Notes
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[1]
B. A. Krutikov, Vospominaniâ Inzhenera Putej Soobshcheniâ (vypuska 1900 g.) Krutikova Borisa Aleksandrovicha: 14 iûnâ 1877 - 15 ânvarâ 1968 (SPb.-Pg.-L., 1963), 206-208 (Manuscript, IIPS, KP.XII.4).
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[2]
Cet article repose sur de nombreuses sources qui, pour des raisons de volume, n’ont pas pu être citées ici dans leur totalité. Ne sont mentionnés de façon systématique que les principaux ouvrages de référence qui comportent une riche bibliographie ou, dans certains cas, les types de sources utilisées. (suite page suivante)
Dans le cas des publications en série ou des périodiques dépouillés sur une longue période, leur titre générique ainsi que les dates limites du dépouillement sont également mentionnés. -
[3]
L’Institut Smolny avait pour prototype la fameuse école de Saint-Cyr créée en 1686 par la marquise de Maintenon.
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[4]
En 1860, la population féminine constituait 176 000 des 495 000 habitants de Saint-Pétersbourg contre 220 000 pour 540 000 en 1865.
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[5]
Le Progymnasium était une école secondaire incomplète.
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[6]
La Table des Rangs promue par Pierre Ier en 1722 fut le principal document statutaire de l’Empire russe réglementant le service de l’État.
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[7]
Notons que l’Empereur était proche de la vérité puisque le 1er mars 1881, quand il fut assassiné, le signal pour faire exploser la bombe des terroristes fut donné par Sophia Perovskaâ, ancienne étudiante des cours Alarchinskie pour femmes.
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[8]
Une riche collection de matricules et de fiches d’inscription dans les différentes universités françaises est conservée aux Archives nationales de Paris.
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[9]
Sur les cours supérieurs de femmes, il existe une importante littérature (Satina, 1966, Dudgeon, 1975, Ivanov, 1991, et autres). Notre survol s’appuie également sur de nombreuses publications parues à ce propos dans le Journal du Ministère de l’Instruction Publique (Zhurnal Ministerstva Narodnogo Prosveshcheniâ) que nous avons systématiquement dépouillé pour la période allant de 1869 à 1914.
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[10]
Pour retracer l’histoire de cette institution, nous nous sommes appuyés sur les sources d’origine et de caractère très variables : manuscrits (Krutikov); articles (Kurbatov, 1947 ; Gouzévitch, 1984, 1992 ; Budinova-Dybovskaâ, 1970), bottins de Pétersbourg-Petrograd pour les années 1908-1924, brochures (Belelûbskij, 1915 ; Pâseckij, 1905), ouvrages commémoratifs (Bogomazova, 1967).
1“Parce que cela s’est passé il y a longtemps, sans doute très peu de personnes savent-elles que la première école technique supérieure créée au monde pour les femmes fut fondée en Russie en 1906. Bien que cette école fonctionnât douze ans avant la Révolution russe et bien qu’elle totalisât plus de 1000 étudiantes, il est difficile de trouver quelque information à son sujet”. C’est ainsi que s’ouvrent les mémoires de Boris Krutikov, ingénieur des voies de communication diplômé en 1900, qui fut l’un des premiers professeurs de l’Institut polytechnique de femmes de Saint-Pétersbourg [1].
2L’existence de cette école technique supérieure, qui s’appelait à l’origine “Cours polytechniques de femmes de Pétersbourg”, a été passée sous silence pendant près de quatre-vingts ans. Même si quelques auteurs y font référence dans des tableaux synthétiques, ils n’ont jamais vraiment étudié cette institution dans le cadre de travaux nationaux et internationaux ayant trait à l’histoire de l’éducation générale et des femmes sous l’Empire russe (Satina, 1966 ; Dudgeon, 1975 ; Ivanov, 1991 ; Vorob’eva, 1994). [2]
3Encore qu’il ne s’agisse peut-être pas de la première ni de l’unique, cette école supérieure technique pour femmes apparaît comme un phénomène précurseur dans l’histoire du XXème siècle à la fois concernant l’éducation des femmes et l’enseignement technique. Né de la convergence de plusieurs facteurs, cet institut est devenu emblématique du combat difficile que la frange progressiste de la société russe mena durant un demi-siècle pour l’égalité des droits et le libre accès des femmes à l’enseignement supérieur et, au-delà, à l’intégration professionnelle. Pour être bien saisi, ce phénomène doit être étudié dans le cadre des changements du contexte socio-politique de l’État russe avant et après les réformes des années 1860 dominées par l’élan de la pensée et du mouvement révolutionnaires. En second lieu, il conviendra de l’examiner à la lumière des logiques plurielles et controversées de développement de l’éducation en débat au cours de la période concernée – et qui opposaient notamment enseignement élémentaire et enseignement classique, enseignement général et enseignement professionnel, éducation des filles et éducation des garçons. Enfin, il s’agira de porter une attention particulière au système ramifié des écoles supérieures techniques masculines qui se développèrent en Russie dès le début du XVIIIème siècle ainsi qu’à leurs appartenances corporatistes inscrites dans la hiérarchie administrative complexe et bien établie des fonctions, grades et privilèges.
Filles et belles filles de l’Impératrice éclairée ou les racines de l’enseignement féminin général et professionnel en Russie
4L’enseignement féminin est né en Russie sous le règne de Catherine II, avec l’ouverture de “la Société impériale d’enseignement pour les filles de la noblesse” (SPb, 1764), un pensionnat fermé resté célèbre sous le nom d’Institut Smolny. Cette initiative, qui avait pour but d’éduquer “une nouvelle sorte de femme russe”, mieux élevée et plus sensible, fut reprise par les principales grandes villes. En 1797, ces instituts passèrent sous le patronage de l’Impératrice Maria Fedorovna, épouse de Paul Ier, dont l’administration particulière devint pendant un siècle responsable de différentes institutions philanthropiques, y compris des pensionnats, des orphelinats et des écoles de filles. Davantage consacrés à l’éducation qu’à l’instruction, les programmes d’études de ces écoles incluaient des matières adaptées telles que les langues étrangères, la musique, la danse, les bonnes manières et les travaux d’aiguille. Ces derniers prenaient une part importante dans l’éducation des filles pauvres de la bourgeoisie et chez les orphelines. Avec les pensionnats privés, ces écoles restèrent pendant un siècle les institutions dominantes en matière d’enseignement féminin. Elles disparurent totalement après la révolution d’Octobre (Flug, 1963) [3].
