Couverture de TE_155

Article de revue

‪La qualité au guichet : négocier le travail peu qualifié à Pôle emploi‪

Pages 65 à 92

Notes

  • [1]
     Nous employons le terme administratif de « demandeurs d’emploi » inscrits auprès de Pôle emploi, éligibles à un accompagnement et, le plus souvent, à des revenus de remplacement. Tous les demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi ne sont pas des chômeurs au sens du Bureau international du travail (BIT) puisque certains exercent une activité.
  • [2]
     Les demandeurs d’emploi sont classés administrativement en cinq catégories. Trois d’entre elles regroupent les individus disponibles et astreints à une recherche d’emploi (A, B et C). Parmi eux, certains n’ont exercé aucune activité professionnelle dans le mois (A), d’autres ont travaillé jusqu’à 78 heures (B) ou plus (C). Les catégories D et E concernent les individus indisponibles, soit sans emploi (en formation, malades, etc. en catégorie D), soit titulaires d’un emploi (E).
  • [3]
     Le nombre d’inscrits a augmenté dans les deux sites. Il s’est accru de 69 % dans l’agence des Yvelines et de 80 % dans celle de Seine-Saint-Denis. Les effectifs de conseillers sur la même période ont progressé de 20 % dans le premier cas, et de 25 % dans le second.
  • [4]
     Celle que le demandeur d’emploi accepte de parcourir entre son domicile et un lieu d’emploi potentiel.
  • [5]
     Sauf lorsqu’elles sont aspirées par le système de rapprochement de Pôle emploi qui vise depuis 2015 à accroître la « transparence » du marché de l’emploi. Pour cela, l’institution a cessé de concurrencer les intermédiaires extérieurs, pour plutôt coopérer avec eux en centralisant leurs offres sur son propre site (Pillon, 2014).

1 La construction des qualifications a essentiellement été abordée dans trois espaces sociaux. D’abord, au sein du système éducatif, où diplômes et réputations sont distribués. Ensuite, sur le marché, où la concurrence entre offres et demandes permet de penser les hiérarchies salariales au travers des phénomènes de pénurie ou d’excès de main-d’œuvre. Enfin, sur les lieux de travail, où se négocient la valeur du travail, les fiches de postes, la division des tâches et la catégorisation des activités.

2 Avec le chômage de masse, un autre espace social de construction de la qualification a pris de l’ampleur. Il s’agit de l’opérateur public d’intermédiation, Pôle emploi. En effet, avec la croissance du nombre de personnes inscrites comme demandeurs d’emploi [1] (DE), de plus en plus d’individus voient leur trajectoire professionnelle influencée par un passage par Pôle emploi et par les prestations d’accompagnement qu’ils y ont suivies. Le nombre d’inscriptions à Pôle emploi en catégories A, B ou C [2] ainsi que celui des reprises d’emploi ont connu des fluctuations entre 2008 et 2017, avec une tendance globale à la hausse sur la période (graphique). Ainsi, le nombre d’inscriptions annuelles a augmenté de 5,2 à 5,6 millions entre 2014 et 2017. Simultanément, les reprises d’emploi déclarées ont progressé de 900 000 à près d’1,1 million. Pôle emploi est donc un point majeur de circulation sur le marché de l’emploi, entendu ici comme le lieu où s’échangent des offres et des demandes d’emploi.

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Graphique : Nombre d’inscriptions et de reprises d’emplois déclarées à Pôle emploi (2009-2017 ; catégories A, B, C)

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Graphique : Nombre d’inscriptions et de reprises d’emplois déclarées à Pôle emploi (2009-2017 ; catégories A, B, C)

Source : séries mensuelles nationales sur les demandes d’emploi – Données brutes, Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). Les données sont reproduites ici par année (somme des données mensuelles).
Le réseau d’agences Pôle emploi institue un espace où les offres et les demandes d’emploi se rencontrent à distance, par le biais des conseillers à l’emploi. Pour cela, chaque acteur tente de valoriser, qui les qualités de sa demande d’emploi (son profil, son expérience et ses capacités), qui celles de son offre (le contenu du travail et les conditions d’emploi) pour « attirer » un offreur ou un demandeur. La qualification des personnes, du travail et des offres est au centre de l’activité d’intermédiation. Si la notion de qualification est couramment mobilisée dans les activités des services publics de l’emploi, en France comme en Europe, elle n’en garde pas moins un caractère équivoque (Orianne, Moulaert, 2007 ; Koch et al. , 2009 ; Pillon, 2015 ; Sowa, Staples, 2017), que l’on retrouve dans les textes de cadrage européens (Beuker et al. , 2014). Ainsi, la qualification constitue un diagnostic, par exemple pour classer les demandeurs d’emploi entre différents profils d’accompagnement ; elle représente aussi un critère pour concentrer les ressources de l’institution sur les moins qualifiés. De plus, elle correspond à un objectif de l’accompagnement, qui est censé accroître le degré de qualification des publics par différentes prestations de formation professionnelle. En dernier lieu, la qualification est intégrée aux profils de recherche d’emploi, afin de distinguer, pour chaque demandeur, les offres adaptées et celles qui ne le sont pas. Chacune de ces perspectives rebat la hiérarchie des qualifications : les individus jugés très qualifiés dans la phase de diagnostic peuvent par exemple être considérés insuffisamment qualifiés dans leur propre branche vis-à-vis de la concurrence. Mais elles ont en commun d’approcher la qualification comme une propriété antérieure des demandeurs d’emploi, fixée sur le marché de l’emploi et importée dans l’institution, pour accomplir le mandat d’intermédiation.

4 La perspective adoptée dans cet article consiste à montrer comment la qualification est également produite au cours des entretiens menés entre conseillers et demandeurs d’emploi à Pôle emploi, puis à restituer les modalités de cette construction. Cette approche s’inscrit dans une vision de la qualification comme résultat de rapports de force et de négociations dans différents espaces sociaux (Tripier, 1991). La qualification serait donc une hiérarchie sociale contingente, susceptible de varier selon les interlocuteurs et les lieux, d’une agence de Pôle emploi à une autre, d’un conseiller à un autre. Ce travail défend donc une approche relativiste et agonistique des qualifications, comprises comme une lutte pour stabiliser la valeur sociale d’une « opération technique » (Naville, 1956, p. 129).

5 Nous réfutons donc l’existence d’un travail substantiellement « non qualifié », dont les chercheurs pourraient esquisser l’ontologie, pour définir au contraire le « travail non qualifié » comme l’échec de certains travailleurs à obtenir une reconnaissance de leurs qualités professionnelles. À ce titre, les interactions observées à Pôle emploi entre agents et demandeurs d’emploi rappellent systématiquement que le « travail non qualifié » est affaire de reconnaissance, puisqu’une partie importante du travail des conseillers consiste à discuter, majorer ou limiter les qualités professionnelles des individus reçus. Durant les entretiens, les conseillers tentent d’identifier les qualités des demandeurs d’emploi, pour faire concorder ces dernières avec des offres d’emploi ou permettre aux demandeurs d’emploi d’être retenus lors de la sélection qu’opéreront les employeurs. Plutôt que de rechercher une frontière étanche entre qualification et non-qualification, nous nous concentrons sur les déplacements entre valorisation/dévalorisation des qualités qui s’opèrent au niveau des guichets. L’enquête que nous avons menée (encadré) au sein de cette institution majeure du service public de l’emploi (SPE) tend à confirmer la nécessité de remplacer la dichotomie opposant « qualification » et « non-qualification » par une polarité entre « qualification élevée » et « qualification faible » (Rose, 2004).

6 Quelles formes prennent les qualifications à Pôle emploi ? Lors de leur inscription puis des convocations successives, les individus sont décrits par un ensemble de critères (expériences, salaire souhaité, niveau de diplôme, etc.), enregistrés sur leur profil personnel de recherche d’emploi. Ces critères peuvent être mis en équivalence avec ceux des offres d’emploi, afin d’opérer des rapprochements informatisés et de calculer des scores de proximité. Ils sont discutés au premier entretien entre les conseillers et les demandeurs d’emploi pour constituer un profil de recherche. Ils sont ensuite revus et parfois négociés au cours des entretiens ultérieurs, lorsque les déclarations ou les titres officiels présentés par les demandeurs d’emploi sont confrontés à l’analyse de leur situation par les conseillers. Les demandeurs d’emploi et le conseiller personnel, qu’ils retrouvent généralement à chaque convocation, construisent de la qualification professionnelle et des correspondances sur le marché : les interactions au guichet de Pôle emploi constituent donc des espaces de régulation.

7 Ces régulations des qualifications ne découlent pas d’une action publique coordonnée, mais de pratiques qui laissent aux agents un certain pouvoir discrétionnaire. Certes, les entretiens sont normés, leur durée est calibrée, leur fréquence est fléchée et leurs thématiques sont prescrites selon un ordre spécifique. Mais les agents disposent d’une large autonomie pour les mener, comme dans de nombreuses autres institutions publiques de gestion en face-à-face d’usagers (Lipsky, 1980 ; Weller, 1999). Cette latitude discrétionnaire s’accroît dans le SPE en France depuis 1979 (Dubois, 2012). En outre, la nécessité de négocier les statuts et les situations s’est accentuée avec l’individualisation des politiques sociales (Borraz, Guiraudon, 2010) et le basculement d’une proportion croissante de chômeurs du régime d’assurance aux régimes d’assistance. La discussion entre conseillers et demandeurs d’emploi est donc essentielle, car les échanges de guichet sont des situations ouvertes. Leurs conclusions écrites font l’objet de négociations entre ces deux catégories d’acteurs, négociations qui sont parfois très asymétriques, parfois plus équilibrées. Le « travail accessible » (Demazière, Zune, 2018, p. 135), c’est-à-dire les types d’activité dans lesquelles se projettent les chômeurs ou qu’ils expérimentent, est circonscrit par leurs trajectoires antérieures et par les schèmes d’interprétation qu’en ont leurs conseillers.

