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Article de revue

Mais où est donc passée l’éthique du care ?

Les infirmier·es et la question de l’abord de la sexualité en oncologie

Pages 7 à 31

Notes

  • [1]
    Alors que ses conditions d’exercice varient sensiblement selon les contextes nationaux, cette profession présente de nombreuses similitudes au sein des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), que l’on pense à sa différenciation interne – verticale notamment, lié à son processus d’académisation qui s’accélère depuis le tournant du siècle (Lahtinen et al., 2014) – ou aux rapports sociaux de genre comme de classe qui structurent sa relation avec le champ médical (Picot, 2005).
  • [2]
    Le « care » est considéré dans cet article sous les deux acceptions suivantes, pouvant être articulées l’une à l’autre : comme un « travail » relatif à des « tâches nécessitant un engagement relationnel » (Scrinzi, 2016, p. 107) et comme une « disposition éthique » liée à « la socialisation des femmes » (Gilligan, 2009, p. 108).
  • [3]
    Précisons que certaines théoriciennes du care estiment que la sexualité implique un rapport social trop particulier (c’est-à-dire des rapports de domination genrés) pour être pensé comme n’importe quel autre (Laugier et al., 2012).
  • [4]
    La formation a connu de profonds changements ces dernières décennies en Suisse romande avec l’introduction en 2002 d’une formation initiale de niveau bachelor et l’ouverture de filières master et doctorale dès 2009.
  • [5]
    La question de la définition comme celle de la mise en œuvre du « rôle propre » continue de faire débat, notamment en sciences infirmières (Poisson, 2008).
  • [6]
    Chargé·es du suivi clinique et de la coordination de la prise en charge des patient·es, les infirmier·es référent·es ont aussi pour mission le conseil auprès de leurs collègues. Ces profils ne sont généralement pas rattachés à un service spécifique car ils et elles peuvent être amené·es à suivre les patient·es tout au long du parcours de soins. Contrairement aux infirmier·es de terrain (qui s’occupent de l’administration des soins), l’essentiel de leurs activités consiste en des consultations individuelles.
  • [7]
    Les prénoms ont été remplacés. Une annexe présente les profils des interviewé·es.
  • [8]
    Tandis que les hospitalisations impliquent une prise en charge sur une durée relativement longue (plusieurs jours) qui permet d’établir des liens, les soins donnés en ambulatoire reposent sur de courtes rencontres.
  • [9]
    La représentation d’un « patient-partenaire » dont il faut favoriser l’autonomie et l’« empowerment » est désormais courante dans le monde sanitaire. Or cette intention ne sert pas toujours la communication soigné·es/soignant·es dans la mesure où cette injonction à la responsabilisation des patient·es renforce « moins l’“empowerment” que le contrôle social et le développement d’une nouvelle morale sanitaire conduisant à transformer les individus en entrepreneurs de leur propre santé (Bergeron, Castel, 2014), alors que ces acteurs sont loin d’être tous également dotés pour assumer ces nouvelles responsabilités » (Véga, Pombet, 2016, n. p.).
  • [10]
    Le champ médical est composé de différents sous-espaces dotés de degrés variables d’autonomie et de légitimité. Cette forte différenciation interne (Pinell, 2005 ; 2009) implique une hiérarchisation des secteurs d’activité comme des spécialités (Jaisson, 2002) : les médecins y occupent ainsi des positions aux rendements inégaux.
  • [11]
    Les limites en taille de cet article ne permettent pas de passer en revue l’ensemble des professions de santé. Soulignons néanmoins l’existence de travaux sur les gynécologues qui montrent la difficulté de ces médecins spécialistes à parler de sexualité (Guyard, 2010), alors qu’on pourrait penser qu’ils et elles ont une plus grande proximité avec la thématique.
  • [12]
    Des recherches en sciences infirmières ont montré que les patient·es n’osent pas aborder la thématique de la sexualité avec les professionnel·les de santé, bien que celle-ci soit importante à leurs yeux (Gamel et al., 2000).
  • [13]
    Primat qui n’est pas sans lien avec les rapports de domination symbolique entre les professions infirmière et médicale (Picot, 2005 ; Toffel, 2020).
  • [14]
    Il existe des formations continues dédiées à cette thématique en Suisse romande (en sexologie clinique et en santé sexuelle) mais les questions relatives à l’intimité et à la sexualité restent encore rarement enseignées dans les formations initiales en soins infirmiers.
  • [15]
    Contrairement aux services de longue durée destinés aux patients chroniques ou en convalescence, les services de soins aigus (par exemple, les urgences ou les soins intensifs) sont les lieux de prises en charge rapides et plutôt brèves de personnes dont les affections sont soudaines. Le but prioritaire de ce type de services est une guérison rapide ou, au minimum, une prompte diminution des symptômes.
  • [16]
    Alain Giami (2009) a relevé la part d’« improvisation » des médecins généralistes quant à l’abord de la sexualité. Il s’agit là aussi de mobiliser des compétences profanes, autrement dit acquises en dehors de l’espace professionnel.
  • [17]
    Le genre ou l’âge des infirmier·es produisent des effets contrastés selon le genre ou l’âge des patient·es. Notre enquête montre ainsi qu’une proximité d’âge peut s’avérer défavorable à l’abord de la sexualité, notamment au sein d’interaction inter-genre, qui plus est lorsque les concerné·es sont jeunes ou, au contraire, favorable au sein d’interactions intra-genre, et cela quel que soit l’âge (Braizaz et al., 2021).
  • [18]
    On pourrait imaginer que les infirmier·es ont tendance à déléguer la prise en charge de la sexualité à d’autres professionnel·les. Cette option demeure cependant largement impensée parmi les personnes rencontré·es. Très rares sont celles et ceux qui réfèrent leurs patient·es à des spécialistes (par exemple, sexologue, psychologue).
  • [19]
    Le dispositif a été introduit par des infirmier·es stomathérapeutes.
  • [20]
    Il s’agit des deux cancers les plus fréquents, respectivement pour les hommes et pour les femmes (OFS, 2020).
  • [21]
    « Problèmes familiaux », « Problèmes émotionnels », « Préoccupations spirituelles ou religieuses », « Problèmes physiques », « Problèmes pratiques ».
  • [22]
    Les « motivations humanistes » à l’entrée dans la profession sont encore très largement répandues (Longchamp et al., 2020).
  • [23]
    D’une part, les hommes sont plus informés que les femmes en raison des représentations genrées de la sexualité qui favorisent ou freinent l’abord de cette thématique (Rasmusson et al., 2013), d’autre part, les personnes atteintes d’un cancer de la prostate sont les plus susceptibles d’avoir parlé avec un·e professionnel·le de santé de leur sexualité (Gilbert et al., 2016).

1 Historiquement structurée par la distinction entre le « technique » et le « relationnel » (Véga, 1997), la profession infirmière se caractérise par une quête active de reconnaissance et de légitimité s’appuyant sur l’affirmation d’une spécificité soignante dont le « socle identitaire » se situe précisément à l’intersection de ces deux dimensions (Longchamp et al., 2020) [1]. En dépit d’une technicisation croissante du métier qui fait écho au processus de spécialisation du champ médical, la revendication d’autonomie des infirmier·es reste adossée au versant relationnel de leur travail, plaçant au cœur des discours professionnels dominants le concept d’« approche globale » (Lert, 1996) ; autrement dit, cette « compréhension des personnes, des familles ou des communautés et de leurs expériences de santé dans leur intégralité » (Pepin et al., 2017, p. 23). C’est pour cette raison que la profession est typiquement associée au care (Rothier Bautzer, 2014) et que nombreuses sont les recherches à s’être intéressées aux différentes manifestations de cette part du travail infirmier, qui repose entre autres sur les notions d’empathie (Formarier, 2007), d’écoute (Acker, 2005) ou de gestion émotionnelle (Bilhaut, 2007).

2 Cette éthique du care[2] infirmier soulève des questions parfois passées sous silence, à l’instar de la prise en considération de la sexualité des patient·es, une dimension pourtant non négligeable de leur qualité de vie (Bauer et al., 2007). Alors qu’elle représente un versant important du quotidien des soignant·es, la sexualité est aussi objet de tabous et de controverses (Molinier, 2011). En oncologie, en raison des effets du cancer et de ses traitements sur le corps des patient·es (par exemple, sécheresses vaginales, dysfonction érectile, alopécie), la question de la sexualité est présente dans nombre de textes professionnels et articles issus des sciences infirmières (Giami et al., 2007 ; Marrs, Krebs, 2006) qui insistent sur le rôle de « counselling », c’est-à-dire d’écoute et d’accompagnement des infirmier·es, dont l’objectif ne devrait pas se limiter à soigner la « fonction sexuelle ». La prise en compte « holistique » de la sexualité pourrait même constituer une spécialisation légitime de la profession (Giami et al., 2007) eu égard aux principes fondateurs qui la sous-tendent (Girard, 2019), ainsi qu’en raison des contacts fréquents des infirmier·es avec les patient·es (Gamel et al., 2000) [3]. Pourtant, l’abord de la sexualité par ces soignant·es reste marginal en oncologie (Giami et al., 2015). Certaines difficultés ont été documentées : par exemple, le manque de connaissances et de compétences communicationnelles pour parler d’un sujet « embarrassant » (Kotronoulas et al., 2009), les représentations de la sexualité comme relevant de la sphère privée (Fennell, Grant, 2019), ou la crainte d’un risque d’érotisation de la relation (Giami et al., 2013). D’autres obstacles méritent attention. Il en va ainsi des conditions de travail.

