Notes
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[1]
« Le mot de stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en terme de relations et non d’attributs qu’il convient de parler. L’attribut qui stigmatise tel possesseur peut confirmer la banalité de tel autre et, par conséquent, ne porte par lui-même ni crédit ni discrédit. (…) Nous pratiquons toutes sortes de discriminations (…). Afin d’expliquer l’infériorité (d’une personne) et de justifier qu’elle représente un danger, nous bâtissons une théorie, une idéologie du stigmate, qui sert aussi parfois à rationaliser une animosité fondée sur d’autres différences, de classe, par exemple, (ou/et de sexe) » (Goffman, 1963, p. 13 et p. 15).
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[2]
« La valence différentielle des sexes traduit la place différente qui est faite universellement aux deux sexes sur une table des valeurs et signe la domination du principe masculin sur le principe féminin » (Héritier, 2002, p. 127).
-
[3]
Classes moyennes que l’on peut définir comme celles dont « le travail non manuel, ou plus exactement non salissant, donne une rémunération stable, plus élevée que le niveau de subsistance. (…) C’est ainsi que les classes moyennes se voient elles-mêmes, s’opposant tacitement aux classes laborieuses dont les revenus sont aléatoires, le plus souvent à peine suffisants pour assurer une piètre alimentation et bien peu de confort, de culture ou de morale ; elles s’opposent également aux classes supérieures dont les revenus – et le pouvoir – encore non négligeables, sont tirés de la propriété de la terre agricole ou minière, et non du travail, même passé » (Blunden, 1982, p. 17).
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[4]
En réalité, « une partie non négligeable de la main-d’œuvre étrangère provenait de l’activité du bâtiment dans son pays d’origine ou du moins d’un contexte rural » (Campinos-Dubernet, Grando, 1985, p. 386).
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[5]
Pour une liste non exhaustive : maçon, tailleur de pierre, couvreur, plombier, menuisier, électricien, peintre, mais aussi charpentier, carreleur, plâtrier, serrurier, vitrier, etc.
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[6]
Travail, genre et sociétés, 2000, « Le genre masculin n’est pas neutre », dossier dirigé par Philippe Alonzo et Rachel Silvera, n° 3.
1Avec un peu moins de 10 % de femmes, le bâtiment est un secteur qui se conjugue essentiellement au masculin. Nous pouvons relever une lente progression des effectifs féminins, leur proportion passant de 7,4 % au début des années quatrevingt à 9,5 % en 2002 (ffb, 2003). Cette progression est surtout le fait des catégories etam (Employé, technicien et agent de maîtrise) et cadre puisque ces dernières ont vu la part des femmes passer respectivement, de 40 % et 7,5 % en 1984 à 46,7 % et 11,1 % en 2002. Cette faible présence des femmes ne choque pas car, dans les représentations de tout un chacun, les métiers de chantier apparaissent très inaccessibles aux femmes eu égard à leur caractère de pénibilité. La force de cette évidence ne repose pourtant pas uniquement sur des données objectives. En effet, s’il est vrai que les hommes sont généralement plus grands et plus lourds donc potentiellement plus forts que les femmes, il ne s’agit là que d’une différence statistique, puisqu’il existe des hommes fluets et des femmes corpulentes. Par ailleurs, les femmes ont toujours occupé des emplois à fort taux de pénibilité requérant force et résistance (agricultrice, aide-soignante). Mais dans ces cas-là, cette pénibilité peut être plus ou moins minorée, voire ignorée. De plus, le bâtiment, comme de nombreux autres secteurs d’activité, a connu des avancées techniques et technologiques importantes (mécanisation, port et élévation de charges, etc.). L’amélioration de ses conditions de travail (baisse du poids des sacs de ciment, texture des vêtements de travail, etc.), allégeant l’effort musculaire sollicité, aurait dû de fait faciliter l’ouverture des emplois de chantier aux femmes. Or, il n’en fut rien, la part des femmes dans la catégorie ouvrière a même connu une légère régression (de 1,4 % en 1984 à 1,2 % en 2002). En fait, le critère de pénibilité du travail, construit essentiellement autour de l’utilisation de la force physique, reste dans le bâtiment un élément structurant de l’identité sexuée de sa main-d’œuvre. Le genre du bâtiment est masculin et cela parce que les conditions d’exercice du travail y sont déclarées et construites comme physiquement pénibles.
2Nous nous efforcerons de démontrer, dans cet article, en quoi la notion de force physique joue un rôle essentiel dans la construction de genre du bâtiment. En d’autres termes, comment la notion de force physique a-t-elle permis, à la fois, d’interdire et d’occulter la présence des femmes dans ce secteur ?
3L’analyse proposée repose sur les résultats – mobilisés par ailleurs en vue de la réalisation d’une thèse de doctorat – d’une enquête empirique réalisée entre 2002 et 2004. L’essentiel des données a été recueilli par entretiens semi-directifs auprès, d’une part, de femmes et d’hommes de tous niveaux hiérarchiques, de toutes fonctions et de tous métiers, travaillant dans les entreprises du bâtiment ; d’autre part de responsables syndicaux (de salariés et de patrons) et enfin d’organismes de formation (lycées, compagnonnage, greta). Au total, un peu plus de 90 entretiens ont été réalisés, étayés par des observations de situations de travail et l’analyse de documents officiels traitant de la question de la féminisation.