8 Cet article propose de montrer comment les qualifications sont mises en jeu au cours des échanges de guichet, et comment elles sont inscrites dans les propriétés sociales des personnes en présence. En ce sens, il restitue l’ancrage social des qualifications professionnelles dans l’ordre de l’interaction (Goffman, 1983), mais aussi dans les positions et les trajectoires des acteurs, tant demandeurs d’emploi que conseillers. En prenant appui sur une enquête ethnographique dans deux agences de Pôle emploi (encadré), nous détaillons dans une première partie le système de contraintes qui entoure la négociation des qualifications. Les outils informatiques, identiques sur les deux sites étudiés, et le rythme administratif de réception des demandeurs d’emploi, variable d’une agence à l’autre, définissent en partie ce système. Nous expliquons dans les deux parties suivantes les tensions qui traversent la négociation elle-même : les qualifications dépendent de l’articulation entre les offres d’emploi récoltées par l’agence et les représentations qu’ont les conseillers du marché de l’emploi, et varient selon l’articulation entre les titres affichés par les demandeurs d’emploi et leurs parcours tels que les analysent les conseillers. Enfin, l’accompagnement des demandeurs d’emploi ne repose pas seulement sur une évaluation de leur valeur marchande. Il sollicite aussi des évaluations dans le registre institutionnel ou réglementaire, qui rétroagissent sur la qualification des personnes.

Encadré
Une approche ethnographique des agences pour l’emploi
Les données mobilisées sont issues d’une thèse de sociologie, au cours de laquelle nous avons mené une enquête ethnographique entre février et août 2014 au sein de deux agences franciliennes de Pôle emploi. Nous avons passé trois jours par semaine dans chacune des agences, suivant les conseillers alternativement aux guichets d’accueil, en entretien d’inscription et en entretien de suivi. L’intégralité des échanges a été prise en notes, mais l’ampleur des discours à saisir sur le vif nous a sans doute conduit à quelques omissions ou raccourcissements du verbatim, sans conséquence pour l’argumentaire déployé ici.
L’une des deux agences est située en Seine-Saint-Denis, l’autre dans les Yvelines. Le contraste de leur situation permet de mettre en évidence deux configurations spécifiques. La première agence est positionnée sur un territoire paupérisé, où le niveau de diplôme des demandeurs d’emploi est inférieur à la moyenne nationale et où les secteurs les plus actifs sont ceux de la logistique, du transport, des services à la personne et du commerce de détail. La seconde est dans un espace plus favorisé, avec une majorité de demandeurs d’emploi dont le niveau d’études dépasse celui du baccalauréat. Certains secteurs professionnels sont en manque de main-d’œuvre très qualifiée mais celle-ci ne passe pas par Pôle emploi : c’est le cas de l’imagerie médicale, qui embauche surtout des salariés résidant dans d’autres communes, voire d’autres départements. La majorité des offres reçues par l’agence concerne l’industrie automobile et l’hôtellerie-restauration. Dans les deux sites, le groupe formé par les agents est très féminisé, avec 70 % de conseillères.
Au total, nous avons observé et transcrit 117 entretiens entre demandeurs d’emploi et conseillers. Cette démarche d’observation non participante durant les interactions de face-à-face nous a permis de regarder la qualification « en train de se faire » et de saisir les logiques qui président à cette construction. Il ne s’agit pas de recueillir les propos des agents sur les qualifications des usagers, mais d’étudier la manière dont ils orientent ces dernières. L’observation vise donc à accéder directement à la production des jugements, en contournant la médiation du discours rapporté ou des prescriptions hiérarchiques (Spire, 2017).
Une grande partie des conseillers s’est comportée avec nous comme en compagnie d’un stagiaire, nous expliquant en détail le fonctionnement des outils qu’ils utilisent et les ambivalences de leur travail, recherchant régulièrement notre assentiment à la fin des entretiens, lorsque nous rediscutions des dilemmes rencontrés. De façon symétrique, même si nous avons expliqué à chaque chômeur notre rôle en début d’entretien, plusieurs nous ont assimilé à un agent Pôle emploi au cours des échanges, tentant de nous convaincre lors des controverses pour faire céder les conseillers.

La négociation dans un système de contraintes

9 La négociation des qualifications est d’abord inscrite dans un système de contraintes, indépendant de la volonté des protagonistes et subi tant par les conseillers que par les demandeurs d’emploi, ces derniers s’appliquant à les limiter. Toutefois, la pression exercée par ces contraintes diffère selon la position sociale et l’inscription territoriale des acteurs.

10 Un premier ordre de contraintes découle des instruments d’intermédiation et a pour conséquence de segmenter les publics selon leur trajectoire socioprofessionnelle. Les instruments imposent en effet des représentations coïncidant avec les aspirations de certains publics mais contredisant celles d’autres. Un second registre de contraintes concerne l’organisation du travail. La comparaison entre les deux sites révèle comment les conditions d’accueil, de réception et d’accompagnement des publics influencent la négociation des qualifications. La hiérarchie des qualités est donc doublement inscrite dans des instruments de codage et dans des processus administratifs, qui orientent le contenu ultérieur des négociations.

Des qualifications instrumentées

11 Les qualités des demandeurs d’emploi reçus à Pôle emploi ne sont pas simplement déclarées à voix haute, dans un rapport qui serait tacite et informel. Convoqués par leurs conseillers, les individus exposent et négocient pendant leur entretien les qualités qu’ils se reconnaissent et revendiquent. Lorsqu’une case ou un menu déroulant y correspond sur le logiciel, elles sont converties en écrits et enregistrées par le conseiller et sont accessibles par d’autres acteurs, autres conseillers ou employeurs. Or, l’écrit n’est pas une simple transposition de la parole. Il positionne les termes de façon linéaire et hiérarchique, tout en stabilisant des signes détachés de leurs auteurs (Goody, 1979). Dans les agences pour l’emploi, la mise à l’écrit des qualifications a lieu sur des progiciels spécialisés, dont les codes circonscrivent les qualités dicibles et indicibles.

12 Le conseiller transcrit la négociation orale avec le demandeur d’emploi dans la grille du système de rapprochement (SDR), un logiciel composé de codes qui calcule la proximité entre des offres et des demandes à partir des modalités remplies par les employeurs et les demandeurs d’emploi, sous la supervision des conseillers. Le logiciel a été programmé de telle sorte que des modalités sont fixées à l’avance et distribuées selon des catégories (profession, salaire, etc.) et des modalités (métier ou domaine d’exercice, salaire mensuel brut ou salaire horaire net, etc.). L’usage de logiciels entraîne un découpage typologique du réel. Ce découpage charrie une certaine représentation de l’ordre social et des conceptions politiques, puisque toute classification affirme un point de vue et distribue des ressources à certains acteurs (Bowker, Star, 1999). Ces logiciels sont donc des instruments normatifs d’action publique, qui orientent les conduites des utilisateurs (Lascoumes, Le Galès, 2005). Ce faisant, ils imposent une série de contraintes, que nous avons pu discerner dans les deux agences étudiées et qui pèsent sur certaines reconnaissances de qualification.

13 La première contrainte concerne le plafonnement du nombre de modalités. En effet, pour enregistrer les qualités des demandeurs d’emploi dans le logiciel d’intermédiation, les usagers et les conseillers naviguent entre des cases à cocher, des menus déroulants et des onglets de rédaction libre, qui restreignent l’expression et engagent des arbitrages. Par exemple, l’interface de rapprochement entre le profil d’un individu et les offres limite à deux le nombre de professions recherchées. Cela engage régulièrement des controverses. Le demandeur d’emploi suivant, âgé de 57 ans, a exercé différentes fonctions durant sa carrière. Pour trancher entre ses diverses professions antérieures, le conseiller lui suggère de ne conserver que deux des métiers qu’il a exercés, ceux aux dénominations les plus éloignées, afin de maximiser l’amplitude des postes qu’il pourrait occuper. Il troque ainsi, sur son conseil, la spécialisation pour la variété – c’est-à-dire le degré de qualification pour la probabilité de correspondre à une offre :

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« Conseiller : Je laisse technicien dessinateur ?
Demandeur d’emploi : Oui, oui… Ou vous pouvez mettre technicien hi-fi… ou électronique…
C : – Donc, vous avez sept ans à Électro Malakoff [entreprise anonymisée] ?
DE : – Oui. J’ai aussi été vendeur électroménager de produits blancs…
C : – D’accord… mais je peux mettre que deux métiers… Il faut qu’on discute lequel on garde. C’est compliqué là… Pfff… Moi je serais d’avis de mettre juste un technicien, et une fois vendeur.
DE : – D’accord… alors on garde technicien hi-fi peut-être, c’est le mieux… »
(Entretien du 30 juin 2014, agence des Yvelines)

15 Les demandeurs d’emploi peuvent de même déclarer deux « compétences linguistiques » maximum. Une liste de 70 idiomes est proposée par l’institution. Cependant, certaines langues n’y figurent pas alors que certains les parlent. Ainsi, le romani et le berbère n’ont pas d’équivalence codée dans le logiciel dont le paramétrage ségrège donc de fait la reconnaissance des qualifications. Pour les individus qui ont exercé de nombreuses activités antérieures, c’est-à-dire souvent les plus âgés et titulaires de contrats courts, ou les locuteurs de langues non reconnues, l’encodage informatique impose des sacrifices parfois coûteux.

16 Les démarcations entre catégories constituent une seconde contrainte. Pour continuer sur l’exemple langagier, certains idiomes proposés par Pôle emploi unifient artificiellement des langues qui disposent d’une hétérogénéité interne importante, avec parfois des formes mutuellement inintelligibles. C’est le cas de « la langue des signes » qui varie d’un pays à l’autre, ou de l’arabe, avec la diglossie entre littéral et dialectal, redoublée par les variétés régionales. Comme le remarque un chômeur en entretien dans les Yvelines, « je parle arabe, mais ce n’est pas forcément le même arabe que le patron qui cherche un arabophone ». Le développement de catégories génériques de qualification est donc simultanément un point d’appui, qui permet de communiquer sur le marché de l’emploi, et un obstacle, qui délimite des représentations parfois contestées. Dans le registre des diplômes, ces effets de démarcations sont aussi particulièrement visibles. Ainsi, l’obtention d’un master ou d’un doctorat sont regroupées dans la catégorie « bac + 5 ou plus », tout comme les fins de classe de seconde ou de première sont réunies en un onglet unique « seconde ou première achevée ». Deux situations différentes peuvent donc être codées comme porteuses de la même qualification. Or ce codage a de l’importance pour les publics les moins diplômés, attachés à ces démarcations. Un chômeur de 19 ans en électromécanique corrige ainsi sa conseillère en expliquant « j’ai fini la classe de première madame, pas celle de seconde ». Elle lui répond, embarrassée, qu’« ici, pour nous, malheureusement, c’est la même chose sur le logiciel. Mais il faudra le dire en entretien ! » Ainsi, toute qualification repose sur l’existence d’un code singulier chez l’opérateur de placement. Certaines qualifications revendiquées dans d’autres espaces sociaux ne trouvent pas de reconnaissance institutionnelle : elles sont gommées car agrégées avec d’autres.

17 Enfin, le paramétrage de l’instrument oblige les demandeurs d’emploi à se livrer à une démarche abstraite de définition de niveau acceptable de plusieurs paramètres permettant de définir leur profil de recherche d’emploi. En effet, les conseillers et les demandeurs d’emploi ne consultent pas directement des offres d’emploi pour les valider ou les écarter : ils élaborent a priori une grille de paramètres acceptables, qui représente la qualification de la personne et son équivalent en emploi. Or certains demandeurs d’emploi ne parviennent pas à produire un référentiel de qualifications détaché de toute activité précise. Ils raisonnent de manière inverse : au lieu de fixer un niveau de salaire acceptable pour tous les secteurs, ils adaptent leur demande salariale aux tâches anticipées. Ils bâtissent donc la qualification dans un rapport étroit aux tâches prescrites dans les offres (ou qu’ils imaginent prescrites). C’est ce que révèle l’échange suivant avec une ancienne copropriétaire de restaurant en faillite, dans les Yvelines, qui se refuse à fixer un niveau minimum de salaire théorique. Elle n’envisage sa qualification personnelle qu’en rapport avec une qualification du travail (elle évoque le « contenu », les « responsabilités » ou encore « ce que je fais »). Pour un travail de nuit, elle estime devoir toucher 3 000 euros mensuels. Mais relancée par la conseillère, elle descend à 2 500 euros avec hésitation, tout en demeurant ouverte au travail de nuit. Ainsi, du travail nocturne rémunéré moins de 3 000 euros peut lui être adressé par des employeurs via son profil, alors qu’elle a initialement refusé ce type de travail.

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« C : – Et le salaire minimum en brut ?
DE : – Pfff, c’est n’importe quoi ces questions. Je sais pas, ça dépend du contenu, des responsabilités ; ce que je fais, ça détermine le salaire. Non mais si c’est travailler de nuit, ben 3 000 euros. Sinon moins. Je sais pas.
C : – Non mais indicativement, vous prendrez à partir de quoi ?
DE : – Heu, 2 500 euros ?
C : – Bien. »
(Entretien du 25 juin 2014, agence des Yvelines)

19 Les demandeurs d’emploi dotés d’expériences variées dans différents secteurs (notamment hôtellerie, restauration, industrie aux deux-huit ou trois-huit), prêts à des rythmes et horaires atypiques de travail, sont les plus concernés par ce type de difficultés. Ils ont du mal à déterminer un niveau minimum de reconnaissance salariale de leurs qualifications sans savoir s’ils travailleront de nuit, en travail posté ou selon des rythmes fractionnés. À l’inverse, leurs homologues à la recherche d’un emploi aux caractéristiques bien précises subissent de manière plus légère la contrainte, car l’éventail de rémunérations et de rythmes temporels envisageable est plus resserré. L’hétérogénéité des conditions de travail empêche les demandeurs d’emploi de couvrir toutes les situations possibles en exprimant un seul niveau minimal de salaire. La dernière contrainte imposée par le système informatique concerne la succession des modalités. Lors de la définition de son profil, le demandeur d’emploi doit indiquer pour chaque modalité ce qui correspond à un seuil minimal d’acceptabilité ; il n’a pas la possibilité de les combiner entre eux et par exemple saisir « CDI [contrat à durée indéterminée] à 1 500 euros » ou bien « CDD [contrat à durée déterminée] à 2 000 euros », troquant une dégradation contractuelle contre une amélioration salariale. Il doit remplir successivement la case « contrat » et la case « salaire », ce qui peut avoir pour conséquence de tirer vers le bas la manière dont les demandeurs d’emploi se définissent. De plus, un demandeur d’emploi peut hésiter entre un « scénario du pire » où toutes les dégradations envisagées se cumulent modalité par modalité, et risquer de passer pour un « mauvais chômeur » réticent à accomplir des efforts s’il ne consent guère de concessions en remplissant son profil. Une telle tension est observable chez ce transporteur de 26 ans, reçu par sa conseillère. Prêt à travailler pour 1 400 euros en CDI ou pour un salaire plus élevé en CDD, il donne l’impression de devoir choisir entre deux formes de qualification de l’emploi : la qualification salariale (le salaire mensuel brut) et la qualification contractuelle (type de contrat). Au final, il est prêt à accepter un bas salaire à condition qu’il s’accompagne d’un CDI, privilégiant la reconnaissance contractuelle à la qualification salariale.

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« C : – En salaire, vous demandez combien ?
DE : – Le maximum ! [rires]
C : – Oui c’est sûr ! Mais vous acceptez à partir de combien ?
DE : – Moi c’est un salaire de 1 400 euros hein. Pas en dessous…
C : – OK alors. […] Et en contrat ?
DE : – Ben je peux… je veux bien tout, CDI ou CDD. Mais si c’est un CDD, alors pas pour 1 400 euros hein !
C : – Oui, je comprends, mais là il faut vraiment me donner le minimum que vous voulez bien. Après on va trier ensemble. S’il y a des contrats en CDD, vous acceptez ?
DE : – Mmmh… je peux dire non et après on peut toujours chercher des CDD ? Enfin, c’est pas que je veux pas travailler !
C : – Oui, on fait ça ! »
(Entretien du 24 décembre 2014, agence des Yvelines)

21 Les contraintes de saisie du logiciel de définition des profils ont pour conséquence d’imposer aux demandeurs d’emploi la manière de penser les concessions qu’ils sont prêts à faire pour retrouver un emploi. Ce faisant, la complexité de la situation dans laquelle ils se trouvent, de même que leurs qualifications, s’en trouve écrasée.

Les contraintes temporelles d’un service administratif

22 Le temps est une ressource rare à Pôle emploi. Son organisation est prescrite par des consignes hiérarchiques, distribuée par des outils de gestion et incluse dans les indicateurs institutionnels (durée des entretiens, fréquence des convocations, productivité des heures, etc.). Les conseillers sont donc pris au quotidien dans une course contre la montre afin de dégager suffisamment de temps pour recevoir les demandeurs d’emploi (Clouet, Pillon, 2017). La durée de chaque entretien est contrôlée, ce qui se répercute sur la mise en discussion des qualifications.

23 Plus il y a de retards accumulés depuis le début de journée, plus la pression est élevée pour les entretiens suivants. Alors que les entretiens du matin dépassent régulièrement la durée initialement prévue, ceux de fin de journée sont souvent interrompus précocement. Ces difficultés sont plus accentuées dans l’agence de Seine-Saint-Denis que dans celle des Yvelines. Dans les deux agences, les effectifs de conseillers ont augmenté entre 2008 et 2015, mais bien moins que le nombre d’inscrits. L’écart est particulièrement important dans l’agence de Seine-Saint-Denis, où le nombre de demandeurs d’emploi a progressé trois fois plus vite que le nombre de conseillers [3]. Sur aucun des deux sites, les portefeuilles des conseillers (le nombre de demandeurs d’emploi qui leur est alloué) ne respectent intégralement les prescriptions de l’institution. Dans un portefeuille, les inscrits en parcours « suivis », les plus autonomes, sont en effet censés osciller entre 200 et 350 personnes. Or, les portefeuilles comprennent en moyenne 290 individus dans l’agence de Seine-Saint-Denis et 400 sur le site des Yvelines. Entre 100 et 150 demandeurs par conseiller peuvent être « fléchés » parcours « guidés » (c’est l’accompagnement de niveau intermédiaire). Si leur nombre est proche de cette tranche dans les Yvelines avec 180 personnes, il la dépasse largement en Seine-Saint-Denis avec 250 individus par conseiller. Enfin, l’objectif de 70 demandeurs d’emploi en parcours « renforcé » est presque respecté en Seine-Saint-Denis, avec des portefeuilles moyens de 90 personnes, mais il est débordé sur le site yvelinois avec 100 demandeurs d’emploi par conseiller. Les publics « guidés » en Seine-Saint-Denis et « suivis » dans les Yvelines sont donc en surnombre. En outre, l’agence séquano-dionysienne se singularise par la présence de certaines personnes en grandes difficultés financières ou en détresse sociale, malades ou faisant état de grandes souffrances : elles sont alors prises en charge de manière urgente par les responsables d’équipe malgré les agendas prévisionnels, tandis que les conseillers peinent parfois à conclure les entretiens qu’ils mènent avec elles.

24 Cette agence se rapproche du modèle des « bureaucraties attrape-tout », où la demande sociale est désajustée de l’offre institutionnelle et englobe des problématiques tout à fait extérieures au champ d’action des agents (Watkins-Hayes, 2009). Sur ce site, les conseillers n’ont donc que peu de marge pour dépasser les horaires ou rattraper un dépassement au cours de la journée. Tous expliquent devoir lutter pour conclure la journée à l’heure prévue. Or, cette organisation du travail réduit le temps consacré à la discussion des qualifications des personnes, au profit des questions d’indemnisation ou des tentatives de mise en relation avec des offres.

25 Ainsi, lorsque les publics ne s’expriment pas assez clairement ou rapidement, pris par le temps, les conseillers devancent leurs réponses. Les échecs d’interaction dans des situations temporellement contraintes se convertissent donc en échecs de qualification. Sur le site de Seine-Saint-Denis, une femme de 21 ans, résidente d’un quartier dit « sensible » de la ville, est ainsi reçue dans le cadre de sa première recherche d’emploi. En raison de retards accumulés en cours de journée, l’entretien doit être terminé 25 minutes après l’heure initialement prévue. Questionnée sur son « niveau scolaire », elle hésite, avec un « heu… » de plusieurs secondes. La conseillère coche « aucune formation scolaire » et passe de manière pressante au point suivant. Le même jour, dans le box voisin, une conseillère fait le point sur les connaissances d’une demandeuse d’emploi de 41 ans, aide-soignante dont le CDD a expiré. Elle lui demande : « Vous maîtrisez Word et Excel ? » Elle répond « oui », mais la conseillère la relance en précisant « Excel aussi, le tableur ? » En fronçant les sourcils, la demandeuse réfléchit alors, en allongeant aussi l’interjection « heu ». La conseillère l’interprète comme une réponse négative et lance dans la foulée un appariement à l’aide des informations récoltées.

26 Cependant, le temps passé avec les chômeurs n’est pas toujours rogné. Lorsqu’un individu ne se présente pas en entretien, les conseillers profitent du temps ainsi dégagé pour le réallouer à d’autres activités. Certains confient même parfois à la mi-journée leur espoir qu’un demandeur d’emploi soit absent en entretien, afin de parvenir à accomplir l’ensemble de leurs tâches. Dans ce cas, la personne suivante est accueillie plus tôt que prévu, ce qui donne l’occasion de discussions plus fines et approfondies de la qualification. L’ensemble des modalités est alors revu et négocié. C’est l’une des rares occasions où les conseillers insistent pour assigner une seconde profession aux demandeurs d’emploi, remontant jusqu’aux stages de jeunesse si nécessaire, à moins qu’ils ne déroulent les listes de compétences, par exemple linguistiques, pour vérifier qu’aucun item n’est injustement oublié. Or, c’est aussi sur le site de Seine-Saint-Denis que la proportion d’absences est la plus élevée : sur 79 entretiens prévus, 18 ont été annulés du fait d’absences, contre 7 des 53 entretiens prévus sur l’agence des Yvelines.

27 Ainsi, c’est sur le site de Seine-Saint-Denis que le travail de qualification est le plus polarisé. De nombreuses personnes voient leurs qualifications amputées faute de discussion suffisante, par manque de temps, alors que d’autres obtiennent au contraire une rallonge temporelle leur permettant de détailler leurs qualités professionnelles. Ainsi, selon le site et selon le moment où sont accueillis et reçus les demandeurs d’emploi, le travail de qualification est exercé dans des conditions différentes.

La qualification contre l’emploi ?

28 La négociation des qualifications est certes encadrée par un système de contraintes qui pèse sur le résultat, mais elle laisse une marge de manœuvre aux acteurs. Lors des interactions, ils déterminent de manière autonome plusieurs critères de qualification, à partir de jugements qui s’appuient sur leurs dispositions et leurs croyances. Le cadre asymétrique de l’interaction, entre conseiller et demandeur d’emploi, conduit le plus souvent à une domination des premiers sur les seconds, même si cette relation est toutefois fragile et susceptible de retournements.

29 Le rapport des conseillers à la qualification est essentiellement instrumental. Ils la considèrent comme un moyen pour les usagers d’accéder à des emplois. Mais pour cela, il est nécessaire qu’ils aient une représentation du marché de l’emploi. Plusieurs sont possibles, entre celles que charrient les instruments d’intermédiation et celles qu’anticipent les conseillers en dehors des canaux institutionnels. Parfois, les qualifications réclamées par les demandeurs d’emploi sont tout à fait ajustées à la situation du marché, telle que la comprennent les conseillers. Dans d’autres cas, ils repèrent un décalage. Ils interviennent alors avec le souci de surmonter les pénuries d’emplois identifiées par les outils de l’institution, tout en cherchant à distinguer les demandeurs d’emploi qu’ils accompagnent des autres.

La qualification contre les pénuries internes

30 Pour identifier les qualités des personnes, les conseillers sont « équipés » (Marchal, Bureau, 2009) d’un logiciel dans lequel sont encodées toutes les offres d’emploi stockées par Pôle emploi (cf. supra). À partir des profils de recherche, ils tentent des opérations « d’appariement » en reliant des demandeurs d’emploi à des offres d’emploi. Pour cela, les caractéristiques de recherche sont confrontées à la base de données, et une liste d’offres par correspondance décroissante est automatiquement affichée par le logiciel. Les conseillers raisonnent donc en fonction d’un stock d’offres, c’est-à-dire d’un marché miniature constitué de la part des offres en circulation qui passent par Pôle emploi. Ce marché est un espace de coordination et donc un espace d’information : lorsqu’une recherche d’emploi est lancée, le nombre d’offres proposées par le logiciel constitue un indice de la pertinence du profil.

31 La relation marchande est conduite à Pôle emploi sous une contrainte arithmétique forte : le nombre de demandeurs d’emploi inscrits excède largement le nombre d’offres collectées. Le premier enjeu pour les conseillers est d’identifier des offres adaptées aux usagers suivis, afin de leur donner une chance de retourner en emploi. Cependant, ils ne peuvent pas agir sur le nombre d’offres en circulation. Leur seul moyen d’action en entretien consiste à délivrer des conseils oraux, ou à travailler sur les profils enregistrés de recherche d’emploi.

32 Lorsque les difficultés se cumulent, demandeurs d’emploi et conseillers sont pris dans une contradiction entre qualité d’emploi et quantité d’offres : tout abaissement de sa qualification consenti par une personne induit une hausse du nombre d’offres correspondantes. L’abaissement du niveau de salaire exigé par un demandeur d’emploi n’élimine par exemple aucune offre compatible avec son profil, mais lui en apporte de nouvelles. Ce processus indirect de « surqualification » ne nuit pas à la réputation de l’institution auprès des employeurs, contrairement au cas où des chômeurs mis en relation avec des offres sont jugés trop peu qualifiés lors du recrutement. Dès lors, « l’emploi convenable » peut aussi bien se définir comme un emploi qui « entre dans le champ » des qualifications du demandeur d’emploi ou un emploi qui « permet son insertion ou sa reconversion professionnelle » (Freyssinet, 2000, p. 53). Et les conseillers tranchent entre l’un ou l’autre, selon qu’ils privilégient un retour rapide à l’emploi ou qu’ils décident de mettre en avant les qualités professionnelles de la personne. C’est ce qu’illustre le cas suivant, où, d’un ton résigné et critique, un conseiller du site de Seine-Saint-Denis conseille à un chômeur de 57 ans de revoir à la baisse ses prétentions salariales (dégradation du paramètre salarial de la qualification) :

33

« C : – Et vous avez travaillé où avant ?
DE : – Trente et un ans dans la… à McDo ou Quick.
C : – Quoi, trente et un ans ?
DE : – Ben oui.
C : – Mais il n’y a rien d’écrit là… et vous faisiez quoi, la plonge ?
DE : – Je faisais la plonge, les plateaux, les sandwichs…
C : – D’accord. C’est n’importe quoi là, le code vous met en technicien du libre-service alors que vous êtes en restauration. Et je vois revendication : 10,50 euros… à l’heure actuelle c’est peut-être… c’est ce que vous aviez à Quick ?
DE : – Oui.
C : – Bon, mais le Smic [salaire minimum interprofessionnel de croissance], il est à 9,56… non, 9,53, moi je l’augmente. Ce serait bien hein, mais pour les professions peu qualifiées, c’est dur de partir du dessus…
DE : – Pff, c’est toujours nous les perdants de toute façon.
C : – Ah ben les employeurs vous savez, ils gagnent partout… »
(Entretien du 22 avril 2014, agence de Seine-Saint-Denis)

34 Si le nombre et la nature des résultats obtenus ne correspondent pas aux attentes du conseiller, ce dernier peut modifier les modalités de recherche. Il déclenche alors un « effet de rétroaction », c’est-à-dire qu’il s’appuie sur des mécanismes de quantification pour modifier des pratiques sociales quantifiées (Desrosières, 2014). Parfois, le logiciel n’affiche qu’une dizaine ou une vingtaine d’offres compatibles avec le profil de recherche des demandeurs. Si les conseillers doutent de leurs démarches de recherche menées par ailleurs, ils enjoignent presque systématiquement les demandeurs d’emploi concernés à revoir les qualifications qu’ils revendiquent. À l’un d’entre eux, qui recherche en vain à l’aide des outils d’appariement de Pôle emploi un poste de chef de rang rémunéré au-dessus de 1 800 euros nets, son conseiller lance « et si on baissait la prétention salariale, de 200 euros ? » Le nombre d’offres passe alors de deux à cinq. Plus rarement, les conseillers proposent de modifier l’intitulé du métier recherché. C’est le cas du conseiller suivant qui conclut, face à trois offres d’emploi dans le secteur de la restauration qu’« il n’y a rien ici, je vais modifier votre profil, parce que vous êtes inscrit en recherche comme chef [cuisinier] ». « Cuisinier » est alors remplacé par « employé de restauration », la distance kilométrique [4] est accrue de dix kilomètres et le nombre d’offres s’élève à huit. La déqualification des chômeurs constitue un outil d’appariement, mais aussi une des limites du traitement institutionnel. En effet, après la dégradation de sa qualification en employé de restauration, le dernier chômeur évoqué conclut l’entretien en protestant. Il déclare que « franchement, si c’est pour que vous me trouviez le truc de la première agence d’intérim du coin, je préfère me désinscrire le mois prochain quand j’aurai plus de droits ». La négociation des qualifications peut donc remettre en question la possibilité même d’accompagner les demandeurs d’emploi.

La qualification comme singularité

35 Cependant, toutes les offres ne sont pas enregistrées à Pôle emploi. De nombreux autres intermédiaires coexistent : agences d’intérim, presse spécialisée dans les annonces, agrégateurs d’offres sur internet, etc. Le mandat des conseillers ne leur permet pas d’allouer les offres d’emploi qui circulent dans ces espaces, puisqu’elles leur échappent [5]. Néanmoins, lorsqu’ils échouent à proposer des mises en relation satisfaisantes aux demandeurs d’emploi, les conseillers s’investissent régulièrement pour les aider à être embauchés par ces canaux extérieurs. Ils tentent de les aider à trouver des offres en dehors de Pôle emploi. Pour cela, ils doivent imaginer les épreuves de recrutement éventuelles afin de les y préparer (Marchal, 2015). Ils raisonnent donc aussi dans le cadre d’un « marché imaginé », à partir d’anticipations fictionnelles (Beckert, 2016). De plus, ils essaient de cerner les qualités des concurrents directs, afin d’estimer l’intensité de la concurrence sur les différents types de poste.

36 Les conseillers ne se contentent pas de fournir aux demandeurs d’emploi qu’ils suivent le nombre d’offres disponibles dans les logiciels d’intermédiation susceptibles de correspondre à leur profil. Ils se livrent également à une réflexion en termes de concurrence : combien de demandeurs d’emploi sont également en train d’accomplir une recherche similaire ? Par conséquent, certains publics ne sont absolument pas mis en relation avec des offres, lorsque leurs conseillers sont convaincus qu’ils sont positionnés sur un secteur dynamique, avec peu de concurrents, et n’ont en conséquence pas besoin d’aide. Les conseillers proposent rarement aux demandeurs d’emploi les plus diplômés ou cadres de rechercher des offres d’emploi en leur compagnie durant les entretiens. Face à des publics dont ils jugent les débouchés prometteurs, ils peuvent se désinvestir tout à fait de l’entretien (pour gagner du temps et le consacrer à d’autres tâches) ou bien, au contraire, en profiter pour tenter d’identifier de nouvelles qualités professionnelles à un demandeur d’emploi déjà bien doté.

37 Mais comment aider les autres, dont les profils correspondent à des offres en circulation mais qui, pour accéder à ces offres et être retenus par un employeur, sont en concurrence avec de nombreux homologues ? Les conseillers cherchent à trouver ce qui pourrait les singulariser et les détacher du lot. Pour ce faire, ils tentent de mettre au jour des dimensions de la qualification qui ne sont pas codées dans le logiciel d’intermédiation. Sans soustraire les demandeurs d’emploi à aucune offre disponible, ils font tout pour valoriser leur profil. Dit autrement, la « valorisation qualitative » opère sans déperdition quantitative. C’est le processus à l’œuvre dans le cas suivant, sur le site de Seine-Saint-Denis. Face à un demandeur d’emploi désireux de changer de profession (quitter la restauration rapide) en candidatant à d’autres offres, la conseillère l’interroge sur ses capacités à utiliser le logiciel Excel, « car ici [dans la commune], c’est un truc qui permet de passer devant certaines personnes ». Il répond tout ignorer, « sauf la base ». Elle ouvre alors le tableur sur son propre poste informatique, puis lui confie le clavier et la souris en lui demandant ce qu’il sait faire. Alors qu’il entre des formules d’addition et de division, elle reprend le contrôle en déclarant, satisfaite : « vous voyez bien que vous savez faire des choses. Pour moi, Excel de base, c’est quand on sait ouvrir et écrire dans les cases. Là, c’est Excel intermédiaire que vous savez faire. Dans le coin, par rapport au travail demandé, c’est intermédiaire ! » La représentation des savoirs utiles sur le marché local, pour s’imposer face à la concurrence, distribue inégalement les qualités reconnues et les qualités méconnues. Sur un marché où les connaissances informatiques moyennes sont plus élevées, comme autour du site des Yvelines, une maîtrise « intermédiaire » du logiciel Excel repose sur des tests plus exigeants – mais une fois sa qualification enregistrée dans le profil de recherche, un chômeur qui déménage ailleurs conserve la reconnaissance associée à sa personne.

38 Ce « jugement d’utilité » a pour corollaire des « jugements d’inutilité ». Lorsqu’une qualification est considérée comme inutile par leur conseiller, les demandeurs d’emploi se retrouvent le plus souvent déqualifiés. Un entretien de l’agence des Yvelines illustre la mobilisation d’un « jugement d’inutilité ». Une ex-salariée en secrétariat est interrogée sur sa maîtrise de l’anglais par la conseillère. En répondant par la négative, la chômeuse ajoute immédiatement qu’elle maîtrise le créole, sa langue maternelle. La conseillère approuve distraitement de la tête sans l’ajouter pour autant au profil. Pourtant, la langue « créole » figure dans le menu déroulant des compétences linguistiques permettant de construire le profil de recherche. Un individu enregistré avec cette compétence peut consulter des offres qui la requièrent ou être visible d’employeurs qui recherchent une salariée créolophone. Mais la conseillère confie à la fin de l’entretien son « doute que cela serve vraiment à quelque chose ».

39 La production des jugements n’est pas indépendante des publics eux-mêmes et de leur capacité à mettre en scène leur situation sous un jour favorable. S’ils ont déjà testé leur profil de recherche à leur domicile pour dégager plusieurs dizaines d’offres compatibles, ou s’ils disposent d’un capital symbolique suffisant pour imposer leurs analyses (par exemple en tant qu’ancien responsable de ressources humaines ou que recruteur), ils peuvent convaincre le conseiller de leur adéquation avec les offres en circulation. Une ancienne responsable en ressources humaines reprend ainsi à trois reprises son conseiller durant l’interaction, lui expliquant qu’il a « dix ans de retard sur les pratiques des employeurs ». Vexé, ce dernier cesse toute recommandation et laisse la chômeuse imposer ses pratiques de recherche d’emploi. Les publics les plus à l’aise avec l’outil informatique ou titulaires de position de cadres sont donc particulièrement avantagés puisqu’ils savent comment se valoriser.

L’actualisation des qualifications

40 L’ajustement entre la qualification des demandeurs d’emploi et leur position sur le marché de l’emploi n’épuise pas les tensions à l’œuvre dans les entretiens de suivi. Même face à des personnes dont les chances de retour à l’emploi sont jugées élevées, une autre forme de tension peut être identifiée, qui met aux prises la qualification de l’individu et son parcours. Qu’est-ce qui est effectivement saisi et enregistré, à partir des qualifications présentées par le chômeur ? Inversement, qu’est-ce que la trajectoire professionnelle produit comme qualités ?

41 Ainsi, les titres (ou les diplômes) et l’expérience entretiennent un rapport complexe, où les conseillers peuvent successivement s’appuyer sur les premiers pour valider la seconde et réciproquement. Pour révéler la complexité de cette tension entre les pratiques exercées et les titres affichés, nous expliquons dans un premier temps comment les titres sont pondérés en fonction du parcours professionnel des demandeurs d’emploi. Dans un deuxième temps, nous pointons qu’à l’inverse, en fonction des dispositions des conseillers, des titres qualifiants peuvent émerger de certains parcours.

Le titre vaut-il l’expérience ?

42 Plusieurs publics détiennent et revendiquent un titre validant un cursus scolaire ou une formation professionnelle. Mais la valeur sociale de ces accréditations n’est ni évidente ni univoque. Elle est parfois questionnée au cours des interactions de guichet, notamment lorsqu’elle est rapportée à l’expérience de la personne. La forme objectivée de la qualification est régulièrement subjectivée par les conseillers. Les qualifications sous forme de titres ou de diplômes sont notamment pondérées selon la distance temporelle qui sépare les individus du dernier exercice professionnel correspondant. Le chômage, vu comme une carrière, est donc rythmé par une suspicion croissante concernant l’adéquation des titres et des compétences. Le degré de qualification est donc parfois menacé au nom de l’expérience.

43 Pourquoi cette remise en cause ? Pour les conseillers, il s’agit de limiter le degré de concurrence par poste et ce, pour deux raisons. D’abord, afin d’éviter que les demandeurs d’emploi jugés les moins compétents ne soient en concurrence avec les plus compétents, ce qui les condamnerait à être durablement privés d’emploi et affaiblirait la valeur des titres scolaires des plus compétents. Ensuite, pour éviter que les employeurs ne se détournent de l’institution face à un nombre de candidatures estimé excessif.

44 La suspicion la plus aiguë concerne les individus qui n’ont jamais pratiqué le métier correspondant à leur diplôme mais envisagent désormais de l’exercer. Pour les conseillers, une tension surgit entre les chances de retour à l’emploi par la reconversion et les chances d’accès à l’emploi dans le secteur dans lequel la personne a jusqu’alors travaillé. Si elle a occupé un emploi dans un secteur où les offres sont abondantes, candidater au nom de ses qualifications dans un secteur en difficulté redouble ses difficultés présumées. Dans ces conditions, la qualification initiale représente un obstacle à la sortie du chômage. Cette tension entre qualification et expérience est particulièrement visible dans l’entretien suivant, observé à l’agence des Yvelines. La chômeuse détient un titre scolaire en comptabilité. Mais sa valeur est questionnée par la conseillère, qui l’interroge sur son parcours professionnel. L’absence d’expérience conduit la conseillère à écarter la qualification, face à une demandeuse qui ne défend pas son souhait premier.

45

« DE : – J’aimerais bien faire ce que j’ai fait à l’école, de la comptabilité…
C : – Ah oui. Mais vous n’avez jamais travaillé là-dedans en fait ? Ça va être dur de revenir là-dessus, surtout quinze ans après, donc bon…
DE : – Oui, mais je dis juste…
C : – Et vous êtes prête à bosser dans quoi ?
DE : – Tout ! Je bossais à Saint-Lazare.
C : – OK. Si vous voulez du boulot, on a reçu des offres là. C’est de la vente en sandwicherie. En attendant de trouver un emploi qui vous correspond mieux… »
(Entretien du 31 mars 2014, agence des Yvelines)

46 Les personnes qui ont déjà exercé précédemment avec leurs titres scolaires ne sont pas totalement préservées de cette tension. Si la détention du diplôme et l’exercice professionnel remontent trop loin dans le passé, la valeur du diplôme peut être affaiblie, voire niée. Dans le cas suivant, observé dans l’agence des Yvelines, une demandeuse d’emploi de 50 ans est reçue en entretien. Elle détient un diplôme d’État en dactylographie, domaine dans lequel elle a exercé pendant plusieurs mois après avoir obtenu son diplôme. Sa qualification est donc frappée de péremption : le titre scolaire est dévalorisé en raison du temps qui s’est écoulé depuis qu’elle a occupé un poste correspondant à cette qualification.

47

« C : – Au niveau du salaire, vous espérez quoi ?
DE : – Heu, je prends à partir de 2 100…
C : – OK. Et vous allez où, en distance ? Depuis chez vous ?
DE : – Trente minutes ?
C : – Aller, hein ?
DE : – Oui, bien sûr.
C : – Et donc, vous disiez que vous avez un diplôme de dactylo ?
DE : – Oui, c’est bizarre hein ? J’aimerais bien y revenir je crois, quitter la restauration. Depuis cette expérience, je pense à chercher en dactylo.
C : – Mais ça fait des années que vous n’avez pas fait ?
DE : – Oh oui, plusieurs. Mais je saurais encore.
C : – Je sais pas… On perd vite les capacités professionnelles vous savez. Ça me semble plus prudent immédiatement de chercher dans la restauration, vous en sortez et vous l’avez sur le CV, alors que vous avez aucune expérience en dactylo.
DE : – J’ai un diplôme et j’ai fait des stages.
C : – Oui, mais c’est pas grand-chose… Faut y avoir travaillé pour chercher. Enfin, en tout cas, entre nous ici, je privilégie la restauration moi.
DE : – Ah OK. Je me débrouillerai pour la dactylo de mon côté.
C : – Plus vous cherchez, mieux c’est hein ! »
(Entretien du 25 juin 2014, agence des Yvelines)

48 Cette pondération des titres par l’expérience est parfois redoublée par les effets de réputation, par les préjugés éventuels dont font l’objet les pays où ont été obtenus les diplômes, ou par la racialisation des publics. La majorité des individus concernés par de telles interactions sont en effet titulaires de titres obtenus en Tunisie (tel est le cas d’un ingénieur agronome et d’une experte-comptable), en Algérie (un conducteur d’engins de chantier) ou en Irak (un informaticien).

L’expérience vaut-elle un titre ?

49 La logique inverse est tout aussi répandue. Elle concerne les épisodes de ré-évaluation de la qualification affichée des personnes à l’aune de leur expérience professionnelle. Ainsi, si les diplômes sont susceptibles d’une remise en cause faute d’expérience, l’accumulation d’expériences professionnelles est parfois convertie en titres informels. Cette conversion vise à ajuster le profil des demandeurs d’emploi reçus aux qualifications exigées par les employeurs.

50 Certains demandeurs d’emploi ne détiennent aucune preuve de leurs activités passées, soit parce qu’ils ont été embauchés sans déclaration, soit parce qu’ils ont œuvré sans titre de séjour. De tels cas sont fréquents dans le secteur de l’aide à la personne ou des employés de maison : questionnés sur leurs employeurs antérieurs avec demande de certificat à l’appui, les demandeurs d’emploi n’en ont pas à fournir. Sur le site des Yvelines, une chômeuse nouvellement inscrite se retrouve incapable de prouver son expérience professionnelle et de présenter les justificatifs exigés par des employeurs potentiels : elle a exercé deux ans sans titre de séjour et ses employeurs n’ont pas déclaré son activité. La conseillère s’engage alors à appeler elle-même les employeurs potentiels et à se porter garante pour la demandeuse d’emploi. À partir de l’expérience décrite de façon informelle en entretien, la conseillère convaincue s’engage pour assurer une qualification reconnue à une chômeuse qui, faute de certificat, semble en être dénuée.

51 La relation entre les titres et l’expérience est parfois inscrite dans les expériences professionnelles des conseillers eux-mêmes. Lorsqu’ils ont exercé précédemment une activité similaire à celle des personnes reçues, il leur arrive de convertir les savoirs professionnels de ces dernières en un titre qualifiant, supérieur aux aspirations déclarées. De tels cas sont rares, mais ils existent. Ainsi, un ex-technicien en pose de compteur de 59 ans est reçu en entretien sur le site de Seine-Saint-Denis. Ancien électricien de métier se présentant comme « électricien du dimanche », le conseiller interroge le chômeur en détail sur sa « maîtrise des parafoudres de toute classe » : « Vous gérez les quatre catégories de parafoudres, en norme NFC 15-100 ? » Après la réponse fouillée du chômeur, le conseiller lui propose une offre enregistrée le jour même, qui ne correspond pas à son profil tel qu’il a été enregistré. Il accompagne la mise en relation avec l’employeur d’un mot défendant la détention par le chômeur d’une qualification suffisante, verbalement éprouvée.

52 La conversion de l’expérience en titres est également traversée par des préjugés liés au genre. C’est dans les métiers réputés féminins (accompagnement, soins, relation au public, etc.) que les qualités professionnelles sont le plus souvent invisibilisées et attribuées au sexe des travailleuses (Daune-Richard, 2003). C’est par conséquent également dans ces professions que certaines chômeuses tentent de faire de ces préjugés une ressource pour accéder à des emplois en s’affranchissant des titres requis au nom des compétences associées à leur sexe. Une demandeuse d’emploi de 34 ans, de nationalité ivoirienne, souhaite une mise en relation avec un employeur pour un poste de garde d’enfants en arguant : « J’ai mes enfants, ça me fait de l’expérience », face à une conseillère attachée à l’exigence de diplôme. Cette dernière cède, tout en prévenant la chômeuse qu’« il y a très peu de chances qu’ils acceptent, hein, savoir faire, ça ne se prouve pas comme un diplôme ! »

53 Dans d’autres exemples, ce sont les qualifications exigées par les employeurs qui sont pondérées par les conseillers lorsque ces derniers connaissent directement les employeurs concernés. L’interconnaissance est fonction de l’ancienneté professionnelle : après des années d’activité, les conseillers ont stabilisé leurs représentations de certaines entreprises ou de certains recruteurs. Ils invitent donc certains demandeurs d’emploi à candidater à des emplois qui ne correspondent pas à la qualification personnelle qu’ils ont enregistrée sur leur profil de recherche. Dans les Yvelines, une conseillère explique ainsi à un licencié de PSA (Peugeot société anonyme) désireux de postuler à une offre dans les travaux publics qu’« ils mettent agent de maîtrise, mais si vous montrez bien votre expérience et ce que vous savez faire… » Elle l’encourage à déposer sa candidature sans tenir compte des qualifications demandées – ce faisant, elle le hisse au niveau d’une qualification supérieure à la sienne, en lui ouvrant accès à une offre dont les critères l’excluent explicitement.

La qualification, une tension entre registres d’évaluation

54 Nous avons montré jusqu’à présent comment les demandeurs d’emploi étaient évalués sur le registre marchand et à quel point le processus de tentative de retour à l’emploi mis en œuvre par les conseillers fragilisait, la plupart du temps, leurs qualifications. Néanmoins, les demandeurs d’emploi ne sont pas seulement jugés vis-à-vis du marché de l’emploi. Ils le sont également sur deux autres registres (Pillon, 2018) qui heurtent régulièrement leurs qualifications. Les conseillers tentent de positionner les publics qu’ils suivent sur des ressources internes ou externes à Pôle emploi, qu’il s’agisse de prestations d’accompagnement ou d’ateliers. Or ces ressources sont bien moins nombreuses que les demandes pour les recevoir ou y participer. Nous parlons ici de registre institutionnel. Enfin, les conseillers ont pour mission de veiller à ce que les demandeurs d’emploi respectent un certain nombre de règles ; c’est le registre réglementaire.

55 Les trois registres d’évaluation des publics sont interdépendants : une amélioration ou une dégradation dans l’un entraîne le plus souvent une amélioration ou une dégradation dans les autres. Au cours des entretiens que nous avons observés, cette relation est particulièrement marquante pour le registre institutionnel et plus discrète concernant le registre réglementaire.

La qualification et le registre institutionnel

56 Les conseillers effectuent une hiérarchisation entre les demandeurs d’emploi en fonction de leur éligibilité à différentes prestations proposées par l’institution (ou par ses partenaires contractants). Cette évaluation est influencée par le déroulement et le contenu des entretiens en face-à-face. Elle a pour enjeu une ressource rare, car les prestations disponibles sont bien inférieures au nombre de demandeurs d’emploi. Or, elles débouchent parfois sur une élévation des qualifications de l’individu, par l’obtention d’un titre ou d’un certificat. Mais selon les caractéristiques sociales des personnes reçues, leurs opportunités varient : l’élévation des qualifications personnelles par les prestations institutionnelles est inégalement répartie.

57 L’accès à une qualification supérieure dépend en premier lieu des prestations disponibles dans l’institution au moment de l’inscription. D’après les conseillers suivis, une inscription en début d’année civile par exemple est plus prometteuse qu’une inscription en fin d’année, lorsque les prestations sont souvent épuisées. Les conseillers n’ont pas de pouvoir sur le stock global de prestations mais ont cependant un pouvoir important de médiation pour mentionner, proposer ou décourager l’accès à une formation auprès des usagers reçus. Cette médiation s’appuie sur trois évaluations qui conditionnent l’accès du demandeur d’emploi à la possibilité d’acquérir de nouveaux titres qualifiants : l’ajustement entre l’offre de formation et le profil du demandeur d’emploi, la nécessité qu’il a de cette prestation et ses ressources financières.

58 Les personnes reçues répondent-elles aux critères des offres de prestation ? Cette interrogation est tranchée par les conseillers, en charge d’évaluer la conformité des projets, des capacités et des dispositions des demandeurs d’emploi avec le déroulement et, par exemple, les attentes des formations. Certaines propriétés entrent en ligne de compte, comme l’âge, qui disqualifie ainsi un chômeur de 61 ans à la recherche d’une formation. La conseillère lui explique qu’il est inenvisageable qu’il se lance dans un projet de plusieurs mois aussi peu de temps avant son départ à la retraite. À l’inverse, la chômeuse suivante, âgée de 38 ans, fournit des indices que sa conseillère estime concluants pour l’envoyer en formation :

59

« DE : – J’ai un problème à l’épaule désormais. Je ne peux plus continuer comme agent d’entretien, c’est douloureux.
C : – Vous avez une autre idée ?
DE – Oui, ce serait de travailler dans la petite enfance. Avec une formation, je crois…
C : – Alors il faut voir la validité d’un projet professionnel. Vous avez déjà fait ça ?
DE : – Non. Pas comme métier, en tout cas pas depuis que j’étais jeune et que je faisais des baby-sittings.
C : – Vous avez des enfants ?
DE : – Oui, j’en ai eu trois, donc je maîtrise quand même les bases [rires]. Et j’aime bien, je connais pas mal de gens qui bossent là-dedans.
C : – Bon, pourquoi pas oui. Venez, on va naviguer sur la plateforme des formations pour chercher ça. »
(Entretien du 5 août 2014, agence des Yvelines)

60 Certaines personnes remplissent les conditions requises pour prétendre à une formation mais ne parviennent pas à en faire valoir la nécessité, comme ce chômeur de 22 ans :

61

« DE : – Y a des trucs que je veux demander en fait. Un employeur me prend si je fais une formation.
C : – Non mais attendez, on s’inscrit pas à Pôle emploi pour une formation, mais pour une recherche d’emploi. C’est un dispositif lourd une formation […].
DE : – Mais je voudrais une formation en sécurité incendie. Moi, je viens profiter d’une formation alors que d’autres profitent du chômage, parce que c’est vital, du travail j’en trouve comme je veux.
C : – On peut… vers le 18 mars.
DE : – La formation peut pas débuter avant trois mois ?
C : – Non. Faut juste en discuter et la sécuriser, ça sert à rien de perdre du temps si vous voyez que finalement ça vous plaît pas. »
(Entretien du 24 février 2014, agence des Yvelines)

62 Après son départ, la conseillère justifie ses doutes en expliquant que « s’il peut trouver du travail comme il veut, c’est ça la nécessité ; à quoi bon la formation alors que pour d’autres c’est impératif ? ».

63 Enfin, les ressources financières dont disposent les demandeurs d’emploi jouent dans la façon dont va être orientée l’évaluation. En effet, certaines formations ont un reste à charge facturé aux demandeurs d’emploi, tandis que les cofinancements institutionnels sont réservés aux personnes qui valident des concours spécifiques. Ainsi, l’échec au concours n’empêche pas d’accomplir la formation, mais écarte les financements extérieurs. Les concours les plus sélectifs ne sont donc évoqués qu’en face de personnes fortement indemnisées, disposant de moyens jugés adéquats pour financer eux-mêmes la formation en cas d’échec. Comme l’explique cette conseillère à une postulante âgée de 40 ans :

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« La formation puériculture, c’est un an, avec de la théorie et six stages. Il y a un dispositif unique, avec un nombre limité, c’est un concours, et après on arrange le cofinancement pour la région Île-de-France. Sinon c’est à votre charge. J’ai eu une jeune fille hier, elle a appris qu’elle est pas sur la liste… Enfin, c’est cher et l’État peut pas tout payer. Heureusement, on lui avait aussi proposé car elle a les moyens de la mener quand même. »
(Entretien du 1er avril 2014, agence de Seine-Saint-Denis)

65 La valeur sur le marché de l’emploi est donc influencée par la valeur au sein de l’espace institutionnel. L’éligibilité à une prestation suppose d’avoir un profil en accord avec les attentes institutionnelles : mettre en scène l’utilité d’une prestation – en quoi est-elle nécessaire pour retrouver un emploi ? – et prouver sa concordance avec le public cible. Dans ces cas, les conseillers puisent dans les ressources institutionnelles pour tenter d’élever la qualification des demandeurs d’emploi.

La qualification et le registre réglementaire

66 Dans le registre réglementaire, qui renvoie aux devoirs juridiques ou contractuels du statut de demandeur d’emploi, la qualification est également mise en jeu. Sur les deux terrains étudiés, ce processus de mise en question de la qualification dans le registre réglementaire est plus rare, mais il est plus brusque lorsqu’il est lancé. L’évaluation réglementaire des chômeurs n’a rien de neuf. Dès l’invention du statut de chômeur à la fin du xix e siècle, des dispositifs de contrôle ont encadré les individus éligibles aux indemnités. Ces dispositifs ont à la fois défini des conditions administratives d’éligibilité et institué une identité sociale associée à des droits et des devoirs historiquement variables (Salais et al ., 1986). Depuis les années 1980, en France, l’ampleur des obligations s’est élargie et leur nature s’est durcie, dans le sens d’une « recherche active » d’emploi (Dubois et al., 2006, p. 18). Ce « tournant rigoriste » partagé à l’échelle européenne (Dubois, 2007) a notamment pris la forme d’engagements contractuels (Willmann, 2001) alors que la qualité des emplois considérés comme « convenables », donc opposables aux demandeurs d’emploi, était revue à la baisse. Une partie de l’activité professionnelle des conseillers consiste désormais à juger l’adéquation entre les pratiques des chômeurs accompagnés et les devoirs qui leur incombent au titre de l’assurance chômage et de l’accompagnement vers l’emploi. Le fait que les demandeurs d’emploi se conforment aux règles institutionnelles et aux compromis tacites conclus au cours de l’entretien constitue un critère d’évaluation dans le registre réglementaire. Cependant, le durcissement des règles demeure très inégalement mis en œuvre par les conseillers, qui ont tendance à suivre les normes professionnelles dans lesquelles ils se reconnaissent (Lavitry, 2015).

67 Cet accroissement des contraintes imposées aux demandeurs d’emploi a des conséquences sur leur qualité marchande. En effet, les jugements dans le registre réglementaire (la personne se conforme-t-elle aux règles en vigueur ?) ont des répercussions sur les qualifications affichées par l’individu. Les publics dévalorisés dans le registre réglementaire peuvent en effet être dévalorisés dans le même mouvement dans le registre marchand. En témoigne le cas suivant, dans l’agence des Yvelines, où une conseillère sanctionne, dans le registre marchand, un chômeur (âgé de 26 ans) pour sa déviance dans le registre réglementaire. Après avoir récolté un faisceau d’indices disqualifiants, elle décide de le sanctionner en dégradant la qualité des offres qu’elle estime acceptables au regard de son profil, plutôt que de mobiliser la réglementation. Ainsi, une partie des sanctions ne s’incarne pas dans les formes juridiques prévues, mais par des transactions informelles qui mettent en jeu la qualification des publics.

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« C : – En quatre mois vous n’avez déposé que deux CV [curriculum vitæ] à des entreprises de gardiennage ?
DE : – Ben, j’ai cherché, j’en ai trouvé que deux des entreprises de gardiennage qui cherchent quelqu’un.
C : – Ah bon…
DE : – Et j’étais pas là depuis un mois, donc c’est moins.
C : – Comment ça ? Vous l’avez pas signalé ?
DE : – Heu…
C : – Monsieur, on vous a expliqué en entretien que vous devez déclarer tout départ et absence de plus de sept jours.
DE : – Non ! Non, on m’a rien dit ; sans mentir, tu sais, on m’a jamais dit ça.
C : – Ouais ouais, disons que vous avez oublié.
DE : – Je n’ai pas oublié. On m’a pas dit.
C : – On va régulariser a posteriori, mais ça signifie que vous prenez plus de congé jusqu’à fin 2014.
DE : – OK.
C : – Et la formation travailleur en handicap, je regarde… vous l’avez pas suivie ?
DE : – La dame… madame Chatain [son interlocutrice dans l’accompagnement--
handicap] ?
C : – Je sais pas monsieur, moi je suis Pôle emploi. Bon, j’en déduis que non [souffle d’un air excédé]. Alors là, on va chercher, enfin on va voir ce qu’il y a là [désigne l’écran de la tête]. Et on va faire des efforts hein [tonalité sèche], du coup, sur ce qu’on accepte. »
(Entretien du 19 mai 2014, agence de Seine-Saint-Denis)

69 Ce type d’interaction se noue lorsque les conseillers ont une éthique professionnelle qui met à distance l’usage de la sanction réglementaire, ou qu’ils sont face à des publics qu’ils craignent d’éloigner encore plus du marché à la suite d’une sanction. Pour éviter une sanction officielle et ses conséquences appréhendées, les conseillers trouvent une autre manière de signifier la punition : ils tirent vers le bas les qualifications des demandeurs d’emploi déviants. La non-conformité réglementaire ne provoque donc pas forcément de sanction légale, mais peut s’accompagner plutôt d’une dégradation des profils de recherche. Le durcissement progressif des obligations imposées aux demandeurs d’emploi entraîne ainsi une révision à la baisse de la qualification de certains d’entre eux.

70 En outre, le registre réglementaire peut heurter le registre institutionnel lorsque ce dernier constitue la voie d’accès à des qualifications. L’identification d’une déviance chez les demandeurs d’emploi peut constituer une entrave dans leur parcours institutionnel. Ainsi, un chômeur reçu dans l’agence de Seine-Saint-Denis dépose une demande de cofinancement pour une formation dans le domaine de la sécurité privée. Mais son parcours antérieur constitue un stigmate social : il a 24 ans, revendique d’avoir exercé différentes activités mais se retrouve incapable de fournir un certificat ou une attestation. La conseillère lui refuse tout accompagnement vers une formation. Elle confie en fin d’entretien, après son départ : « il n’a pas cotisé, il veut direct une formation ! En plus il a bossé cinq ans sans une attestation… c’est ce qu’on appelle le travail au noir. » Plusieurs éléments s’accumulent pour dévaloriser ce demandeur d’emploi dans le registre réglementaire, ce qui se répercute sur le registre institutionnel et lui coupe toute opportunité de formation et donc d’élévation des qualifications.

71 Le service public de l’emploi est un lieu de construction des qualifications. La privation d’emploi, mais également le traitement administratif des demandeurs d’emploi, ont un impact sur leur trajectoire de qualification. Les conditions de la rencontre avec les conseillers et les outils mobilisés, les tensions qui traversent le jugement des conseillers et la place des demandeurs d’emploi dans les différents registres d’évaluation pèsent sur les qualités qui leur sont reconnues ou méconnues au terme de chaque entretien. À ce titre, Pôle emploi constitue l’un des espaces où s’élabore la qualification. Mais cette élaboration est marquée par des inégalités : nous avons pu en discerner entre les territoires, entre les genres, entre les origines migratoires et entre les catégories socioprofessionnelles. Par conséquent, l’opérateur public d’intermédiation n’est pas seulement une institution de réception, de traitement et de mise en relation d’offres et de demandes d’emploi. Il représente un lieu où des acteurs modulent, négocient et interprètent la qualité des offres et des demandes, ce qui sera déterminant pour les futurs statuts d’emploi des usagers. Cette modulation est traversée par une homologie entre la valeur initiale des personnes (les ressources qu’ils détiennent) et leur valeur rectifiée (à l’issue du processus de qualification) : la requalification touche essentiellement les publics les plus valorisés, tandis que les publics les moins valorisés se retrouvent régulièrement (mais pas systématiquement) déqualifiés.

72 Ce résultat rappelle que la qualification n’est pas un attribut neutre mais constitue au contraire un signal fort qui peut être potentiellement activé. À Pôle emploi, cette activation dépend, d’une part, d’une interprétation commune à deux protagonistes (un demandeur d’emploi et un conseiller) et, d’autre part, du fait qu’elle soit reportée informatiquement dans le profil de recherche d’emploi. Elle représente donc un enjeu de luttes pour la reconnaissance du demandeur d’emploi, qui traversent quotidiennement les entretiens d’inscription ou de suivi.

73 L’accroissement du nombre de demandeurs d’emploi pris en charge à Pôle emploi semble un paramètre important pour saisir les évolutions récentes de la qualification des individus et la dynamique du travail dit « non qualifié ». Cette enquête rappelle que la qualification est aussi construite en dehors des relations d’emploi et de travail. Avec plus de cinq millions d’individus astreints à des entretiens réguliers avec des conseillers à l’emploi, chaque évolution dans les modes administratifs de gestion des chômeurs vient désormais bousculer l’ordre des qualifications.

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Notes

  • [1]
     Nous employons le terme administratif de « demandeurs d’emploi » inscrits auprès de Pôle emploi, éligibles à un accompagnement et, le plus souvent, à des revenus de remplacement. Tous les demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi ne sont pas des chômeurs au sens du Bureau international du travail (BIT) puisque certains exercent une activité.
  • [2]
     Les demandeurs d’emploi sont classés administrativement en cinq catégories. Trois d’entre elles regroupent les individus disponibles et astreints à une recherche d’emploi (A, B et C). Parmi eux, certains n’ont exercé aucune activité professionnelle dans le mois (A), d’autres ont travaillé jusqu’à 78 heures (B) ou plus (C). Les catégories D et E concernent les individus indisponibles, soit sans emploi (en formation, malades, etc. en catégorie D), soit titulaires d’un emploi (E).
  • [3]
     Le nombre d’inscrits a augmenté dans les deux sites. Il s’est accru de 69 % dans l’agence des Yvelines et de 80 % dans celle de Seine-Saint-Denis. Les effectifs de conseillers sur la même période ont progressé de 20 % dans le premier cas, et de 25 % dans le second.
  • [4]
     Celle que le demandeur d’emploi accepte de parcourir entre son domicile et un lieu d’emploi potentiel.
  • [5]
     Sauf lorsqu’elles sont aspirées par le système de rapprochement de Pôle emploi qui vise depuis 2015 à accroître la « transparence » du marché de l’emploi. Pour cela, l’institution a cessé de concurrencer les intermédiaires extérieurs, pour plutôt coopérer avec eux en centralisant leurs offres sur son propre site (Pillon, 2014).
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