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Article de revue

La fabrication de la soie : un domaine réservé aux femmes

Pages 111 à 130

Notes

  • [*]
    Texte traduit de l’anglais par Hélène Tronc.
  • [1]
    Manuel Philes in Lehrs, 1846.
  • [2]
    Ercole Cato a traduit en italien L’Agriculture et la Maison rustique de Charles Estienne, de 1564, en ajoutant des paragraphes écrits par lui-même là où certaines plantes ou pratiques répandues en Italie n’étaient pas mentionnées, comme dans le cas des mûriers.
  • [3]
    Là où la soie grège était taxée en fonction du poids, le seul moyen pour vérifier sa quantité réelle était qu’elle soit filée par un nombre limité de filateurs itinérants, sous le contrôle d’agents des impôts. À Valence exerçaient à la fois des filateurs itinérants et des filatrices basées chez elles, avec l’autorisation de la guilde des soyeux. Sur la Sicile, voir Simona Laudani, 1999.
  • [4]
    Là où l’on utilisait d’anciens outils exigeant un haut degré de compétences, la main-d’œuvre féminine prédominait, comme à Florence en 1581. Montaigne, 1983, p. 474.
  • [5]
    Pour une analyse exemplaire sur le rôle des femmes dans le tissage de la soie à Venise pendant la Renaissance, avec de nombreuses références aux archives, voir Luca Molà, 2000. À la fin du xvie siècle, à Venise, les femmes utilisaient pour leurs tissus bon marché bien plus du quart, en volume, de tout le fil de soie importé dans la cité pour le tissage.
  • [6]
    Dans des secteurs moins importants où le rôle des femmes était dominant, un certain nombre d’organisations non conventionnelles, non officielles, semblables à des guildes et ne comptant que des femmes émergèrent et contrôlèrent strictement leurs membres, l’accès au métier et la répartition de la charge de travail. Molà, 2000, pp. 426 sqq.
  • [7]
    Olimpia Gobbi, 2003, à partir de statistiques des années 1860 ; Roberto Tolaini, 2003, p. 197, d’après les livres de compte des années 1840 de l’une des plus grandes entreprises de soie toscane. La situation était semblable à Valence dans les années 1780. Ortells y Gombau, 1783, pp. 66 sqq.
  • [8]
    La Gazzetta di Bergamo, 4 avril 1861. Mme Arrigoni se rendit dans les Balkans sept ans d’affilée. P. Mazzocchi, qui visita le Monténégro pour les mêmes raisons en 1858, écrit que l’un de ses compagnons avait tellement peur de s’y rendre qu’il rédigea son testament avant de quitter l’Italie.
  • [9]
    Pietro Savio, 1876. En 1871, la femme de L. Inselvini accompagna aussi son époux au Japon. Les frais de voyage des Inselvini furent pris en charge par ceux qui avaient réservé les graines en Italie ; Mme Inselvini se rendit donc au Japon comme assistante, connue pour sa compétence, non comme touriste.
  • [10]
    On loua par la suite le zèle de ces dames qui avaient parcouru la campagne torride de Voghera pour inspecter les nombreuses magnaneries. Il Coltivatore, 20, 30 octobre 1866, p. 236.
  • [11]
    Bettino Ricasoli, 1955, vol. 7, p. 327. Ricasoli était très critique à l’égard de la gestion désuète des magnaneries mais dut admettre que leurs vers à soie ne montraient aucune trace de pébrine.
  • [12]
    Giovanni Sercambi estimait que l’écheveau valait la somme immense de 100 florins d’or. Les prix de la soie grège avaient en fait considérablement augmenté à la fin du xive siècle et une livre pouvait coûter jusqu’à 8 florins. L’écheveau, qui représentait le travail de toute une saison de filature, pouvait peser 10 à 12 livres.
  • [13]
    Olivier de Serres, 1599. Les trois quarts de la main d’œuvre dans l’immense magnanerie qu’il avait conçue devaient pourtant être des femmes et des enfants. Si la magnanerie était petite, on pouvait alors la laisser « à faire à femmes, qui pour plaisir nourrissent quelque peu de ce bétail », ibid., p. 23.
  • [14]
    Corsuccio, 1581, et une œuvre perdue de Morelli du début du xviie siècle, qui n’est connue que par des citations indirectes.
  • [15]
    Nous ignorons aussi comment Olivier de Serres lui-même mit cela en pratique, puisque son livre de comptes ne mentionne aucune activité séricicole. Margnat, 2004.
  • [16]
    Pour une étude de cas sur la Toscane des années 1830 fondée sur des archives de famille, voir Silvana Ferroni, 1999.
  • [17]
    Le poème de Ludovico Lazzarelli fut composé à la fin des années 1470 et circula sous une forme manuscrite pendant plusieurs années avant d’être imprimé.
  • [18]
    « Pour couver ce bons œufs aucuns sont qui les monstrent/ Aux ardeurs du Soleil ou à d’autre challeur./ Mais ceux qui les tetons des pucelles rencontrent, / Vivent mieux et ont plus de vie et vigueur », Béroalde, 1600, str. CCIII.
  • [19]
    Lope de Vega, 1968, p. 429. La pièce fut écrite vers 1604.
  • [20]
    G. F. Straparola (première moitié du xvie siècle) exprime une idée similaire : « En mai, les femmes placent sur leur giron les œufs des vers à soie, où ils se revivifient. En guise de remerciement, les vers nouveau-nés filent de la soie pour elles. » Battaglia, 1962, vol. II,
  • [21]
    Les vers à soie muent quatre fois au cours de leur cycle de vie de larves ; ils ne bougent pas et ne se nourrissent pas pendant un ou deux jours à chaque changement. Les intervalles entre les changements sont appelés « âges » dans la langue commune.
  • [22]
    Gabrielli Magino, p. 26. Giustolo parlait de « jeunes filles magnifiques » ; Vida et Polfranceschi utilisent des expressions voisines.
  • [23]
    Adam Olearius, 1637, sur l’Iran (cité dans Encyclopeadia of Iran, p. 232) ; L’art…, 1786, p. 17 et 21 (pour l’île de Chios et Tripolis en Syrie) ; Claude Seignolle, 1977, p. 269 (Cévennes gardoises).
  • [24]
    L’écrivain arabe Damîrî (1372), op. cit., p. 796, soutenait que les vers à soie pouvaient mourir s’ils étaient touchés par une femmes ayant ses règles ou par une personne en état d’impureté rituelle (Janâbah).
  • [25]
    Un texte japonais du xviiie siècle affirme que les rapports sexuels dans une magnanerie sont nuisibles aux vers à soie (Hayakawa, 2001, fig. 10). Dans ce cas, l’élevage des vers à soie requérait une abstinence sexuelle, comme s’il s’agissait de la période d’allaitement. En 1910 à Viadana (Italie), aucun adulte masculin – y compris le propriétaire – n’était autorisé à pénétrer dans les magnaneries (G. Tassoni, communication personnelle, 1995).
  • [26]
    Béroalde, XLV : « Mais n’y envoyez pas ces tendres poucellettes/ Dont la douce beauté pourroit s’endomager ».
  • [27]
    Lope, acte II, p. 429 : « Es bella, señor Lisandro; que si tu la ves, diras/ que no podia ser mas/ la que dio muerte a Leandro ».
  • [28]
    L’attribution à Vénus ressortit à un enjolivement de l’origine des vers à soie sous des oripeaux classiques à la Renaissance ; elle ne provient pas de sources grecques ou romaines.
  • [29]
    Vida, II, p. 136 ; Levanzio, II, p. 55 ; Magino, p. 49 ; Guasco, madr. 858, qui écrit vers 1595, a peut-être senti des pressions pour abandonner entièrement cette référence et se conformer plus étroitement à un comportement catholique convenable. Il parle du culte de Vénus comme d’un culte ancien, erroné, et invite les femmes à rechercher plutôt la protection de la Sainte Vierge.
  • [30]
    Alessandro Tesauro, II, v. 755 sqq. Il indique aussi un lien entre ces vieilles femmes et des rites sexuellement pervertis.