3 Les injonctions croissantes à la réduction des coûts de la santé dont découlent la sempiternelle « rationalisation » des systèmes de soins et le virage ambulatoire sapent aujourd’hui les fondements d’une prise en charge soignante fondée sur l’écoute et l’accompagnement (Molinier, 2010 ; Le Grand-Sébille, 2016). Ces transformations induites par les réformes du New Public Management (NPM), qui ont assailli le monde de la santé depuis les années 1980 (Juven et al., 2019), menacent l’éthique du care infirmier. En effet, « l’idée que se font les gestionnaires de l’efficacité ou de la qualité […] est peu compatible avec ce que le travail attentionné implique en termes de savoir-faire discrets, d’accordages affectifs ou de petits riens presque ineffables qui parfois ne font sens que dans une temporalité longue ou dans un après-coup inattendu » (Molinier, 2010, p. 162). Comment prendre le temps du souci de l’autre (Gilligan, 2009) et d’engager une relation (Scrinzi, 2016) avec les patient·es quand chaque acte est compté, chronométré, tarifé ? Dans quelle mesure les savoir-faire en matière de sollicitude peuvent-ils survivre aux transformations gestionnaires qui s’appliquent à grand renfort d’outils informatiques s’immisçant dans la relation soigné·es-soignant·es ?

4 Notre enquête sur l’abord de la sexualité par les infirmier·es exerçant dans des services d’oncologie a permis de creuser ces questions et de pointer des aspects actuellement sous tension du travail infirmier. D’une part, elle met en exergue le décalage fort qui existe entre la formation initiale [4] et la réalité des pratiques à propos de la question du « rôle propre » [5]. Si celui-ci constitue l’une des pierres angulaires de leur socialisation professionnelle (Girard, 2019), on sait les difficultés auxquelles ces soignant·es sont confronté·es pour l’exercer dans leur quotidien (Acker, 2005). D’autre part, s’intéresser à l’abord de la sexualité permet d’éclairer le processus de différenciation de la profession infirmière. Car au sein des institutions hospitalières, tou·tes les soignant·es ne disposent pas des mêmes ressources (temporelles et structurelles) pour initier des discussions autour de sujets chronophages ou intimes. Si certains postes se créent (par exemple d’infirmier·es référent·es [6]), des intérêts contraires se heurtent, notamment car le travail du care tend à devenir l’apanage de profils spécifiques.

5 Cet article étudie les représentations ambivalentes des infirmier·es relatives à la prise en charge de la sexualité dans les soins (encadré méthodologique). Ce faisant, il interroge ce que prendre soin dans une approche globale veut dire et met en lumière quelques limites rencontrées dans la mise en pratique du care. Car l’abord de la sexualité – et ses obstacles – constitue un révélateur saisissant des changements qui menacent cette part du travail infirmier. Après une première partie qui expose brièvement combien la sexualité suscite malaises et difficultés pour des infirmier·es non socialisé·es à ces questions durant leur formation ou en dehors, les modalités d’un abord non systématique sont évoquées. Les ressources disponibles pour investir le care infirmier sont ensuite analysées, leurs limites présentées. Enfin, la dernière partie met en perspective les constats précédents avec une idéologie gestionnaire qui prive les soignant·es des conditions favorables à la prise en charge de la sexualité.

Encadré. Méthodologie de l’enquête

L’article repose sur une enquête conduite de septembre 2019 à octobre 2020 en Suisse romande [1]. Celle-ci visait à saisir les modalités de l’abord de la sexualité en oncologie, en particulier ses variations selon les profils des soignant·es comme des patient·es. Précisons que notre qualité d’enseignant·es-chercheur·ses (sociologues et psychologue) dans des institutions de formation de professionnel·les de la santé implique un rapport privilégié avec les milieux enquêtés, et une sensibilité particulière à leurs enjeux. Notre volonté d’étudier les représentations et les pratiques des infirmier·es dans la prise en charge des questions relatives à la sexualité dans l’activité de soins résulte tant d’une connaissance de la littérature et des enquêtes menées, que d’une proximité étroite avec des soignant·es et futur·es soignant·es. Articulant une approche structurale de l’analyse des professions (Pichonnaz, Toffel, 2021) à l’approche par les « scénarios professionnels de la sexualité » proposés par Alain Giami et ses collègues (2015), cette recherche s’inscrit pour partie dans la continuité d’une enquête sociologique sur la différenciation de la profession infirmière (Toffel, Tawfik, 2019 ; Longchamp et al., 2020 ; Toffel, 2020) et sur ce qui y détermine les représentations et pratiques au travail.
Vingt-neuf entretiens semi-directifs ont été menés auprès d’infirmier·es (5 hommes et 24 femmes). Âgé·es de 26 à 59 ans et d’une expérience professionnelle variant de deux à trente-cinq années, ces soignant·es exerçaient au sein de services oncologiques dans deux institutions hospitalières (un centre hospitalier universitaire et un hôpital public d’importance régionale). Si l’oncologie est caractérisée par une relative technicité liée aux protocoles thérapeutiques mobilisés (par exemple, chimiothérapies, chirurgies), du fait de la chronicité du cancer impliquant des suivis sur le long terme, elle est aussi le lieu privilégié de l’« accompagnement » infirmier ; en raison non seulement des vécus corporels douloureux et des transformations physiques épisodiques ou durables qu’il entraîne, mais aussi de son caractère mortel. D’une durée comprise entre une heure et deux heures et demie, les entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits avant d’être soumis à une analyse thématique. Afin que nous puissions appréhender l’entièreté du parcours de soins, nous avons veillé à choisir des enquêté·es rattaché·es à différents types de services d’oncologie (par exemple, ambulatoire, hospitalisation, centre de référence sur un type de cancer spécifique). L’entretien débutait par le récit de la carrière professionnelle (motivations à l’entrée dans la profession, déroulement des différentes expériences, etc.) avant d’évoquer la thématique de l’abord de la sexualité, tant au regard du parcours de soins que des caractéristiques des patientes et des patients, leur sexe et leur âge notamment. Les conditions de travail, en particulier les ressources et entraves institutionnelles, étaient abordées (par exemple les protocoles et les dispositifs favorisant les prises en charge sur ce thème ou les infrastructures). Enfin, l’histoire personnelle était investiguée. Construit tout au long du parcours de vie, le rapport à la sexualité était questionné par le biais de la socialisation familiale, amicale, conjugale ou encore par le biais de la parentalité.
  • [1]
    La recherche a été financée par le domaine Santé de la Haute École spécialisée de Suisse occidentale (n° 95172).

Care infirmier et prise en charge de la sexualité : malaises et difficultés

6 On sait les attentes des patient·es fortes quant à la thématique de la sexualité et leur frustration grande face aux silences des professionnel·les de santé (Ussher et al., 2013). Les infirmier·es n’abordent en effet que rarement cette question. Serge [7], qui pense n’avoir parlé de sexualité que « quatre ou cinq fois » durant les trois dernières années, estime que l’abord de la sexualité par les infirmier·es n’est pas forcément légitime au sein du service d’hospitalisation dans lequel il travaille :

7

« Dans le parcours de leur maladie, nous, on n’est qu’un petit maillon de leur accompagnement. Et j’dirais que, bah, si on reprend le thème de la sexualité, alors, je mettrais ça encore entre guillemets, c’est pas une des priorités des patients ou de la patiente à ce moment-là. »

8 Le temps passé avec les patient·es serait trop court et, surtout, le sujet interviendrait trop tôt dans le parcours de soins. Cependant, plusieurs éléments permettent de nuancer la portée de ces arguments, car Serge n’est pas le seul à mobiliser une rhétorique de la déresponsabilisation. Nombre d’enquêté·es ont revendiqué leur illégitimité à aborder la sexualité, eu égard notamment au moment où ils et elles seraient susceptibles d’en parler avec leurs patient·es : certain·es estiment qu’ils et elles le feraient trop tardivement, d’autres trop précocement dans le parcours de soins.

