Notes
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[1]
L’analyse des écarts de population active entre enquête Emploi et recensement de la population témoigne de la difficulté de classement des femmes en 1975 (Cézard, 1981) comme en 1990 (Rouault, 1995).
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[2]
Respectivement les rubriques "aides familiaux non salariés ou associés d’artisan, effectuant un travail administratif ou commercial" et "aides familiaux non salariés ou associés de professions libérales, effectuant un travail administratif ou commercial", 2191 et 3131 dans la version de 1982 et 219a et 313a dans la version rénovée de 2003.
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[3]
Analyse originale des libellés de professions de l’enquête Emploi 2001.
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[4]
Sur les 455 professions que compte la nomenclature des pcs, 107 sont majoritairement féminines, 348 majoritairement masculines. D’après le recensement de la population de 1999, elles ont respectivement des effectifs moyens de 96 000 et 37 000 personnes.
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[5]
Lors de la dernière rénovation de la nomenclature, six sous-groupe ont été constitués autour des "professions des établissements bancaires", des "employés", des "classifications professionnelles", des "fonctions publiques", de "l’artisanat" et des "cadres". Les services de l’insee ont consulté de façon complémentaire des organisations professionnelles dans divers secteurs tels que la chimie, le commerce et la distribution, les assurances privées, etc. (cnis, 2000).
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[6]
Précisément, 26,3% des 1,7 millions d’emplois féminins créés entre 1982 et 1999 sont dus à la féminisation moyenne des professions "à structure d’emploi par profession constante" et 73,7% à la progression moyenne de l’emploi "à proportion de femmes par profession constante".
1A l’image d’une sociologie qui a laissé le travail féminin dans son angle mort jusqu’au milieu des années 1960 (Maruani, 2003), la statistique n’a longtemps proposé qu’un portrait imprécis de l’activité professionnelle des femmes, esquisse en négatif de celle des hommes. Pendant des décennies, la description fine des métiers et des qualifications s’est en effet déclinée au "neutre masculin", pour reprendre l’expression de Margaret Maruani (2001). Le travail des femmes est resté principalement abordé sous l’angle de la sphère domestique et de l’inactivité. Aujourd’hui encore, le détail statistique des professions masculines contraste avec l’imprécision des contours de l’activité féminine. Modélisée par des études économétriques, interrogée au travers des flous de classement qu’elle entraîne [1], la présence des femmes sur le marché du travail ne va pas de soi, dans les statistiques comme dans la réalité.
2Ce constat d’une représentation statistique du travail qui, d’après son histoire et dans ses principes mêmes, est sexuée, invite à un retour sur les nomenclatures d’emploi en général et sur la nomenclature socioprofessionnelle en particulier (encadré). Ce faisant, nous serons amenés à considérer l’hypothèse formulée par les sociologues et historiens des sciences selon laquelle la statistique ne se contente pas de refléter la réalité, mais contribue à la créer. Sans nier bien évidemment la réalité des inégalités sexuées en termes de profession, nous tenterons par une lecture critique de la nomenclature socioprofessionnelle de déconstruire la représentation statistique qu’elle propose et de montrer par-là même comment s’articulent catégorisation statistique et construction sociale. Nous questionnerons ainsi le caractère sexué de la nomenclature sans oublier qu’elle est, comme toute représentation, à la fois "la résultante à un moment donné du temps de la lutte sociale" et "un énoncé performatif qui prétend à faire advenir ce qu’il énonce" (Bourdieu, 1982).