1De nombreux témoignages historiques montrent que les femmes ont joué un rôle dominant dans la production de la soie partout dans le monde. En Europe, des femmes de très haut rang entreprirent de la fabriquer et se consacrèrent personnellement à l’élevage des vers à soie. À partir de la fin du Moyen Âge, les femmes européennes semblent avoir progressivement perdu le contrôle du tissage de la soie, tout en continuant de dominer entièrement l’élevage des vers à soie et dans une large mesure la filature et l’apprêt des fils de soie. Jusqu’au début du xxe siècle, leur mainmise sur la fabrication de ce produit demeura très forte, notamment sur l’élevage des vers, malgré les tentatives répétées qui furent faites pour les en priver. Les croyances populaires liaient leur suprématie dans ce domaine à certains aspects de leur féminité qui excluaient la participation des hommes. Les femmes contrôlaient largement les savoir-faire et les pratiques censées protéger les vers à soie des maladies et du mal ; ces connaissances étaient transmises oralement entre femmes. Le secteur de la soie compta de nombreuses femmes entrepreneuses et certaines indications laissent à penser que le produit des premières étapes de la fabrication était parfois considéré comme la propriété exclusive des femmes.

2Le cycle de production de la soie peut être divisé en quatre étapes : 1) la sériciculture – de la récolte des feuilles de mûrier à l’élevage des vers; 2) la filature de la soie, c’est-à-dire le dévidage du fil formant le cocon en un écheveau de soie grège ; 3) l’apprêt des fils (dévidage sur des bobines, moulinage, teinture, etc.) ; 4) le tissage. On exposera dans cet article une série d’éléments qui montrent le rôle dominant des femmes dans plusieurs étapes du cycle de production de la soie depuis le Moyen Âge, ainsi que leur rôle d’entrepreneuses et leur apport technique ; on évoquera aussi les indices diffus qui suggèrent qu’elles pouvaient avoir des droits de propriété de facto sur leur production. On s’intéressera enfin à la mise en œuvre et à la transmission des savoir-faire et à la manière dont les croyances et les rites, y compris d’anciens rites de fertilité, ont pu contribuer à exclure les hommes. L’analyse s’attachera plus particulièrement aux deux premières étapes du cycle de production de la soie.

Le rôle des femmes dans la sériciculture et dans la filature de la soie

3L’élevage des vers à soie en Méditerranée est mentionné pour la première fois dans le « Calendrier de Cordoue » qui date d’environ 960 après J.-C. Il évoque la culture du mûrier pour l’élevage des vers et ce sont les femmes qui en sont chargées (Dozy, 1961, pp. 48-49). Les sources arabes des xiiie et xive siècles confirment ce rôle (Chézy, 1805, p. 39 ; Bodenheimer, 1994, p. 305 ; Renaud, 1948, p. 34 ; Jayakar, 1906, pp. 794-795). La sériciculture dans l’Europe chrétienne est mentionnée au xiiie siècle dans les Cantigas d’Alfonso el Sabio, qui parlent d’une femme de Ségovie qui élève des vers à soie (Alfonso el Sabio, 1979, cant. 18). En Italie, la sériciculture est attestée au début du xie siècle et la mention d’une spécificité liée au sexe apparaît dans l’Opus Ruralium Commodorum de De’ Crescenzi (vers 1304). Le mûrier n’y est cité qu’en tant qu’arbre fruitier, avec l’avertissement qu’il ne faut pas l’abîmer « comme le faisaient si souvent ces femmes si énervantes quand elles récoltent [ses feuilles…] pour nourrir les vers à soie » (Crescenzi, 1605, p. 239). On trouve une mention similaire un siècle plus tard chez Della Cornia (Bonelli, 1982, p. 91). Les deux sources suggèrent que les femmes jouèrent un rôle pionnier dans la diffusion de la sériciculture en Italie et qu’il existait un conflit de genre sur l’utilisation du mûrier. Un court poème byzantin du xive siècle sur les vers à soie confirme le rôle des femmes [1].

4Les images médiévales sur le sujet sont rares. Une illustration des Femmes nobles et renommées de Boccace, exécutée au début du xve siècle, contient une scène quelque peu idéalisée de production de la soie : une femme y travaille sur une pièce de tissu tandis qu’une autre cueille des bourgeons blancs sur un arbre (Feltwell, 1990). L’illustration représenterait le tissage de la soie et la récolte des cocons, bien qu’elle ne corresponde pas à la récolte des cocons dans la réalité. Une autre illustration contemporaine de la même œuvre est plus explicite : une femme y cueille sur un arbre les mêmes bourgeons tandis qu’une planche de bois est couverte de vers et de feuilles. Cette image montre les vers à soie se nourrissant de feuilles de mûrier mais la représentation incorrecte de la récolte des cocons subsiste. La spécificité sexuée du dévidage de la soie apparaît dans un roman de Giovanni Sercambi à la même époque. Une jeune fille se rend en ville, au marché, avec un grand écheveau de soie qu’elle a filé elle-même (Sercambi, 1995, nouv. 7).

5À partir de la fin du xve siècle, les références au rôle exclusif des femmes dans la sériciculture abondent, de même que les images. Les premiers manuels de fabrication de la soie apparaissent. Au siècle suivant, vingt œuvres seront consacrées à cette production, dont une majorité de poèmes didactiques. Les documents d’archives sont aussi très nombreux. La plupart des sources proviennent d’Italie, devenue le principal producteur occidental de soieries et qui dominait également la production de cocons, de soie grège et de soie moulinée. Toutes les sources de l’époque sur la sériciculture et la filature ne mentionnent que la participation de femmes. Certaines semblent même indiquer que les femmes qui s’occupaient de vers à soie avaient une forme de droit exclusif sur les mûriers [2] (Vida, 1527 ; Corsuccio, 1581 ; Cato, 1583, pp. 268-269).

6L’imposition de la production de soie à partir du xvie siècle a laissé de nombreuses archives. Une étude détaillée des sources toscanes a montré que seules les femmes travaillaient à la filature (Battistini, 1991). Cela valait également pour l’Italie du Nord, le Midi de la France et d’autres lieux, même s’il existait des enclaves, en Italie du Sud et en Espagne, où elle était effectuée par des professionnels masculins itinérants [3]. Les femmes étaient très largement majoritaires dans la plupart des activités liées à l’apprêt des fils de soie (dévidage, doublage), à l’exception de la teinture, où prévalait une ancienne tradition masculine, et du moulinage auquel travaillaient des ouvriers masculins non qualifiés, chargés d’opérations simples et répétitives sur des instruments techniquement avancés [4]. La présence des femmes dans le tissage ne cessa de se réduire. Elles ne parvinrent à conserver leur place que dans des secteurs mineurs comme les étoffes de soie mélangée, les rubans et les bas [5]. À la fin du xve siècle, les femmes avaient été exclues des guildes de soyeux [6].

7La participation des femmes à la production de la soie n’allait pas fondamentalement varier au cours des siècles suivants. Tout au plus les femmes virent-elles leurs compétences dans les deux premières étapes du cycle de production mieux reconnues. Bonfante conseillait en 1620 à ceux qui voulaient monter une filature de ne rechercher que les filatrices les plus compétentes (Bonfante, 1620, p. 54). En 1877, un technicien spécialiste de la filature affirmait : « sans femmes compétentes, il est impossible d’obtenir de la soie de bonne qualité » (Bellati, 1877, p. 184). Bien que leur salaire en 1870 fût plus bas que celui des hommes qualifiés, la plupart des filatrices avaient une rémunération journalière supérieure à celle de nombreux ouvriers masculins, un phénomène rare dans d’autres branches industrielles [7]. Par la suite, l’évolution vers des manufactures modernes diminua le rôle des compétences individuelles, réduisant de manière drastique la considération dont les femmes avaient joui auparavant.

8Dans d’autres régions productrices de soie et notamment en Asie, le rôle des femmes n’était guère différent de celui qu’elles avaient en Europe. La plupart des régions asiatiques connaissaient la production de la soie depuis plus longtemps que l’Europe, notamment la Chine, où elle serait apparue environ vingt siècles avant J.-C. L’hypothèse selon laquelle la suprématie durable des femmes sur l’élevage des vers à soie en Europe pourrait être liée au déplacement vers l’ouest de croyances et de rites traditionnels originaires de Chine sera discutée plus loin.

Statut et reconnaissance

9Nous savons que des femmes de haut rang s’adonnèrent à la production de la soie. Isabella Bongè, comtesse de Savoie, élevait personnellement des vers à soie au xiiie siècle (Cibrario, 1854, p. 328). Barbara Gonzague, duchesse de Mantoue, participa activement à la diffusion initiale des vers à soie dans son duché vers 1475 (Levanzio, 1564, p. 31). Dans les années 1580, Camilla Peretti, sœur du pape Sixte V, se lança dans un ambitieux projet visant à créer un cycle complet de production de la soie à Rome (Tomassetti, 1881, pp. 131-152 ; Massimo, 1836). La plupart des textes didactiques consacrés aux vers à soie jusqu’au début du xviie siècle sont dédiés à des femmes de haut rang : la fille du pape Jules II (Giustolo da Spoleto, 1505), l’épouse de l’un des conseillers du roi d’Espagne (Casas, 1581), Madame de Rosny (Letelier, 1603), etc. Invariablement rédigés par des hommes, les manuels affirment que les femmes sont plus aptes à prendre soin des vers à soie. Plusieurs auteurs reconnaissent que leur savoir provient de sources féminines. Alessandro Tesauro, qui décrit en 1585 certaines pratiques de l’élevage des vers à soie, explique comment il a questionné une femme sur leur signification et leur portée (Tesauro, 1994, I, v. 198 sqq. ; 234 sqq.). En 1595, Annibale Guasco supplie les femmes de le pardonner, lui qui tente de leur enseigner l’élevage des vers à soie alors qu’elles auraient pu le faire beaucoup mieux que lui (Guasco, 1595, madr. 771, 772, 774). Polfranceschi précise en 1626 que l’idée d’écrire sur le sujet vient de sa belle-fille (Polfranceschi, 1626, p. 6).

10Un personnage de l’opuscule de Gabrielli Magino sur la culture de la soie affirme qu’il est venu voir l’auteur pour que son épouse experte dans la fabrication de la soie puisse apprendre les nouveautés qu’il propose, tandis que lui demeure assis dans un coin sans interférer (Magino, 1588, p. 16). Il ajoute plus loin : « [ceci] est un sujet qui convient plus aux femmes qu’aux hommes et je considère ma femme comme une vraie experte en la matière, après plusieurs années d’expérience… » ( ibid., p. 57). Lazare de Baïf souligne que tout ce qu’il sait de la sériciculture provient de sa sœur « qui apprécie beaucoup cette fabrication de tissu et qui m’a enseigné la nature de ces vers » (Baysius, 1531, chap. V).

11Les femmes jouèrent aussi un rôle important en matière d’innovation. À la fin du xvie siècle, une dame française vivant à Venise déposait une demande de brevet pour un nouvel instrument permettant de fabriquer des fils. La guilde des soyeux s’y opposa, craignant qu’il ne prive d’emploi de nombreux ouvriers pauvres (Molà, 2000b, pp. 198-199). Dans un poème érudit du xviiie siècle, Zaccaria Betti critique vertement certaines dames trop promptes à expérimenter leurs trouvailles dans leurs manufactures (Betti, 1765, p. 264). Carlo Modena écrivit un petit livre sur une nouvelle méthode d’élevage, affirmant fièrement qu’elle avait été conçue et testée avec succès par sa fille (Modèna, 1780). Il pensait qu’en soulignant l’origine féminine de cette innovation elle serait mieux acceptée.

12L’idée que les femmes garantiraient une meilleure production ressurgit assez fréquemment au xixe siècle. Au moment de l’épidémie des vers à soie, dite pébrine, qui poussa les Européens à faire le tour du monde à la recherche de graines non contaminées, Mme Alessandri Arrigoni fit dans les journaux la publicité des graisses qu’elle préparait dans les montagnes du Monténégro où la pébrine ne s’était pas répandue, un lieu rarement visité dans l’insouciance à l’époque [8]. Un entrepreneur envoya sa fille et son fils dans l’Empire ottoman pour s’assurer de la bonne sélection des cocons destinés à produire des graines, sous le contrôle de sa fille, en pleine campagne (Zanier, 2003, pp. 32-33). Maria Canzi, une spécialiste du ver à soie, parcourut en 1874 avec son mari les régions intérieures du Japon où l’on produisait de la soie, un voyage que très peu d’Occidentaux avaient accompli jusque-là [9].

13On croyait que la pébrine avait davantage sévi là où les pratiques d’élevage des vers à soie s’étaient relâchées, sous la direction d’hommes. En 1866, le Comizio Agrario de Voghera demandait à deux dames du cru, fort estimées pour leurs élevages, de faire partie d’un jury chargé de désigner les meilleurs cultivateurs de la région [10].

