve bien moins nombreuses dans les « soins personnels et domestiques », autrement dit les services aux personnes, un peu plus de 1000, soit 12 %. Et pour en revenir à la mère de Cavanna, 450 Italiennes sont là recensées. C’est le plus gros contingent de salariées dans ce secteur des services aux personnes, avant les Suissesses et les Polonaises (187 et 188).

22Pour les ouvrières, la plupart travaillent dans des métiers peu qualifiés, durs et mal payés. Les recensements ne notent guère d’autres dénominations que « manœuvre » ou « ouvrière ». Dans la cité ouvrière de l’entreprise Gillet (décrite plus amplement ci-dessous), les seules qualifications mentionnées sont celles d’une Russe de 30 ans, mère d’un enfant de 11 ans, mariée à un ouvrier, qui se déclare infirmière : sa langue maternelle est sans doute indispensable pour comprendre et soigner la centaine de ressortissant-e-s russes présent-e-s à l’usine, mais aussi dans la cité. Une autre femme, russe également, est dentiste et mariée à un chimiste, russe, de l’entreprise. Mais toutes les autres, qu’elles soient Italiennes, Espagnoles, Hongroises ou Polonaises sont simples ouvrières et seule une Espagnole de 31 ans se dit lingère. En revanche, deux jeunes Italiennes sont déclarées employées : l’une, 18 ans, est dactylographe, l’autre, 15 ans, sténographe. Ont-elles été scolarisées en France ? En tout cas, elles travaillent dans la même entreprise et habitent à la même adresse.

Mères au travail, belles-mères et filles aînées à la maison

23Ces 41 % d’étrangères recensées comme actives pourraient cependant être des femmes jeunes et/ou sans conjoint, migrantes employées à des travaux pénibles et mal rémunérés. Mais il n’en est rien, les célibataires au travail sont en fait plus rares que les femmes mariées ou divorcées. Sur les 21 256 étrangères habitant le Rhône et qui ont entre 15 et 69 ans en 1931, on compte 5 139 célibataires, pour 2 087 veuves et divorcées et 14 030 femmes mariées. Le sens commun qui a longtemps voulu que ne travaillent que les femmes privées d’un Monsieur Gagne-Pain pourrait conclure que seules les deux premières catégories sont « obligées » de gagner leur vie, soit, de fait, 7 226 femmes, pour 8 776 actives. Parmi elles, un certain nombre – probablement faible étant donné l’état de l’enseignement dans l’entre-deux-guerres – est peut-être encore scolarisé, sans que l’on puisse, dans l’état actuel des recherches en histoire de l’enseignement, déterminer combien.

24Pourtant, une typologie mettant en regard le statut matrimonial, le nombre d’enfants et l’activité économique ne décrit pas la réalité. C’est ce que montre l’analyse des listes nominatives des recensements d’une cité logeant des salarié-e-s de l’entreprise de la Soie artificielle du sud-est (la sase), dirigée par la famille Gillet et située dans la banlieue lyonnaise, à Vaulx-en-Velin. Construite en 1924, au moment de l’ouverture de l’usine, elle se compose de la Petite cité, zone de 97 pavillons comprenant 297 logements entourés de jardinets et de la Grande cité, une vingtaine d’immeubles de quatre étages, comptant 500 logements. Ces habitations ne sont que partiellement occupées au recensement de 1926, regroupant à peine 958 personnes pour 3 060, cinq ans plus tard ; le chiffre retombe à 1 958 habitant-e-s en 1936, quand frappe la crise économique. En 1931, étrangères et étrangers constituent 81 % de la population et appartiennent à dix-neuf nationalités différentes : italienne, russe, polonaise, espagnole, hongroise, yougoslave, arménienne, mais aussi, certes en tout petit nombre, mongole, estonienne, bulgare… L’éventail est large, tout comme le sont les âges, de zéro à 89 ans. Il semble clair que cette émigration est organisée par la direction de l’entreprise et avec des populations d’Europe de l’Est, puisque les originaires de Hongrie, Pologne (et Russie) sont 37,7 % des habitant-e-s, quand les Hongrois-e-s sont quasi-absent-e-s des recensements nationaux [Noiriel, 1988]. Il est notable qu’aucun-e ne déclare la moindre qualification, quand par exemple les Italiens sont qualifiés pour 11 % d’entre eux (et les Français à 30 %). Tout au long de la décennie, les Italien-ne-s restent cependant largement majoritaires [7].