9 D’après Annick, qui exerce en oncologie ambulatoire [8], « la problématique d’la sexualité, elle est vraiment au second plan, quand on passe à l’action pour essayer de guérir ». À l’autre extrémité du parcours de soins, Jane, qui exerce en chirurgie reconstructrice, considère que le sujet de la sexualité doit être traité largement en amont de son intervention. Elle justifie d’ailleurs en partie son mutisme par l’expertise supposée des patient·es : « Les femmes connaissent… sont assez au clair avec ce qu’elles ont reçu. Et je pense [qu’elles] ont eu déjà beaucoup d’informations. […] Donc… je dirais pas qu’elles ont spécialement des questions » [9]. Le constat est clair : il est fréquent de se renvoyer la balle au moment d’aborder la sexualité. L’abord de ce thème est non seulement inhabituel, mais il est partiel et repose sur des déterminants multiples.

Sexualité et rôle infirmier : de quoi parle-t-on ?

10 En dépit d’un déclin, quoique relatif, de l’autonomie du champ médical (Pinell, 2008), ce dernier « continue de représenter un point de référence dans les possibilités d’envisager les pratiques les plus légitimes en matière de soins » (Longchamp et al., 2020, p. 43). L’espace infirmier présente ainsi des homologies fortes avec ce champ, notamment concernant la hiérarchie des secteurs d’activité et le rapport aux savoirs biomédicaux (ibid.) [10]. Il n’est donc pas étonnant d’observer de fortes similitudes entre la perception de la sexualité dans le champ médical et dans la profession infirmière. Il en va ainsi de la difficulté de l’abord. Le Baromètre santé médecins généralistes (Gautier, 2009) relève que la sexualité et la vie affective – tout comme les consommations de drogues et d’alcool – sont les thèmes les moins faciles à aborder. Ce que confirment d’autres travaux qui, pour certains, révèlent la peur de ces professionnel·les de rompre la proximité de leur relation avec les patient·es par des discussions relatives à la santé sexuelle (Gott et al., 2004) [11], tandis que d’autres notent plutôt une variabilité de positions à ce sujet (Giami, 2009). Une fraction de généralistes estimerait d’ailleurs légitime de parler sexualité avec leurs patient·es, même si cela est loin d’être aisé.

11 Nos entretiens confirment cette difficulté parmi les infirmier·es ; le silence est prégnant dans les services d’oncologie enquêtés. « Personne n’est à l’aise, raconte Stéphanie, j’crois que derrière tout ça, il y a un tabou entre nous. » Confirmant ce qu’ont montré des recherches antérieures (Magnan, Reynolds, 2006), nous avons constaté que nombre d’infirmier·es n’abordent la sexualité que lorsque les patient·es en formulent explicitement la demande, à l’instar de Manuel – « [C’est] si le patient tend la perche » – ou de Florence : « Moi, je pense que quelqu’un qui aime parler, et puis qui va parler librement de ça, on le sent et après on peut rebondir. » De manière ambivalente, les discours sur l’autonomie des soigné·es n’accompagnent donc pas forcément la mise en œuvre du travail de care. Au contraire, ils pourraient contribuer à une déresponsabilisation des soignant·es attendant que l’initiative vienne des patient·es tout en ne permettant pas réellement à la sexualité d’émerger étant donné l’autocensure fréquente de ces dernier·es sur cette thématique [12].

12 Qui plus est, notre enquête atteste d’un primat biomédical mettant l’accent sur les dysfonctions sexuelles [13]. Lors du parcours de soins oncologiques, le versant physiologique de la sexualité est le plus souvent abordé – notamment par le biais de la sexualité reproductive et des recommandations inhérentes aux traitements – tandis que les aspects psychologiques et relationnels restent peu investigués, se limitant à de rares discussions sur l’image corporelle ou la communication au sein des couples. Comme bon nombre de ses collègues, Bruno ne parle de sexualité qu’au moment de l’annonce des effets secondaires des traitements, de manière évasive et fonctionnaliste :

13

« Je dis [aux patient·es] qu’effectivement, bah, la chimiothérapie tue la division de toutes les cellules. Et puis forcément, bah, ça a aussi un impact au niveau des parties génitales ; au niveau, voilà, de la production de sperme chez les hommes. Ou des muqueuses aussi chez les femmes. »

14 Le vocabulaire médical et technique se révèle alors une méthode modérément efficace pour tenter de mettre à distance l’intime et la gêne associée, qui constituent un véritable problème pour les soignant·es.

15 Nous avons néanmoins relevé une volonté répandue parmi les enquêté·es de faire valoir leur « rôle propre » sur les questions de sexualité. C’est ce que rapportent Émilie – « On devrait pouvoir en parler [de la sexualité] partout […] ; ça fait partie d’une prise en charge globale » – ou Sylvie, cadre intermédiaire :

16

« On a ici une assez grande volonté de mettre en avant le rôle de l’infirmier. Et justement, de favoriser l’aspect relationnel et accompagnement. […] J’leur dis toujours [aux infirmières de l’équipe] : “Ok, vous avez votre personnalité, vous avez pas à être quelqu’un d’autre, ça c’est certain. […] Mais à un moment donné vous avez un rôle de soignant, et votre rôle de soignant vous autorise des choses. Et ça, c’est votre devoir.” »

17 Mais si la plupart des infirmier·es adhèrent à une éthique du care qui repose notamment sur une approche globale des patient·es dont la sexualité fait partie, les enquêté·es ne s’accordent pas d’une même voix quant à l’importance de l’abord de cette thématique. L’entrain pour amorcer la discussion varie fortement selon les profils.

Pudeur ou aisance : à chacun·e son parcours

18 Les cursus de formation initiale comportant très peu de cours sur la sexualité (Piret, 2004) [14], c’est l’expérience professionnelle des infirmier·es qui peut leur permettre d’aborder le sujet. Catherine, 51 ans, qui a travaillé en obstétrique par le passé, précise « que c’est plus facile d’en parler avec l’expérience […], d’oser mettre, euh, des sujets sur la table », avant d’ajouter : « Pour moi, c’est pas trop difficile parce que ça fait partie des… […] dans l’obstétrique, on parle déjà sexualité euh, hein, dans le postpartum. » Les infirmier·es les plus jeunes que nous avons rencontré·es nous ont semblé reconnaître plus facilement avoir du mal à aborder la sexualité avec leurs patient·es, comme si ce malaise pouvait être justifié par l’absence de ce thème dans leur parcours de formation.

19 Mais l’accumulation d’expérience professionnelle n’est pas le seul paramètre susceptible d’enclencher la parole. Annick, 58 ans, confie que chacune de ses collègues possède ses « filtres », ou sujets avec lesquels elle est plus ou moins à l’aise du fait de son parcours personnel. De même, Christine, 47 ans, explique qu’elle n’a « aucune idée [de] comment [s]es collègues fonctionnent par rapport à la sexualité », avant d’ajouter : « J’pense qu’on est tous peut-être un peu différents pour aborder ce sujet-là. » En outre, les infirmier·es ont souvent évoqué la variabilité de prises en charge selon le « type » de patient·es. Une assertion qui n’est pas étonnante en oncologie. Elle est au contraire fréquente dans les services de soins de longue durée où chaque soignant·e a « la possibilité de développer sa propre manière de donner les soins » (Longchamp et al., 2020, p. 113), à l’opposé des secteurs de soins aigus [15] davantage caractérisés par une standardisation des pratiques. Cette marge d’action peut s’avérer bénéfique mais dans le cas de la sexualité, elle se révèle problématique puisqu’elle se traduit par une absence de prise en charge systématique de cette question, qui dépend alors d’une aisance individuelle construite le plus souvent en dehors de l’espace professionnel.

20 C’est en s’intéressant aux dispositions acquises antérieurement ou en dehors de la profession que l’on peut expliquer l’aisance ou, bien plus souvent, la retenue des soignant·es pour parler sexualité. Nombre d’enquêté·es nous ont fait part de la manière dont le sujet était ou non évoqué en famille, à l’instar de Jane :

21

« [Si on a vécu] dans un environnement familial où on n’aborde pas beaucoup le sujet, où c’est tabou, […], je pense qu’effectivement après, en tant que professionnelle, bah, forcément, il y a aussi de ça, ou on va être peut-être plus gênée, ou on va être plus freinée pour en parler. »

22 L’histoire personnelle des soignant·es, en particulier leur socialisation familiale, laisse des traces durables sur leurs représentations de la sexualité. Des traces qui sont autant d’indices permettant de comprendre plus précisément les pratiques professionnelles. Si notre enquête montre que la sexualité est largement absente dans la prise en charge que prodiguent la plupart des soignant·es, celle-ci occupe une place très variable dans la hiérarchisation des priorités des personnes rencontré·es [16] en raison d’un manque de socialisation professionnelle aux enjeux que recouvre la sexualité dans les soins. Certain·es sont ainsi plus ou moins à l’aise sur ces questions en fonction du profil (genre, âge) des patient·es [17].

23 Néanmoins, s’il dépend en partie de leurs parcours personnel et du manque de formation, le fréquent renoncement des infirmier·es à aborder la sexualité avec les patient·es (notamment sur les versants subjectif et relationnel) est aussi à mettre sur le compte de leurs conditions de travail. Parler de sexualité n’est jamais anodin et suppose presque toujours un engagement de la part des infirmier·es. Toutes les personnes rencontrées le relèvent : cette thématique ne peut être amenée qu’avec tact et dans un contexte propice à ce type d’échanges. Comment s’y prendre quand les ressources, personnelles comme professionnelles, manquent et que le temps n’a de cesse d’être compté ?