5Une série d’événements politiques majeurs au milieu du XIXème siècle vint perturber le fonctionnement régulier de l’appareil d’État. Après la défaite de la guerre de Crimée et la mort de Nicolas Ier, en 1855, le pays qui, depuis les années 1840, s’était engagé sur la voie de l’industrialisation entra dans une période de réformes dont la plus importante est l’abolition du servage en 1861. Ce fut également un tournant dans la situation sociale des femmes russes. Elles étaient en effet de plus en plus nombreuses à devoir affronter le problème vital consistant à gagner leur vie par elles-mêmes, comme le montre la proportion grandissante de femmes parmi la population urbaine (Tishkin, 1984) [4].
6Confronté à cette nouvelle situation démographique et économique, le problème de l’enseignement des filles, général et professionnel, ne pouvait plus être ignoré. Dans son rapport à l’Empereur, le 5 mars 1856, le ministre pour l’enseignement public, Norov, souleva officiellement la question de l’égal accès des hommes et des femmes à l’enseignement supérieur. Cette initiative servit de point de départ à la création, dès 1858, de gymnasia pour filles comportant un programme général sur l’ensemble du pays. L’un des tout premiers fut ouvert à Saint-Pétersbourg le 19 avril 1858. Leur nombre s’accrut ensuite rapidement. Ainsi, en 1864, la Russie comptait cent vingt-trois écoles secondaires pour les filles (pensionnats, pro-gymnasia et gymnasia compris). En 1866, les gymnasia étaient déjà en nombre de trente-huit (et cinquante-quatre progymnasia) tandis que vingt-cinq autres s’ouvraient l’année suivante (Dudgeon, 1975 ; Tishkin, 1976) [5].
7L’enseignement secondaire professionnel pour filles fut un autre domaine exploré durant cette période bien que les premières tentatives en la matière fussent plus précoces. Ainsi, l’école de manufacture pour filles créée entre 1833 et 1835 par Timofej Prohorov, propriétaire d’une usine textile à Moscou, avait pour vocation d’enseigner la lecture, l’écriture et les travaux manuels féminins. Les initiatives sont plus nombreuses au cours des années 1860. Cependant, pour devenir une question publique ou politique, la question de l’enseignement secondaire professionnel pour les filles dut être soulevée à maintes reprises durant la période pré-révolutionnaire. Avec le temps, elle devint en quelque sorte un enjeu à double tranchant dans la lutte des femmes pour la professionnalisation. A partir de la fin des années 1870, le gouvernement russe se montra de plus en plus favorable au développement des écoles techniques secondaires pour filles que ce soit pour les tâches manuelles, pour la fabrication manufacturière ou pour l’agriculture et l’industrie. Beaucoup d’entre elles étaient le fruit d’initiatives publiques et privées, en particulier celles de la Société technique russe qui reçurent l’approbation officielle et un important soutien financier. Cependant, très peu de ces écoles préparaient leurs diplômées à une véritable activité professionnelle. L’attitude favorable à leur création est le fait d’une logique très paradoxale les considérant davantage comme une alternative à l’enseignement professionnel supérieur que comme une étape vers ce dernier.
L’enseignement comme émancipation : des filles de la noblesse bien éduquées aux “monstres aux cheveux courts”
8A l’automne 1859, la première étudiante russe, Natalia Korsini, fit son apparition à l’Université de Pétersbourg. Elle y vint sans permission préalable et fut introduite dans la salle de conférence par le recteur en personne. Korsini fut rapidement rejointe par sa sœur et par quatre autres jeunes femmes. Quelques mois plus tard, la présence de jeunes femmes aux différents cours de l’université ne pouvait plus frapper quiconque, aussi nombreuses fussent-elles. Quelques représentants du corps enseignant n’accueillirent pas favorablement cette initiative : afin de décourager les jeunes filles, ils utilisaient des expressions scabreuses, notamment durant les cours d’anatomie ou de physiologie. Les classes de sciences naturelles étaient néanmoins parmi les plus demandées parce que leur enseignement dans les écoles secondaires de filles était à cette époque traditionnellement limité sinon exclu du programme. Cette demande allait de pair avec une nouvelle idéologie nihiliste qui vit le jour au début des années 1860 et pour laquelle la vénération des sciences naturelles prit un tour presque sacré.
9Après Pétersbourg, des centaines de jeunes femmes firent leur apparition dans quelques autres grandes universités, comme à Kiev, Kharkov et Odessa.
10Leur arrivée croissante dans les écoles d’enseignement supérieur qui devint de facto une réalité inespérée dans la vie sociale russe du début des années 1860, avait, entre autres choses, une explication administrative très simple : elle était rendue possible par le Règlement de l’Université de 1835 dans lequel aucune opposition à l’accès des femmes à l’enseignement supérieur n’avait été stipulée. Elle fut ensuite facilitée par la décision prise en 1857-1858 d’annuler tout quota de candidats admis et par la suppression d’une formation militaire dans le programme universitaire.
11En même temps, cette nouvelle situation ne tarda à soulever un grand nombre de difficultés. L’une d’entre elles était essentiellement scolaire : comment prendre en charge administrativement le statut des étudiantes et, plus concrètement, comment envisager leur accès aux examens et leurs droits au diplôme ? Ce problème était loin d’être purement administratif. Il était intimement lié à la conception de base et aux objectifs de l’université russe qui était fondamentalement différente des modèles ouest-européens. Mise en place par l’État, l’université russe fut, dès le départ, conçue comme une école supérieure dans le but de “préparer les jeunes hommes à intégrer (…) le service public” (Tolstoj, 1885). En conséquence, le diplôme universitaire qui assurait un accès certain à ces postes, avec un grade important dans la hiérarchie de la Table des Rangs, [6] devint un gage non négligeable de carrière professionnelle. En échange, l’État considérait qu’il était de son devoir de régler dans ses moindres détails tous les aspects de la vie universitaire, académique ou administrative. En dépit des déclarations officielles qui se référaient volontairement aux modèles occidentaux, le statut de l’université russe était en réalité plus proche de la “grande école” que d’une corporation académique autonome. L’accès des femmes aux diplômes universitaires, et ainsi au service public, était dans ce contexte un défi très difficile. Cette question survint, de plus, à un moment inapproprié alors que le gouvernement devait affronter l’agitation estudiantine généralisée qui avait éclaté dans les principales villes universitaires.
12La question politique était cruciale. Les toutes premières étudiantes intégrèrent immédiatement le mouvement révolutionnaire. Certaines d’elles devinrent des membres d’organisations radicales, voire terroristes comme “Terre et liberté”, et le droit à un enseignement identique pour les hommes et les femmes devint l’une des revendications récurrentes des tendances socialistes les plus militantes (Tishkin, 1976).