Les nomenclatures socioprofessionnelles de l’Insee
A l’occasion de ce retour aux sources, nous considérerons l’emploi féminin sous le prisme de trois de ses principales figures (les aides familiales, les employées et les secrétaires) avant de porter un regard critique sur ce qui apparaît aujourd’hui encore comme sa caractéristique première, sa concentration dans un nombre limité de professions et de catégories socioprofessionnelles. Si elles ne se limitent pas a priori aux femmes, les rubriques d’aides familiales sont de fait majoritairement féminines. En tant que telles, elles témoignent de la manière dont la statistique publique a pris, et prend encore en compte, la situation familiale comme un des critères de l’identité professionnelle des femmes. L’analyse du groupe des employé-e-s et de la profession de secrétaire nous permettra plus généralement de montrer comment le genre entre, le plus souvent de façon implicite mais parfois aussi de façon explicite, dans la définition statistique des professions et catégories socioprofessionnelles. Symbolique de la place des femmes dans la nomenclature, le groupe des employés l’est également par la concentration du travail féminin qu’il propose : alors que six groupes sont définis au niveau le plus agrégé de la nomenclature, les employées représentent à elles seules près de la moitié des femmes en emploi. Dans quelle mesure cette concentration est-elle un effet de nomenclature ? C’est la question à laquelle nous tenterons de répondre en confrontant les professions, telles qu’elles sont déclarées avant toute opération de codage, à celles issues des rubriques prévues par la nomenclature.
Les aides familiales : quand la situation familiale l’emporte sur la pratique professionnelle
3Dans la nomenclature socioprofessionnelle de l’Insee, le classement des aides familiaux témoigne d’une représentation par défaut du travail des femmes. Par définition, les aides familiaux "aident un membre de leur famille dans son travail, sans être salariés", selon la formulation du dernier recensement de la population et de l’enquête Emploi. Ce groupe est composé à 90% de femmes, essentiellement des femmes d’agriculteur (31%), d’artisan (29%) ou de commerçant (18%) qui prennent en charge une partie de l’activité de l’entreprise familiale. L’activité exercée peut être la même que celle du conjoint, elle peut également être du domaine de la vente, du secrétariat ou de la comptabilité. Si elle n’est pas théoriquement définie en fonction du genre, la catégorie d’aide familial est, par sa composition sexuée autant que par le classement dont elle fait l’objet dans la nomenclature, emblématique des hésitations de la statistique face à l’emploi féminin. En effet, considérant que ces situations "sont […] à ce point domestiques que la notion d’occupation, qu’il s’agisse d’une profession, d’une qualification, ou même d’un métier, y perd de sa pertinence", la statistique publique a adopté "une règle de ’redressement’ telle que leur catégorie socioprofessionnelle est automatiquement celle du ’chef de ménage’" (Desrosières, Thévenot, 2002).
4Cette pratique de classement née avec la nomenclature en 1954, n’a été que légèrement modifiée lors de sa refonte en 1982 : si depuis cette date, les conjoints d’artisan et de profession libérale sont classés dans une profession spécifique au niveau détaillé [2] lorsqu’ils déclarent effectuer un travail administratif ou commercial, il n’en demeure pas moins qu’ils restent classés dans la catégorie agrégée des artisans (21) et des professions libérales (31). Les conjoints d’agriculteur, de commerçant ou de chef d’entreprise de plus de 10 salariés sont quant à eux toujours classés, au niveau détaillé comme au niveau agrégé, dans la même catégorie que leur conjoint, qu’ils exercent ou non la même activité. Ces emplois demeurent ainsi classés non pas en fonction de la profession réellement exercée, mais en fonction de celle du conjoint. Par exemple, un emploi de secrétaire n’appartient pas à la même profession, au sens statistique du terme, selon qu’il est exercé par la femme du patron ou par un autre salarié.
5La place des aides familiales dans la nomenclature des pcs témoigne d’une absence de reconnaissance réelle de ces emplois qui, à défaut d’avoir été formalisés par un contrat de travail salarié, ont longtemps été suspectés de n’être qu’une déclinaison du travail domestique ou une aide ponctuelle. Rattachées soit à l’inactivité, soit à l’activité du conjoint, ces situations sont restées peu visibles dans les statistiques pendant des décennies. Dans les recensements de la population, les règles de classement des femmes d’agriculteur ont ainsi fortement varié, de l’inactivité à la profession d’exploitant agricole en passant par le statut d’aide familial (Huet, 1981). Cependant, la représentation statistique n’est pas sans lien avec la réalité : ainsi, lors du recensement de la population de 1975, seulement un tiers des aides familiales femmes de commerçant déclarait une profession précise ("bouchère-caissière", "épicière", "vendeuse", etc.) ; un autre tiers s’identifiait au groupe générique des "commerçants", le dernier tiers ne mentionnant aucune profession (Thévenot, 1983).