25Par ailleurs, cette population étrangère est composée de 50 % de femmes, ce qui est supérieur à la moyenne nationale et départementale (40 %). Cette répartition est similaire à celle d’une autre cité, du même groupe industriel (Gillet), située dans la banlieue de Grenoble, à Échirolles [Gaziana, 1994]. Pour étudier l’activité des unes et des autres, ce sont les personnes de plus de 10 ans qu’il est nécessaire de prendre en compte, puisque le recensement confirme que le défaut d’obligation scolaire des jeunes étrangères et étrangers implique leur mise au travail dans ces grandes usines chimiques, à la haute toxicité : on trouve là deux filles de 11 ans, une de 12 ans et six de 13-14 ans (ainsi que sept garçons de 13 et 14 ans). Tou-te-s sont membres d’une nombreuse fratrie et leurs frères et sœurs travaillent également. En revanche, et pour compléter l’analyse faite plus haut de l’activité des jeunes femmes, un certain nombre de jeunes filles (et de jeunes gens) ne sont pas comptabilisés comme actives et actifs, poursuivant peut-être une scolarité, en particulier en apprentissage.

26Les personnes mariées sont – en 1931 toujours – nombreuses, 62 % et on décompte 488 chefs de familles présents avec leur femme et leurs 686 enfants [8]. Cette émigration, familiale donc, comprend également des ascendantes (mais pas d’ascendants) et trois générations se côtoient dans certains logements : parmi les 46 belles-mères recensées, seules quelques-unes n’ont pas de petits-enfants présent-e-s près d’elles. Par ailleurs, parmi les couples sans enfants, un certain nombre a passé la quarantaine, c’est-à-dire l’âge d’avoir encore leurs enfants chez eux ; d’autres sont une majorité de Hongrois-e-s, dont on a dit le déplacement globalement organisé par l’entreprise, donc peut-être sans leurs enfants restés au pays. Si les documents disponibles ne permettent pas de conforter cette hypothèse pour la cité Gillet, d’autres sources prouvent ce type d’expatriation, comme par exemple les dossiers de demande de nationalité française remplis par les Algérien-ne-s entre 1962 et 1965. Là, des couples font état de leur situation familiale complète, mentionnant par exemple que leurs trois enfants sont restés en Algérie, avec leur grand-mère [9].

27Comme dans d’autres lieux ou régions, et puisque l’immigration en France est instaurée par les pouvoirs publics et les entrepreneurs comme une immigration de travail, la population étrangère de la cité Gillet est jeune : 78 % des femmes (et 75 % des hommes) ont moins de 40 ans. Les 15-24 ans représentent la moitié des salariées, tous âges confondus, et les taux d’activité sont élevés : 81 % des 15-19 ans travaillent et 67,4 % des 20-24 ans. Si l’on partage la population féminine entre inactives et actives, les secondes sont en moyenne plus jeunes, 27 ans, contre 37 pour les premières. En 1931, la grande majorité des jeunes femmes célibataires est au travail (78 %), contre 37 % des femmes mariées, un taux bien supérieur à la moyenne nationale (29%). D’autre part, ce taux n’est pas homogène selon les nationalités : quand plus de la moitié des Italiennes et des Hongroises sont salariées, seul un tiers des Russes et des Espagnoles le sont. Enfin, la qualification du mari n’explique pas non plus l’activité ou non de leurs épouses : sur les vingt-deux couples recensés dans ce cas en 1931 (Italiens, Espagnols et Polonais), neuf épouses se déclarent sans activité, avec un nombre d’enfants variant entre zéro et neuf.

