Couverture de TGS_012

Article de revue

Le travail du corps

Pages 29 à 31

English version

1Le mot "corps" est polysémique. Il renvoie tout aussi bien au corps physique, biologique, qu’au corps social (Rousseau) ou encore aux corps de métier apparus historiquement après la Révolution française ; il évoque le corps fantasmé et idéalisé, qu’il soit physique ou politique. Plus récemment enfin, depuis la fin des années 1970, il renvoie aussi à un discours post-structuraliste qui, à la suite des travaux de Michel Foucault, en étudie la construction symbolique ou culturelle.

2Corps exposés, corps blessés ou douloureux, corps niés, corps remaniés. Dans une revue intitulée Travail, genre et sociétés, l’idée d’un dossier sur le corps peut, dans un premier temps, surprendre. Loin d’une socio-anthropologie du corps déjà existante et fort bien faite au demeurant, (voir sur ce point les travaux de l’anthropologue David le Breton), les coordonnatrices du dossier ont emprunté, pour parler du corps et du travail, des voies qui ne cherchent pas résolument à rejoindre les approches habituellement retenues par les théoriciennes du genre. Pour faire bref, on peut retenir trois grandes approches théoriques : une première perspective biologique où le corps est déterminé par des différences naturelles qui seraient à l’origine des inégalités entre les hommes et les femmes ; une seconde approche constructiviste, où le corps serait avant tout le produit des discours et de la culture dans lesquels il évoluerait ; une troisième approche, enfin, – qui renvoie à "l’embodiment" dans la terminologie anglo-saxonne – considère que nature et culture ont partie liée dans la compréhension et constitution du corps et de ses fonctions sociales. Dans cette dernière approche, le corps s’enracinerait à l’intersection d’une structure biologique, naturelle et des pratiques discursives et culturelles. Il ne s’agit donc pas, dans ce dossier, de se réclamer d’un courant particulier, plutôt de comprendre l’imbrication entre corps, travail, genre et sociétés. Travail sur le corps et corps au travail. Il y a plus qu’un simple renversement rhétorique dans ces deux expressions : une dynamique que les articles du dossier retracent, chacun à sa manière.

3En effet, le travail sur le corps est au cœur d’un dispositif beaucoup plus vaste que les dispositions biologiques ne le laisseraient supposer. Il s’agit de la manière dont s’opère un travail de normalisation et d’intériorisation qui a partie liée, par parenthèse, avec les variables de genre et de classe sociale tout autant qu’il est induit par – et/ou a des effets sur – le monde du travail. Ainsi, dans le dossier, le texte de Rossella Ghigi, historienne, retrace l’histoire de "l’invention" de la cellulite. Dans ce contexte, l’auteure montre comment un savoir prétendument scientifique et se référant à une réalité concrète, le corps féminin, a une histoire et des enjeux politiques, économiques et sociaux. Comment les discours médicaux, relayés par les médias, ont-ils (re-)produit et institutionnalisé une certaine construction des rapports sociaux entre hommes et femmes et une perception symboliquement extrêmement violente du corps féminin ? Citant un critique d’art, Rossella Ghigi rappelle que "les hommes regardent les femmes. Les femmes se regardent elles-mêmes en tant qu’objet de regards. Ceci détermine non seulement le rapport entre hommes et femmes, mais aussi le rapport des femmes avec elles-mêmes" (Berger, 1972) et, allons plus loin, les rapports des femmes entre elles. Cela pose également la question de l’idéalisation du corps féminin et celle de sa (dé)naturalisation. Ces dernières ne peuvent manquer d’avoir des effets dans la sphère économique : le travail des femmes et le travail sur les femmes. Dans une perspective sensiblement différente, Pierre-Emmanuel Sorignet articule très fermement ces deux dimensions : travail sur le corps et corps au travail. En étudiant les danseuses professionnelles dans le domaine de la danse contemporaine, il dénonce l’illusion d’une libération des contraintes physiques et morales que l’on croit à l’œuvre, notamment, dans les instituts de formation. Son enquête révèle l’imposition d’un modèle corporel féminin stéréotypé et l’écart entre un discours idéologique libérateur et les exigences requises sur le marché du travail de la danse contemporaine. De ces exigences, découlent des contraintes qui s’exercent sur des choix sociaux forts comme le choix du conjoint et la maternité. Libération, vocation, professionnalisation et contraintes économiques, le corps est une clé de voûte ici encore.

4Il ne l’est pas moins quand il s’agit d’étudier le corps dans l’environnement professionnel et en particulier dans les emplois où la posture debout et statique est requise. Un ensemble d’auteures québéquoises (Karen Messing, Maude Randoin, France Tissot, Geneviève Rail et Sylvie Fortin) ont mené l’enquête : la posture debout est cause de souffrance physique au travail – troubles cardiovasculaires et douleurs de dos. Or, cette posture est caractéristique de nombreux emplois féminins. Elle est d’autant moins reconnue comme un problème de santé publique qu’elle requiert – apparemment – peu d’efforts et ne produit pas d’effets visibles à court terme. Cela explique que, paradoxalement, les femmes (et leurs employeurs) refusent de prendre en compte cette position corporelle en vue de la modifier pour une meilleure efficacité et une moindre souffrance au travail.

5Plus marginal, peut-être, par rapport au dossier, semblera l’article de Philippe Charrier sur les sages-femmes hommes. De la différence des sexes à la valorisation d’un genre dans une profession, c’est pourtant toujours du corps au travail qu’il s’agit. C’est dans le cadre d’une recherche qualitative conduite à l’Ecole de sages-femmes de Grenoble que l’auteur a mené l’enquête. Comment les hommes, encore très minoritaires, arrivent-ils dans ces métiers de femmes ? Quelles stratégies doivent-ils déployer ? Quelles relations symboliques cette (lente) masculinisation de la profession de sage-femme entraîne-t-elle entre la parturiente et les soignants et parmi le corps médical ?

6Les lecteurs de Travail, genre et sociétés l’auront compris ; loin de viser à l’exhaustivité ou de retracer une histoire, sociologie, philosophie et anthropologie sur le corps déjà existantes, le présent dossier est plutôt un pastiche de textes qui tous articulent la question du corps et celle du travail d’un point de vue sexué.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions