Couverture de TRANS_123

Article de revue

La démocratie Internet

Entretien avec Dominique Cardon

Pages 65 à 73

Notes

  • [1]
    Paris, Seuil (coll. « La République des idées »), 2011.
  • [2]
    Ibidem, p. 16-17.
  • [3]
    Ibidem, p. 62 à 68.
  • [4]
    Dans le modèle de visibilité en « clair-obscur », les individus révèlent beaucoup de choses d’eux-mêmes, sur Internet, mais profitent de l’absence de moteur de recherche pour ne faire bénéficier que leur réseau relationnel d’une visibilité choisie. Pour en savoir plus, cf. Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0. », Réseaux, vol. 26, n° 152, 2008, p. 93-137.
  • [5]
    Sur cette approche de la démocratie, cf. Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie.
    La politique à l’ère de la défiance, Paris, Seuil, 2006.
  • [6]
    Beth Simon Noveck, Wiki Government. How Technology Can Make Government Better, Democracy Stronger, and Citizens More Powerful, Washington, Brookings Institution Press, 2009.
  • [7]
    Dominique Cardon, La démocratie Internet, op. cit., p. 83-98.

1Transversalités

2Dans votre dernier ouvrage La démocratie Internet. Promesses et limites [1], vous décrivez la révolution démocratique qu’a constituée l’émergence d’Internet. Internet, selon vous, aurait permis un élargissement de l’espace public et un déplacement de la frontière entre représentants et représentés par les propositions qu’il fait : délibération élargie, autoorganisation, mise en place de collectifs transnationaux, socialisation du savoir, essor de compétences critiques, etc.

3Dominique Cardon

4Internet constitue, à mes yeux, une vraie opportunité pour la démocratie. Rarement, la conception d’une technologie aura engagé autant de politique que celle d’Internet. Et dans cette perspective, il est important de comprendre l’histoire et la généalogie d’Internet, et donc « l’esprit d’Internet », auquel je consacre le premier chapitre du livre.

5Dans l’histoire d’Internet, ses origines militaires sont toujours mises en avant : c’est l’exemple de l’agence de recherche de l’armée américaine qui a financé la première équipe de recherche à avoir conçu les protocoles de transmission du réseau ARPANET; celui-ci deviendra INTERNET en quittant le giron militaire pour entrer dans les réseaux universitaires.

6Internet est surtout né de la rencontre entre la contre-culture américaine et l’esprit méritocratique du monde de la recherche. Or il existait deux courants différents dans les mouvements de jeunesse californiens: la branche contestatrice voulait changer la politique (elle manifestait contre la guerre au Vietnam, pour le droit des noirs et des femmes) ; l’autre branche pensait qu’on ne pouvait pas changer le système politique sans commencer par se changer soi-même en pratiquant d’autres formes de vie, ce qui donnera lieu à la vague des communautés hippies. Leur idée était de refaire société localement, de façon expérimentale, parce que si des individus aliénés venaient à prendre le pouvoir, ils ne pourraient jamais installer qu’un autre système aliénant.

7Plus encore, Internet est né des besoins de ses inventeurs, essentiellement des chercheurs et des informaticiens, « valorisant une culture de l’échange et de la coopération » au détriment des règles de centralisation, de hiérarchisation et de sélection. Ce n’est alors pas le statut social ou professionnel des personnes qui leur donne autorité, mais la réputation acquise auprès des autres par la qualité de leur contribution [2].

8Par ailleurs, Internet a défini un cadre nouveau pour s’approprier les technologies si mal perçues à l’époque, en raison de leur proximité avec le monde militaire : l’appropriation personnelle. Cette personnalisation des technologies a été investie de valeurs politiques et individualistes. Avec la mise en réseau des ordinateurs, s’ouvrait un nouvel espace qui a servi d’utopie de substitution : la possibilité d’expérimenter en ligne des formes de vie qui avaient échoué dans le monde réel, de se retirer du monde pour en faire un meilleur. Cet élément est très important dans l’histoire d’Internet. Il ne s’agit pas de changer ou de s’attaquer au système politique central mais plutôt de le déplacer, de faire exemple ailleurs, d’expérimenter autre chose plutôt que de chercher à prendre le pouvoir. Internet s’est donné comme mythe fondateur une promesse d’exil et de dépaysement radical.