Care infirmier et prise en charge de la sexualité : rationaliser des impossibilités

24 Outre les obstacles esquissés jusqu’ici, tout porte à croire que les infirmier·es rencontré·es sont surtout face à une situation inextricable en raison de la gestion de leur temps de travail. Leurs propos s’inscrivent dans une logique de rationalisation de leurs impossibilités. Parler de sexualité nécessite d’avoir pu construire une relation de confiance avec les patient·es : Catherine souligne ainsi :

25

« C’est pas pendant la première consultation [que la sexualité est abordée]. Puis il faut quand même avoir aussi un lien avec, je pense, la personne. Elles se sentent plus à l’aise, euh, après deux, trois fois. »

26 Or le temps se fait de plus en plus rare. Le virage ambulatoire, raccourcissant considérablement les temps de présence des patient·es à l’hôpital et occasionnant une rotation effrénée des soignant·es qui prennent soin d’eux et elles, rend particulièrement difficile la mise en œuvre d’une relation propice à l’abord de sujets perçus comme intimes. Monique, qui nomme cette relation « alliance thérapeutique », souligne ce faisant qu’il faut du temps pour l’établir :

27

« Il y a besoin d’un lien de confiance ; euh… [d’une] espèce d’alliance thérapeutique, quand même à créer. En tout cas une première fois. Et c’est à moi de poser les questions […] : “Est-ce que vous seriez d’accord de m’en parler ?” »

28 Issu de la psychothérapie, et abondamment mobilisé par les infirmier·es, le concept d’« alliance thérapeutique » repose sur leur capacité à établir un lien favorisant la réussite du traitement (Despland et al., 2000). Pour y parvenir, des échanges réguliers et fréquents sur un temps long sont indispensables. Les infirmier·es verbalisent cette nécessité, à l’instar d’Ariane, arguant que « ce sont des questions qui doivent être abordées avec du temps devant soi » et non « sur un pas de porte », ou d’Aurélie qui ne se « lance » dans des discussions sur la sexualité qu’avec des patient·es qu’elle peut voir à plusieurs reprises : « Si c’est des gens que je vois de manière ponctuelle, […] je vais pas me lancer là-dedans. »

29 Privé de temps, et par conséquent de son rôle d’écoute et d’accompagnement indispensable à la mise en œuvre du travail du care, le personnel infirmier a-t-il d’autre choix que d’espérer que son empêchement soit sans conséquence et que « quelqu’un d’autre » puisse mener à bien ce qu’il est contraint de négliger ? C’est ce que l’on saisit à travers les propos de Patricia. Travaillant au sein d’un service d’oncologie ambulatoire, elle voit les patient·es à plusieurs reprises mais pour des durées de soins courtes :

30

« Nous quand on arrive dans un deuxième temps faire le traitement de chimiothérapie, il y a déjà une étape qui s’est passée avec quelqu’un d’autre euh, donc euh… [c’est] peut-être aussi pour ça qu’on n’en parle pas. »

31 Bien qu’exerçant au sein d’un service d’hospitalisation en charge d’opérations d’ablation de tumeurs, le constat d’Amélie est pourtant le même :

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« J’pense que ces gens ont quand même plus de relations avec leur médecin traitant, et avec leur oncologue, qu’ils voient plus fréquemment qu’nous […] ; j’espère qu’c’est avec eux qu’ils vont confier ce genre de choses. »

33 Ici, ce « quelqu’un d’autre » supposé est le médecin (oncologue, gynécologue ou généraliste), avec qui les patient·es se sentiraient plus en confiance. On l’a vu, cette opinion s’avère pourtant en contradiction avec ce que montre la littérature [18]. Il arrive aussi que le « quelqu’un d’autre » soit un·e collègue en charge de consultations infirmières, une ressource censée contribuer au travail du care infirmier. Or ces consultations soulèvent d’autres problèmes.

La consultation infirmière, les revers d’une bonne intention ?

34 En oncologie, l’accompagnement infirmier se manifeste en particulier de deux façons. D’une part, les infirmier·es sont en charge de l’administration des traitements (par exemple, les chimiothérapies) et des actes de contrôle (comme les prises de sang). Ces interventions impliquent des temps relativement courts. D’autre part, certain·es infirmier·es ont la responsabilité de consultations dédiées qui jalonnent le parcours de soins et dont l’objectif est tant pédagogique (traduction des propos des médecins et explicitation des effets secondaires) que relationnel (identification des besoins des soigné·es). D’une durée d’environ une heure, elles diffèrent dans leur mise en œuvre selon les institutions et les services ; certains parcours de soins ne sont ponctués que d’une seule session (qui fait souvent suite à l’annonce du diagnostic par le médecin) contrairement à d’autres qui bénéficient d’un accompagnement plus intense (trois à six consultations).

35 Bien que ce dispositif de consultation ait été proposé dès les années 1970 dans les milieux hospitaliers [19], il est encore considéré comme un outil « novateur » (Warchol, 2007), tant par les chercheur·ses en sciences infirmières que par les cadres et les infirmier·es de terrain. Pour cause, les consultations infirmières sont encore faiblement, et surtout inégalement, implantées. C’est ce que relève Sylvie, cadre intermédiaire d’un service d’oncologie ambulatoire, insistant sur les contraintes d’« espace » et de « temps » qui entravent leur mise en œuvre systématique :

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« On a ici une assez grande volonté de mettre en avant le rôle de l’infirmier. Et justement, de favoriser l’aspect relationnel et accompagnement. […] Aujourd’hui on essaie d’en introduire une deuxième [consultation] à quelques semaines [du début des traitements]. […] Mais voilà, il faut trouver l’espace. Il faut trouver l’temps. »

37 Les infirmier·es perçoivent positivement ces consultations qui permettent que soient reconnues des compétences propres à la profession. Stéphanie explique : « Ça donne une plus-value d’avoir ces rôles-là qui se développent, d’avoir des, de les recevoir en consultation dans des bureaux. » De plus, l’apport pour les patient·es des consultations infirmières en oncologie au sujet de la sexualité a été souligné par la littérature, en sciences infirmières notamment (Amir et al., 2004). Propices à la création d’un « lien d’intimité », ces « moments d’entretien » (Warchol, 2007) donneraient la possibilité aux infirmier·es de retrouver un temps de care, du fait des conditions particulières, structurelles et temporelles, qui les caractérisent. Marie relève :

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« Cet espace vraiment d’entretien… qui est privilégié finalement. On est dans une salle assez confortable, agréable. Y’a personne qui nous dérange, y’a pas d’bips, pas d’sonnettes…, ça permet le lien déjà qui s’crée. »

39 En dépit des intentions louables qui sous-tendent ce projet, des contradictions sont palpables. Tout d’abord, l’essentiel des consultations infirmières en oncologie est dévolu à deux types de cancer : prostate et sein. Si ces pathologies ont une forte prévalence [20], celle-ci ne semble pas justifier les différences de ressources mises en œuvre auprès des patient·es. Surtout, cette variabilité des prises en charge, organisée par les institutions, vient redoubler – voire légitimer – des disparités déjà existantes. Une enquête française de l’Institut national du cancer (Inca, 2014) relève en 2014 que plus de 55 % des hommes atteints par un cancer de la prostate ont parlé de la sexualité avec un ou plusieurs professionnel·les de santé lors de leur parcours contre moins de 15 % des hommes souffrant d’un cancer des poumons. Pourtant, cette même étude stipule que 71,8 % des hommes frappés par un cancer de la prostate et 60,8 % de ceux touchés par un cancer du poumon déclarent avoir connu une baisse de leur désir sexuel. Si la consultation a été créée pour valoriser une « approche globale », force est de constater que cette « globalité » de la prise en charge ne bénéficie, pour l’heure, qu’à certain·es patient·es. À cette première contradiction s’en ajoute une seconde, qui concerne plus particulièrement l’avenir de la profession infirmière. Dans certaines institutions et services, ce ne sont pas tou·tes les soignant·es qui ont la possibilité de donner ces consultations. Des postes spécifiques ont été créés et attribués à des « référent·es ». La consultation agit ainsi comme une « nouvelle frontière » au sein du travail infirmier (Acker, 2005). Celle-ci est d’ailleurs parfaitement assumée par certain·es cadres, à l’instar de N. Warchol (2007, p. 81), arguant dans une revue de sciences infirmières que « c’est un peu ce qui sépare la pratique infirmière en unité de soins et la consultation infirmière, une dichotomie entre le soin technique et une dimension plus humaniste ». Difficile d’imaginer que cette opposition convienne aux infirmier·es de terrain rencontré·es, tant la part relationnelle, et donc humaniste, de leur activité tient un rôle essentiel dans leur conception même du métier. De fait, bien qu’elle « [donne] une visibilité, pour les patients comme pour l’institution, à des compétences infirmières faiblement identifiées en dehors des services de soins » (Acker, 2005, p. 168), la consultation semble être une fausse bonne idée. D’abord, car généralement confiée à des infirmier·es au profil spécifique, elle risque de devenir une « chasse gardée » de certain·es soignant·es – participant d’une parcellisation du care et, plus largement, d’une surspécialisation des compétences infirmières. Ensuite, car son existence même affranchit les infirmier·es de terrain de la prise en charge de la sexualité au chevet du patient. Enfin, rappelons que selon les institutions et services, on parle d’un dispositif intégrant six consultations contre une seulement pour d’autres. Ces décalages, qui s’expliquent essentiellement par des logiques budgétaires, viennent renforcer l’immense variabilité de la mise en œuvre par les infirmier·es du travail du care.