14Parietti de Lugano dédia son manuel à une femme fortunée, en exprimant la crainte que son prochain mariage ne la contraigne à abandonner [ses] paysans… « au moment – [qu’elle aimait tant] – de l’élevage des vers à soie » (Parietti, 1851, dédicace). Giulio Fornara dédie son opuscule à la comtesse Giovanelli Albertini, et ajoute : « Vous avez été la première à adopter cette nouvelle méthode. Puisse votre esprit porté vers le progrès de l’agriculture servir de stimulation et d’exemple à tous ceux qui n’agissent qu’après en avoir vu d’autres prendre l’initiative » (Fornara, 1870, préface).

Contrôle et propriété

15Les derniers exemples mettent en lumière la question du contrôle et de l’appropriation par les femmes de certaines étapes du processus de fabrication de la soie et de ses produits. L’homme d’État italien Bettino Ricasoli, qui parcourut l’Italie en 1858, mentionne deux magnaneries dirigées et gérées par des femmes de haut rang [11]. Il ne paraît nullement surpris que cette charge soit exercée par des femmes. Elles étaient très nombreuses dans ce métier – comme dans les magnaneries de mesdames Giorgetti et Giovanelli Albertini citées précédemment – tandis que d’autres possédaient des filatures. La question est de savoir si ces femmes fortunées possédaient ou dirigeaient leurs manufactures comme une forme d’investissement parmi d’autres ou si leur implication dans le métier de la soie représentait le prolongement, au xixe siècle, d’une tradition multiséculaire, transmise de mère en fille d’une génération à l’autre, dans laquelle les femmes avaient joué un rôle dominant et en avaient recueilli les fruits. De nombreux indices font pencher pour la seconde interprétation mais il faudrait élargir la recherche. Voici quelques exemples.

16Giovanni Sercambi évoque vers 1405 une jeune fille qui apporte au marché l’écheveau de soie qu’elle a filé elle-même. En chemin, elle est violée et volée par les hommes de main d’un petit chef. Sa mère tente de récupérer la soie mais ne réussit qu’à se faire traiter de la même façon. Une intervention divine rétablit un équilibre moral en s’attaquant aux malfaiteurs. L’histoire de Giovanni Sercambi n’en est qu’une parmi d’autres de sa composition où les méfaits humains voisinent avec les interventions divines. Il ne fait guère de doute que l’auteur s’appuyait sur des personnages et des situations réels pour créer ses exemples moraux. Ce qui frappe le lecteur d’aujourd’hui est qu’une fille de treize ans apporte elle-même au marché sa production si précieuse [12]. De surcroît, la mère ne présente pas ses réclamations au nom de la famille mais agit comme l’avocate de sa fille, comme si l’écheveau était la propriété exclusive de celle-ci. On est également frappé par l’absence de réaction des hommes de la famille. La mère est veuve mais aucun grand-père, frère, cousin, oncle, parrain ne fait un geste contre le chef local pour défendre l’honneur de la jeune fille ou pour récupérer un bien de tant de valeur.

17Certains textes du xvie siècle parlent des mûriers comme s’ils étaient la propriété des femmes qui élèvent des vers à soie (Cato, 1583, p. 289 ; Guasco, 1595, madr. 804). Agostino Gallo évoque les nombreuses femmes de la campagne qui se rendent à la ville pour vendre de grandes quantités de cocons (Gallo, 1569, p. 97). Savary parle des femmes des villes du Midi qui n’hésitent pas à tirer des gains personnels de la sériciculture. On conseillait aux femmes de suivre des règles de qualité très strictes pour ne pas diminuer leurs profits potentiels (Trattato, 1692, p. 14). Annibale Guasco souligne qu’une femme experte peut augmenter ses profits grâce aux minuscules déchets de soie recueillis lors de la récolte des cocons (Guasco, 1595, madr. 928). Les deux textes ne parlent pas de salaire ou de tarif à la pièce mais de « profit net ».

18Cette propriété exclusive des femmes se déduit aussi de la question des offrandes faites à l’Église sur les récoltes de cocons. Ceux-ci n’étaient pas soumis à l’impôt en faveur de l’Église qui touchait les récoltes agricoles en Italie. Plusieurs auteurs incitent les femmes à offrir une partie de leur récolte aux « autels », en signe de leur foi et dans l’espoir de recevoir une récompense en retour : le Ciel protégera les vers à soie de la maladie, du mauvais œil, des intempéries (Vida, 1527, I, v. 90 ; Corsuccio, 1581, p. 35 ; Guasco, 1595, madr. 856, 858). Or il est évident que les femmes sont réticentes à l’idée d’abandonner ne fût-ce qu’une minuscule partie de leur récolte. Annibale Guasco, qui avait suggéré de la partager en trois (entre l’Église, la reproduction et les femmes), se hâte de préciser qu’il ne propose pas d’en donner un tiers à l’Église mais seulement d’en partager 1/1000e entre la reproduction et la dévotion, le reste revenant aux femmes (Guasco, 1595, madr. 901, 926, 927). Les familles de ces femmes ne sont jamais mentionnées comme destination finale des gains, ni par cet auteur, ni par d’autres. Ceux-ci ne s’adressent pas non plus aux hommes chefs de famille pour les inciter à offrir à l’Église une partie de la récolte de soie ou à presser leurs femmes en ce sens, comme si les cocons n’étaient pas leur affaire et comme s’ils n’avaient pas leur mot à dire dans le profit ainsi généré. Corsuccio, qui conseille aux gentilshommes de Rimini de laisser leur épouse s’adonner à l’élevage des vers à soie, ne leur demande pas de faire pression sur celle-ci alors qu’il conseille aux femmes de donner une partie de leur récolte à l’Église. La Cantiga d’Alfonso el Sabio sur la femme qui n’honore pas son vœu à la Sainte Vierge alors que celle-ci a sauvé ses vers de la maladie peut être lue comme un avertissement aux femmes qui ne seraient pas prêtes à offrir à l’Église une part des gains réalisés grâce à la récolte des cocons.

Un rôle exclusif dans l’élevage des vers à soie

19Pourquoi le contrôle exclusif des femmes sur l’élevage des vers à soie perdura-t-il aussi longtemps ? Après la floraison, au xvie siècle, de textes didactiques révélant les moindres secrets de cet art, on aurait pu penser que les hommes allaient aussi se lancer dans cette activité. L’élevage des vers à soie rapportait beaucoup et les cocons étaient vendus contre de l’argent liquide. Le but du guide d’Olivier de Serres, l’unique texte à remettre en question le rôle dirigeant des femmes dans le métier, était bien de le faire passer sous le contrôle des hommes [13].

20Divers métiers féminins passèrent aux mains des hommes dès que le marché eut dépassé le cadre de la consommation familiale, par exemple l’art du tailleur, la bijouterie, le tissage. Mais l’élevage des vers à soie et la filature n’avaient aucun lien avec les besoins d’auto-consommation de la famille. La production n’était pas utilisée dans le foyer, hormis de minuscules quantités de déchets de soie, car elle était tout entière destinée au marché. L’élevage des vers à soie différait en cela nettement de toutes les autres activités à temps partiel auxquelles les femmes pouvaient s’adonner pour procurer à la famille les biens dont elle avait besoin – l’élevage des poules, le filage de la laine, la culture des légumes dans les jardins attenant aux maisons, le tricot, le tissage de fibres grossièrement filées et bon marché, etc. Par la valeur du produit final comme par le recours exclusif au marché, la sériciculture était une activité économique particulière, qui nécessitait le labeur à plein-temps de plusieurs personnes pendant plusieurs semaines. Les cocons non vendus ou la soie grège ne pouvaient être détournés à des fins d’autoconsommation, si ce n’est au prix de très grandes pertes. Pourquoi les hommes ne se lancèrent-ils pas dans cette activité ?