6Aujourd’hui encore, le classement problématique des aides familiales dans la nomenclature socioprofessionnelle renvoie à des flous de situation et des difficultés de repérage des individus eux-mêmes : dans l’enquête Emploi, seulement un peu plus de la moitié des aides familiales femmes de commerçant déclarent une profession précise ("secrétaire", "comptable", "hôtelière"), l’autre moitié déclarant un intitulé d’emploi générique ("commerçant", "aide familiale" ou "conjoint collaborateur") [3]. Si à vingt-cinq ans d’intervalle, les données semblent indiquer une légère progression de l’"identité professionnelle" des aides familiales, les différences de mode de collecte entre une enquête par dépôt-retrait (recensement) où la question sur la profession n’est pas systématiquement contrôlée et une enquête en face-à-face (enquête Emploi) où la non-réponse est évitée par les enquêteurs invite cependant à davantage de prudence. L’absence de données comparables aux deux dates ne permet malheureusement pas de préciser cette première analyse.
7Quoi qu’il en soit, le monde des aides familiales s’est profondément transformé sur les vingt dernières années : la majorité des femmes d’agriculteur, artisan ou commerçant exerce désormais une profession salariée, le plus fréquemment hors de l’entreprise familiale ; le nombre d’aides familiales non salariées a ainsi été divisé par quatre, passant de 750 000 en 1982 à 210 000 en 2002. Parmi ces dernières, on trouve une proportion croissante de "conjoints collaborateurs", statut juridique reconnu depuis 1979. De plus en plus souvent professionnalisées, salariées ou associées de droit à l’entreprise familiale, les aides familiales se sont ainsi institutionnalisées. Ne faut-il pas dès lors prévoir une autre règle de classement les concernant ?
8Répondre à cette question suppose de différencier le niveau agrégé, celui des catégories socioprofessionnelles qui correspondent aux milieux sociaux, et le niveau fin, celui des professions plus directement associées aux métiers et qualifications. Si, aujourd’hui comme hier, il n’est pas impensable d’attribuer aux femmes d’exploitant agricole, d’artisan commerçant ou de chef d’entreprise le même milieu social que celui de leur conjoint, il est plus discutable de ne pas repérer leur profession en tant que telle. Compte tenu du principe d’emboîtement (né lors de la réforme de 1982) du niveau fin des professions avec le niveau agrégé des catégories socioprofessionnelles, il n’est pourtant pas possible d’intégrer les aides familiales exerçant une fonction administrative au groupe des employés administratifs. Le caractère sexué de la nomenclature, la règle de classement des aides familiales semblent témoigner aujourd’hui plus qu’hier de la difficulté d’articuler les professions et les catégories socioprofessionnelles. L’exigence d’une définition précise des professions en fonction du contenu du travail est peut-être plus forte qu’il y a vingt ans, pour les aides familiales comme pour les autres actifs occupés.
Les employés : un groupe féminin…
9Si le classement des aides familiales témoigne d’une influence sexuée de la situation familiale sur la catégorisation professionnelle, le groupe des employés permet de mettre plus directement en évidence la dimension sexuée de la nomenclature. De fait, la frontière entre employés et ouvriers, telle qu’elle est dessinée depuis la refonte de 1982, sépare explicitement un monde masculin, celui des ouvriers, d’un monde féminin, celui des employés (Seys, 1987). A l’occasion de cette refonte ont en effet été reclassés en employés les membres des professions les plus féminisées, comme les femmes de ménage et les agents de service. Parallèlement, les professions masculines de représentant et gérant de magasins d’une part, de magasinier, boucher et charcutier salarié d’autre part, ont été reclassées respectivement dans le groupe des professions intermédiaires et dans celui des ouvriers.