28Quant aux jeunes femmes, toutes celles qui sont célibataires habitent chez leurs parents, ouvrière et ouvrier comme elles (et souvent leurs frères) à la sase ; on relève seulement quelques pensionnaires, en général d’une vingtaine d’années, sans métier déclaré et qui aident bien probablement les familles pour la garde des enfants et les travaux domestiques. Il semble aussi que pour une grande partie de ces étrangères et étrangers, les contrats de travail ont été signés en incluant leurs enfants, adolescent-e-s ou jeunes adultes en âge de travailler. Ainsi, les Hongrois-e-s arrivent en groupe entre 1926 et 1931, soit 253 salarié-e-s [10] : chez les Witinger, le père, 53 ans est ouvrier à la sase, la mère est déclarée inactive, mais sur les six enfants, cinq sont ouvriers et ouvrières dans l’entreprise, quand le dernier a 13 ans ; la famille compte en outre un pensionnaire, ouvrier, de 21 ans. Chez les Orai, le père est ouvrier, la mère déclarée sans profession, les deux aînés de 16 et 20 travaillent à la sase, tout comme Hélène Farkas, 21 ans, la femme du fils aîné. Chez les Mate, qui habitent la même maison, la bru est aussi présente, chez les Miska, chez les Dancsics, tous les enfants de plus de 12 ans sont au travail.

29Mariées, ces actives sont aussi mères de famille : 40 % d’entre elles ont un ou deux enfants et 10 % entre trois et sept. Ainsi, seul un cinquième des femmes mariées sans enfant sont inactives et, parmi les mères de deux enfants, on trouve autant d’actives que d’inactives. Par ailleurs, un certain nombre de mères de famille nombreuse sont actives, y compris avec de jeunes enfants et la barre qui sépare activité/inactivité est, comme pour les Françaises, lorsque le nombre d’enfants égale ou dépasse trois, surtout en bas âge (voir tableaux 2 et 3).

30Quand ces mères salariées ont des enfants jeunes, le recensement mentionne le plus souvent des grands-mères ou des filles aînées sans emploi, qui s’occupent donc des travaux domestiques et de la garde des petit-e-s. Rares sont les ascendantes sans charge : soit elles sont très âgées, comme la belle-mère d’Hilaro Canizarès, née en 1849 et qui a donc 82 ans, soit elles sont elles-mêmes salariées de l’entreprise. Chez les Nagy, Hongrois-e-s, la famille se compose de huit personnes : le chef de famille, 30 ans, ouvrier à la sase, sa belle-mère, ouvrière à la sase, trois de ses belles-sœurs (15, 19 et 21 ans), ouvrières elles aussi, et son épouse, 28 ans, déclarée inactive, qui a également en charge deux jeunes enfants de 5 et 6 ans. Le couple Hugues et Joséphine Lui, 37 et 35 ans, de nationalité italienne, a cinq enfants de 1 à 10 ans ; tous deux travaillent comme ouvrière et ouvrier à la sase, mais la mère d’Hugues vit avec eux. En revanche, en 1936, quand frappe la crise, Joséphine se déclare inactive et sa belle-mère est toujours présente. Dans le cas de Peter et Rosalie Leider, ouvrière et ouvrier hongrois-e-s, ce sont sept enfants de 8 à 22 ans qui vivent au foyer - les trois aînées Gisèle, Rosalie et Julie travaillent comme ouvrières [11] –, plus trois pensionnaires, deux hommes et une femme. Là, pas de grand-mère, mais la Hongroise pensionnaire, 23 ans, déclarée sans profession, est visiblement affectée aux travaux domestiques de cette maisonnée de douze personnes et à la garde des plus jeunes (deux filles de 8 et 11 ans) et peut-être de deux des plus grands, 14 et 17 ans, sans profession [12].