21On trouve des références à des hommes qui tentent d’élever des vers à soie à la Renaissance [14], mais aucun exemple de magnanerie exclusivement masculine qui ait jamais réussi. Les conseils d’Olivier de Serres prônant de placer des hommes aux postes de direction ne furent pas appliqués en France [15]. Les magnaneries employant exclusivement des femmes prospéraient en tant qu’entreprises familiales dans les habitats ruraux, de même que celles, beaucoup plus grandes, dirigées par des femmes issues de familles fortunées sur de grands domaines. Le coût du travail n’était pas un critère pertinent pour favoriser l’emploi des hommes ou des femmes dans ce métier pendant la Renaissance. La rémunération reposait soit sur de la nourriture et des vêtements exclusivement, soit sur un partage où le genre ne jouait pas un rôle significatif. En outre, l’élevage des vers à soie a lieu pendant une période de cinquante jours entre la fin du mois d’avril et le début du mois de juin, une partie de l’année où la main-d’œuvre masculine dans l’Europe méditerranéenne aurait tout à fait pu être employée sans perturber aucune des principales productions agricoles.

22Au début du xixe siècle, les pratiques irrationnelles ou superstitieuses utilisées par les « paysannes » dans l’élevage des vers à soie suscitèrent des objections. Quelques propriétaires terriens tentèrent de créer des magnaneries dirigées par des hommes ou employant exclusivement des hommes. Ces innovations furent saluées comme une étape longtemps attendue dans la modernisation de la sériciculture mais les premiers exemples ne furent pas suivis et tôt ou tard les propriétaires terriens en revinrent à confier leurs magnaneries à des femmes [16]. Au milieu du xixe siècle, l’épidémie de pébrine conduisit à scinder les grandes magnaneries en de multiples unités de moindre taille pour réduire les risques de contamination de masse. On redécouvrit alors que les femmes possédaient des compétences traditionnelles pour élever convenablement les vers à soie. La question de l’emploi des hommes ne fut plus jamais soulevée, en grande partie d’ailleurs en raison de l’écart croissant entre les salaires des hommes et ceux des femmes dans la seconde moitié du siècle.

Pratiques traditionnelles

23La littérature de la Renaissance apporte quelques éclaircissements sur ce préjugé si favorable aux femmes, qui seraient plus aptes que les hommes à élever des vers à soie. Précisons que tous les manuels publiés depuis le premier poème didactique de Ludovico Lazzarelli [17] étaient des guides pratiques. Au-delà des enjolivements mythologiques, les règles énoncées dans les œuvres des xve au xviie siècles étaient claires, rationnelles et cohérentes, et proposaient un processus sûr permettant d’élever un très grand nombre d’insectes fragiles dans un espace restreint. Très peu de ces pratiques furent par la suite remises en question par l’examen minutieux des Lumières ou par le positivisme scientifique. La technique pour faire éclore les œufs des vers à soie est l’une de celles qui suscitèrent des critiques. Les auteurs s’accordaient pour dire que d’entre toutes les sources de chaleur que l’on pouvait appliquer aux œufs, la poitrine féminine était de loin la meilleure : « les femmes possèdent une chaleur spécifique qui est la plus apte et la plus naturelle pour faire naître les vers à soie » (Magino, 1588, p. 25). Levanzio emploie des termes similaires : « Les femmes intelligentes les mettent entre leurs seins, rendus fertiles par une chaleur vivante et délicate […] qui est considérée comme la mieux adaptée [pour l’éclosion] » (Levanzio, 1564, p. 44). Ulisse Aldrovandi, l’un des pères de l’entomologie moderne, partage cette conviction : les œufs de vers à soie peuvent éclore entre des coussins de plumes près du foyer mais il est beaucoup plus efficace de les faire éclore sur la gorge des femmes (Aldrovandi, 1602, p. 286). Béroalde de Verville partage cette opinion [18]. Cette pratique demeura universelle jusqu’au début du xxe siècle, malgré la condamnation des agronomes modernes et des scientifiques. Il ne s’agissait en aucun cas d’une habitude italienne. Elle est aussi mentionnée dans des textes arabes du Moyen Âge et fut largement utilisée en France mais aussi en Grèce, en Espagne, au Liban et en Anatolie. On y recourait également dans la région de l’Iran qui produisait de la soie, le long de la mer Caspienne, ainsi que dans l’Ouzbékistan actuel.

24L’idée que le corps féminin fournissait le meilleur support au délicat processus de l’éclosion était renforcée par le parallèle avec la maternité. Après avoir affirmé que l’œuf du ver à soie revient à la vie après trois jours passés sur la gorge d’une jeune femme, Annibale Guasco ajoute que les jeunes vers acceptent avec joie les feuilles de mûrier de la main de la dame, comme s’ils sentaient sur ses mains le même parfum maternel qu’ils avaient senti sur sa poitrine. Plus loin, il souligne à nouveau ce point : « Les mères nourrissent leurs enfants avec amour […] vous avez donné forme aux vers à soie entre vos seins – comme le fait une mère – vous devriez donc prendre grand soin d’eux » (Guasco, 1595, madr. 761, 770). Lope de Vega dit des vers à soie qu’ils « sont nés à nouveau sur la gorge d’une femme, comme naissent les bébés [19] ». Un texte du xviie siècle va jusqu’à conseiller aux sages femmes d’appliquer aux enfants des techniques utilisées pour améliorer la santé des œufs de vers à soie (Trattato, 1692, pp. 6-7). Une relation maternelle saine entre les femmes et les vers à soie était la garantie qu’ils les récompenseraient bientôt d’une abondante récolte de cocons, de même que les enfants devenus grands prennent soin de leurs mères âgées [20]. Annibale Guasco compare le jaillissement du lait chez les femmes qui ont un nouveau-né aux bourgeons des feuilles de mûriers que la jeune femme offre aux vers à soie qu’elle a fait naître sur sa poitrine (Guasco, 1595, madr. 757). Alessandro Tesauro assimile les « âges » des vers à soie [21] aux différents âges de l’enfant, soigneusement guidé par sa mère vers l’âge adulte. Une femme qui s’occupait des vers à soie est appelée la « nourrice des vers à soie » (Lubrano, 1690, son. IX). Les conditions nécessaires pour produire une récolte de cocons saine et abondante ne se limitaient pas au fait d’être une femme. Les femmes « doivent être jeunes, saines, propres, robustes et bien en chair [22] ». La fertilité entre en jeu. La jeune femme vantée par Gabrielli Magino avait toutes les chances d’être une femme pleinement fertile.

