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Article de revue

‪Catherine Marry, Laure Bereni, Alban Jacquemart, Sophie Pochic, Anne Revillard, Le Plafond de verre et l’État. La construction des inégalités de genre dans la fonction publique

Malakoff, Armand Colin, coll. « Individu et société », 2017

Pages 125 à 128

Notes

  • [1]
     On désigne par ce terme des ministères comme celui de la santé, de la famille, ou encore du travail. Ceux au sein desquels l’enquête a été conduite ne sont pas révélés dans l’ouvrage.
  • [2]
     Guillaume C., Pochic S. (2007), « La fabrication organisationnelle des dirigeants. Un regard sur le plafond de verre », Travail, genre et sociétés, no17, pp. 79-103.
  • [3]
     Voir en particulier Fortino S. (2002), La Mixité au travail, Paris, La Dispute ; Le Pors A., Milewski F. (2002), Piloter l’accès des femmes aux emplois supérieurs, premier rapport du Comité de pilotage pour l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques, Paris, La documentation française ; Le Pors A., Milewski F. (2004), Promouvoir la logique paritaire, deuxième rapport du Comité de pilotage pour l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques, Paris, La documentation française.
  • [4]
     Voir sur ce point Perrier G. (2015), « L’objectif d’égalité des sexes dans la mise en œuvre des politiques d’emploi à Berlin. De la diffusion professionnelle aux difficiles réappropriations profanes », Politix, no 109, pp. 111-133.

1La question du plafond de verre, qui constitue l’un des versants les plus médiatisés des inégalités professionnelles, est surtout connue et étudiée dans le secteur privé. L’ouvrage collectif présenté ici, fondé sur une enquête récente au sein de quatre directions de ministères économiques et financiers et de ministères sociaux [1], apporte donc une contribution utile à la connaissance de ce phénomène. Celui-ci n’épargne pas l’État et ses « hautes sphères », où les procédures de recrutement et d’avancement, généralement basées sur des concours, réputés neutres, tendent à faire « écran à la reconnaissance des discriminations » (p. 13). L’ambition principale des auteur·es est d’éclairer l’ampleur et les manifestations des inégalités entre les sexes aux plus hautes fonctions des administrations d’État, ainsi que les règles formelles et informelles de fonctionnement de ces administrations qui concourent à ce que perdurent de telles inégalités. Celles-ci sont notables, dans la mesure où, si les femmes sont nombreuses parmi les personnels de rang A dans la fonction publique d’État (45 % si l’on ne tient pas compte des enseignant·es), elles ne représentent que 38 % de la catégorie A+ et n’occupent que 22 % des emplois à décision du gouvernement, tels que les postes de direction générale d’administration centrale.

2Les analyses sont conduites à partir d’une petite centaine d’entretiens bio-graphiques (deux tiers de femmes, un tiers d’hommes) auprès d’« élites ordinaires de l’administration », et pas seulement d’énarques et des « sommets de l’élite ». Ces entretiens ont été menés en 2011-2012, dans un contexte de mise en œuvre de politiques en faveur de l’égalité des sexes, notamment au sein de la haute fonction publique, ce qui a conduit les auteur·es à s’intéresser à leur réception. Reprenant les approches organisationnelles privilégiées dans les travaux récents en sciences sociales pour analyser le plafond de verre dans les entreprises [2], cette recherche vient utilement compléter les savoirs sur le sujet, puisque dans le champ académique français, les travaux sur la fonction publique sont peu nombreux [3]. En outre, la recherche de Sabine Fortino ne portait pas spécifiquement sur le plafond de verre, mais plus largement sur le maintien d’inégalités dans le secteur public, et les rapports publics de Françoise Milewski et d’Anicet Le Pors avaient pour ambition première de dresser un état des lieux des inégalités dans l’accès aux plus hauts postes.

3Les résultats de cette enquête sont nombreux, riches, et concernent plusieurs champs de recherche : la sociologie du genre, bien sûr, mais aussi la sociologie du travail, de l’État et de l’action publique (par les analyses sur sa réception). Nous exposons ici ceux qui nous paraissent les plus centraux.