10Il n’est pas surprenant, compte tenu des principes mêmes d’une nomenclature qui entend répondre à "l’intuition des milieux sociaux" pour reprendre l’expression de son créateur Jean Porte, de constater que les caractéristiques sociales des professions influencent leur classement dans un groupe plutôt qu’un autre. Les raisons évoquées pour justifier la constitution d’un "groupe féminin" le sont davantage, elles témoignent de la difficulté qu’il y a à s’abstraire des représentations communément partagées à propos du travail des femmes : à défaut de pouvoir caractériser les employés par des "comportements spécifiques", contrairement aux cadres, ouvriers ou petits patrons, la statistique publique a opté pour une homogénéité sexuée des catégories ; c’est ainsi l’absence d’"image sociale" et de "caractéristique professionnelle" des employés qui a conduit l’Insee à faire de ces emplois "un groupe féminin" (Desrosières, Thévenot, 2002).
11A l’image du groupe des employés, les principales catégories d’emploi des femmes restent marquées par un manque de visibilité dans les représentations sociales. Parfois domestique, rarement professionnelle, l’image du travail des femmes est avant tout "féminine" en ce qu’elle renvoie le plus souvent à des qualités supposées féminines : si lorsqu’elles sont ouvrières, les femmes sont majoritairement employées sur des postes peu qualifiés, c’est parce que les tâches à effectuer demandent de la patience et de la minutie ; si elles sont assistantes maternelles ou femmes de ménage, c’est en raison des compétences domestiques qu’elles ont développées pour élever les enfants et entretenir le foyer ; si elles sont infirmières et non médecins, c’est pour la douceur naturelle qu’elles apportent aux soins, loin des diagnostics et traitements prescrits par des médecins qui se situent davantage dans le registre de la science que dans celui de l’affectif. Les images tiennent parfois de la caricature, elles sont pourtant assez communément partagées. Comme l’indique Pierre Bourdieu dans Ce que parler veut dire, "les différences les plus efficaces socialement sont celles qui donnent l’apparence de se fonder sur des différences objectives" (Bourdieu, 1982).
12Même si cette lecture sexuée des professions s’exprime le plus souvent en aval du travail de représentation statistique, comme grille d’interprétation de la place des femmes dans l’espace socioprofessionnel, elle n’est pas étrangère à la définition même des catégories. Parce qu’elles sont supposées s’appuyer sur des qualités naturelles, les professions de femmes n’ont que peu fait l’objet d’un travail de construction et de représentation, qu’il soit politique (par les organisations professionnelles), juridique (dans les conventions collectives) ou statistique (dans les nomenclatures d’emploi). D’un côté, les professions masculines sont décrites avec une précision de diamantaire, depuis les spécialités de formation qui répondent aux exigences des filières professionnelles jusqu’aux grilles de classification qui en précisent le contenu dans les conventions collectives. De l’autre côté, des professions féminines qui, n’ayant pas encore été mises en forme par l’histoire sociale et enregistrées par la statistique, n’ont comme mode de représentation que leur "féminité". De fait, l’espace des professions témoigne de plus de deux siècles d’histoire du travail, une histoire essentiellement masculine jusque récemment.
13Dans la nomenclature socioprofessionnelle de l’Insee, on peut ainsi opposer les emplois masculins, découpés finement en métiers, distingués en fonction des systèmes productifs, hiérarchisés selon les niveaux de qualification, aux emplois féminins où les qualifications sont peu précises et les hiérarchies peu présentes. Ainsi en est-il du domaine féminin de la santé et du travail social qui est le seul où la notion de cadre, pourtant définie dans les conventions collectives de branche, n’a pas d’équivalent statistique ou encore du groupe féminin des employés qui, à l’inverse de celui des ouvriers, ne permet pas de distinguer salariés qualifiés et non qualifiés. D’un point de vue quantifié, les professions féminines sont trois fois moins nombreuses que les professions masculines et elles ont en moyenne des effectifs trois fois supérieurs [4]. Le groupe des employés constitue sans nul doute le meilleur exemple de cette différence de représentation des professions féminines et masculines : d’un côté, les deux professions les plus féminines, celles de secrétaire et d’assistante maternelle (composées à 99% de femmes), regroupent 1,1 million de salarié-e-s ; de l’autre la profession la plus masculine, celle d’agent technique des eaux et forêts (composée à 98% des hommes) ne représente que 2 000 salariés.