25Les textes insistent sur le fait que les femmes ne doivent pas faire éclore les œufs pendant leurs règles (Levanzio, p. 44 ; Gallo, p. 99 ; Corsuccio, p. 33 ; Magino, p. 25 ; Polfranceschi, p. 37, qui cite aussi Morelli). L’interdiction pouvait s’étendre à l’élevage des vers à soie [23]. On peut y voir une exigence de « propreté » mais elle peut tout aussi bien renvoyer à l’absence de fertilité au moment de la menstruation. Et si la question de l’impureté jouait certainement un rôle [24], celle de la fertilité primait peut-être. Certains auteurs assimilent en effet le risque probable de voir naître des vers à soie non productifs, dans le cas où la femme qui les fait éclore a ses règles, avec celui d’en faire naître de défectueux si la femme est atteinte de rachitisme, de lèpre ou de tuberculose (Magino, p. 25 ; Bonfante, p. 21). En résumé, une croyance profondément ancrée stipulait que seules les femmes parfaitement aptes à procréer devaient faire éclore les vers à soie et les élever [25].

26Si la pleine aptitude à la maternité était une condition nécessaire pour élever des vers à soie, il n’existait pas de place pour que les hommes entrent en compétition avec les femmes. L’idée répandue que les femmes avaient des avantages « naturels » sur les hommes pour donner vie aux vers à soie et en prendre soin agissait comme un obstacle infranchissable empêchant l’entrée des hommes dans le métier. Mais le rempart protégeant l’accès des femmes aux vers à soie ne se limitait pas à cela. Deux autres éléments doivent être pris en compte : d’anciens rites de fertilité centrés sur la femme, dont certains textes de la Renaissance portent les traces, et le réservoir de connaissances exclusivement féminines sur les moyens de garantir une bonne culture de l’insecte, qui le protège du mal, de la maladie et des dangers extérieurs. Le premier élément peut être compris comme un précédent au rôle de la maternité dans l’élevage des vers à soie ; le second est lié aux compétences traditionnelles des femmes, notamment en ce qui concerne les propriétés d’éléments naturels comme les plantes, ainsi qu’à des cultes et à des rituels particuliers.

Traces d’anciens rites de fertilité

27Dans une stimulante étude de littérature comparée, Jean-Paul Diény a mis en lumière d’anciens rites de fertilité sexuelle chinois liés à des jeunes femmes qui récoltent des feuilles de mûrier, et dont certains poèmes populaires conservent la trace, malgré l’épuration opérée par les lettrés confucéens qui les collectèrent beaucoup plus tard (Diény, 1977). L’objet principal de Jean-Paul Diény est de comparer les Pastourelles des troubadours européens aux Magnanarelles chinoises qui récoltent des feuilles de mûrier pour nourrir les vers, mais l’existence d’anciens rites de fertilité centrés sur les femmes est également d’une importance capitale pour l’histoire de la sériciculture. Des découvertes archéologiques récentes confirment l’existence de ces rites dans la Chine antique.

28La sériciculture se répandit depuis la Chine au iiie siècle après J.-C., atteignant la Méditerranée quelques siècles plus tard et l’Europe occidentale à partir du xe siècle. Malgré ce long cheminement et le grand intervalle de temps, il existe d’étroites similitudes entre certaines croyances populaires sur ce qui est bénéfique ou nuisible pour les vers à soie, comme les procédés pour lutter contre le mauvais œil ou les dommages causés par la foudre, les propriétés médicales de la chrysalide, des mûres, des soieries, etc. Les contes populaires sur les origines du ver à soie comportent aussi des ressemblances saisissantes. Il semble que la migration de la sériciculture depuis la Chine vers l’ouest ait apporté, en même temps que certains savoir-faire, un ensemble complexe de connaissances et de rites destinés à protéger au mieux les vers à soie. Les rites de fertilité constituèrent peut-être la première étape garantissant le succès d’une production gérée par des femmes, à commencer par l’éclosion des œufs.

29Dans les textes de la Renaissance, plusieurs indices concordent avec l’hypothèse des vestiges d’anciens rites de fertilité. Alessandro Tesauro est assez explicite : les jeunes femmes doivent placer les œufs « sur leur magnifique gorge parfois échauffée par l’amour et qui brûle vraiment pendant le mois [mai] où les amants souffrent le plus… » (Tesauro, I., v. 79 sqq.), tandis que les femmes « qui par leur âge mûr se dirigent vers le couchant […] leur poitrine ayant barré le chemin à l’amour et à la passion » doivent placer les œufs sur un plateau près du foyer (Tesauro, I., v. 145 sqq.). Le lien de cause à effet entre l’éclosion des œufs sur la gorge d’une belle jeune femme et le désir amoureux qu’inspiraient ses seins est récurrent dans les manuels de sériciculture et dans les œuvres poétiques. Giustolo affirme que les vers à soie reviennent à la vie « entre des seins mûrs dont la blancheur rend les amants fous et prêts à donner leur vie pour un baiser » (Giustolo, v. 538 sqq.). Béroalde dit que « De toutes les challeurs la challeur plus naïve, / Est celle que l’amour a mise en ces beaux seins » (Béroalde, CCIIII). Un poète baroque de 1630 affirme que les œufs des vers à soie « ne craignent pas de vivre sur la gorge pleine de désir d’une belle fille où périssent les amants fous » (Ciro di Pers, p. 191).

30Les sources chinoises anciennes font allusion à des vergers de mûriers où se déroulent au printemps des rencontres sexuelles, au début de la saison d’élevage des vers à soie. Une tradition similaire est peut-être à l’origine d’une expression malicieuse de la Renaissance au sujet des femmes qui cueillent des feuilles de mûrier. Vida recommande de ne pas envoyer les jeunes femmes grimper aux arbres (mais plutôt les vieilles femmes) « au cas où un jeune satyre insolent sorte du bois et en regardant [sous leur robe] les fasse rougir » (Vida, v. 207). Béroalde partage cet avis [26], tandis que Lope de Vega souligne la beauté de la femme employée pour récolter les feuilles de mûrier [27]. Une fresque de plafond datant de 1570, au château de La Manta dans le Piémont, montre deux jeunes couples somptueusement vêtus, qui s’offrent langoureusement des mûres lors d’un pique-nique. Sous l’image, un jeu de mots latin évoque fructus amoris (les fruits de l’amour) et fructus a moris (les fruits du mûrier). À la Renaissance, on considérait que les vers à soie étaient protégés par Vénus [28], et qu’il était donc utile que de belles filles et de beaux garçons dansent et chantent de douces chansons dans les magnaneries [29]. Gabrielli Magino ajoute que les vers à soie, en tant que serviteurs de l’amoureuse Vénus, « apprécient par-dessus tout ce qu’aime Vénus et ce qui dérive d’elle » (Magino, p. 49).