4En prenant appui sur cette enquête de terrain, nous chercherons à rendre compte de l’argumentaire mis en place pour justifier « l’absence » – réelle ou/et symbolique – des femmes dans le bâtiment. Ce secteur étant confronté à des difficultés de recrutement, l’offre d’emploi étant supérieure à la demande, une nouvelle volonté a vu le jour depuis quelques années chez les deux syndicats patronaux – la Fédération Française du Bâtiment et la Confédération de l’Artisanat et des Petites Entreprises du Bâtiment –, celle d’ouvrir plus largement le secteur aux femmes sur l’ensemble de leurs métiers. Cette volonté vient d’emblée questionner l’identité de ce secteur construit au masculin. Car, s’il n’est pas possible – au-delà des statistiques émises sur le sujet – de qualifier le bâtiment de secteur non mixte par excellence, il n’en demeure pas moins que les femmes y sont marginalisées par « une idéologie du stigmate » (Goffman, 1963) [1] : celle de leur féminité. Pris dans des représentations du féminin et du masculin, nos interlocuteurs construisent, de fait, un discours sur l’accès au secteur comme un principe de nature plus que comme le résultat d’arbitrages sociaux. La force physique apparaît alors comme un élément essentiel des métiers du bâtiment, expliquant ainsi, en partie, le fait qu’il apparaît impensable aux yeux de nombreux interlocuteurs, de trouver des femmes dans les fonctions sur les chantiers.
Un secteur mixte ?
5Si l’on utilise la notion de mixité dans une approche « comptable », c’est-à-dire en cherchant à prendre en compte l’aspect numérique de la distribution des sexes, dans un même espace social, la question ne devrait pas ici se poser. Dans le bâtiment, les femmes sont, en effet, quasiment absentes. Mais si l’on appréhende la mixité comme un processus (Fortino, 2000), il devient alors pertinent de saisir, d’une part, comment se construit, se déconstruit et se reconstruit un espace sexuellement ségrégué et d’autre part, comment coexistent les hommes et les femmes dans un espace « devenu » mixte. Le bâtiment renvoie directement à la notion de mixité comme processus, car la mixité y est à la fois partielle et en cours de développement. Mais quelle est exactement la place des femmes dans ce secteur ?
Femmes ignorées
6Contrairement à l’idée d’un secteur totalement masculin, les entrepreneurs du bâtiment se sont souvent accommodés de la présence de femmes. Cette présence s’est exprimée sur le registre d’une aide des femmes de la famille. En effet, comme dans le commerce, beaucoup de femmes d’entrepreneurs ont été amenées à travailler pour l’entreprise familiale. Cette « aide » s’est concentrée sur les fonctions administratives, considérées comme « improductives » (nous y reviendrons plus loin) et donc réduites à des investissements minimaux. Les conjointes, les filles, tiennent alors la comptabilité ou font office, par exemple, de secrétaire ; plus rarement, elles exécutent des travaux d’atelier. Ces activités sont présentées comme un simple « coup de main », alors même que ces femmes peuvent être amenées à tenir un poste de travail : travail non dit, femmes invisibles.
7Lorsque les entreprises ont été confrontées à une bureaucratisation accrue des procédures, au début des années quatre-vingt, cette aide des femmes de la famille n’a plus suffi et – souvent de mauvaise grâce, car il fallait alors les déclarer et les rémunérer selon les minima de la convention collective, ce qui n’était pas souvent le cas avant – les entrepreneurs ont été amenés à embaucher des secrétaires, des standardistes, des comptables de métier, extérieures au cercle familial. D’autre part, la loi du 10 juillet 1982 a permis aux conjoint-e-s d’artisans (et de commerçants) travaillant dans l’entreprise familiale de choisir plusieurs statuts reconnus légalement : celui de collaborateur, celui de salarié, ou encore celui d’associé, réglant pour partie les problèmes de retraite, de séparation, de divorce ou de faillite. L’ensemble conjugué de ces deux effets explique pour partie l’augmentation du pourcentage de femmes dans le secteur, via la catégorie etam et cadre. C’est aussi dans ces années que les premiers communiqués sur l’entrée des femmes dans le bâtiment sont apparus. Les femmes mises en avant sont celles qui dirigent une entreprise (très rare), qui collaborent à la direction (plus souvent) ou qui investissent les fonctions études (de prix, de maîtrise d’œuvre, etc.) rattachées aux spécificités des activités du secteur, mais qui n’exercent pas directement sur les chantiers. En soi, ces fonctions ne perturbent pas les enjeux identitaires du secteur qui se construisent autour des métiers du terrain, de l’atelier ou/et de chantier et qui mettent en avant la masculinité. Ces femmes « des papiers » apparaissent donc occultées et leur travail systématiquement dénigré.
8Ces représentations peuvent être rapprochées de ce que Françoise Héritier (2002) nomme la « valence différentielle des sexes » [2]. Dans les faits elles se traduisent par une division sexuelle du travail vécue comme indubitable.