9Transversalités

10Selon vous, dès ses origines et pour tout cet ensemble de raisons, Internet a été investi de toutes sortes d’idéaux politiques.

11Dominique Cardon

12En effet, les premiers utilisateurs d’Internet en ont été aussi les premiers théoriciens. Ils ont su articuler la réalité de leurs pratiques à la valorisation des formes d’ouverture, d’échange et de créativité. Avec la massification de l’usage d’Internet, l’utopie des pionniers se fissure sur deux lignes de fracture : la première est sociologique, la seconde est politique. Internet a progressivement acquis une dimension plus « pragmatique », plus « réaliste » et les aspirations à inventer d’autres mondes en ligne ont renoué plutôt avec les réalités du monde social et des utilisateurs. Parallèlement, ce sont aussi les idéaux politiques des fondateurs d’Internet qui se mettent à osciller entre une version forte et une version faible des principes de liberté et d’autonomie inhérents à la culture de réseau. L’esprit de l’Internet joint deux visions : la valorisation de l’autonomie des individus et le refus des contraintes collectives et de tout ce qui pourrait entraver la liberté et les intérêts individuels. Il implique aussi une forte volonté d’auto-organisation des individus (d’où notamment la méfiance vis-à-vis des institutions et de l’État, et vis-à-vis de la représentation) et un souci du partage et du collectif. L’originalité de Google (ou dans une moindre mesure de Facebook) est d’avoir su combiner ces deux racines idéologiques : il a su tirer profit de la créativité dont font preuve les internautes en tissant des liens sur la toile et en retour, il a pu leur apporter un outil dont ils ne peuvent se passer, tout en générant d’immenses profits de son côté.

13Transversalités

14Vous montrez comment Internet a élargi l’espace public en donnant, d’une part, aux internautes le pouvoir de prendre la parole en public et de produire des informations qui sont incorporées dans cet espace public ; et d’autre part, de les hiérarchiser. Est-ce bien cela qui pourrait expliquer aussi le processus de démocratisation sur Internet ?

15Dominique Cardon

16L’argument central du livre est qu’Internet accélère le déplacement du centre de gravité de la démocratie de l’espace médiatico-institutionnel vers la société de conversation. Avec Internet, la société a pris quelques pas d’avance sur la politique institutionnelle. En libérant l’expression des individus, et le droit de porter, sans contrainte ni censure, leur propos dans un espace public, Internet nourrit ce qui est la source la plus essentielle de l’exercice de la souveraineté populaire.

17Il faut, en effet, louer les vertus démocratiques de cette mise en conversation de la société. Internet, et plus encore les réseaux sociaux, ont libéré les subjectivités des individus, et ils ont fait émerger des formes d’expression moins savantes comme la conversation, le bavardage, l’ironie qui, une fois rendues publics, permettent de nouvelles formes de mises en relation, de mobilisation. Cette oscillation permanente entre « petite » et « grande » conversation finit par donner une forme nouvelle d’action collective, opportuniste, sans centre, volatile et puissante. L’individu peut se lire dans son quotidien, en affichant ses goûts et ses centres d’intérêt, mais aussi en faisant connaître aux autres ses engagements, en participant à des collectifs, etc. [3]