31Vraisemblablement, les mères de jeunes enfants n’ayant ni mère ou belle-mère à domicile, ni pensionnaire ou fille aînée faisant office de maman-adjointe, font appel à des voisines qui les remplacent auprès des petit-e-s quand elles sont au travail. Si l’on inclut la population française, ce sont 244 enfants de moins de 12 ans qui habitent la cité, dont 192 jeunes étranger-e-s, quand aucune femme ne se déclare « nourrice » ou « garde d’enfants ». Et pourtant, tel est forcément le cas. Ainsi, au 22 cité de la Soie habitent, en 1926 et 1931, les Stagnoli ; lui est ouvrier, elle est dévideuse et le couple déclare cinq, puis six enfants. Les trois aîné-e-s sont l’un manœuvre, l’autre flotteuse et la troisième imprimeuse ; les petits ont entre 2-3 ans et 12 ans. À la même adresse vit également Guerrina Brighi, 54 ans, Italienne elle aussi, sans profession et mère de neuf enfants dont les deux derniers ont 3 et 4 ans (et dont les cinq aîné-e-s travaillent) ; tou-te-s sont né-e-s en Italie et leur arrivée est donc récente, postérieure à 1928 date de la naissance en Italie du dernier né. Guerrina garde-t-elle les jeunes enfants de Stagnoli ? Peut-on imaginer le même scénario pour Maria Cornoretto, 49 ans, sans profession, femme de manœuvre, dont les trois enfants (19 à 28 ans) sont salariés et qui habite au 19 cité de la Soie quand au 17, juste à côté habite une jeune italienne, ouvrière comme son mari, qui a un fils de 4 ans ?

32Le système des pensionnaires, majoritairement des hommes ouvriers, est courant dans cette cité ouvrière : 207 sont recensé-e-s en 1931. Certains sont regroupés à la même adresse et vivent sous la houlette d’un « chef de ménage », qui peut avoir à gérer différentes nationalités : au 89 Cité de la Soie, Alexandre Hinsky, 41 ans, ouvrier russe, vit avec deux frères polonais de 27 et 28 ans, les Charabasz, et un Italien de 33 ans, ouvrier lui aussi. Il y a fort à parier qu’une des femmes « inactives » de la cité leur fait le ménage, le lessivage et, probablement, la popote : plusieurs femmes et plusieurs jeunes femmes sans profession et de deux nationalités (italienne et hongroise) vivent elles aussi à la même adresse. Certaines logent d’ailleurs aussi des pensionnaires, comme Hélène Farkas, Hongroise de 41 ans, qui n’a qu’une enfant de 8 ans, mais loge quatre pensionnaires, dont trois frères et sœur hongrois-e-s. De fait, d’autres pensionnaires vivent chez des couples dont l’épouse se déclare « inactive ». Elisabeth Binder, Hongroise de 25 ans, femme d’ouvrier et déclarée sans profession, a ainsi, en plus de ses deux jeunes enfants de 5 et 7 ans, trois pensionnaires à charge, qui apportent des revenus et du travail domestique supplémentaires. Sa voisine, Rosa Polgar, 29 ans, qui a quatre jeunes enfants, loge, elle, deux pensionnaires, deux sœurs, de 20 et 23 ans. Quant à Anna Pal, Hongroise toujours, 52 ans, dont le mari est ouvrier, elle a quatre enfants de 13 à 20 ans, tous salariés, et quatre pensionnaires. Entre garde d’enfants et pension – et probablement travail à domicile pour quelques entreprises, puisqu’on est ici au cœur de la zone textile de la région lyonnaise – on voit que l’activité féminine ne se décline pas que dans le salariat et la grande usine.