Femmes minorées
9L’entreprise du bâtiment apparaît comme séparée en deux entités bien distinctes. D’un côté, il y a ceux qui ne « font pas les chantiers ». C’est le siège de l’entreprise, « les bureaux » dans lesquels se jouent à la fois la partie administrative et les fonctions études. Ils sont désignés par les chefs d’entreprise et par les ouvriers de chantier – se désignent parfois eux/elles-mêmes – comme des « improductifs ». Cette entité est essentiellement l’espace des femmes. De l’autre côté, se trouvent ceux qui « font les chantiers » ou qui sont à l’atelier, considérés comme les seuls producteurs, car « ce sont eux qui font entrer l’argent dans l’entreprise » (une secrétaire, en menuiserie). De ce fait, la partie administrative n’a jamais été et n’est pas la priorité des chefs d’entreprise. Son poids relatif doit être le plus réduit possible et il n’est pas souhaitable qu’elle mobilise trop de salarié-e-s, ce qui explique par ailleurs une certaine surcharge de travail pour ces dernier-ère-s. Le cœur des logiques est là : les salariés du bâtiment sont avant tout « les gars du bâtiment » (un chef d’entreprise, en maçonnerie). Une dichotomie très nette existe entre la partie « chantier/atelier » et la partie « bureau », séparation accentuée par l’agencement de l’espace de travail. Tout concourt à faire du « chantier » un espace masculin valorisant et valorisé. Par ailleurs, cette dichotomie entre « bureau/femme » et « chantier/homme », au regard des caractéristiques de genre des différentes fonctions exercées par les uns et par les autres, est perçue, par tous et toutes, comme incontestable. Ainsi, les femmes qui sont dans des fonctions professionnelles mixtes fréquentant à la fois les chantiers et les bureaux, comme certains métreurs ou les conducteurs de travaux, et où l’on trouve un certain équilibre – numérique, cette fois – entre les hommes et les femmes, ont beaucoup de mal à être reconnues. « Qui dit femme, dit secrétaire. J’ai toutes les difficultés du monde à leur expliquer que c’est avec moi qu’ils (les clients) ont rendez-vous, (…) je ne suis pas la secrétaire ! » (une métreuse). De même, les femmes qui exercent directement sur les chantiers ou dans les ateliers apparaissent toujours comme des exceptions. Ainsi, une maçonne déclare : « J’ai souvent l’impression d’être prise pour une bête curieuse, (…) qui n’a pas sa place ici ».
10On perçoit donc dans ce secteur une superposition quasitotale de trois niveaux de réalités : entre division fonctionnelle du travail, division spatiale du travail et division sexuelle du travail. Ces divisions sont au cœur de la construction de la valorisation des tâches accomplies (tableau 1). Ainsi, les tâches qui renvoient à une valorisation positive sont celles qui sont plutôt exercées par les hommes, celles qui se pratiquent à l’extérieur, et celles qui sont désignées comme productives.
Division sexuelle du travail et valorisation différentielle des tâches
Division sexuelle du travail et valorisation différentielle des tâches
11Cette dichotomie entre le productif et l’improductif est intéressante à souligner, car elle renvoie à une certaine conception du travail. Ne peut être désigné comme travail que ce labeur manuel qui use le corps et demande une certaine force physique : image du travail d’homme. D’ailleurs une technicienne d’étude de prix déclare : « lorsque les ouvriers de chantier nous voient, les yeux sur nos écrans d’ordinateur, ça les fait rire. Pour eux, on ne travaille pas ! Travailler, c’est monter un mur. » Travailler dans ce secteur renvoie donc directement aux activités de chantier, seules fonctions valorisées et valorisables car construites comme productives. Cette désignation renvoie à la conception du travail ouvrier comme « corps à corps avec la matière » (Verret, 1995, p. 44). L’argument central explicatif de la division sexuelle du travail commence alors à faire son chemin : pour travailler dans les métiers de chantier, il faut de la force physique, ce qui ne semble pas être inscrit dans la génétique féminine.
12En reprenant le syllogisme de Socrate, nous pourrions conclure ainsi : les métiers de chantier requièrent de la force physique ; or, les femmes n’ont pas de force physique, du moins, elles sont moins fortes que les hommes ; donc, les femmes ne peuvent travailler dans ces métiers.
13Mais, les femmes sont-elles vraiment inaptes physiquement, ne pouvant pas travailler sur les fonctions de chantier ou d’atelier ?
La glorification de l’effort physique
14La division sexuelle du travail entre les femmes des papiers et les hommes des chantiers est le résultat de la conjugaison de deux « mythes » caractéristiques de la construction du féminin et du masculin : celui de la femme fragile et celui de la force physique faite homme.
La femme fragile
15Dès la fin du xviie siècle, une croyance, qui n’est pas encore aujourd’hui totalement démystifiée, prend racine dans la médecine et la science des Lumières : celle de la femme fragile – physiquement et intellectuellement – au contraire de l’homme qui est vu comme un être fort et courageux. Ces différences, étayées par « le discours scientifique (sont) tributaires d’un ordre du monde qu’il convient de légitimer, en montrant que le rôle de chacun des sexes est inscrit dans la nature », servant ainsi de prétexte à toutes les discriminations et aliénations (Berriot-Salvadore, 2002). Mais c’est surtout le xixe siècle qui va asseoir définitivement le stéréotype de la femme fragile. Avec la révolution industrielle et la naissance d’un nouvel ordre social, les femmes inactives des classes moyennes [3] deviennent le symbole idéologique d’un certain mode de vie (Blunden, 1982). Elles se doivent d’être confinées, enfermées, protégées, à l’abri, dans la maison paternelle ou conjugale. Du fait de leur « fragilité naturelle », les femmes risquent, si elles refusent de se soumettre – c’est ce qu’on leur fait croire – de perdre leur pouvoir reproducteur, leur seul destin acceptable. La mode du corset, « tuteur » de la dignité et de la morale féminine, qui ressurgit après la crise révolutionnaire, apparaît d’ailleurs comme moyen et symbole de cette oppression des femmes.