14L’inégale précision de la description des professions d’hommes et de femmes dans la nomenclature socioprofessionnelle n’est pas une simple construction statistique. La catégorisation statistique reflète, certes avec un effet de zoom, les différences de représentation cognitive (l’image sociale), politique et syndicale (dans les luttes d’institutionnalisation) des professions selon le genre. Sur ce point, les différentes formes de représentation se complètent et se renforcent : exposé par Margaret Maruani et Chantal Nicole (1989), le conflit entre clavistes (femmes) et correcteurs (hommes) témoigne, par exemple, de la représentation sexuée des qualifications professionnelles, entre professionnalité historiquement construite des emplois masculins et absence persistante de qualification reconnue des emplois féminins ; plus récemment, Philippe Alonzo (1999) s’est intéressé aux "stratégies de résistance des caissières dans la grande distribution". Au-delà de telles situations que seule une microsociologie des professions peut mettre en évidence, l’examen des enjeux de définition des professions d’employés lors de la dernière rénovation de la nomenclature permet de mieux comprendre l’articulation entre construction sociale et représentation statistique des professions.
… Dont la description en termes de profession demeure problématique
15Le traitement du groupe des employés lors de la dernière opération de rénovation de la nomenclature témoigne à la fois de la volonté de préciser la représentation statistique de ce groupe "féminin" et de la difficulté à s’abstraire du "sexe" des professions. S’il a été jugé nécessaire de créer un sous-groupe "employé" dans le cadre de la mission de rénovation de la pcs [5], les rubriques de profession des employés n’ont en définitive que peu été modifiées par rapport à celles traitées dans le cadre d’échanges sectoriels (hôtellerie-restauration, transport, etc.) : alors que d’un côté, les organisations professionnelles, principalement implantées dans les secteurs masculins, effectuaient un travail de représentation essentiellement politique en proposant la création d’un grand nombre de rubriques de profession, de l’autre, le sous-groupe "employé" analysait de manière scientifique donc plus mesurée, la possibilité de redéfinir des professions. Ce n’est pas tant la justesse des analyses proposées par ce sous-groupe que nous entendons discuter que l’organisation même d’une mission de rénovation qui n’a fait que refléter les modes de représentation des différents espaces professionnels, représentations politique et syndicale du côté des emplois masculins, sociologique et statistique du côté des emplois féminins.
16Prenant acte de l’imprécision de la description statistique des employés, le sous-groupe "employé", composé pour moitié d’hommes et de femmes, a étudié les possibilités d’aménagement de la nomenclature. Si l’imprécision de la version de 1982 reflétait l’absence passée de travaux sociologiques sur le monde des employés, l’émergence de travaux sur les professions de secrétaire (Liaroutzos, 1997), d’aide-soignant (Arborio, 1995) et plus généralement d’employé (Chenu, 1993 ; Alonzo, 1996) devait permettre de renouveler la réflexion. Certes l’analyse a permis de préciser quelques-unes des professions les plus volumineuses : c’est le cas des aides-soignants que l’on distingue dorénavant des assistants médicaux, des auxiliaires de puériculture et des aides médico-psychologiques ; c’est également le cas des assistantes maternelles qui sont distinguées des aides à domicile. Cependant, la profession de secrétaire, qui à elle seule regroupe plus de 650 000 salariés, n’a pas été modifiée. L’analyse de l’argumentaire qui a finalement conduit à ne pas proposer d’aménagement pour cette profession emblématique des emplois féminins illustre de façon exemplaire la difficulté qu’il y a à s’abstraire du "sexe" des professions.