13D’une façon générale, l’aspect éducatif représenta le trait le plus marquant du mouvement d’émancipation féminine russe. Ce fut également la principale différence avec le mouvement féministe occidental. Pour ces derniers, le combat pour l’enseignement général fut simplement complémentaire à la conquête de droits civiques, politiques et économiques afin d’assurer aux femmes une participation active dans la vie intellectuelle et politique de leur pays. En Russie, la revendication de droits égaux dans l’enseignement supérieur devint dominante, pour de multiples raisons. On peut dire que l’émancipation elle-même était assimilée par les femmes russes au libre accès à l’enseignement supérieur.
14Dynamiques, résolues et émancipées, les premières étudiantes furent les avocates les plus acharnées des droits et libertés de l’Université. En épousant le militantisme révolutionnaire et en rejoignant le combat politique, elles poursuivaient un double objectif : trouver un soutien à leurs revendications spécifiques et se battre pour des droits politiques communs, avec les mêmes revendications que les hommes qui remettaient en cause l’Empire russe.
15Cette position militante prit quelquefois des formes très radicales. Le nihilisme fut sans conteste l’une de ces manifestations extrêmes, en raison de son caractère singulier, provocateur et particulièrement visible. Sceptiques et matérialistes, ses champions revendiquaient des droits à la liberté individuelle et combattaient le mode de vie traditionnel, les coutumes et opinions sociales établies. Ils négligeaient tout principe moral ou religieux, toute valeur de la famille traditionnelle, tel le mariage. La “théorie de l’égoïsme rationnel” était leur programme intellectuel et leur mode de vie. Même si ces idées étaient mises en pratique aussi bien par les hommes que par les femmes, elles étaient essentiellement reliées, dans l’opinion publique, à l’idée de l’émancipation féminine. Le “monstre aux cheveux courts”, vêtu de noir, mal élevé et viril, fumant, jurant, parlant politique, finances et sciences devint l’un des personnages préférés des caricatures et des romans. Yvan Turgenev, dans Parents et enfants, la tourna en dérision en la personne grotesque d’Evdoxia Kukshina alors que Nikolaj Chernyshevskij chanta l’éloge de la femme émancipée (Vera Pavlovna) en la choisissant comme protagoniste dans son célèbre roman militant Que doit-on faire ? Reste un aspect plus subtil de ce mouvement que les historiens de l’enseignement féminin doivent prendre en compte : pour de nombreuses femmes russes, un tel comportement de défi était le seul moyen de protester contre l’attitude masculine hostile envers les droits des femmes à l’éducation. La préservation de la “féminité” était l’un des principaux arguments que les adversaires de l’enseignement supérieur des filles mettaient systématiquement en avant. Du même coup, cette prétendue féminité devenait aux yeux des femmes un fâcheux obstacle dans la conquête de leur rêve ; elles prirent les armes contre cette image, avec frénésie. Malheureusement, en agissant de la sorte, elles contribuèrent à renforcer l’image caricaturale de la femme nihiliste considérée comme un élément perturbateur et socialement dangereux. Restée dominante pendant plusieurs décennies, cette image nuisit gravement à l’idée centrale d’émancipation et d’enseignement supérieur pour les femmes. Elle conduisit à la conclusion que l’existence d’étudiantes était en soi indésirable. D’après les mémoires de Kropotkin, “Alexandre II détestait les femmes savantes. Quand il lui arrivait de rencontrer une femme portant des lunettes et un chapeau garibaldien, il en frissonnait en pensant qu’il avait en face de lui une nihiliste prête à prendre les armes.” (Tishkin, 1984) [7].
16Ainsi, dans le contexte explosif du début des années 1860, après l’euphorie de la Grande réforme, quand le gouvernement russe dut faire face simultanément aux nombreux troubles paysans et estudiantins qui se répandaient dans tout le pays, il jugea bon de neutraliser au moins une partie des agitateurs. En conséquence, l’attitude positive sur le point d’être adoptée en 1861, avec l’avis favorable des principaux Conseils des universités, fut abandonnée. Le nouveau Règlement sur l’université, promulgué en 1863, bien que d’apparence neutre envers l’éducation des femmes, fut élaboré de telle sorte qu’il procurait le moyen de la réduire de facto. Au même moment, sous la forme de circulaires ministérielles envoyées à toutes les universités, l’accès à l’enseignement supérieur fut délibérément fermé aux femmes et toutes les étudiantes furent exclues des universités. La plus longue à opposer de la résistance fut l’Académie médico-chirurgicale, où les étudiantes reçurent le soutien du ministre de la Guerre Milutin. La dernière dut cependant quitter l’Académie en 1864.
Le défi des issues alternatives : émigration ou solutions intérieures
17Bien que la première tentative des femmes pour accéder à l’enseignement supérieur en infiltrant les hautes institutions de l’État russe ait échoué, la situation échappa au contrôle de ses censeurs. La nouvelle génération de jeunes filles sorties durant cette période des nombreuses écoles secondaires qui les préparaient aux études supérieures, refusaient les règles restrictives. Elles acceptèrent le défi et y répondirent largement. Pour beaucoup d’entre elles, cela impliquait de regarder vers l’enseignement étranger. Pour celles qui ne pouvaient ou ne voulaient pas partir, cela signifiait intensifier le combat dans leur pays d’origine.
18Il reste beaucoup de choses à écrire sur les étudiantes russes à l’étranger. En général, elles constituèrent pendant presque un demi-siècle une part importante de la population d’étudiantes des principales universités européennes, notamment à Berlin, Bern, Königsberg, Liège, Paris, Zurich. Ce sujet très stimulant est cependant difficile à explorer. Les informations font défaut, les archives sont éparses et souvent difficilement accessibles. Pour tracer un portrait collectif de cette population qui comptait des milliers de personnes, une large étude sociologique devrait être conduite fondée, en premier lieu, sur les recueils d’inscription et les registres et complétée par des témoignages personnels, des arrêtés administratifs, ministériels et gouvernementaux, des règlements universitaires et des matériaux de presse. [8]
19Des recherches pertinentes ont été tentées dans ce domaine par des chercheurs intéressés par l’histoire juive moderne, et celle en particulier, des Juifs originaires de la Russie impériale (Weil, 1996 ; Neumann, 1987 ; Green, 1985, Gouzevitch, 1996). Les deux sujets doivent être examinés en étroite relation. D’une part parce que les femmes russes et la minorité juive de Russie faisaient partie de la frange opprimée de la population et durent combattre durement pour leur droit à l’éducation. D’autre part, parce que les femmes juives de l’Empire russe durent faire face dans leur voie vers l’émancipation à une triple pression : être femmes et être juives dans leur communauté juive traditionnelle et en dehors de cet état. Elles constituèrent entre 1880 et 1910 la plus grande partie des étudiantes russes à l’étranger.