33***

34Ainsi, les outils de travail existent pour estimer la place des femmes étrangères dans l’économie française : ce sont les questions sur le déni de la présence des femmes aux côtés des hommes et aussi sur l’absence de visibilité des femmes en général, sur le marché du travail, qui jusqu’ici ont manqué, tout comme celles sur les déplacements familiaux de main-d’œuvre d’un pays à l’autre. Le type de population ouvrière employée par les Gillet dans les années 1930 relève-t-il de l’exception ? L’analyse comparée des trois recensements entre 1926 et 1936 montre que, en tout cas, des déplacements importants de main-d’œuvre existaient bien dans les moments d’expansion économique, de même que leur probable renvoi dans les moments de crise. Cependant l’épure n’est pas celle généralement admise : ce sont des familles entières qui sont déplacées, avec les grands-mères, les mères et les filles, qui, même très jeunes, travaillent dans l’entreprise, quand les enfants les plus jeunes sont gardés par d’autres femmes, grands-mères, sœurs aînées, pensionnaires, voisines.

35Sont ainsi au travail, et dans des pourcentages supérieurs à ceux des Françaises, des femmes de tous âges et de conditions hétérogènes. Elles peuvent être ouvrières non qualifiées dans des usines chimiques, travaillent souvent dans les services ou font commerce, soumises à une législation du travail inégalitaire jusqu’aux années 1970 [13]. Leur habitat est souvent insalubre, étriqué, dégradé et abrite de très nom-breux enfants dont on connaît encore mal les conditions d’existence, les modes de garde et de scolarisation. Et il reste paradoxal que dans une société où l’intégration des migrant-e-s reste une question de premier plan, toutes ces femmes, actrices ou non de la production des richesses nationales, restent encore presque invisibles. Si, dans les rues, nos regards se sont accoutumés à identifier les mendiantes comme originaires de l’Europe de l’Est, si les reportages télévisés nous invitent à nous interroger sur la nationalité des prostituées que nous croisons, il est vrai que la concierge portugaise, la commerçante espagnole, la fermière italienne, la gouvernante suisse ou anglaise, la dentiste russe, la coiffeuse arménienne, l’ouvrière polonaise ne sont pas identifiables aussi aisément. Et pourtant, nos annuaires téléphoniques, ces états in vivo de la population, soulignent bien leur présence séculaire.


Annexes
Tableau 1

Femmes étrangères et naturalisées dans le Rhône par secteurs d’activité, 1926-1936

Tableau 1
Agriculture Industrie Commerce Soins Prof. libérales Ensemble Total* 1926 167 5 511 1 172 1 203 429 8 482 23 838 1931 272 7 038 1 368 1 083 478 10 239 28 746 1936 284 5 127 1 445 1 348 575 8 779 23 248 * tous âges confondus

Femmes étrangères et naturalisées dans le Rhône par secteurs d’activité, 1926-1936

Tableau 2

Les femmes étrangères actives de la cité Gillet, 1926-1936 (femmes de plus de 12 ans)

Tableau 2
1926 1931 1936 Actives % Actives % Actives % Italiennes 169 85,5% 176 52,8% 124 43,5% Hongroises 0 0 106 52,8% 7 35% Polonaises 4 100% 62 47% 11 34,4% Espagnoles 23 66,6% 26 31,4% 11 25% Russes 2 100% 29 39,2% 21 38,9% Autres 3 50% 14 30,4% 4 22,2%
Tableau 2
Total 201 82,2% 413 47,2% 178 39,3%

Les femmes étrangères actives de la cité Gillet, 1926-1936 (femmes de plus de 12 ans)

Tableau 3

Répartition des étrangères actives de la Cité Gillet âgées de 20 à 60 ans selon le nombre d’enfants en 1926-1936