17Un double constat était à l’origine de la réflexion autour d’une éventuelle redéfinition de la profession de secrétaire : d’une part, avec un effectif qui représentait plus d’un emploi sur trente et une femme en emploi sur quinze, cette profession était la plus importante de la nomenclature ; d’autre part, la description tant sociologique (Liaroutzos, 1997) que statistique (d’après les libellés d’emploi de l’enquête Emploi) de la profession semblait autoriser la distinction de deux nouvelles professions (les "secrétaires médicales" et les "secrétaires spécialisées" regroupant les secrétaires commerciales, bilingue ou trilingue, juridiques, etc.). Bien que s’appuyant sur des arguments objectivement solides, la proposition de redéfinition de la profession de secrétaire n’a pas été retenue. Cette décision s’est principalement fondée sur deux éléments : le premier tenait au respect de l’économie de la nomenclature, c’est-à-dire au refus de créer dans l’ombre d’une profession massive et indifférenciée, deux professions spécialisées d’effectif beaucoup moins important, le second à la faiblesse supposée de l’identité professionnelle de ces professions. A l’appui de cet argument, étaient citées la polyvalence des emplois administratifs, la dépendance à l’égard des directions d’entreprise du point de vue des contenus professionnels, la forte dispersion selon les branches d’activité et les conditions d’emploi (temps partiel, contrats courts) ne permettant pas un réel investissement professionnel.
18Au-delà d’arguments que l’on peut considérer comme sexués, voire sexistes, comme la référence à une polyvalence "féminine" caractéristique du métier de secrétaire, une organisation "domestique" des services administratifs ou la nécessité, pour préciser le métier de secrétaire, d’avoir accès à des caractéristiques personnelles du patron, on peut être tenté de comprendre l’utilisation d’éléments plus classiquement mobilisés dans la définition des professions comme la taille, la solidité d’un noyau et le flou avec d’autres professions (Desrosières, Goy, Thévenot, 1983). Certes, suivre la proposition aurait amené à créer des professions de secrétaire d’effectifs très différents (de l’ordre de 60 000 pour chacune des professions de secrétaire spécialisée, à comparer avec plus de 500 000 pour celle de secrétaire non spécialisée) et entretenant une frontière un peu molle. Mais une telle décision aurait été loin d’être exceptionnelle dans la nomenclature : on peut par exemple évoquer les professions masculines de technicien ou d’ingénieur de l’environnement, ou encore la profession d’agent technique forestier et garde des espaces naturels qui, malgré la faiblesse de ses effectifs (de l’ordre de quelques milliers), a survécu lors de la dernière rénovation ; on peut également mentionner la profession féminine d’infirmière pour laquelle on distingue plusieurs spécialités.
19De toute évidence, ce qui a manqué pour que voient le jour de nouvelles professions de secrétaire, au sens de la nomenclature des pcs, ce n’est pas tant les caractéristiques objectives de la profession, en termes de spécialisation des qualifications et du contenu du travail, que le déficit de représentation politique qui la caractérise. La comparaison avec les professions mentionnées plus haut est sur ce point tout à fait éclairante : dans le cas des professions de l’environnement, c’est la volonté politique d’un ministère en recherche de légitimité davantage que l’émergence, encore faible d’un point de vue empirique, des métiers de l’environnement, qui a permis la création de nouvelles professions ; dans celui des infirmières, c’est la force de la représentation syndicale (pour la cgt et la cfdt au moins, les syndicats d’infirmier-ère- constituent une vitrine de leur prise en considération des emplois féminins) et institutionnelle (avec la garantie étatique des spécialisations à travers des diplômes d’État et des grades hospitaliers) qui a pu peser dans la structuration statistique du monde infirmier.
20De fait, s’il s’appuie en premier lieu sur des critères professionnels, le découpage statistique des professions est un enjeu politique. Comme le rappelle Luc Boltanski (1982), "l’institutionnalisation des frontières entre groupes (professionnels) est l’un des enjeux fondamentaux des luttes politiques". Les débats, parfois animés, qui ont eu lieu lors des opérations de rénovation de la nomenclature peuvent en témoigner : les discussions du début des années 1980 à propos de la définition des professions de psychologue et psychanalyste ont été décrits avec force détails (Desrosières, Thévenot, 2002). A l’occasion de la dernière refonte de la nomenclature, d’autres professions ont exprimé le souhait d’une redéfinition de leur activité : dans le cas des architectes, la revendication d’une rubrique statistique, excluant les géomètres experts, renvoie à un différend institutionnel quant à la caisse complémentaire de retraite que ces professions gèrent en commun ; le plus souvent, les demandes participent d’une logique d’institutionnalisation des professions comme dans le cas des fleuristes auparavant classés avec les "petits détaillants en produit de luxe".