20Les pionnières russes de ce mouvement furent essentiellement actives entre 1864 et 1873, date à laquelle leur nombre décrut drastiquement. Cette diminution fut liée au décret gouvernemental du 21 mai 1873, enjoignant à toutes les étudiantes russes à l’étranger de revenir sur le sol national, avec en promesse, la possibilité de réintégrer le système russe. Paradoxalement, cette mesure doit être attribuée à la même cause de l’exclusion des femmes des universités russes, dix ans auparavant, leur activité politique. La police russe était, en effet, très bien informée des activités de ces étudiantes dans la section russe de la Première Internationale ainsi que de leurs contacts avec les plus dangereux agitateurs de l’opposition révolutionnaire. Leur donner des possibilités d’étudier en Russie s’avéra finalement un moindre mal. Le second argument en faveur de cette décision provint de la pression accrue de l’opinion publique russe qui s’inquiétait de la “fuite des cerveaux”. Les étudiantes russes à l’étranger faisaient en effet montre d’une réelle efficacité professionnelle. En 1867, deux d’entre elles obtinrent le titre de docteur : Nadezhda Suslova, à l’Université de Zurich et Elena Ley, à l’Université de Paris. La première fut autorisée à exercer la médecine en Russie. La seconde eut en revanche un destin tragique. Première femme docteur en mathématiques et physiques à la Sorbonne, âgée de 24 ans, Elena Ley mit fin à ses jours juste après ses examens (Lej, 1881).
L’enseignement supérieur des femmes : la voie vers de nouveaux statuts sociaux
21Les trois premières institutions spécialisées pour les femmes appelées “cours de femmes” furent créées à la même période à Moscou (Lubjanskie kursy, 1869, Vladimirskie kursy, 1870) et à Saint-Pétersbourg (Alarchinskie kursy,1869-70). Leur niveau correspondait généralement à celui des écoles secondaires, bien que les cours Vladimirskie adoptèrent le programme universitaire. Cette initiative fut suivie dans des centres culturels et administratifs importants comme à Kiev (1871-12/78), à Kazan (1872-1876), à Odessa, Varsovie et Kharkov. [9]
22Cette première expérience s’étant révélée plutôt concluante, l’organisation de l’enseignement supérieur et professionnel des filles devint cruciale. Dès lors, la principale question du débat concernait les modèles concrets et les solutions réalisables. Le projet le plus radical, celui d’une université pour femmes, fut mis en place par des militantes du mouvement féministe et par quarante-trois universitaires. Le gouvernement, précautionneux, se montra cependant plus favorable à deux propositions plus modérées, celles de Guerier et de Miljutin.
23L’initiative du professeur Guerier de l’université de Moscou était fondée sur la croyance selon laquelle les femmes ne devaient pas être diplômées de l’enseignement professionnel supérieur, mais plutôt de l’enseignement général. Le programme des cours qu’il proposait devait leur permettre d’être mieux à même de comprendre les intérêts culturels et spirituels de leurs époux. La seule activité professionnelle qu’il admettait pour elles était l’enseignement dans des écoles de filles.
24L’initiative de Miljutin, soutenue par l’Inspecteur en chef militaro-médical N. Koslov, partait de la conception inverse de l’éducation des femmes. Les cours pour sages-femmes savantes créés, comme ceux de Guerier, en 1872, visaient un enseignement médical. Le diplôme de fin d’étude était inférieur à celui de l’Académie de médecine mais il donnait droit à exercer le métier. Le niveau d’éducation y était très élevé, et ses qualités furent largement démontrées durant la guerre bulgare de 1877/1878 quand les diplômées de ces cours travaillèrent comme infirmières et officiers médicaux, voire comme chirurgiens militaires.
25Une autre institution ouverte en 1878, marqua, finalement, un tournant dans l’approche de l’enseignement supérieur pour femmes. Les cours Bestuzhev furent d’emblée conçus comme une université, avec deux sections parallèles histoire et philologie, physique et mathématiques. Fait notable, ils furent les seuls à survivre aux années de réaction (1886-1889) fatales à leurs homologues. L’importance de cette institution originale pour l’éducation des femmes, est difficile à estimer. D’après le rapport du comité de parrainage, vers 1916 le nombre d’étudiantes dépassait alors six mille personnes tandis que l’équipe enseignante comptait cent trente-six professeurs et trente-trois assistants. Les diplômées de ces cours acquirent progressivement le droit de travailler en tant qu’enseignantes dans les écoles secondaires et, en 1913, leur diplôme fut reconnu à l’égal de celui de l’université.
Les défis disciplinaires et organisationnels de l’enseignement technique supérieur
26L’enseignement des mathématiques était la clé dans la voie vers la professionnalisation des femmes ingénieurs. En examinant cette question dans son contexte historique, au moins trois aspects doivent être pris en considération. Le premier a trait à l’opinion publique concernant l’aptitude des femmes à assimiler ce savoir particulier et à l’appliquer à une activité professionnelle. En Russie, comme dans d’autres pays, la position en la matière était traditionnellement au scepticisme. Le second, en relation avec le premier, traite de l’arrière-plan adéquat en mathématiques pour les candidates qui entraient dans des écoles d’ingénieurs. Le troisième concerne le niveau concret des programmes d’enseignement des écoles supérieures de filles, ainsi que de la manière dont les étudiantes l’assimilaient.
27Au début du XXème siècle, toutes ces barrières se révélèrent surmontables. La première brèche eut lieu dans l’opinion publique grâce aux succès remarquables de quelques femmes russes ayant étudié à l’étranger. Si le nom d’Elena Ley demeure inconnu en raison de sa mort précoce, on ne peut dire la même chose de Sophia Kovalevskaä, célèbre mathématicienne et mécanicienne russe (Berner, 1997). Bien qu’elle quittât la Russie à 19 ans et fît carrière à l’étranger, ses découvertes scientifiques furent reconnues par ses compatriotes : en 1889, elle fut élue membre correspondant de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg et devint ainsi la première femme russe académicienne.
28En ce qui concerne l’entraînement quotidien, l’aptitude des femmes a été démontrée par le fonctionnement plein de succès durant dix ans des cours supérieurs Bestuzhev qui proposaient un programme universitaire complet en physique et en mathématiques, avec une section d’astronomie organisée dès 1906. Le programme universitaire en astronomie incluait la mécanique et la géométrie célestes, la géométrie dans l’espace, l’astronomie appliquée, la géodésie, et l’astrophysique. En 1896-1897, l’institution parvint à gérer son propre laboratoire d’astronomie, situé sur le toit du bâtiment. Les femmes astronomes diplômées de ces cours travaillèrent plus tard à Pulkovo et dans d’autres observatoires du pays.