Tableau 3
Nombre d’enfants 1926 1931 1936 Nombre % Nombre % Nombre % 0 122 43,9 272 33 138 25,6 1 48 17,3 176 21,4 148 27,5 2 31 11,2 150 18,2 120 22,3 Sous Total 79 28,5 326 39,6 268 49,7 3 26 9,6 72 8,7 58 10,8 4 20 7,2 57 6,9 34 6,3 5 10 3,6 47 5,7 14 2,6 6 11 4 12 1,5 10 1,9 7 3 1,1 13 1,6 8 1,5 8 2 0,7 3 0,4 3 0,6 9 1 0,4 5 0,6 1 0,2 Sous Total 73 26,3 209 25,4 128 23,7 Non Indiqué 4 1,4 17 2,1 5 0,9 TOTAL 278 100 824 100 539 100

Répartition des étrangères actives de la Cité Gillet âgées de 20 à 60 ans selon le nombre d’enfants en 1926-1936

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    La loi n’est modifiée qu’en 1927.
  • [2]
    Les résultats globaux des recensements par département sont disponibles à l’Insee. Les listes nominatives des recensements, disponibles dans les départements, aujourd’hui souvent numérisés, sont plus longs à exploiter. Une étude commanditée par l’acsé (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances) et coordonnée scientifiquement par des historien-ne-s proches de la Cité de l’immigration (2005-2008), elle couvre l’ensemble des territoires français. Elle est disponible sur le site www. barthes. ens. fr
  • [3]
    Pour les étrangers, ces catégories permettent, nous semble-t-il, de recenser surtout les indépendant-e-s. En effet, dans l’entre-deux-guerres, le recensement s’appuie sur neuf catégories : pêche ; forêt et agriculture ; industries extractives ; industries de transformation ; manutention et transport ; commerce et banque ; professions libérales ; soins personnels et domestiques ; services publics. Les métiers de la banque et la nécessité de connaissance de la langue française qu’ils impliquent ne nous semblent pas concerner les étrangères.
  • [4]
    On notera au passage que la Guerre civile n’a pas commencé en Espagne.
  • [5]
    Le recensement donne aussi 305 naturalisées occupées aux « commerce et à la banque » : elles ne sont pas prises en compte dans le raisonnement, pour la raison énoncée plus haut : elles peuvent très bien maîtriser le français, puisqu’une bonne partie des naturalisé-e-s, on le sait, sont des enfants d’étranger-e-s, né-e-s sur un territoire étranger, mais dont les parents ont émigré quand ils étaient jeunes et qui ont donc été scolarisés en France.
  • [6]
    Archives départementales du Rhône, listes nominatives des recensements de Vaulx-en-Velin : pour 1926 : 6 NP 642 ; pour 1931 : 6 MP 693 ; pour 1936 : 6 NP 739.
  • [7]
    Soit entre le tiers et la moitié des recensé-e-s ; et en 1926, les femmes (200) sont même plus nombreuses que les hommes (175).
  • [8]
    En 1926, 193 enfants de moins de 12 ans et 471 en 1936.
  • [9]
    Archives départementales du Rhône, 248 W 119.
  • [10]
    Il n’en reste que dix-sept en 1936, quand en 1926 elles et ils n’étaient pas présent-e-s.
  • [11]
    Une grande partie des prénoms est francisée dans le recensement.
  • [12]
    Nous n’avons pas de plan des logements, mais seulement des photographies. Les Leider habitent au 77 cité de la Soie avec plusieurs autres familles, dans un des immeubles ; ceux-ci n’ont pas de salle d’eau et les toilettes sont sur le palier. Les pavillons comportent deux à quatre logements (sauf ceux des ingénieurs) et ne sont pas très vastes.
  • [13]
    En 1972, les étrangères et étrangers qui savent s’exprimer en français deviennent électeurs et éligibles aux élections professionnelles et peuvent devenir délégué-e-s syndicaux dans les entreprises en 1982 ; les restrictions sur les associations ne seront levées qu’en 1979.
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