Comment hiérarchiser les priorités soignantes ? Le cas du « thermomètre de détresse »

40 Dans les deux institutions enquêtées, un outil infirmier – plébiscité par la communauté oncologique internationale (Donovan et al., 2014) – est mobilisé : le « thermomètre de détresse », destiné à aider les infirmier·es à accompagner les patient·es sur le versant psycho-émotionnel de leur maladie en identifiant leurs sources de « détresse ». Il est composé de cinq thématiques [21] et intègre de nombreuses sous-catégories sous forme de cases que les patient·es peuvent cocher. Une case concerne la sexualité. Celle-ci se situe dans la catégorie « Problèmes physiques », ce qui est révélateur du caractère dominant d’une conception biomédicale de la sexualité. La manière dont cet outil est reçu et utilisé par les soignant·es révèle la place accordée aux sujets intimes et chronophages en lien avec la qualité de vie, comme la sexualité. Le recours au thermomètre de détresse peut donc constituer une opportunité pour initier des conversations sur des sujets habituellement passés sous silence comme le souligne Manuel : « Le thermomètre […] a le potentiel pour ramener à la surface quelques sujets qui sont loin d’la surface, et notamment la sexualité. » Christine explique : « Ça peut être du coup plus facilement abordé avec ce thermomètre. Ça, c’est bien. »

41 On peut néanmoins relever quelques ombres au tableau. Plusieurs infirmier·es ont raconté combien cet outil, trop rigide puisqu’il isole une thématique dont les ressorts et implications sont pluriels, était difficilement compatible avec leur vision du travail relationnel. Annick souligne ne pas l’utiliser systématiquement car cela dépend de « comment on sent les choses ». Par ailleurs, la manière dont est mobilisé ce thermomètre entérine l’idée d’un « patient-partenaire » coresponsable et, en ce sens, ne constitue pas une ressource efficace pour dénouer des non-dits. En effet, si les patient·es ne « cochent » pas la case « sexualité » (ce qui ne signifie en rien que ce n’est pas un problème pour eux/elles), le sujet ne sera probablement pas évoqué par les soignant·es. Le non-abord est ainsi paradoxalement légitimé. En outre, certain·es infirmier·es ont confié que même lorsque les personnes « cochaient » cette thématique, celle-ci n’était pas systématiquement investie. La hiérarchisation des priorités se répète et le recours au thermomètre ne semble pas être en mesure de modifier cette pratique. Nous l’avons évoqué, l’aisance individuelle pour parler de la sexualité se construit en partie hors travail, en s’appuyant sur l’expérience personnelle et c’est souvent en fonction de celle-ci que les infirmier·es font l’impasse (ou non) sur le sujet, en particulier lorsque le temps manque. Bruno raconte :

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« On essaie de prioriser un petit peu, parce que des fois il y a des situations complexes où on peut pas non plus mettre tout en place en même temps. […] Elle avait coché sexualité, sexuel… Et j’avoue que je n’ai pas fait grand-chose [rires]. […] J’ai vraiment botté en touche, quoi. »

43 Le manque de ressources à disposition des soignant·es est un point crucial soulevé par les infirmier·es déplorant que l’utilisation du thermomètre ne s’accompagne pas d’une « boîte à outils », c’est-à-dire de « réponses » à apporter aux patient·es. En d’autres termes, aucune marche à suivre ne semble avoir été communiquée aux soignant·es en fonction des différentes « cases » cochées. C’est ce que relève Stéphanie : « [C’est] mettre tout le monde en difficulté, parce qu’on donne pas une guideline de “s’ils cochent ça, il faut que tu leur répondes ça”. […] Dans l’immédiat, on nous donne rien. » On comprend alors l’embarras des enquêté·es qui perçoivent cet outil davantage comme un formulaire permettant de rationaliser et hiérarchiser leurs priorités plutôt que comme un instrument à mobiliser pour aborder des sujets chronophages comme la sexualité. Comment en serait-il autrement, tant les infirmier·es baignent dans des services tendus par un « contre-la-montre » permanent et pesant ?

Le care entravé par les logiques gestionnaires : l’abord de la sexualité en exemple

44 On assiste depuis les années 1980 à des remaniements importants impulsés par des réformes gestionnaires, désignées par l’expression New Public Management (NPM). Elles ont marqué le secteur sanitaire, non sans dommages sur la qualité des soins prodigués (Chanial, 2010) et l’activité professionnelle (Belorgey, 2010 ; Giauque, 2014). La profession infirmière a subi des transformations profondes : les pratiques soignantes sont de plus en plus contraintes par des objectifs de rentabilité et les normes professionnelles tendent à intégrer ces injonctions jusque dans leurs formations (Toffel, Tawfik, 2019). C’est en premier lieu la part relationnelle qui en fait les frais. Si l’abord de la sexualité, partie intégrante d’une éthique du care infirmier se voulant holistique, est rare, ce n’est pas seulement en raison de barrières propres aux infirmier·es ou à des outils peu adaptés. Les modalités de sa mise en œuvre nécessitent un contexte favorable que les logiques gestionnaires entravent. Si l’on considère que le travail du care est « inestimable car on ne peut l’évaluer du fait de son invisibilité ; inestimable car sa valeur n’est pas estimable selon les lois de l’économie de marché » (Molinier, 2010, p. 161) dans un contexte où tout est toujours plus mesuré et contraint par des normes gestionnaires, l’abord des questions relatives à la sexualité des patient·es s’avère difficile à investir pour les infirmier·es.

Contre la montre

45 Parmi les multiples éléments qui contribuent à empêcher les soignant·es d’effectuer des prises en charge globales, c’est le manque de temps qui se révèle être l’une des principales contraintes. Comme c’est le cas pour la plupart des professions de la santé depuis les réformes du NPM, les infirmier·es doivent composer avec un rythme de soins effréné devenu la norme (Vincent, 2017). Par conséquent, le contenu du travail change rapidement, de même que « le mode d’engagement des infirmières dans le travail » (Acker, 2005, p. 162). Ce sont d’abord la brièveté des séjours hospitaliers et la « rationalisation » des prises en charge qui nous ont été rapportées. Viviana raconte :

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« C’est très compliqué parce que nous-mêmes, on n’est pas soutenus, enfin les chefs eux-mêmes ne sont pas soutenus par les chirurgiens. Ils veulent opérer le maximum possible, donc ils participent aussi à ce… laps de temps très court. Parce que… on a besoin d’avoir énormément de patients et puis, de remplir nos places [et le] nombre de patients par infirmière augmente donc… enfin c’est tout un système qu’il faudrait changer… »

47 Déplorant des conditions de travail qui ont pour conséquence un accompagnement extrêmement difficile à mettre en place et nuisent à sa qualité, nombreux·ses sont les enquêté·es à exprimer une lassitude devant les changements en cours. Après cinq ans passés au sein d’un département d’oncologie ambulatoire, Nathalie a quitté son service en raison d’une profonde insatisfaction liée aux évolutions structurelles de son institution : « C’est devenu vraiment trop, trop stressant. […] C’est vraiment le volume de travail qui a beaucoup augmenté et je me sentais un peu robotique, je me sentais plus du tout, euh, à ma place. » Cette infirmière raconte surtout sa frustration face aux transformations d’un métier dont la part de « relationnel » ne cesse de diminuer :

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« [Le relationnel] pouvait plus être là, parce qu’on devait vraiment beaucoup se concentrer sur les perfusions qu’on injectait pas faux [correctement], que c’était à la bonne vitesse. Et on avait le double de chimiothérapies qu’on avait à faire par jour qu’avant. »

49 D’ailleurs, si Clément dit apprécier le travail de nuit, c’est parce que le temps lui semble moins compté que le jour et que cela lui permet de nouer d’autres relations avec les patient·es :

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« J’aimais bien travailler la nuit parce qu’il y a moins de monde… Et puis j’avais plus le temps de discuter, de rencontrer les gens et d’avoir des discussions sans, euh… sans minutes quoi. C’est-à-dire que j’étais pas appelé dans les deux minutes quoi, et donc j’avais le temps de prendre le temps. »

51 Lui qui n’aborde quasiment jamais le thème de la sexualité raconte avoir profité d’une garde nocturne pour s’y essayer.