4Le premier chapitre s’intéresse aux trajectoires d’accès à la haute fonction publique. Il rappelle que le poids de l’École nationale d’administration (Ena) dans l’obtention de ces postes comporte un biais sexué, puisque les filles y sont toujours minoritaires. Les différentes modalités d’accès à la haute fonction publique sont par ailleurs illustrées par des portraits d’enquêté·es. Le plus souvent, l’héritage social et familial favorise l’accès aux postes de la haute fonction publique. Dans les cas, moins fréquents, où les agent·es ne disposent pas de telles ressources, le capital militant des parents ou l’influence d’une « lignée de femmes fortes » peuvent influer sur certains parcours. Les auteur·es rappellent en outre que la ségrégation horizontale observée dans les hautes sphères de l’État a des implications genrées, puisque les ministères économiques et financiers, vers lesquels s’orientent moins les femmes, restent plus prestigieux et plus rémunérateurs.

5L’ouvrage démontre ensuite dans les chapitres 2 et 3 que les inégalités entre les sexes au travail ne sont pas seulement le résultat d’inégalités relatives à l’inégal partage des tâches domestiques et parentales. La norme organisationnelle de progression rapide de carrière dans les dix premières années après la sortie de l’Ena pénalise en effet les femmes à un moment où beaucoup d’entre elles vivent une ou des maternités. L’importance de la mobilité géographique pour accéder à des postes de direction dans les services de l’État, quasi incontournable pour les agent·es des services déconcentrés (seuls les énarques externes, peu nombreux et majoritairement des hommes, peuvent y échapper), tend aussi à favoriser les hommes : les cas où les femmes mettent entre parenthèses leur propre carrière pour suivre leur conjoint sont beaucoup plus fréquents que l’inverse. Comme le soulignent les auteur·es, c’est bien la conjugalité et son caractère genré, plutôt que la parentalité, qui jouent face à cette norme organisationnelle.

6La question de la conciliation entre travail et famille se pose parfois avant même l’arrivée d’un enfant : certaines femmes planifient leur(s) grossesse(s) de façon précise (« un enfant par poste »), afin de limiter l’incidence des naissances sur le travail. La règle de la disponibilité horaire (parfois très) extensive pénalise également les femmes, qui peuvent plus difficilement déléguer les tâches familiales pour deux raisons. D’une part, elles n’ont quasiment jamais de partenaire prenant en charge l’intégralité de la vie privée, alors que c’est plus souvent le cas des hommes. D’autre part, l’implication relativement faible dans les tâches parentales que suppose le sur-investissement au travail est bien moins tolérée socialement pour les mères que pour les pères. Ainsi, la « conciliation entre vie familiale et vie professionnelle » apparaît fort délicate, surtout pour les femmes les moins dotées socialement qui, en dépit de leur statut de cadre, ne disposent pas de revenus suffisants pour déléguer largement la prise en charge de leurs enfants : c’est notamment le cas des femmes qui occupent les postes les moins valorisés de la haute administration, dont les salaires ne sont pas suffisamment élevés pour payer de nombreuses heures de travail à une nourrice ; c’est le cas aussi de celles d’origine sociale plus modeste que les énarques, qui sont davantage sensibles aux pressions sociales relatives à la maternité. La parentalité a donc des effets distincts sur les carrières des hommes et des femmes haut·es fonctionnaires. Les auteur·es soulignent à plusieurs reprises à quel point la norme de disponibilité extensive est intériorisée par les agent·es : elle peut conduire certaines femmes à limiter le plus possible la coupure liée au congé maternité.

7Le dernier chapitre, portant sur la réception des politiques d’égalité mises en œuvre dans la haute fonction publique, analyse les discours des haut·es fonctionnaires sur les dispositifs de promotion de l’égalité des sexes. À l’instar d’autres professionnel·les, notamment celles et ceux de la mise en œuvre des politiques d’emploi [4], il·elles sont nombreux·ses à ne pas envisager le rôle de leur organisation dans la construction des inégalités de genre, mais aussi à euphémiser le sexisme qui s’exprime sur leur lieu de travail.

8Quelques critiques, mineures, peuvent être formulées. Tout d’abord, contrairement à ce que pourrait suggérer le sous-titre de l’ouvrage, l’analyse se concentre sur la haute fonction publique. Par ailleurs, il aurait été utile d’ajouter des précisions en annexe, en particulier à propos des différentes filières de formation (Instituts régionaux d’administration [Ira], ENA, etc.) et des voies d’accès aux postes occupés par les enquêté·es, mais également des différents statuts et grades ou encore des voies d’avancement dans la haute administration (l’absence d’explicitation de ce qu’est le « tour extérieur » pour les administrateur·rices civil·es est, par exemple, regrettable). Enfin, le dernier chapitre pourrait mettre davantage l’accent sur les effets des dispositifs déclinant les politiques d’égalité des sexes dans les ministères étudiés, par exemple l’obtention du label diversité à Bercy : dans quelle mesure les enquêté·es ont-il·elles été directement concerné·es par les dispositifs ? Les quotas sexués aux postes de direction sont-ils respectés dans toutes les directions ?