16Même si au tournant du siècle, cette mode disparaît au profit de corps plus libérés avec l’apparition de l’esthétique physique de la garçonne, cette « Ève nouvelle » (Maugue, 1987), le mythe de la fragilité physique féminine reste, lui, entier et s’est même propagé aux autres catégories sociales, pour devenir un fait de la nature féminine. La féminité se construit donc sur une certaine image de la femme : fragile et vulnérable, sollicitant la protection des hommes dont la force physique apparaît comme le signe de leur masculinité. Les femmes s’évertuent à ne pas être associées, physiquement parlant, à un homme, ne s’autorisant pas, dès leur plus jeune âge, à exercer des activités développant masse musculaire, vivacité physique ou endurance. Ainsi, selon la thèse de Colette Dowling (2001), les femmes ne sont pas naturellement moins fortes que les hommes ou, dit autrement, les hommes ne sont pas naturellement plus forts que les femmes. La condition physique apparaît comme un construit social inscrit au plus profond de toute socialisation sexuée (Mathieu, 1985). De ce fait, nos interlocuteurs n’ont pas tort lorsqu’ils déclarent que les femmes ne sont pas assez fortes physiquement pour exercer dans la plupart des métiers de chantier. Mais cette inaptitude physique n’est pas biologique, mais « d’une nature travaillée, seconde » (Laufer, Marry, Maruani, 2001, p. 21). Ainsi, les femmes costaudes sont toujours vues comme « des exceptions qui confirment la règle » (un chef d’entreprise, en menuiserie).
17Cela étant dit, dans d’autres temps et en d’autres lieux, les femmes ont été amenées à faire la démonstration de leurs aptitudes physiques. Mais, même si elles ont de tout temps travaillé, leur travail est souvent resté invisible (Perrot, 2001 ; Schweitzer, 2002), particulièrement en ce qui concerne les tâches requérant de la force physique. Par exemple, si la culture visuelle du xixe siècle a produit d’innombrables images de femmes (Higonnet, 2002), celles-ci occultent le travail qu’elles réalisaient ou plus exactement qui les représentaient là où l’on s’attendait à les trouver, c’est-à-dire confinées dans leurs salons en train de coudre, les formes de travail moins féminines se concevant beaucoup plus difficilement.
18Suivant le mythe de la fragilité, le travail de force des femmes continue aujourd’hui à rester un non-pensé social, alors qu’historiquement elles ont fait la preuve de leurs capacités. Ainsi, les femmes ont exercé des tâches physiquement dures qui se sont construites par la suite au masculin. C’est le cas au Moyen âge, où nous trouvons dans toute l’Europe du centre et de l’ouest, des femmes exerçant des métiers au caractère physiquement très pénible et que « nous sommes plutôt habitués à considérer aujourd’hui comme "typiquement masculines", par exemple la métallurgie ou le bâtiment » (Opitz, 2002, p. 391). De même, au xixe siècle, on trouvait des femmes travaillant dans les mines (Germinal de Émile Zola, 1885) ou transportant des marchandises. L’idéologie politique communiste qui prônait l’égalité entre hommes et femmes, notamment dans le monde du travail, n’a pas hésité à recruter des femmes pour des travaux pénibles jugés typiquement masculins en Europe de l’ouest, comme l’entretien des routes (Birioukova, 1973 ; Navailh, 2002).
19Les femmes ont pourtant été encouragées à être fortes, mais seulement « lorsque l’économie le requérait, en temps de guerre, par exemple, quand les hommes étaient absents ou pour coloniser » (Dowling, 2001, p. 22). Il n’y a aujourd’hui, dans les pays occidentaux, plus aucun intérêt, notamment économique mais aussi politique, à exhorter les femmes à utiliser leur force physique. Ainsi, certains métiers construits au féminin (infirmières, femmes de ménage, sages-femmes, etc.), requièrent force et résistance. Mais, ces dernières sont le plus souvent frappées d’invisibilité du fait même que ces métiers sont dits féminins. La force physique, comme propriété valorisée ou au contraire ignorée, s’organise autour de la formation genrée de ces métiers et participe ainsi à la construction des qualifications.
20La force physique apparaît alors spécifiquement masculine.
La force physique faite homme
21Si au cours du xixe siècle, les femmes sont renvoyées à leur nature fragile, les hommes sont en retour exhortés à un idéal masculin défini par la volonté de puissance, l’honneur et le courage. « C’est la classe moyenne qui, au cours de son ascension, a imposé ses valeurs à l’aristocratie et à la classe ouvrière. (…) Le stéréotype de la virilité a non seulement imprégné les mouvements conservateurs (…) mais encore les mouvements ouvriers » (Mosse, 1997, p. 17). La classe ouvrière se construit alors autour de l’image de l’homme viril à la musculature imposante. En revanche, la travailleuse apparaît, dans un premier temps, comme un problème à résoudre - problème enveloppant « la signification même de la féminité et sa compatibilité avec une activité salariée » (Scott, 2002, p. 479). Dans un deuxième temps, elle est ni plus ni moins occultée des analyses, ce qui aura des effets jusque dans les études de la sociologie du travail des années 1960.