52 Ce rapport sous tension au temps et aux cadences imposées est particulièrement palpable lorsque les infirmier·es évoquent la manière dont se déroulent les « sorties ». « Le problème avec la hiérarchie, eux, ils veulent des places libres, donc… vraiment c’est très, très expéditif », raconte Viviana, avant d’ajouter : « Ils veulent faire de la place vite, les patients devraient dans l’idéal partir avant midi, donc je vous laisse imaginer le stress que ça fait. Le patient, il sent ce stress. » Amélie, qui relate des directives faisant peu de cas des états psychologiques et émotionnels des soigné·es, comme des soignant·es, dresse un constat similaire :

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« Les sorties, c’est quand même particulier chez nous. C’est rarement planifié trois jours à l’avance qui va sortir. C’est plus : “Bon ben demain, il part avant 11 heures.” […] Et puis, c’est juste finir les soins, enlever les voies veineuses… Puis s’dépêcher parce qu’on a encore cinq autres patients à voir avant 11 heures. C’est juste : “Est-ce que vous avez tout ? Vous avez les ordonnances ? Bon ben, bon retour chez vous.” C’est un p’tit peu ça la sortie. »

54 Comme bien d’autres, cette infirmière exprime avec tristesse sa déception quotidienne face à la réduction de ses tâches à des activités de soins purement « techniques ». Ses journées ne laissent que peu de place au travail du care, qui pourtant constituait un élément central de ses motivations à l’entrée dans la profession [22]. Alors qu’elle n’a qu’une possibilité restreinte d’accompagner les patient·es, aborder la sexualité relève de l’impensable. Exerçant depuis deux ans, elle n’a jamais pu se saisir de cette thématique, ce qu’elle déplore :

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« J’ai l’impression que j’ai pas grand-chose à dire sur votre sujet parce qu’en fait j’ai eu l’temps de… de pas grand-chose. Avec mes patients, j’ai l’impression qu’à part les soins que j’dois leur faire…, en fait j’ai l’temps d’rien faire d’autre. C’qui est très frustrant. »

56 Car contrairement aux actes « techniques », l’accompagnement est effectivement inquantifiable (Molinier, 2010). Et les soignant·es sont conscient·es que le travail sur l’humain est incompatible avec le « froid calcul des évaluations, des critères de performance et des contrôles économiques » (Safy-Godineau, 2013, n. p.). Alors plutôt que de « mal faire », la plupart optent pour ne pas faire du tout.

57 Le temps d’écoute n’est que peu pris en compte par leurs institutions. Aurélie raconte : « On n’a pas le temps, officiellement, on l’a pas. On le prend comme on peut. » Les infirmier·es sont donc face à un dilemme permanent. D’un côté, « le fait de s’engager dans une relation dont [ils et] elles ne peuvent à l’avance maîtriser la durée et [de l’autre,] le fait de continuer à s’inscrire dans leur plan de travail d’ensemble » (Acker, 2005, p. 171). Ce dilemme génère immanquablement de la frustration. « Les patients quand ils veulent parler, on le sent, explique Viviana, et nous, en même temps, bah on a envie de les aider mais, euh, c’est encore plus frustrant, parce que… j’ai essayé hein, de commencer une discussion et pas pouvoir la finir. » Le plus souvent, l’accumulation de retard sur le planning est trop cher payé et les rappels à l’ordre aident à la prise de décision. « J’ai des chefs qui sont assez, qui font un peu la police quoi. Ils sont pas tous très compréhensifs. Ils viennent vérifier qu’on fait bien le travail », relate Eva. Les enquêté·es racontent d’ailleurs être sans arrêt interrompu·es. Ces empêchements semblent systématiques lorsqu’ils et elles sont en train de prodiguer des soins « relationnels ». Aurélie précise :

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« C’est sûr que si les patients s’enchaînent aux demi-heures, vous perfusez, vous débutez [le soin], vous allez de toutes façons pas commencer un truc, enfin une discussion parce que vous savez qu’il y a la collègue, qui va aller discrètement suspendre le dossier [rompant l’intimité]. Donc voilà, c’est compliqué. […] Et les gens sentent aussi si vous êtes speed ou pas. »

59 Car dans un monde de la santé obsédé par la quantification et la comptabilité des actes, « discuter », autrement dit, opérer une prise en charge du versant relationnel, tend de plus en plus à être perçu comme superflu. Cet aspect du rôle professionnel infirmier s’avère même nié dans certains services puisque les demandes d’accompagnement émotionnel ou psychologique formulées par les patient·es semblent souvent traitées par voie médicamenteuse ou déléguées à d’autres professionnel·les. Viviana raconte :

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« Même si les patients essaient d’aborder d’autres choses, enfin quelque chose qui est plus d’ordre psychologique ou comme ça avec le médecin ou… nous bah, nous, on essaie un petit peu de creuser. Mais c’est vrai que le médecin, lui, direct si on lui dit ça […], il y a deux options pour le médecin : soit lui prescrire des anxiolytiques ou soit le diriger tout de suite sur un psychologue. Une consultation en psychologie. Alors que nous, bah c’est vrai qu’si on avait plus de temps, bah, ça serait volontiers qu’on serait disposé à… »

61 Dans le même ordre d’idées, le concept d’« alliance thérapeutique » est mis de côté dans certains services puisque le suivi des patient·es n’y semble jamais pensé à l’aune d’une continuité infirmière. « On change de patients tout le temps », raconte Eva qui déplore qu’il y ait « peu d’efforts faits pour que les patients aient les mêmes infirmières. Et on se dit : “Oh là là, c’est pas possible, j’avais ce patient hier, pourquoi ils ne me l’ont pas remis ?!” »

62 De plus, les institutions hospitalières insistent sur les tâches administratives, en particulier celles dont l’objectif est de quantifier, voire minuter, l’activité des soignant·es. Or le temps que les infirmier·es passent à les accomplir est autant de temps en moins à consacrer aux patient·es, ce qui signifie, en creux, que leurs compétences d’écoute et d’accompagnement ne sont pas reconnues ni valorisées. Amélie déplore : « Pas d’matinée sans s’consacrer à la paperasse. […] Ça prend un temps pas possible », avant d’ajouter avec amertume : « On est plus tourné vers l’administratif, faire plaisir aux RH, faire plaisir aux assurances… que finalement on s’occupe, enfin, le patient passe vraiment en deuxième, enfin en troisième position. » En outre, les outils informatiques à disposition pour « rationaliser » les pratiques professionnelles sont largement incompatibles avec la réalité du travail infirmier (Belorgey, 2010). Non seulement la présence d’un ordinateur intercalé entre les patient·es et les soignant·es, qui permet à ces dernier·es de relever des informations et, surtout, de respecter le minutage prescrit, empêche la qualité de la relation, mais les formulaires avec cases à cocher sont conçus de telle façon qu’ils orientent de fait les tâches à prioriser. Comme l’écrit Philippe Chanial (2010, p. 145), « protocoliser à outrance, c’est […] dénier les savoir-faire discrets et tout le travail invisible que suppose la relation de soin ».

63 Viviana nous apprend qu’il existe une case « soins relationnels » et « entretien » dans le formulaire infirmier, mais « la plupart de [ses] collègues ne [la] connaissent pas ». Elle ajoute : « [Cette case] est cachée, il faut, il faut sortir toutes les icônes pour pouvoir la trouver et la cocher. Sinon de premier abord, bah… c’est pas listé. » Cette ergonomie de leur logiciel de travail, révélatrice du caractère non prioritaire du relationnel, conduit les infirmier·es à passer sous-silence le non-quantifiable, chronophage à découvrir et à renseigner. Déroger au minutage n’est en effet pas simple, notamment pour les plus jeunes. Émilie, qui exerce depuis plus de vingt ans, porte un jugement négatif sur cette situation : « Moi, j’aime pas maintenant ce programme informatique. […] On devient des robots du soin. […] Ça nous rend mécaniques. » Mais son ancienneté lui permet de s’autoriser quelques contournements : « Si vous avez pas noté, vous êtes pénalisé hein. Alors aussi, là, je prends des risques, je note pas tout, tant pis. Parce que je préfère passer plus de temps avec le patient que derrière une machine. »

64 En suivant l’idée selon laquelle « le réel de l’activité [professionnelle], c’est aussi ce qui ne se fait pas, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir – le drame des échecs – ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense pouvoir faire ailleurs » (Clot, 2008), on peut considérer que le travail du care constitue actuellement la part la plus forte des « activités empêchées » (Safy-Godineau, 2013) des infirmier·es. Dans ce contexte où ils et elles n’ont même pas le temps de « débriefer », voire de « boire un café », comment imaginer que ces soignant·es puissent aborder les effets secondaires des traitements oncologiques sur la sexualité ? Comme l’explique Marie : « On a un boulot de malade, donc on va certainement aussi amener c’qui nous semble essentiel. »