31Corsuccio et Gabrielli Magino fournissent un autre indice sur d’anciens rites de fertilité lorsqu’ils évoquent la chaleur « particulière » du corps des jeunes femmes qui permet aux œufs d’éclore. Le premier des deux auteurs mentionne à ce propos l’épisode de la Bible dans lequel Abisag doit s’allonger près du vieux roi David, dont la chair est devenue froide, « pour que son corps retrouve sa chaleur naturelle » (Corsuccio, p. 33). Chez le second, Isabella fait ce commentaire au sujet des jeunes femmes qui font éclore les œufs grâce à leur chaleur : « on faisait tant de choses dans les anciens temps que l’on regarderait aujourd’hui avec mépris, même si dans les cas de grande nécessité – comme celui du roi David – la belle jeune fille [Abisag] ne doit pas être blâmée. Pourtant, je pense que ce genre de remède nuit aux jeunes gens autant qu’il a pu aider le vieux roi » (Magino, p. 26).

32Il n’existe pas de référence aux vers à soie dans la littérature classique, si bien que les lettrés de la Renaissance recoururent à la seule histoire où figurait un mûrier, celle de Pyrame et Thisbé. Enjolivée et développée, l’histoire (Ovide, Métamorphoses, IV, 55-166) devint un leitmotiv des textes sur la fabrication de la soie. Deux jeunes amants y conviennent de se retrouver en secret sous un mûrier, près d’une source, ce qui correspond au cadre des anciens rites de fertilité chinois. Est-ce par coïncidence que les lettrés de la Renaissance choisirent ce symbole dans leurs poèmes sur les vers à soie ou bien était-ce une manière commode de masquer sous une apparence classique une pratique dérangeante mais toujours pratiquée par les éleveurs de vers à soie ? La question mérite assurément d’être étudiée plus avant mais cette coïncidence n’est pas isolée. Dans l’élaboration mythologique des origines de la soie, apparut une version modifiée de la légende de Phylire et Saturne (dans laquelle Saturne se transformait en cheval avec l’aide de Vénus pour conquérir Phylire). Dans la version renaissante, Saturne offre à Vénus des œufs de vers à soie dont elle fait ensuite cadeau aux hommes. Une ancienne légende chinoise sur les origines de la soie évoque le désir lascif d’un cheval pour une jeune fille : le père de celle-ci tue le cheval et la jeune fille finit par s’envelopper dans la peau du cheval et par se transformer en cocon. La légende est toujours populaire en Chine et au Japon où la déesse protégeant les vers à soie est représentée comme une jeune femme à cheval. Il n’y avait aucune raison que les lettrés européens choisissent l’histoire de Phylire car elle n’avait aucun rapport avec la fabrication de la soie. La question du « pourquoi ? » doit donc être de nouveau soulevée et elle est d’autant plus que depuis la fin du Moyen Âge le nom populaire du ver à soie dans de nombreuses parties de l’Italie est cavalèr (le cavalier).

33Alors que les hommes de la Renaissance forgèrent quelques légendes autour de la soie, ils échouèrent à en remarquer une (ou évitèrent de la mentionner) qui était depuis longtemps répandue parmi les cultivateurs de soie de la Méditerranée. Dans celle-ci, Dieu change les vers apparus sur la chair putréfiée de Job en vers à soie, pour récompenser Job de ses souffrances et de sa loyauté (Zanier, 2000). Une légende japonaise dans laquelle des vers à soie naissent du corps décomposé d’une personne injustement persécutée vient compléter la liste des coïncidences entre les croyances de deux aires géographiques aussi éloignées.

34Les femmes devaient maîtriser un grand nombre de connaissances, de pratiques et de secrets pour protéger les vers à soie de maux réels et imaginaires ; elles se les transmettaient entre elles, de génération en génération. Seul un petit nombre de ces connaissances figure dans les manuels écrits par des hommes et il semble que des secrets essentiels aient résisté aux investigations extérieures, valant aux femmes des accusations de sorcellerie. Plusieurs auteurs conseillent aux jeunes femmes qui élèvent des vers à soie de ne pas laisser entrer de vieilles femmes laides et radoteuses dans leurs magnaneries. Elles étaient censées répandre des mensonges, des contrevérités et le mauvais œil [30]. Je pense que ce genre de mise en garde avait pour but de rompre les liens entre les générations, alors que les femmes âgées transmettaient leur savoir et leurs rites aux plus jeunes, afin que le comportement des productrices de soie se conforme aux préceptes de la Contre-Réforme.

35L’une des pratiques citées dans les textes anciens consistait à frotter avec certaines herbes les planches sur lesquelles étaient élevés les vers à soie. On la considéra comme une superstition, lorsque l’hygiène des vers à soie fut assurée par des produits chimiques nouvellement découverts, comme les chlorures. Ces produits – peu raffinés et dont les effets étaient encore mal compris – n’étaient guère bénéfiques pour les vers à soie et pouvaient même affecter sérieusement les femmes qui les manipulaient. De nombreux propriétaires finirent par les délaisser et par revenir aux vieilles herbes. Le temps leur a donné raison a posteriori : on sait depuis peu que la plupart de ces plantes possédaient des propriétés antibactériennes ou antifongiques, ou servaient à repousser les insectes dangereux. Détail intéressant : certaines de ces herbes pouvaient aussi être utilisées pour augmenter le lait maternel ou pour contrôler les flux menstruels. Elles faisaient partie d’une antique pharmacologie féminine.

36En résumé, les femmes semblent avoir exercé, depuis des temps très reculés, un contrôle exclusif sur les premières étapes de la fabrication de la soie, qui a pu aller jusqu’à une appropriation complète des produits de cette fabrication et des profits ainsi générés. À partir de la fin du Moyen Âge, cette suprématie s’est érodée et les hommes ont empiété sur certaines étapes du cycle de la soie, plus précisément sur le tissage, même si les femmes sont restées très majoritaires dans le métier. Les femmes continuèrent de jouer un rôle actif dans la production de la soie, y compris comme propriétaires de magnaneries, à des postes de direction et en matière d’innovation technique. Leur domination reposait en grande partie sur des compétences traditionnelles très poussées, transmises de mère en fille, mais aussi sur une grande capacité à s’adapter aux demandes changeantes du marché. Dans le cas de l’élevage des vers à soie, la longue domination des femmes fut confortée par une croyance répandue et profondément ancrée dans leur supériorité naturelle pour faire éclore et cultiver les vers à soie, une croyance qui persista dans la mentalité populaire jusqu’à une époque récente. Il se peut que cette croyance ait eu pour origine d’anciens rites de fertilité chinois, apportés en Europe avec la migration vers l’ouest de la sériciculture.

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Notes

  • [*]
    Texte traduit de l’anglais par Hélène Tronc.
  • [1]
    Manuel Philes in Lehrs, 1846.
  • [2]
    Ercole Cato a traduit en italien L’Agriculture et la Maison rustique de Charles Estienne, de 1564, en ajoutant des paragraphes écrits par lui-même là où certaines plantes ou pratiques répandues en Italie n’étaient pas mentionnées, comme dans le cas des mûriers.
  • [3]
    Là où la soie grège était taxée en fonction du poids, le seul moyen pour vérifier sa quantité réelle était qu’elle soit filée par un nombre limité de filateurs itinérants, sous le contrôle d’agents des impôts. À Valence exerçaient à la fois des filateurs itinérants et des filatrices basées chez elles, avec l’autorisation de la guilde des soyeux. Sur la Sicile, voir Simona Laudani, 1999.
  • [4]
    Là où l’on utilisait d’anciens outils exigeant un haut degré de compétences, la main-d’œuvre féminine prédominait, comme à Florence en 1581. Montaigne, 1983, p. 474.
  • [5]
    Pour une analyse exemplaire sur le rôle des femmes dans le tissage de la soie à Venise pendant la Renaissance, avec de nombreuses références aux archives, voir Luca Molà, 2000. À la fin du xvie siècle, à Venise, les femmes utilisaient pour leurs tissus bon marché bien plus du quart, en volume, de tout le fil de soie importé dans la cité pour le tissage.
  • [6]
    Dans des secteurs moins importants où le rôle des femmes était dominant, un certain nombre d’organisations non conventionnelles, non officielles, semblables à des guildes et ne comptant que des femmes émergèrent et contrôlèrent strictement leurs membres, l’accès au métier et la répartition de la charge de travail. Molà, 2000, pp. 426 sqq.
  • [7]
    Olimpia Gobbi, 2003, à partir de statistiques des années 1860 ; Roberto Tolaini, 2003, p. 197, d’après les livres de compte des années 1840 de l’une des plus grandes entreprises de soie toscane. La situation était semblable à Valence dans les années 1780. Ortells y Gombau, 1783, pp. 66 sqq.
  • [8]
    La Gazzetta di Bergamo, 4 avril 1861. Mme Arrigoni se rendit dans les Balkans sept ans d’affilée. P. Mazzocchi, qui visita le Monténégro pour les mêmes raisons en 1858, écrit que l’un de ses compagnons avait tellement peur de s’y rendre qu’il rédigea son testament avant de quitter l’Italie.
  • [9]
    Pietro Savio, 1876. En 1871, la femme de L. Inselvini accompagna aussi son époux au Japon. Les frais de voyage des Inselvini furent pris en charge par ceux qui avaient réservé les graines en Italie ; Mme Inselvini se rendit donc au Japon comme assistante, connue pour sa compétence, non comme touriste.
  • [10]
    On loua par la suite le zèle de ces dames qui avaient parcouru la campagne torride de Voghera pour inspecter les nombreuses magnaneries. Il Coltivatore, 20, 30 octobre 1866, p. 236.
  • [11]
    Bettino Ricasoli, 1955, vol. 7, p. 327. Ricasoli était très critique à l’égard de la gestion désuète des magnaneries mais dut admettre que leurs vers à soie ne montraient aucune trace de pébrine.
  • [12]
    Giovanni Sercambi estimait que l’écheveau valait la somme immense de 100 florins d’or. Les prix de la soie grège avaient en fait considérablement augmenté à la fin du xive siècle et une livre pouvait coûter jusqu’à 8 florins. L’écheveau, qui représentait le travail de toute une saison de filature, pouvait peser 10 à 12 livres.
  • [13]
    Olivier de Serres, 1599. Les trois quarts de la main d’œuvre dans l’immense magnanerie qu’il avait conçue devaient pourtant être des femmes et des enfants. Si la magnanerie était petite, on pouvait alors la laisser « à faire à femmes, qui pour plaisir nourrissent quelque peu de ce bétail », ibid., p. 23.
  • [14]
    Corsuccio, 1581, et une œuvre perdue de Morelli du début du xviie siècle, qui n’est connue que par des citations indirectes.
  • [15]
    Nous ignorons aussi comment Olivier de Serres lui-même mit cela en pratique, puisque son livre de comptes ne mentionne aucune activité séricicole. Margnat, 2004.
  • [16]
    Pour une étude de cas sur la Toscane des années 1830 fondée sur des archives de famille, voir Silvana Ferroni, 1999.
  • [17]
    Le poème de Ludovico Lazzarelli fut composé à la fin des années 1470 et circula sous une forme manuscrite pendant plusieurs années avant d’être imprimé.
  • [18]
    « Pour couver ce bons œufs aucuns sont qui les monstrent/ Aux ardeurs du Soleil ou à d’autre challeur./ Mais ceux qui les tetons des pucelles rencontrent, / Vivent mieux et ont plus de vie et vigueur », Béroalde, 1600, str. CCIII.
  • [19]
    Lope de Vega, 1968, p. 429. La pièce fut écrite vers 1604.
  • [20]
    G. F. Straparola (première moitié du xvie siècle) exprime une idée similaire : « En mai, les femmes placent sur leur giron les œufs des vers à soie, où ils se revivifient. En guise de remerciement, les vers nouveau-nés filent de la soie pour elles. » Battaglia, 1962, vol. II,
  • [21]
    Les vers à soie muent quatre fois au cours de leur cycle de vie de larves ; ils ne bougent pas et ne se nourrissent pas pendant un ou deux jours à chaque changement. Les intervalles entre les changements sont appelés « âges » dans la langue commune.
  • [22]
    Gabrielli Magino, p. 26. Giustolo parlait de « jeunes filles magnifiques » ; Vida et Polfranceschi utilisent des expressions voisines.
  • [23]
    Adam Olearius, 1637, sur l’Iran (cité dans Encyclopeadia of Iran, p. 232) ; L’art…, 1786, p. 17 et 21 (pour l’île de Chios et Tripolis en Syrie) ; Claude Seignolle, 1977, p. 269 (Cévennes gardoises).
  • [24]
    L’écrivain arabe Damîrî (1372), op. cit., p. 796, soutenait que les vers à soie pouvaient mourir s’ils étaient touchés par une femmes ayant ses règles ou par une personne en état d’impureté rituelle (Janâbah).
  • [25]
    Un texte japonais du xviiie siècle affirme que les rapports sexuels dans une magnanerie sont nuisibles aux vers à soie (Hayakawa, 2001, fig. 10). Dans ce cas, l’élevage des vers à soie requérait une abstinence sexuelle, comme s’il s’agissait de la période d’allaitement. En 1910 à Viadana (Italie), aucun adulte masculin – y compris le propriétaire – n’était autorisé à pénétrer dans les magnaneries (G. Tassoni, communication personnelle, 1995).
  • [26]
    Béroalde, XLV : « Mais n’y envoyez pas ces tendres poucellettes/ Dont la douce beauté pourroit s’endomager ».
  • [27]
    Lope, acte II, p. 429 : « Es bella, señor Lisandro; que si tu la ves, diras/ que no podia ser mas/ la que dio muerte a Leandro ».
  • [28]
    L’attribution à Vénus ressortit à un enjolivement de l’origine des vers à soie sous des oripeaux classiques à la Renaissance ; elle ne provient pas de sources grecques ou romaines.
  • [29]
    Vida, II, p. 136 ; Levanzio, II, p. 55 ; Magino, p. 49 ; Guasco, madr. 858, qui écrit vers 1595, a peut-être senti des pressions pour abandonner entièrement cette référence et se conformer plus étroitement à un comportement catholique convenable. Il parle du culte de Vénus comme d’un culte ancien, erroné, et invite les femmes à rechercher plutôt la protection de la Sainte Vierge.
  • [30]
    Alessandro Tesauro, II, v. 755 sqq. Il indique aussi un lien entre ces vieilles femmes et des rites sexuellement pervertis.
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