21Mal représentées politiquement, les femmes apparaissent défavorisées dans ces luttes de classement qui sont, comme le souligne Pierre Bourdieu (1982), "des luttes pour […] imposer la définition légitime du monde social". Pour une profession ou un groupe social, la définition des catégories statistiques renvoie à des luttes de territoire dans l’espace symbolique des représentations. La concentration statistique des emplois féminins témoigne de fait d’une double ségrégation, à la fois réelle et symbolique : d’une part les femmes accèdent peu à une majorité d’emplois, d’autre part les professions qu’elles exercent le plus fréquemment n’occupent que peu de place dans la nomenclature.
La concentration des emplois : un effet de nomenclature ?
22Au-delà des figures emblématiques que constituent le groupe des employés et, en son sein, la profession de secrétaire, la concentration des emplois s’est établie comme une des principales caractéristiques du travail des femmes : mise en évidence lors des premiers portraits quantifiés consacrés à l’activité féminine (Huet, 1983), elle n’a eu de cesse de s’affirmer comme une de ses caractéristiques structurelles (Marchand, 1993 ; Maruani, 2003). Aujourd’hui comme il y a vingt ans, un même constat se dégage à la lecture des effectifs sexués des professions et catégories socioprofessionnelles : les emplois féminins sont concentrés dans un petit nombre de métiers et de domaines d’activité. La féminisation du marché du travail n’a rien changé à cet état de fait, au contraire. La parité de plus en plus proche, les femmes occupant désormais 45% des emplois, n’a paradoxalement pas fait avancer l’horizon de la mixité : en 2001, les six catégories socioprofessionnelles où l’on trouve le plus de femmes (sur les trente et une catégories que compte la nomenclature) représentent 62% de l’emploi féminin, soit la même proportion qu’il y a vingt ans.
23Si les tendances et les conclusions ne sont guère discutables, la confiance à accorder aux indicateurs statistiques construits à partir de la nomenclature des pcs est toute relative : comme nous venons en effet de le montrer, le degré de féminisation d’une profession ou d’une catégorie socioprofessionnelle est loin d’être étrangère à la définition de ses contours et de son contenu ; ainsi, la concentration des emplois féminins pourrait n’être qu’un effet de nomenclature. Afin d’interroger cette hypothèse, nous avons considéré non plus les catégories statistiques, mais les libellés d’emploi eux-mêmes, c’est-à-dire les constructions sociales et non leurs représentations statistiques. De cette analyse illustrée par les graphiques 1 et 2 (en annexes), on conclut à une très forte différence de concentration des expressions employées par les hommes et les femmes pour présenter leur profession : alors que du côté des femmes les cinq libellés de secrétaire (5%), assistante maternelle (2,7%), femme de ménage (2,5%), aide-soignante (2,4%) et vendeuse (2,2%) représentent à eux seuls près d’un emploi sur six, du côté des hommes les cinq premiers libellés d’agriculteur (1,6%) , maçon (1,6%), magasinier (1,1%), électricien (1%) et chauffeur routier (0,9%) ne représentent qu’un emploi sur quinze.
24Ainsi, la concentration des emplois féminins, loin de n’être qu’un effet de nomenclature, se révèle bien être une caractéristique forte de la segmentation du travail entre hommes et femmes. La mixité apparaît par conséquent bien plus lointaine que la parité, ce que confirme une décomposition de la féminisation des emplois qui tient compte de la structure sexuée des professions : d’après les données des derniers recensements de la population, la féminisation des professions n’explique qu’un quart de la forte progression des emplois féminins entre 1982 et 1999, les trois quarts de cette progression tenant à des emplois créés "à proportion de femmes par profession constante" [6]. La féminisation de l’emploi ne signifie donc pas la féminisation des professions et la parité, si elle se rapproche à mesure que la présence des femmes sur le marché du travail se révèle utile économiquement, est loin de coïncider avec l’égalité des sexes. La lente féminisation des professions et la concentration de l’emploi féminin se répondent et se renforcent donc dans un mouvement lent qui traduit l’inertie des représentations sociales concernant le travail des femmes.