Du primat de la rentabilité

65 « Il faut être honnête, c’est une consultation qui rapporte très peu. Qui occupe un box du matin au soir, et si on mettait un médecin dedans, et bah, ça rapporterait beaucoup plus », relate sans détour Tiffany, cadre intermédiaire ayant suivi une formation continue en sexologie afin de pouvoir mener des consultations dédiées aux effets des traitements oncologiques sur la sexualité. Elle est cependant lucide quant à l’importance accordée par son institution à son activité. Si elle a eu la possibilité de se former du fait de son statut de cadre, Tiffany doit se contenter de ne pouvoir consacrer que peu de temps à cette consultation. Elle explique d’ailleurs ne pas trop parler de cette spécialité au sein de l’hôpital car elle ne pourrait ensuite assumer l’éventuel supplément d’activité : « J’fais entre guillemets une petite publicité… mais je sais que je peux pas en faire davantage. Et puis derrière, ça veut dire demander des ressources supplémentaires… » Pour la même raison, malgré plusieurs sollicitations, elle n’a jamais formé personne de son équipe. De son côté, Clément regrette le peu d’intérêt institutionnel – autrement dit budgétaire – pour la thématique de la sexualité dans son service d’urologie, alors même que des études ont montré que c’est en urologie que la sexualité est le plus souvent et facilement abordée [23] :

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« La consultation de dysfonction érectile qui est un peu la consultation sexuelle de notre service, elle existe ou elle survit un peu parce que… elle peut pas ne pas exister quoi. Mais elle est pas franchement investie ou développée comme on pourrait le souhaiter. […] Elle est pas développée ni investie puisqu’il y a une liste d’attente incroyable. Il y a un jour par semaine et voilà. J’pense qu’elle pourrait être clairement investie et développée. Mais qu’ça doit pas être une volonté au niveau de l’organisation du service [cette volonté devant venir de “plus haut” que le service d’urologie]. »

67 Élodie, infirmière référente en charge de consultations dédiées à la sexualité, déplore le peu d’intérêt des médecins pour ces questions, qu’elle explique par le fait qu’elles rapportent peu :

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« Les urologues installés, parler d’ce genre de problèmes avec les patients, c’est pas c’qu’ils font le plus, parce que comme c’est chronophage…, ça rapporte pas beaucoup d’argent [rires]. C’est pas des consultations très rentables. »

69 Dans d’autres services, comme celui des sarcomes, les combats sont différents mais là encore, l’argent est le nerf de la guerre. Sandra explique « se battre » pour obtenir depuis plusieurs mois « un box qu’on n’a pas besoin de tout l’temps réserver » afin de pouvoir mener des consultations non programmées. Mais la mise en œuvre du versant relationnel de son travail est tenue en échec face aux obstacles structurels. Difficile d’aborder des sujets intimes au milieu d’une salle d’attente ou dans une chambre partagée. Une difficulté du même ordre est relatée par Patricia à propos d’une salle flambant neuve dédiée à la chimiothérapie, mais dont l’architecture semble avoir été conçue sans aucune prise en considération de son cœur de métier lié à la prise en charge « globale » des personnes soignées.

70

« [Avant] on pouvait tirer un rideau en face, mais les chambres étaient assez grandes donc suivant où on se mettait, on pouvait quand même avoir de l’intimité avec le patient, sans aucun problème. [Maintenant] on a une alignée de quatre fauteuils ici, une alignée de quatre fauteuils ici. Les gens sont face à face. […] C’est des murs blancs, froids. [Il y a] des paravents métalliques qu’on peut déployer, mais on se sent dans une cage, si on les déploie. […] C’est juste pas possible. On peut pas créer un lieu intime. »

71 Alors qu’au niveau international de nombreuses entités – notamment l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou l’Oncology Nursing Society (ONS, Société de soins infirmiers en oncologie) – développent un discours normatif fort quant à la promotion de la « santé sexuelle » (Giami et al., 2013), il semble que ce discours s’arrête aux portes de l’hôpital ou, plus particulièrement, aux portes des bureaux des cadres qui, bien que conscient·es des potentialités de ce chantier pour l’avenir de la profession infirmière, semblent pieds et poings liés par les injonctions gestionnaires. Le dépit qu’affiche Isabelle, cadre intermédiaire dans l’incapacité d’embaucher pour développer de nouveaux postes d’infirmier·es, en est un exemple saillant :

72

« Aujourd’hui on va vous dire : “Mais, attends, t’avais euh…” je dis n’importe quoi “520 patients et puis tu faisais avec neuf infirmières. Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui tu en as 450, et tu veux une dixième infirmière ?”. Si je lui dis… “Parce que je veux mettre la consultation infirmière, je vais mettre des trucs.” On n’arrive plus. Ça passe plus aujourd’hui. »


73 Cet article a examiné certains déterminants des silences infirmiers par rapport à la sexualité. Si les représentations qu’a ce groupe professionnel de sa légitimité à prendre en charge le sujet ont été évoquées au fil du texte, une question n’a pas été explorée : est-ce que les infirmier·es souhaitent l’aborder ? D’aucuns pourraient s’étonner que cette interrogation n’ait pas été déconstruite dès le départ. Et si le fait de s’emparer de la thématique de la sexualité constituait un « sale boulot » (Hughes, 2008) ? Et s’il était rejeté par tous et toutes car il ne permettrait de tirer aucune valorisation au sein des institutions ? Il y a peut-être une part de vérité derrière ces questions, et les recherches doivent se poursuivre afin de mettre au jour les tensions qui agitent certaines frontières professionnelles. Cela dit, si l’absence de prise en charge de ces questions ne reposait que sur ces éléments, nous aurions dû constater non seulement un mutisme infirmier mais également une volonté de les déléguer à d’autres, psychologues ou sexologues. Or ce sont avant tout des tabous, des malaises et des frustrations que nous avons constatés. Bien sûr, l’une des limites de notre travail est relative à un biais de recrutement de nos enquêté·es puisque tou·tes les infirmier·es rencontré·es ont exprimé leur intérêt pour la thématique, leur volonté d’acquérir des connaissances et l’avis qu’ils et elles ont un rôle à jouer sur le sujet. Néanmoins, notre recherche permet plusieurs apports. Elle confirme que l’articulation des logiques personnelles et professionnelles est déterminante pour saisir les manières de faire au travail, notamment lorsque l’on traite de la place de la sexualité dans les soins (Giami et al., 2015). L’originalité de cet article est surtout de nous être attaché·es à décrypter les effets d’injonctions institutionnelles liées aux réformes gestionnaires qui contribuent largement à renforcer le non-abord de cette thématique, ô combien particulière du fait des compétences relationnelles qu’elle implique. Alors que la prise en charge de la sexualité nécessite l’établissement d’une relation de confiance avec les patient·es, qui ne peut se construire que par une posture d’écoute et d’accompagnement, cette dimension relationnelle du travail infirmier est aujourd’hui largement entravée au sein des institutions hospitalières par le « processus de déqualification des métiers même du soin, dans la mesure où il est demandé aux soignants de devenir des gens efficaces, au regard non plus du travail sur l’humain mais de la maîtrise des coûts de leur activité » (Safy-Godineau, 2013, n. p.). Que ce soit en raison de logiques structurelles (par exemple l’absence d’espaces dédiés aux consultations ou la délégation de ce type de prise en charge à des infirmier·es au profil spécifique) ou temporelles (en particulier le virage ambulatoire et la forte cadence des rythmes de travail), la part de l’activité infirmière consacrée au care tend à diminuer au profit des soins (notamment techniques) délégués par les médecins. C’est donc à une dynamique qui va à l’encontre de la quête d’autonomie revendiquée par la profession depuis l’instauration d’un « rôle propre » que l’on assiste. Le non-abord de la sexualité peut être considéré comme un révélateur de la grande difficulté que rencontrent les soignant·es pour faire reconnaître tout un pan de leur rôle professionnel, peu rentable économiquement comme symboliquement.

74 Pour autant, nos résultats ne doivent pas donner l’illusion d’une profession homogène. Si les infirmier·es rencontré·es semblent déplorer d’une seule voix une logique gestionnaire qui les prive d’une « approche globale », il convient de nuancer ce tableau. Il ne faudrait pas succomber à la vision d’une profession tout entière tournée vers une même conception d’un métier dont le rôle serait avant tout façonné par une éthique du care. Cette vision du rôle infirmier est bien défendue par certaines « infirmières [qui] revendiquent la constitution en compétences professionnelles de la dimension relationnelle du soin » (Lert, 1996, p. 104), mais une analyse structurale permet d’identifier des fractions professionnelles ayant des intérêts divers, voire une conception opposée de ce rôle (Longchamp et al., 2020). Dans cette perspective, l’étude de l’académisation de la profession en Suisse montre que la conception de l’autonomie professionnelle d’infirmier·es au profil scientifique repose sur des savoirs et des savoir-faire qui participent à les éloigner d’une prise en charge adossée à l’éthique du care. Ces « nouvelles élites professionnelles » sont même promptes à embrasser des logiques managériales tout à fait compatibles avec les politiques du NPM aujourd’hui à l’œuvre dans le monde de la santé (Toffel, Tawfik, 2019). Alors que la France a entamé la revalorisation du niveau de diplôme infirmier avec l’ouverture de plusieurs masters, notamment celui d’infirmier en pratique avancée (IPA), il paraît opportun de mener une réflexion quant aux options que la profession prendra et à leurs incidences sur son avenir.