22L’idéal masculin s’est fixé dans toute la culture occidentale moderne. « Être un homme » revient à prouver que l’on est viril. Mais la virilité est une notion éminemment relationnelle. Construite contre la féminité, elle permet de se faire reconnaître « homme » par les femmes mais aussi par les autres hommes et en même temps, d’établir une hiérarchie entre les sexes et dans la catégorie masculine (Bourdieu, 1998 ; Duret, 1999). Cependant, les formes de virilité sont multiples, voire contradictoires. En conséquence, si la classe ouvrière reste imprégnée « d’une certaine idéologie de l’effort physique qui greffe une forme de masculinité sur l’âpreté des tâches » (Lagrange, 1999, p. 15), « les intellectuels sont souvent perçus par les classes populaires comme des individus aux propriétés sociales très féminines (puisqu’ils) ne font pas de travaux de force, parlent beaucoup, pratiquent avec une certaine intensité la lecture considérée comme une activité "passive" » (Lahire, 2001, p. 22).
23La force physique apparaît aujourd’hui comme le symbole de virilité le plus sujet à des réajustements, à la fois de classe sociale et de genre. Pour les classes les moins favorisées, le « pion » de la force physique reste central, dans la mesure où elles n’ont pas d’autres ressources – notamment professionnelles – pour conquérir dignité, mériter reconnaissance et respect. « Pour les autres, il a été sacrifié, pour que les autres pions, ceux qui ont une plus grande valeur (…) soient sauvés » (Singly, 1993, p. 60). Les confrontations de classe se jouent alors sur l’autel des différences de genre. L’exemple du bâtiment est à ce titre particulièrement éclairant. Le bâtiment est apparu pendant longtemps comme un secteur d’accueil pour une population – les migrants ruraux, les immigrés, la main-d’œuvre étrangère – qui n’a souvent pour seule compétence reconnue [4] que celle de sa force physique. Au-delà du discours sur la volonté de féminisation des métiers de chantier, prôné par les syndicats patronaux, les ouvriers, tout comme les chefs d’entreprise, sont souvent réticents à l’entrée des femmes dans ces métiers, parce qu’elles viennent remettre en cause un ordre hiérarchique instauré jusqu’à une date récente comme un élément de nature.
24L’effet conjugué des deux stéréotypes, celui de « la femme fragile » et celui de « la force physique faite homme », nous permet d’avancer trois points au regard de la division sexuelle du travail existant dans le bâtiment. Tout d’abord, le genre d’une tâche se construit en suivant un processus socio-historique et n’est donc ni immuable, ni universel. D’autre part, le caractère pénible d’une tâche, notamment dans le fait de recourir ou non à la force physique, ne suffit pas à déterminer le genre de celle-ci. Enfin, la notion de pénibilité du travail, sous couvert de l’utilisation de la force physique, n’est pas prise en compte, voire valorisée de la même manière, ni au même degré d’une tâche à l’autre, le caractère genré de celle-ci étant souvent, mais pas seulement, au centre de nombreux enjeux.
25Pour le bâtiment, la pénibilité du travail, construite autour de la mobilisation de la force physique reste un élément structurel de son identité sociale masculine.
La force physique comme élément structurel du secteur
Les métiers du bâtiment et l’utilisation de la force physique
26Tous nos interlocuteurs sont unanimes : les métiers de chantier restent physiquement difficiles, mais certains d’entre eux, comme la peinture, semblent l’être moins. En fait, le métier de référence demeure celui du maçon. Ce métier demande une force physique indéniable, malgré certaines mutations techniques, notamment dans les matériaux utilisés et les procédés de construction.
27Nos interlocuteurs ont tendance à classer les corps de métiers du bâtiment en fonction de la plus ou moins forte utilisation supposée de la force physique. Du plus au moins, nous trouvons : la maçonnerie, la taille de pierre, la couverture, la plomberie, la menuiserie, l’électricité et la peinture. Si d’une part, ce classement ne prend pas en compte l’ensemble des métiers du secteur [5], d’autre part il ne recouvre pas la diversité des possibles. La peinture par exemple, qui est classée en dernière position, peut être définie au moins par deux niveaux de réalités : celui du peintre en bâtiment réalisant le revêtement mural d’un édifice de plusieurs étages et celui du peintre réalisant des finitions d’intérieur. De ce point de vue, il n’est peut-être pas aussi simple de classer de façon catégorique l’âpreté des métiers. En fait, les effets de l’intensité du travail relèvent largement du domaine de la perception construite autour de représentations sociales et de stéréotypes catégoriels, eux-mêmes construits, par le jeu du vécu et des dispositions identitaires. Ainsi, « une activité considérée comme physiquement dure peut être très bien vécue par l’intéressé, mais pour l’observateur extérieur être jugée comme une surcharge » (Durand et Girard, 2002, p. 31). En même temps, cette perception ne sera pas vécue de la même façon ni par tous les observateurs, ni par tous les intéressés, la mobilisation de la variable genre apparaissant d’ailleurs essentielle dans la construction de cette perception. De la sorte, les hommes ont tendance, comme le veulent les stéréotypes de l’ouvrier viril et disponible pour un travail pénible et dangereux, à refouler par des stratégies (inconscientes) de défense individuelles ou collectives (Dejours, 1993) l’expression même de la peur, de la souffrance ou de la douleur. La figure féminine joue dans ces stratégies de défense un rôle répulsif. Les hommes, enfermés dans leur virilité, se rassurent alors de ne pas être une « gonzesse », c’est-à-dire un être supposé fragile et peureux.