29Avec les femmes médecins, les femmes astronomes et les enseignantes, l’accès des femmes aux professions supérieures et scientifiques devint un fait accompli.
30En outre, des centaines d’écoles secondaires dotées d’un programme complet, publiques et privées, s’employèrent à former des filles de la même manière que l’étaient les garçons, en présentant de nombreuses candidates, avec un tronc commun classique en mathématiques et en sciences naturelles, dans l’enseignement supérieur spécialisé.
31Le défi disciplinaire fut un obstacle important, mais non le seul, dans l’enseignement technique des femmes. Cette expérience de plus de trente ans servit de point de départ pour élaborer un modèle approprié dans la formation des femmes ingénieurs.
32Ce difficile défi “d’organisation” se comprend mieux si on examine la question de l’enseignement technique supérieur des femmes à travers une logique différente : la formation des ingénieurs.
Les écoles supérieures d’ingénieurs : un continent masculin
33Les ingénieurs de la Russie pré-révolutionnaire furent formés dans des instituts, sorte d’établissements techniques très proches du système français des grandes écoles. Administrativement, la totalité d’entre eux faisaient partie des corps d’ingénieurs correspondants, et après la démilitarisation de 1867, ils demeurèrent rattachés aux ministères respectifs. Les ingénieurs diplômés de ces écoles se destinèrent toujours à travailler au service de l’État. Militaires, militarisées ou civiles, ces administrations techniques, de même que leur personnel hautement qualifié, étaient régies à la fois par un système rigide des règlements internes et par une grille hiérarchique de rang établie sur l’échelle de la fonction publique. Dominé par un esprit corporatiste et conçu sans aucune considération pour le monde féminin, ce système tendit à rester monolithique et donc impénétrable aux femmes. Cependant, en 1863-1864 ce même système donna lieu en pratique aux premières formes d’emplois professionnels féminins en tant que membres des équipes techniques des agences télégraphiques et ferroviaires, naturellement sans aucun droit à la promotion, aux primes d’ancienneté ni aux retraites.
34Exception à ce système, les instituts technologiques formaient des ingénieurs chimistes pour l’État et pour les entreprises privées. Il n’est pas étonnant qu’en 1905, quand les femmes une fois de plus eurent accès à l’enseignement supérieur, ces établissements reçurent leur préférence, avec les instituts agronomiques et polytechniques, un troisième type d’écoles d’ingénieurs qui émergea au tournant du XIXème et du XXème siècle. Ces dernières écoles avaient un caractère particulier qui les rendait attractives pour les femmes : organisées sur l’image des universités techniques allemandes, elles étaient dépourvues du traditionnel conservatisme et de tout attachement corporatiste. Avec les cours supérieurs et les institutions privées ou publiques, elles servirent de modèles de référence aux premières écoles techniques pour femmes.
Paradoxes de l’esprit de corps ou avantages d’un “No man’s land” ?
35Il convient d’emblée de souligner un paradoxe : non seulement les ingénieurs des travaux publics encouragèrent l’initiative d’enseignement lancée par un petit groupe de militantes, mais certains d’entre eux parmi les plus influents devinrent de réels moteurs de cette campagne. Leur rôle est d’autant plus significatif qu’il est lié à la seule institution réussie qui survécut aux quelques tentatives échouées au tout début du XXème siècle. Un dialogue s’installe ainsi entre deux mondes traditionnellement opposés : un monde masculin institutionnel et un monde féminin en train de s’émanciper. Curieusement, des ingénieurs se sont montrés moins hostiles envers la formation des femmes-ingénieurs que bien d’autres groupes professionnels comme, par exemple, les médecins. Il s’agit d’individus, mais non du monde des ingénieurs d’État. Ce dernier, avec ses zones d’activités délimitées et son modèle hiérarchique établi resta, en fait, fermé aux femmes durant plusieurs années. Aussi les représentants de ce groupe professionnel n’avaient rien à craindre en termes de concurrence. En même temps, l’industrialisation rapide de la Russie de la fin du XIXème siècle ouvrit de nombreuses possibilités nouvelles alors même que des spécialistes qualifiés dans différentes branches de l’industrie privée faisaient toujours défaut. Les ingénieurs d’État haut placés furent parmi les premiers à prendre conscience de ce besoin, dans la mesure où la plupart d’entre eux travaillaient au contact des entreprises privées et finirent par jouer un rôle clef dans la création d’une école polytechnique de femmes à Saint-Pétersbourg.
L’Institut polytechnique de femmes de Saint-Pétersbourg (IPFP)
36La première initiative vint des femmes et en particulier, de Praskovia Arian, épouse d’ingénieur et l’une des avocates les plus dynamiques de la professionnalisation des femmes. En 1898, elle lança l’idée d’organiser des cours de dessin. Bien qu’il ne fût pas soutenu par la Société philanthropique des femmes russes, ce projet fut partiellement réalisé par l’un de ses membres, Argamakova, qui introduisit un cours spécial de dessin dans son école privée professionnelle.
37Quatre ans plus tard, Arian reprit son projet, assistée cette fois-ci, par deux ingénieurs des voies de communication, N. Belelûbskij et V. Kurdûmov. Le 7 février 1902, elle le présenta, sur leur recommandation, à une session du Comité permanent de l’Education technique rattaché à la Société technique russe. L’idée d’un Institut technico-graphique avec un cursus en trois ans suscita une réponse rapide dans le milieu des ingénieurs et fut approuvée par la Société, mais il se passa trois années supplémentaires avant qu’elle ne prît une tournure particulière. Dans l’intervalle, Arian, toujours aussi entreprenante, réussit à obtenir des sympathisants actifs, compétents et respectés à la fois dans les cercles à la mode et chez les ingénieurs. Ainsi, le règlement de la “Société de financement pour la formation technique des femmes” qu’elle avait constituée en 1904, fut ratifié par V. Kurdûmov, N. Belelûbskij et A. Nebolsin, tous professeurs à l’Institut des voies de communication, mais également par A. Filosofova, P. Stasova, la comtesse Panina et le Baron Gincburg, personnes en vue d’une grande influence.
38Le 22 août 1905, la société fut autorisée à organiser “Les Cours polytechniques de femmes de Pétersbourg”, inaugurés le 15 janvier de l’année suivante. Les objectifs formulés dans le règlement consistaient à promouvoir la formation technique supérieure pour les femmes dans les branches de la technologie où l’utilisation du travail féminin devait apparaître comme la plus appropriée.