Annexe

Tableau

Profils des enquêté·es

PrénomÂgeFonctionType de cancers soignés au sein du service
Tiffany35Cadre intermédiaireCancer de la prostate
Clément37Infirmier de terrainOncologie générale (spécialité : urologie)
Sandra32Infirmière référenteCancer de la prostate
Monique57Infirmière référenteCancer gynécologique
Catherine51Infirmière référenteCancer du sein
Annick59Infirmière de terrainOncologie générale
Aurélie39Infirmière de terrainOncologie générale
Élodie43Infirmière référenteCancer de la prostate
Nathalie48Infirmière référenteCancer du sein
Stéphanie30Infirmière de terrainOncologie générale
Sylvie50Cadre intermédiaireOncologie générale
Serge57Infirmier de terrainOncologie générale (spécialité : urologie)
Patricia52Infirmière de terrainOncologie générale
Florence44Infirmière de terrainOncologie générale
Manuel38Infirmière de terrainOncologie générale
Christine47Infirmière de terrainOncologie générale
Marie48Infirmière de terrainOncologie générale
Carla32Infirmière de terrainOncologie générale
Amélie27Infirmière de terrainOncologie générale (spécialité : chirurgie viscérale)
Eva26Infirmière de terrainOncologie générale (spécialité : chirurgie viscérale)
Luigi38Infirmier de terrainCancer du sein
Viviana27Infirmière de terrainOncologie générale (spécialité : chirurgie viscérale)
Clémentine40Infirmière référenteCancer du sein
Émilie57Infirmière de terrainCancer du sein
Jane27Infirmière de terrainCancer du sein
Bruno27Infirmier de terrainOncologie générale
IsabelleNRCadre intermédiaireOncologie générale
Shadya27Infirmière de terrainOncologie générale
Ariane55Cadre supérieureOncologie générale

Profils des enquêté·es

Bibliographie

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Mise en ligne 16/12/2022

Notes

  • [1]
    Alors que ses conditions d’exercice varient sensiblement selon les contextes nationaux, cette profession présente de nombreuses similitudes au sein des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), que l’on pense à sa différenciation interne – verticale notamment, lié à son processus d’académisation qui s’accélère depuis le tournant du siècle (Lahtinen et al., 2014) – ou aux rapports sociaux de genre comme de classe qui structurent sa relation avec le champ médical (Picot, 2005).
  • [2]
    Le « care » est considéré dans cet article sous les deux acceptions suivantes, pouvant être articulées l’une à l’autre : comme un « travail » relatif à des « tâches nécessitant un engagement relationnel » (Scrinzi, 2016, p. 107) et comme une « disposition éthique » liée à « la socialisation des femmes » (Gilligan, 2009, p. 108).
  • [3]
    Précisons que certaines théoriciennes du care estiment que la sexualité implique un rapport social trop particulier (c’est-à-dire des rapports de domination genrés) pour être pensé comme n’importe quel autre (Laugier et al., 2012).
  • [4]
    La formation a connu de profonds changements ces dernières décennies en Suisse romande avec l’introduction en 2002 d’une formation initiale de niveau bachelor et l’ouverture de filières master et doctorale dès 2009.
  • [5]
    La question de la définition comme celle de la mise en œuvre du « rôle propre » continue de faire débat, notamment en sciences infirmières (Poisson, 2008).
  • [6]
    Chargé·es du suivi clinique et de la coordination de la prise en charge des patient·es, les infirmier·es référent·es ont aussi pour mission le conseil auprès de leurs collègues. Ces profils ne sont généralement pas rattachés à un service spécifique car ils et elles peuvent être amené·es à suivre les patient·es tout au long du parcours de soins. Contrairement aux infirmier·es de terrain (qui s’occupent de l’administration des soins), l’essentiel de leurs activités consiste en des consultations individuelles.
  • [7]
    Les prénoms ont été remplacés. Une annexe présente les profils des interviewé·es.
  • [8]
    Tandis que les hospitalisations impliquent une prise en charge sur une durée relativement longue (plusieurs jours) qui permet d’établir des liens, les soins donnés en ambulatoire reposent sur de courtes rencontres.
  • [9]
    La représentation d’un « patient-partenaire » dont il faut favoriser l’autonomie et l’« empowerment » est désormais courante dans le monde sanitaire. Or cette intention ne sert pas toujours la communication soigné·es/soignant·es dans la mesure où cette injonction à la responsabilisation des patient·es renforce « moins l’“empowerment” que le contrôle social et le développement d’une nouvelle morale sanitaire conduisant à transformer les individus en entrepreneurs de leur propre santé (Bergeron, Castel, 2014), alors que ces acteurs sont loin d’être tous également dotés pour assumer ces nouvelles responsabilités » (Véga, Pombet, 2016, n. p.).
  • [10]
    Le champ médical est composé de différents sous-espaces dotés de degrés variables d’autonomie et de légitimité. Cette forte différenciation interne (Pinell, 2005 ; 2009) implique une hiérarchisation des secteurs d’activité comme des spécialités (Jaisson, 2002) : les médecins y occupent ainsi des positions aux rendements inégaux.
  • [11]
    Les limites en taille de cet article ne permettent pas de passer en revue l’ensemble des professions de santé. Soulignons néanmoins l’existence de travaux sur les gynécologues qui montrent la difficulté de ces médecins spécialistes à parler de sexualité (Guyard, 2010), alors qu’on pourrait penser qu’ils et elles ont une plus grande proximité avec la thématique.
  • [12]
    Des recherches en sciences infirmières ont montré que les patient·es n’osent pas aborder la thématique de la sexualité avec les professionnel·les de santé, bien que celle-ci soit importante à leurs yeux (Gamel et al., 2000).
  • [13]
    Primat qui n’est pas sans lien avec les rapports de domination symbolique entre les professions infirmière et médicale (Picot, 2005 ; Toffel, 2020).
  • [14]
    Il existe des formations continues dédiées à cette thématique en Suisse romande (en sexologie clinique et en santé sexuelle) mais les questions relatives à l’intimité et à la sexualité restent encore rarement enseignées dans les formations initiales en soins infirmiers.
  • [15]
    Contrairement aux services de longue durée destinés aux patients chroniques ou en convalescence, les services de soins aigus (par exemple, les urgences ou les soins intensifs) sont les lieux de prises en charge rapides et plutôt brèves de personnes dont les affections sont soudaines. Le but prioritaire de ce type de services est une guérison rapide ou, au minimum, une prompte diminution des symptômes.
  • [16]
    Alain Giami (2009) a relevé la part d’« improvisation » des médecins généralistes quant à l’abord de la sexualité. Il s’agit là aussi de mobiliser des compétences profanes, autrement dit acquises en dehors de l’espace professionnel.
  • [17]
    Le genre ou l’âge des infirmier·es produisent des effets contrastés selon le genre ou l’âge des patient·es. Notre enquête montre ainsi qu’une proximité d’âge peut s’avérer défavorable à l’abord de la sexualité, notamment au sein d’interaction inter-genre, qui plus est lorsque les concerné·es sont jeunes ou, au contraire, favorable au sein d’interactions intra-genre, et cela quel que soit l’âge (Braizaz et al., 2021).
  • [18]
    On pourrait imaginer que les infirmier·es ont tendance à déléguer la prise en charge de la sexualité à d’autres professionnel·les. Cette option demeure cependant largement impensée parmi les personnes rencontré·es. Très rares sont celles et ceux qui réfèrent leurs patient·es à des spécialistes (par exemple, sexologue, psychologue).
  • [19]
    Le dispositif a été introduit par des infirmier·es stomathérapeutes.
  • [20]
    Il s’agit des deux cancers les plus fréquents, respectivement pour les hommes et pour les femmes (OFS, 2020).
  • [21]
    « Problèmes familiaux », « Problèmes émotionnels », « Préoccupations spirituelles ou religieuses », « Problèmes physiques », « Problèmes pratiques ».
  • [22]
    Les « motivations humanistes » à l’entrée dans la profession sont encore très largement répandues (Longchamp et al., 2020).
  • [23]
    D’une part, les hommes sont plus informés que les femmes en raison des représentations genrées de la sexualité qui favorisent ou freinent l’abord de cette thématique (Rasmusson et al., 2013), d’autre part, les personnes atteintes d’un cancer de la prostate sont les plus susceptibles d’avoir parlé avec un·e professionnel·le de santé de leur sexualité (Gilbert et al., 2016).
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