28Dans ce jeu de hiérarchisation se retrouve une certaine conception de la valeur qui est accordée aux différents métiers et de ceux qui peuvent s’ouvrir à une éventuelle féminisation. Si la force physique apparaît à l’évidence comme la raison première de la non-possibilité de féminiser certains métiers, il reste alors à concentrer les femmes sur certaines fonctions, telles que la finition, la peinture, l’électricité et dans une moindre mesure la menuiserie. Il faut, pour comprendre l’inscription des femmes dans ces métiers, mobiliser la relation qui existe entre force physique et usage de la technique. Les techniques, prises au sens large, ne sont pas neutres. Elles participent à la construction du genre d’une activité et se construisent elles-mêmes par rapport à certaines représentations genrées. Finalement, il n’est pas étonnant de retrouver dans le classement de nos interlocuteurs le domaine de la finition et de la peinture comme ceux qui conviendraient le mieux aux femmes. Dans cette perspective, nombre d’outils et de matériaux utilisés (pinceaux, papier peint, peinture, etc.), se présentent comme ne demandant pas de changement, en vue d’une éventuelle féminisation, des dispositifs techniques et des équipements de production. Ces outils et matériaux exigeraient même une certaine minutie, qualité construite comme naturellement féminine. En revanche, cette logique ne semble pas du tout correspondre à la maçonnerie, avec les questions du poids d’un sac de ciment, des parpaings, de l’utilisation d’une brouette, d’un marteau-piqueur, etc. Dans le premier cas, la manipulation des outils et des matériaux apparaît adaptée aux aptitudes physiques des femmes, dans l’autre, absolument pas (Cockburn, 2004). D’autre part, certains procédés techniques peuvent être renvoyés directement à des conceptions gestuelles de la vie domestique. L’image de l’ouvrière « qui fait de la métallurgie comme du tricot » (Downs, 2002, p. 312) en est une bonne illustration. Dans le bâtiment, une finition dite « essuyée » consiste à travailler la peinture fraîche avec un chiffon sec en réalisant des mouvements circulaires « comme on essuie ou nettoie chez soi » (femme peintre). Cette perception du geste technique prend appui sur la construction sociale d’une image de la domesticité où les tâches ménagères sont construites comme naturellement faites pour les femmes. Elle s’assoit également sur une représentation de la « féminité », celle de la femme délicate s’épanouissant dans son intérieur qui se doit d’être entretenu soigneusement. L’affinité entre le geste professionnel du peintre et celui de la ménagère est un exemple frappant de la déconnexion opérée entre la réalisation de « ces gestes (masculins) de la performance ordinaire au travail » (Gardey et Chaubaud-Rychter, 2002, p. 27) et la construction d’un « ethos de la virtuosité » (Dodier, 1995) prenant appui sur des pratiques présentées comme héroïques. Les gestes techniques ayant ainsi perdu leur fonction symbolique d’identification à la virilité, ce métier peut alors être « donné » aux femmes. Il peut l’être d’autant plus que l’analogie avec les gestes domestiques a tendance à dévaloriser le savoir-faire de ces métiers et par voie de conséquence, à les déqualifier.
29Mais, face à ces discours, il nous reste à regarder les secteurs d’activités où exercent réellement les ouvrières du bâtiment.
Les fonctions exercées par les femmes ouvrières
30Où les femmes ouvrières du bâtiment exercent-elles ? Sont-elles, en effet, concentrées dans les fonctions que l’on dit moins consommatrices de force physique, comme la finition ?
31Au regard de la répartition des ouvrières par secteur d’activité (tableau 2) – que l’on ne manquera pas de ramener à leur caractère supposé de pénibilité – apparaissent à la fois une immanquable confirmation et une insolite infirmation.
Répartition des femmes ouvrières par secteur d’activité dans les métiers du bâtiment
Répartition des femmes ouvrières par secteur d’activité dans les métiers du bâtiment
32Nous avons choisi de présenter trois secteurs d’activité qui sont représentatifs des réalités de la féminisation des métiers du bâtiment : le gros œuvre, le bois et les installations thermiques.
33Le cas du gros œuvre : contre toute attente, c’est dans le gros œuvre que les femmes exercent le plus souvent (28 %). Derrière cette catégorie, il faut entendre toutes les activités relatives aux fondations, aux murs et à la toiture, à l’opposé du second œuvre qui concerne l’ensemble des activités d’achèvement d’une construction. Ainsi, dans le gros œuvre, nous trouvons des métiers comme la maçonnerie et la plâtrerie mais aussi la taille de pierre ou le revêtement de sols et de murs. Le cas de la taille de pierre est par ailleurs fort intéressant du point de vue de la perception de l’âpreté d’un métier. « Être tailleur de pierre c’est physiquement difficile, taper sur son caillou pendant huit heures, ce n’est pas évident, même pour un homme. Mais, il y a beaucoup de femmes qui se forment à la taille de pierre car il y a un côté artistique, "l’effet cathédrale", qui attire beaucoup les femmes » (une tailleuse de pierre). Dans cette perspective, l’aspect physiquement dur passe au second plan, au profit de l’aspect esthétique qui confère à ce métier un caractère féminin.