9S’il n’est pas possible de rendre compte de l’ensemble des résultats de cette recherche, soulignons-en trois grandes qualités. Tout d’abord, les analyses croisent des caractéristiques sociales encore trop souvent étudiées séparément. La sélection du panel d’enquêté·es, au-delà des énarques, permet aux auteur·es de s’intéresser à l’intrication, au sein de la haute fonction publique, des inégalités liées au sexe et à l’origine sociale, mais aussi à la formation initiale ou encore au type de cursus (être diplômé ou non de l’ENA) et au lieu d’exercice du métier (en administration centrale ou territoriale, au sein d’un ministère plus ou moins prestigieux dans la hiérarchie implicite des institutions). De ce point de vue, l’ouvrage constitue une contribution très stimulante à la sociologie des élites de l’État, qui n’intéressera pas seulement les sociologues du genre. Ensuite, cette recherche s’inscrit résolument dans une perspective de genre, interrogeant les normes de féminité mais aussi de masculinité au travail. Elle analyse à plusieurs reprises la diversité des discours et des positions des hommes face à des enjeux genrés comme la conciliation entre vie de famille et vie professionnelle. L’ouvrage montre que certains hommes, plus jeunes ou ayant été déjà confrontés à un divorce, sont plus attentifs à cet enjeu.

10Enfin, l’un des grands apports de l’ouvrage est de montrer que la promotion de l’égalité, suivant les modalités actuellement en vigueur, passe par une adaptation au modèle « masculin ». En effet, l’adoption de quotas ne remet pas en question les normes qui régissent le fonctionnement de la haute fonction publique. Dès lors, l’accès de femmes aux fonctions et aux postes dont elles ont été historiquement exclues ne peut passer que par leur alignement sur les conditions d’exercice du métier adoptées par les hommes, car promues par les organisations. Celles qui bénéficient de ces réformes contribuent donc elles-mêmes à la reproduction d’inégalités de genre, mais aussi de classe et de « race ». L’ouvrage décrit en effet très bien comment les cadres supérieures les plus fortunées délèguent une part importante du travail domestique (parental, mais très probablement aussi ménager) à des nourrices et/ou des femmes de ménage appartenant aux classes populaires et aux groupes racisés, qui travaillent la plupart du temps dans des conditions précaires et peu rémunératrices. La portée transformatrice des réformes dites « pour l’égalité des sexes » apparaît dès lors limitée, d’autant qu’elles ne s’accompagnent pas non plus de dispositifs visant les franges les plus populaires de la fonction publique. Or ce « féminisme institutionnel », fortement élitiste, comme le soulignent les auteur·es de l’ouvrage, constitue probablement pour les personnes non familières des mouvements militants et des théories féministes le versant le plus visible du féminisme, car le plus médiatisé. Il y a fort à parier que sa contribution à la reproduction d’inégalités sociales et sa focalisation sur les actrices les plus dotées socialement concourent à délégitimer non seulement les réformes, leurs initiateurs et initiatrices, mais aussi plus largement les revendications féministes.


Date de mise en ligne : 04/03/2019.

https://doi.org/10.4000/travailemploi.8350

Notes

  • [1]
     On désigne par ce terme des ministères comme celui de la santé, de la famille, ou encore du travail. Ceux au sein desquels l’enquête a été conduite ne sont pas révélés dans l’ouvrage.
  • [2]
     Guillaume C., Pochic S. (2007), « La fabrication organisationnelle des dirigeants. Un regard sur le plafond de verre », Travail, genre et sociétés, no17, pp. 79-103.
  • [3]
     Voir en particulier Fortino S. (2002), La Mixité au travail, Paris, La Dispute ; Le Pors A., Milewski F. (2002), Piloter l’accès des femmes aux emplois supérieurs, premier rapport du Comité de pilotage pour l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques, Paris, La documentation française ; Le Pors A., Milewski F. (2004), Promouvoir la logique paritaire, deuxième rapport du Comité de pilotage pour l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques, Paris, La documentation française.
  • [4]
     Voir sur ce point Perrier G. (2015), « L’objectif d’égalité des sexes dans la mise en œuvre des politiques d’emploi à Berlin. De la diffusion professionnelle aux difficiles réappropriations profanes », Politix, no 109, pp. 111-133.
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