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27A l’issue de cette lecture critique de la nomenclature socioprofessionnelle, nous avons acquis quelques certitudes : si la statistique publique n’est pas neutre dans le traitement du genre (comment pourrait-elle d’ailleurs prétendre l’être ?), la moindre visibilité des emplois féminins dans la nomenclature socioprofessionnelle de l’Insee apparaît bien davantage être le reflet d’une représentation socio-politique différenciée des professions d’hommes et de femmes qu’une simple construction statistique. On peut certainement regretter certains choix statistiques qui, en étant en prise avec les demandes des acteurs sociaux, n’ont fait qu’en refléter les logiques de domination. Il serait cependant injuste d’accuser la nomenclature socioprofessionnelle alors qu’elle ne prétend qu’enregistrer les pratiques de classement nées de l’histoire sociale. Si elle est une co-construction de la réalité, en permettant notamment aux acteurs sociaux de prendre appui dans leurs revendications, la statistique publique ne peut, et ne doit pas à mon sens, se substituer au travail de représentation proprement politique, en particulier celui des organisations professionnelles, patronales et syndicales.
La concentration du travail féminin, un effet de nomenclature ?
La concentration du travail féminin, un effet de nomenclature ?
…qui résiste à l’analyse des libellés de profession
…qui résiste à l’analyse des libellés de profession
Bibliographie
Bibliographie
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- Maruani Margaret, 2003 (2000), Travail et emploi des femmes, La Découverte, Paris.
- Maruani Margaret, Nicole Chantal, 1989, Au labeur des dames. Métiers masculins, emplois féminins, Syros Alternatives, Paris.
- Rouault Dominique, 1995, "Les écarts d’estimation de la population active française au recensement et à l’enquête annuelle sur l’emploi : d’où viennent les divergences ?", Insee méthodes, n° 52-53, Paris.
- Seys Baudouin, 1987, "Groupes sociaux : les employés", Données Sociales, Insee, Paris.
- Thévenot Laurent, 1983, "L’économie du codage social", Critiques de l’économie politique, n° 23-24, pp. 188-222.
Notes
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[1]
L’analyse des écarts de population active entre enquête Emploi et recensement de la population témoigne de la difficulté de classement des femmes en 1975 (Cézard, 1981) comme en 1990 (Rouault, 1995).
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[2]
Respectivement les rubriques "aides familiaux non salariés ou associés d’artisan, effectuant un travail administratif ou commercial" et "aides familiaux non salariés ou associés de professions libérales, effectuant un travail administratif ou commercial", 2191 et 3131 dans la version de 1982 et 219a et 313a dans la version rénovée de 2003.
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[3]
Analyse originale des libellés de professions de l’enquête Emploi 2001.
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[4]
Sur les 455 professions que compte la nomenclature des pcs, 107 sont majoritairement féminines, 348 majoritairement masculines. D’après le recensement de la population de 1999, elles ont respectivement des effectifs moyens de 96 000 et 37 000 personnes.
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[5]
Lors de la dernière rénovation de la nomenclature, six sous-groupe ont été constitués autour des "professions des établissements bancaires", des "employés", des "classifications professionnelles", des "fonctions publiques", de "l’artisanat" et des "cadres". Les services de l’insee ont consulté de façon complémentaire des organisations professionnelles dans divers secteurs tels que la chimie, le commerce et la distribution, les assurances privées, etc. (cnis, 2000).
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[6]
Précisément, 26,3% des 1,7 millions d’emplois féminins créés entre 1982 et 1999 sont dus à la féminisation moyenne des professions "à structure d’emploi par profession constante" et 73,7% à la progression moyenne de l’emploi "à proportion de femmes par profession constante".