34Il faut cependant relativiser cette part des femmes exerçant dans le gros œuvre, car rapporté à l’ensemble des ouvriers (hommes et femmes) travaillant dans cette activité, les femmes ne représentent que 0,59 %, soit le pourcentage le plus bas de toutes les activités du bâtiment. En conséquence, si le gros œuvre apparaît comme le premier employeur de femmes, celles-ci ne représentent sur l’ensemble des ouvriers de ce secteur qu’une part tout à fait marginale, confirmant ainsi par défaut l’image de l’homme maçon comme emblème du bâtiment.
35Le cas du bois : l’activité du bois correspond au secteur médian, point d’articulation entre la répartition des femmes exerçant sur les métiers de chantier et la part des femmes dans ces secteurs d’activité. Le bois recouvre plusieurs métiers : celui de la charpente, des combles, de la menuiserie (parquets, escaliers, meubles) et des fermetures (portes, fenêtres, portail, etc.). Cette variété d’activités permet, semble-t-il, à chacun et chacune de trouver sa place, tout en conservant une division sexuée de l’utilisation des matériaux, des machines, des outils et des produits fabriqués. Ainsi, aux hommes « la taille dans le gros » pour réaliser charpente, escalier et fermeture, se présentant comme « très bon marché, assez rentable et finalement très valorisant », aux femmes « les petites pièces plus ouvragées, (qui) apparaissent pour les clients comme un confort et non comme une nécessité première » (une menuisière).
36Par ailleurs, l’activité du bois se réalise à l’intérieur d’un atelier – en dehors des temps de pose chez les clients – et non pas sur un chantier (cas également des activités de serrurerie). Cet aspect des choses n’est pas à négliger pour comprendre pourquoi les femmes choisissent ce secteur d’activité. Le fait de travailler dans un atelier règle les problèmes de l’organisation sexuée de l’espace, notamment au niveau du confort hygiénique. Sur les chantiers, la question des sanitaires semble poser problème. Ne pouvant être ni mixtes pour des raisons vécues comme évidentes d’atteinte à la pudeur, ni séparés et donc dédoublés pour des raisons économiques, les vestiaires apparaissent comme un argument contre l’embauche féminine. Ces problèmes sont souvent perçus par les chefs d’entreprise et certains salarié-e-s comme insurmontables. Erving Goffman (1977) évoque cette séparation comme un cas de « réflexivité institutionnelle : la ségrégation des toilettes (étant) présentée comme une conséquence naturelle de la différence entre les classes sexuelles, alors qu’en fait c’est plutôt un moyen d’honorer, sinon de produire, cette différence » (p. 82).
37Le cas des installations thermiques : ce secteur s’est beaucoup transformé et a connu des évolutions techniques et technologiques importantes, passant de l’installation de la simple chaudière ou de radiateurs à l’équipement « intelligemment économe » (un chauffagiste) de l’habitation en matière thermique.
38Ce secteur d’activité est celui qui emploie le moins grand nombre de femmes et en même temps où elles sont les moins représentées. Pour expliquer ce fait, l’argument de la pénibilité physique ne peut ici que jouer partiellement, car la plupart des équipements de production et des matériaux utilisés paraissent adaptés à la représentation des possibilités physiques des femmes. C’est le caractère « supposé » technique de cette activité qui joue en leur défaveur. Cet argument se retrouve d’ailleurs, mais dans une moindre mesure, au niveau du métier d’électricien, alors même qu’il est indéniable que les femmes constituent dans les industries de montages électriques et électroniques la première main-d’œuvre. Ici, la technique est représentée non pas comme un ensemble de procédés ou de savoir-faire que l’on acquiert, mais comme une boîte noire complexe, voire magique– à l’exemple de l’image de la fée électricité – que seuls les hommes savent « dompter » (Ghasarian, 2001, p. 123). Les femmes apparaissent donc naturellement étrangères à ces métiers ce qui rejoint leur faible représentation dans les filières scolaires techniques (Daune-Richard et Marry, 1990).
39Entre discours et faits, les femmes sur les métiers de chantier, aussi peu nombreuses soient-elles en nombre absolu, restent enfermées dans certaines branches d’activité du bâtiment. En effet, les effectifs féminins sont les plus représentés dans les secteurs du bois (1,06 %), du métal-serrurerie (1,07 %), de la peinture (1,03 %) et de l’aménage-ment-finition (1,66 %). Selon une responsable de la capeb, cela s’expliquerait par le fait que « dans l’ensemble, les chefs d’entreprise embauchent des femmes dans les fonctions où elles sont naturellement bonnes, où elles travaillent mieux ou du moins aussi bien que les hommes. C’est pourquoi on les retrouve surtout dans les fonctions de finitions, de petits travaux ou de la décoration demandant de la minutie, un sens de l’esthétique et une certaine efficacité. » Ainsi, nous retrouvons une division sexuelle du travail relativement classique. Aux femmes, les travaux de minutie désignés comme simples et répétitifs, aux hommes ce qui requiert force physique, sens de la technique et une moins grande sédentarité (Guilbert, 1966).
40Dans les deux cas, ces compétences sont dites innées pour l’un et l’autre sexe, alors même qu’elles sont le résultat d’un lourd et long travail corporel et mental. En revanche, parmi l’ensemble des compétences que requièrent ces métiers, seule la force physique, du fait même de sa désignation naturellement masculine, est inscrite par essence dans l’identité du bâtiment.