39Le projet intellectuel des fondateurs était très ambitieux. La nouvelle institution incluait quatre départements en relation avec quatre branches principales de l’activité de l’ingénieur : l’architecture, la construction, l’électromécanique et la chimie. La durée des études fut immédiatement portée à cinq ans et, plus tard, étendue à sept années. Un tel délai était nécessaire pour mener à bien un large programme qui, “pour chaque département ne devait pas être inférieur à son équivalent institutionnel masculin” (Beleljubskij, 1915). Ce choix intellectuel et professionnel difficile fut dès le départ accepté par les instigateurs du projet qui décidèrent de le mener à bien en dépit des nombreux problèmes et obstacles de toutes sortes.
40Comme toutes les entreprises audacieuses, la nouvelle institution devait surmonter une période instable de mise en place. Rappelons qu’elle était née sur la vague de la première révolution russe, c’est-à-dire dans la période d’extrême tension sociale, de pénurie et de disette générale. La décision “de ne pas demander de soutien financier du gouvernement” était un second défi forcé des fondateurs. Ils devaient trouver par eux-mêmes un moyen d’assurer la survie de leur institution, d’emblée conçue comme non commerciale. Les cours furent maintenus grâce aux droits d’inscription, aux cotisations annuelles des membres de la Société, aux donations diverses et aux dons de conférences, concerts et spectacles organisés au profit de l’institution. Les fonds ainsi collectés permettaient d’assumer les charges économiques, de couvrir les dépenses d’équipement, et de rétribuer les personnels techniques. Le reste était consacré à payer les bourses d’études, et les appointements des administrateurs et des enseignants.
41Tant que les cours fonctionnèrent de manière autonome, ils se déroulèrent dans quelques appartements privés de la maison Mussin-Pushkin. Quelques-uns des appartements servirent de laboratoires. Deux d’entre eux, en physique et chimie, furent aménagés et équipés dès la première année scolaire. Plus tard, quelques quinze autres laboratoires furent ajoutés dont ceux de la chimie organique et de l’électromécanique. L’école possédait également sa propre étude géodésique. Les laboratoires les mieux équipés de quelques instituts techniques supérieurs de Saint-Pétersbourg furent aussi utilisés et, parmi eux, le célèbre laboratoire mécanique de l’Institut des voies de communication dirigé par Belelûbskij.
42Malgré toutes ces difficultés et inconvénients, les Cours polytechniques réussirent à recruter l’élite professorale de Saint-Pétersbourg. A commencer par son premier directeur, Shchukin, professeur de l’Académie du génie militaire et très célèbre ingénieur ferroviaire. On pouvait trouver parmi eux les représentants des principales institutions techniques supérieures du pays, comme l’Institut des voies de communication, l’Institut des ingénieurs civils, l’Institut technologique, mais aussi les grands architectes, membres de l’Académie des Beaux-Arts. En 1916, l’équipe professorale comptait environ cent personnes, et le nombre des étudiantes (deux cent vingt-quatre en 1906) dépassa les mille cinq cents en 1916-1917.
43Le principal critère d’admission proposé par le règlement consistait en un niveau suffisant d’enseignement secondaire qui pouvait être compatible avec les exigences nécessaires pour entrer dans les écoles supérieures de garçons. Cela signifiait que les candidates devaient avoir obtenu durant tout leur cycle secondaire des bonnes notes en mathématiques. Les données concernant la répartition des étudiantes dans chaque département et faculté ne sont pas suffisamment connues. Selon Kurbatov, le département d’architecture attirait, en 1906, le groupe le plus nombreux des deux cent vingt-quatre candidates. Cela était sans doute dû, entre autres facteurs, à la présence du professeur Pokrovskij, célèbre peintre architecte de l’Académie des Beaux-Arts. A partir de 1906, il y eut trois (puis quatre) ateliers à l’intérieur de ce département, et chacun d’entre eux était dirigé par un maître architecte célèbre (Pokrovskij, Lâlevitch, Lidal, Benua). Les étudiantes suivaient des cours d’aquarelle et de modelage. Leurs projets architecturaux se caractérisaient en général par un niveau artistique très élevé, mais ils étaient aussi fortement influencés par le voisinage du département de construction, et leur qualité technique en tira un grand bénéfice. D’après les souvenirs de Belelûbskij, quelques-uns des projets de ses étudiantes furent hautement appréciés par Rabut et Ocagne, professeurs de l’École des Ponts et chaussées parisienne à qui il eut l’occasion de les montrer en 1910.
44Le département de chimie était également très demandé. Malgré de nombreux problèmes techniques dus à des locaux très exigus et inadaptés, son programme calqué sur celui de l’Institut technologique fut rigoureusement rempli. Un grand nombre de laboratoires spécialisés put finalement être aménagé, en particulier en chimie générale, en analyse qualitative et quantitative, en chimie organique et physique, en chimie technologique. Plus tard, chaque étudiante devait préparer un diplôme en relation avec des études originales de chimie en fonction de sa spécialisation. Elles avaient également deux pratiques estivales obligatoires incluses dans le programme. Quarante-cinq femmes chimistes diplômées de ce département jusqu’en 1922 intégrèrent les différents domaines de la chimie industrielle (métallurgie, technologie, pétrole, silicates, colorants, etc.).
45Le département de la construction formait des spécialistes dans le domaine des Ponts et chaussées, de la construction industrielle, du traitement des déchets, de l’organisation des services et des équipements collectifs, etc.
46Dans ses mémoires, Krutikov classe les étudiantes en trois catégories : “les enthousiastes qui travaillaient avec un zèle extrême (la majorité) ; les moyennes qui faisaient juste le minimum nécessaire pour passer, et finalement celles qui allaient à Pétersbourg dans l’objectif et sous prétexte de se former et qui profitaient de tous les bienfaits de la capitale.”