41* * *
42La force physique apparaît à l’évidence comme une caractéristique masculine. Or, derrière les évidences se cachent souvent des faits sociaux, qui ne fonctionnent jamais aussi bien que parce que leurs mécanismes sont cachés. Nous avons tenté de montrer non seulement comment la notion de force physique comme caractère naturellement assigné aux hommes, a été construite suivant un processus socio-historique où genre et classes sociales se font échos, mais aussi, comment cette notion a été mobilisée pour justifier bon nombre de discriminations, notamment professionnelles, et d’aliénations mentales aussi bien d’ailleurs du côté des femmes désignées comme fragiles que du côté des hommes définis par leur force physique. Ces derniers sont en effet eux-mêmes prisonniers de ce stéréotype, bien que, contrairement aux femmes, ils en retirent des profits symboliques et économiques. Car, « la pénibilité du travail masculin est plus souvent apparente, mais peut susciter, au lieu d’un rejet, la fierté d’affronter "virilement" l’effort et le danger. (Par contre), la naturalisation des conditions de travail des ouvrières, sous la figure d’un travail "féminin", conduit, tout aussi sûrement, à laisser en l’état les formes de pénibilité qu’elles comportent » (Gollac et Volkoff, 2002, p. 51).
43Prendre appui sur le bâtiment s’est révélé éclairant pour notre sujet. En effet, la force physique, apparaissant comme un élément structurant de l’identité du bâtiment, a été utilisée pour légitimer la non-féminisation de ce secteur. Pris dans le jeu des définitions de la masculinité et de la féminité, nos interlocuteurs (employeurs et salariés) ne peuvent définir le bâtiment que comme un secteur masculin. C’est que la masculinité et la féminité sont des constructions sociales qui font système, c’est-à-dire qui ne peuvent être définies l’une sans l’autre, ou plus exactement, elles sont définies l’une par rapport à l’autre, par le jeu des rapports sociaux de sexe marqués par la domination masculine. Être femme dans le bâtiment n’apparaît pas comme quelque chose de naturel. De ce fait, les femmes qui y travaillent malgré tout sont, soit occultées comme c’est le cas des conjointes et autres femmes de la famille aidant à la réussite de l’entreprise familiale ; soit confinées dans les bureaux dans les fonctions administratives construites à la fois comme naturellement dévolues aux femmes et par principe non valorisées et valorisables ; soit enfin, concentrées sur les métiers de chantier ne requérant pas, de façon supposée, de force physique et relevant plus de qualités dites féminines comme la minutie ou le sens de l’esthétique. Il leur reste les fonctions dites mixtes, du fait de leur exercice à la fois sur les chantiers et dans les bureaux, fonctions d’encadrement plus ou moins valorisées ou de maîtrise technique. Ici, l’accès pour les femmes n’y est pas plus aisé, parce que ces fonctions impliquent des responsabilités de haut niveau et un certain pouvoir dans l’entreprise, ce que les hommes ont du mal à conjuguer au féminin. Ainsi, nous le voyons, le genre du bâtiment se construit autour des rapports hommes-femmes. Cependant, étudier ce secteur sous l’angle de ces rapports, apparaît comme un sujet parfaitement original, voire dérangeant. En effet, que reste-t-il à questionner quand tout est défini comme masculin par essence, quand l’identité masculine est rarement objet de recherche pour lui-même ? Pourtant, il serait temps de saisir que le genre masculin n’est pas neutre [6] et que, dès lors, être un homme s’apprend tout autant qu’être une femme.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
« Le mot de stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en terme de relations et non d’attributs qu’il convient de parler. L’attribut qui stigmatise tel possesseur peut confirmer la banalité de tel autre et, par conséquent, ne porte par lui-même ni crédit ni discrédit. (…) Nous pratiquons toutes sortes de discriminations (…). Afin d’expliquer l’infériorité (d’une personne) et de justifier qu’elle représente un danger, nous bâtissons une théorie, une idéologie du stigmate, qui sert aussi parfois à rationaliser une animosité fondée sur d’autres différences, de classe, par exemple, (ou/et de sexe) » (Goffman, 1963, p. 13 et p. 15).
-
[2]
« La valence différentielle des sexes traduit la place différente qui est faite universellement aux deux sexes sur une table des valeurs et signe la domination du principe masculin sur le principe féminin » (Héritier, 2002, p. 127).
-
[3]
Classes moyennes que l’on peut définir comme celles dont « le travail non manuel, ou plus exactement non salissant, donne une rémunération stable, plus élevée que le niveau de subsistance. (…) C’est ainsi que les classes moyennes se voient elles-mêmes, s’opposant tacitement aux classes laborieuses dont les revenus sont aléatoires, le plus souvent à peine suffisants pour assurer une piètre alimentation et bien peu de confort, de culture ou de morale ; elles s’opposent également aux classes supérieures dont les revenus – et le pouvoir – encore non négligeables, sont tirés de la propriété de la terre agricole ou minière, et non du travail, même passé » (Blunden, 1982, p. 17).
-
[4]
En réalité, « une partie non négligeable de la main-d’œuvre étrangère provenait de l’activité du bâtiment dans son pays d’origine ou du moins d’un contexte rural » (Campinos-Dubernet, Grando, 1985, p. 386).
-
[5]
Pour une liste non exhaustive : maçon, tailleur de pierre, couvreur, plombier, menuisier, électricien, peintre, mais aussi charpentier, carreleur, plâtrier, serrurier, vitrier, etc.
-
[6]
Travail, genre et sociétés, 2000, « Le genre masculin n’est pas neutre », dossier dirigé par Philippe Alonzo et Rachel Silvera, n° 3.