47Les statistiques concernant le nombre de diplômées sont très fragmentaires. Les premières femmes ingénieurs furent diplômées de l’institution en 1912. Quarante-sept obtinrent un diplôme au cours des trois années suivantes. Le faible nombre de diplômées comparé au nombre d’entrées peut s’expliquer par trois facteurs différents. Comme l’indique Krutikov, toutes les étudiantes n’étaient pas déterminées à achever leurs études ; elles pouvaient également les abandonner lorsqu’elles se mariaient. La deuxième explication peut être avancée par analogie avec une autre institution, l’Université Shanâvskij à Moscou, école privée mixte n’octroyant à ses étudiants aucun diplôme officiel mais seulement une bonne formation. L’administration de cette université se plaignait qu’en raison de la demande très élevée en province de main-d’œuvre qualifiée, ses étudiants les plus talentueux fussent régulièrement recrutés par les représentants de plusieurs entreprises provinciales qui leur offraient une place et un salaire garanti de la sorte qu’ils quittent l’établissement avant terme. Le troisième et le plus important des facteurs explicatifs résidait dans le statut confus des diplômées. N’oublions pas que depuis 1905, aucun droit professionnel ne leur revenait. En 1915, leurs compétences professionnelles auraient finalement dû être reconnues par le gouvernement, et en vertu des nouveaux règlements adoptés le 26 septembre l’école se transforma en “l’Institut polytechnique de femmes de Pétrograd” doté de tous les droits relevant d’une telle institution. Sa réorganisation ultérieure eut lieu après la Révolution, quand par le décret du 23 février 1918, l’Institut passa sous l’autorité du Commissaire du Peuple pour l’Enseignement. Le développement de l’enseignement mixte mit un terme à son existence autonome. En 1924, l’Institut polytechnique de femmes (alias le Second Institut polytechnique de Petrograd) fusionna avec le Premier Institut polytechnique de cette ville. Les dernières informations sur ses diplômées datent de 1923 : elles étaient alors deux cent cinquante. [10]
Quelques mots sur les carrières des polytechniciennes
48Pour mieux comprendre les défis de l’emploi lancés aux femmes diplômées, retenons qu’une histoire autonome de 17 ans de notre institution couvre deux périodes différentes : avant et après la Révolution d’octobre 1917. Chacune fut dominée par ses propres logiques sociales et professionnelles, son marché du travail et ses chances professionnelles. Pendant la première période, perturbées de surcroît par les révolutions et les guerres, les diplômées n’étaient pas très nombreuses. Le problème de leur insertion professionnelle fut néanmoins pris en main par l’administration qui commença par résoudre la question de l’instruction professionnelle. Tolérée dans les laboratoires, la présence des femmes ingénieurs en jupes longues sur les chantiers de construction restait inimaginable sous prétexte qu’il leur était trop difficile de grimper à l’échelle. Placer leurs étudiantes en stage estival était l’une des préoccupations constantes des enseignants. Une solution fut finalement trouvée : elle faisait appel au réseau des relations personnelles et la notoriété considérable dont jouissaient Shchukin et Belelûbskij dans le monde industriel. Les étudiantes se montraient de bonnes recrues, et l’été suivant, elles étaient de nouveau invitées par l’administration pour faire leurs armes en tant que contremaîtres ou techniciennes.
49Etudier l’activité professionnelle des diplômées est une entreprise importante qui reste à faire. Pour l’instant, nous pouvons seulement nous fonder sur deux sources : l’article du professeur Kurbatov déjà cité où celui-ci énumère les réalisations de ses anciennes étudiantes à la fin des années 1940 ; et l’ouvrage commémoratif Premières femmes-ingénieurs publié à Léningrad en 1967. La liste succincte des travaux et des projets des diplômées de l’Institut polytechnique de Petrograd établie sur leur base demeure impressionnante. Dès 1916, ces femmes prenaient déjà part à de nombreux travaux en relation avec la construction de stations de chemin de fer, de ponts, de centrales électriques et de constructions navales dans l’ensemble du pays.
50Comme leurs compatriotes, ces femmes ingénieurs qui venaient juste de préparer leur intégration professionnelle durent supporter deux révolutions et trois guerres, l’industrialisation et la collectivisation, la Nouvelle Politique Economique et la terreur. La plupart d’entre elles parvinrent à intégrer professionnellement ce nouveau monde, quelques-unes purent bénéficier d’un grand prestige social et firent d’excellentes carrières. Politiquement, leur situation fut favorisée à la fois par le mouvement d’égalisation des droits à l’éducation et au travail des hommes et des femmes annoncé dès le début de l’État soviétique et par l’éviction progressive des ingénieurs de l’ancien régime des entreprises soviétiques. Ce mouvement fut enfin fortement facilité par un faible niveau général de formation en ingénierie dû, à partir de la fin des années 1920, à la réorganisation globale du système éducatif (élimination des anciens professeurs, production massive de diplômés mal formés, ex-travailleurs, soldats et paysans entrant dans les écoles supérieures sans préparation secondaire adéquate, etc.). Une génération de jeunes femmes ingénieurs compétentes et instruites qui parvint finalement sur le marché du travail avec des chances de progresser dans la carrière profita de cette situation. De manière générale, la variété des situations personnelles et des carrières professionnelles des diplômées de l’Institut poly-technique de Petrograd à l’époque des Soviets fait partie de l’histoire sociale et politique d’un État largement différent et mériterait d’être étudiée dans ce contexte particulier.
51Ces polytechniciennes ont excellé dans des domaines différents : la recherche scientifique et industrielle ; la construction industrielle ; l’enseignement supérieur général et technique, - occupant pour certaines des places de premier ordre comme ingénieur, inventeur, chef de chantier ou professeur.
52Cinquante ans plus tard, cette réussite indéniable doit être modérée. Il conviendrait de comparer ces belles carrières féminines avec leurs autres condisciples, moins brillantes ou rejetées par le système. Une telle étude suppose une recherche compliquée incluant plusieurs sources : des archives, des documents officiels, des publications, des entretiens, etc. Notons que les sources relatives à la période soviétique sont particulièrement rares, disséminées et difficiles à localiser, d’autant qu’il s’agit d’une population féminine dont les représentantes changèrent le plus souvent de nom de famille et, dans certains cas, dissimulèrent leur origine sociale.
53L’Institut polytechnique de femmes qui vit le jour en 1906 en Russie, dans le courant de la Révolution russe, couronnait un demi-siècle de combat féminin russe pour l’émancipation et le droit à l’enseignement et au travail, à égalité avec les hommes. Il s’agissait non seulement d’une innovation et de l’entreprise la plus réussie, mais d’un élément stimulant qui contribua à promouvoir l’enseignement technique supérieur pour les femmes russes à l’échelle nationale. L’Institut polytechnique de femmes de Pétersbourg qui a été une institution unique dans son genre n’a pas été un cas isolé. En 1917, l’Empire russe comptait trente institutions supérieures d’enseignement pour femmes et vingt-neuf écoles supérieures mixtes résultant d’initiatives privées et publiques.
54L’existence même de cette école fut le résultat d’un consensus difficile entre de nombreux acteurs représentant différents domaines du paysage social russe, gouvernemental et administratif, privé et public, associatif et corporatiste. Plusieurs facteurs convergèrent afin de rendre son existence possible, en particulier le mouvement révolutionnaire grandissant, l’industrialisation rapide du pays et l’expérience accumulée dans le domaine de la création d’écoles supérieures et professionnelles pour filles. Comme nous l’avons montré, les seules institutions qui parvinrent finalement à s’imposer furent celles qui naquirent d’une initiative conjointe privée et publique, grâce à un financement mixte, alors que le système d’enseignement public, les universités et les écoles supérieures techniques restèrent fermés aux femmes pendant encore plusieurs années. Au même moment, les ingénieurs des Travaux publics, malgré l’esprit corporatiste propre à leur milieu, se montrèrent beaucoup plus compréhensifs envers la demande des femmes pour une professionnalisation que leurs homologues masculins dans d’autres champs professionnels. Sans être directement menacés dans la mesure où leur solide statut les protégeait dans l’administration publique, ils étaient conscients du besoin industriel croissant et de la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. L’Institut polytechnique pour hommes, créé en 1901 sur le modèle allemand et dépourvu de tout attachement corporatiste servit de prototype pour expérimenter une nouvelle forme d’institution comparable pour les femmes. Créée en dehors du système de l’État et subventionnée par des associations privées et publiques, elle fonctionna, en fait, comme une université technique autonome qui pouvait bénéficier de l’expérience administrative des autres cours supérieurs pour femmes et du potentiel intellectuel des meilleures écoles d’ingénieurs d’État. Malgré les nombreux défis, les premiers résultats s’avérèrent suffisamment convaincants pour ouvrir la voie à l’intégration de ses diplômées. Cependant, dans une conjoncture historique unique, les étudiantes ingénieurs formées dans l’Empire russe durent faire une carrière professionnelle dans le contexte historique très différent de l’État soviétique. Etudier cette dichotomie est sans doute la plus grande difficulté pour quiconque essayant de s’intéresser à une approche culturelle comparée de l’histoire complexe des femmes ingénieurs en Russie.
Bibliographie
Bibliographie
- Belelûbskij N., 1915, Petrogradskij Zhenskij Politehnicheskij institut, Petrograd. (Reprint de : Professional’noe obrazovanie, 1915, n° 2, pp. 43-67).
- Bogomazova Z. P., Kacenelenbogen T. D., Puzyrevskaâ T. N., 1967, “Iz istorii pervogo zhenskogo vtuza”, Pervye zhenshchiny-inzhenery, Leningrad, pp. 1-21.
- Budinov-Dybovskaâ V. M., 1970, “Pervye zhenskie politechnicheskie kursy”, Èlektrichestvo, n° 7, pp. 91-93.
- Flug V., 1963, “K 200-letiû zhenskogo obrazovaniâ i social’noj pomoshchi pri Ekaterine II”, Vozrozhdenie = Vozrojdenie = La Renaissance (Paris), n° 143, pp. 94-99.
- Gouzevitch D., Gouzevitch I., 1984, 28.9, “Pervyj v mire zhenskij VTUZ”, Nash put’ (LIIZhT, Leningrad), n° 28, p. 4.
- Gouzévitch D., 1992, “Zhenskij Politehnicheskij institut”, Sankt-Peterburg, Petrograd, Leningrad: Ènciklopedicheskij spravochnik, BRÈ, Moskva, p. 209.
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- Kurbatov B. A., 1947, “Zhenskie polytehnicheskie kursy i pervye zhenshchiny-inzhenery”, Priroda, n° 3, pp. 76-80.
- Lej A., 1881, “Pechal’naja istorija odnoj iz truzhenic nauki”, Zhenskoe ovrazovanie, n° 2, pp. 133-141.
- Pâseckij V. N., 1905, Ocherk vozniknoveniâ S.-Peterburgskogo zhenskogo tehnicheskogo instituta. S.-Pétersbourg.
- Tishkin G. A., 1984, Zhenskij vopros v Rossii : 50 – 60-e gody XIX v. Izd-vo Leningradskogo universiteta, Leningrad.
- Tishkin G. A., 1976, “Pervye studentki Peterburgskogo universiteta”, Problemy otechestvennoj i vseobshchej istorii: Sb. Statej (Leningrad), n° 3, pp. 61-64.
- Tolstoj A. D., 1885, Vzgljad na uchebnuju chast’ v Rossii v XVIII stoletii do 1782 goda. S.-Pétersbourg, pp. 48-56. (Sb. Otdelenia russkogo jazyka islovesnosti Imp. Akademii nauk, t. 38, n° 4).
- Vorob’eva Û. S., 1994, Obshchestvennost’ i vysshaâ shkola v Rossii v nachale XX veka, Moskva.
Notes
-
[1]
B. A. Krutikov, Vospominaniâ Inzhenera Putej Soobshcheniâ (vypuska 1900 g.) Krutikova Borisa Aleksandrovicha: 14 iûnâ 1877 - 15 ânvarâ 1968 (SPb.-Pg.-L., 1963), 206-208 (Manuscript, IIPS, KP.XII.4).
-
[2]
Cet article repose sur de nombreuses sources qui, pour des raisons de volume, n’ont pas pu être citées ici dans leur totalité. Ne sont mentionnés de façon systématique que les principaux ouvrages de référence qui comportent une riche bibliographie ou, dans certains cas, les types de sources utilisées. (suite page suivante)
Dans le cas des publications en série ou des périodiques dépouillés sur une longue période, leur titre générique ainsi que les dates limites du dépouillement sont également mentionnés. -
[3]
L’Institut Smolny avait pour prototype la fameuse école de Saint-Cyr créée en 1686 par la marquise de Maintenon.
-
[4]
En 1860, la population féminine constituait 176 000 des 495 000 habitants de Saint-Pétersbourg contre 220 000 pour 540 000 en 1865.
-
[5]
Le Progymnasium était une école secondaire incomplète.
-
[6]
La Table des Rangs promue par Pierre Ier en 1722 fut le principal document statutaire de l’Empire russe réglementant le service de l’État.
-
[7]
Notons que l’Empereur était proche de la vérité puisque le 1er mars 1881, quand il fut assassiné, le signal pour faire exploser la bombe des terroristes fut donné par Sophia Perovskaâ, ancienne étudiante des cours Alarchinskie pour femmes.
-
[8]
Une riche collection de matricules et de fiches d’inscription dans les différentes universités françaises est conservée aux Archives nationales de Paris.
-
[9]
Sur les cours supérieurs de femmes, il existe une importante littérature (Satina, 1966, Dudgeon, 1975, Ivanov, 1991, et autres). Notre survol s’appuie également sur de nombreuses publications parues à ce propos dans le Journal du Ministère de l’Instruction Publique (Zhurnal Ministerstva Narodnogo Prosveshcheniâ) que nous avons systématiquement dépouillé pour la période allant de 1869 à 1914.
-
[10]
Pour retracer l’histoire de cette institution, nous nous sommes appuyés sur les sources d’origine et de caractère très variables : manuscrits (Krutikov); articles (Kurbatov, 1947 ; Gouzévitch, 1984, 1992 ; Budinova-Dybovskaâ, 1970), bottins de Pétersbourg-Petrograd pour les années 1908-1924, brochures (Belelûbskij, 1915 ; Pâseckij, 1905), ouvrages commémoratifs (Bogomazova, 1967).