18Par ailleurs, ce désir de s’émanciper de l’État et des contraintes régulatrices, qu’aiment tant la démocratie représentative, pour occuper un autre terrain que les internautes pourraient définir à leur guise, s’inscrit totalement dans l’esprit d’Internet. Internet a aussi ouvert un espace de visibilité à des publications qui n’ont pas été soumises à une vérification préalable : des propos, des conversations, produits par des internautes, peuvent être accessibles donc « visibles » sans pour autant se voir reconnaître un caractère public. Il a constitué un espace dans lequel l’information est très fortement hiérarchisée. Mais elle ne l’est plus par les compétences professionnelles ou techniques des uns ou des autres ou par une autorité spécialisée, mais par les internautes collectivement, par des algorithmes qui donnent plus de visibilité aux pages les plus citées, les plus liées, les plus commentées. C’est le principe de l’algorithme de Google: le Page Rank. Avec Google, c’est l’organisation sociale des jugements portés par les internautes qui produit une hiérarchie de la visibilité de ces pages. Il faut d’ailleurs bien faire la distinction entre accessibilité d’une page et visibilité de celle-ci. Internet propose un passage entre un monde binaire (où les propos étaient soit publics, soit privés), à une économie de la visibilité dans laquelle il y a une graduation beaucoup plus complexe entre le caché, le clair-obscur [4], le très éclairé, et où la définition de ces nuances est une production sans cesse rejouée par les internautes. Tout ce qui est sur Internet n’est pas public : certains propos y sont très visibles parce qu’ils ont été collectivement appréciés par les internautes tandis que d’autres s’abritent dans des espaces de conversation plus en « clair-obscur » où l’on converse, l’on critique, l’on diffuse de l’information tout en valorisant son identité.

19Transversalités

20Vous venez d’évoquer la « démocratie représentative ». Or la conception de la démocratie que vous développez dans ce livre est bien plus large que celle de la « démocratie représentative ». Vous utilisez plutôt l’expression de « démocratie coopérative ».

21Dominique Cardon

22À mes yeux, il ne s’agit, en aucun cas, d’opposer Internet à la « démocratie représentative ». La définition du terme « démocratie » à laquelle je me réfère n’est pas basée uniquement sur la question électorale de la désignation des gouvernants. Elle est plus large, impliquant l’existence d’une véritable liberté d’expression et d’auto-organisation de la part des citoyens pour le bien commun et le partage du savoir [5]. Internet, dès ses origines, dans ses principes fondateurs, comme je l’ai exposé précédemment, s’est placé dans cette perspective de changer la société sans pour autant prendre le pouvoir.

23Internet pourrait dès lors être défini comme un « monde sans médiation » et l’on pourrait ainsi parler de « désintermédiation » d’Internet. Car il a su incorporer d’une manière particulièrement sensible cette « idéalisation démocratique » qui invite tout un chacun à mettre en œuvre ses compétences, si diverses et si inattendues soient-elles. Par là, il critique l’idée même de « médiateurs professionnels ».

24Cette hypothèse peut être constamment vérifiée, qu’il s’agisse du fonctionnement de Wikipédia ou des forums de discussion, de l’industrie du disque ou encore de la presse. Ce qui implique pour l’expert la nécessité de réinventer son savoir afin d’apporter un vrai apport novateur à son domaine de compétences. Les experts doivent repenser leurs expertises. Les journalistes doivent réinventer leur métier, en mettant en œuvre des dispositifs nouveaux de dialogue avec leurs lecteurs et en apprenant aussi à diversifier leurs sources d’informations expertes : il leur faut prendre en compte le travail d’expertise mené par des chercheurs, des passionnés, des militants et des petits collectifs, avant marginalisés dans le débat public. Puis, il ne s’agit plus seulement pour eux de répondre aux courriers des lecteurs mais aussi, et surtout, de tenir compte des commentaires qui leur sont faits à la suite des articles, voire d’intégrer ces commentaires dans leurs analyses afin d’accrocher le débat intellectuel au débat public.

25L’encyclopédie électronique collective Wikipédia est basée sur le principe qu’aucun auteur n’a plus d’autorité qu’un autre. L’autorité de chacun d’entre eux n’y est ni préalable ni basée sur un quelconque titre professionnel ou statut ; elle s’impose par la démonstration que chaque auteur pourra faire aux autres internautes de ses compétences, ces derniers pouvant librement intervenir et le corriger. En se contrôlant et en se critiquant mutuellement, ils prétendent faire vivre des collectifs de grande taille, sans créer d’autorité centrale. En privilégiant systématiquement le partage, ils mettent au cœur des collectifs les nouveaux biens communs numériques qui, produits par tous, n’appartiennent à personne.

26Transversalités

27Dans votre ouvrage, vous utilisez l’expression de « démocratie coopérative ».

28Dominique Cardon

29Je reprends en effet l’expression « démocratie coopérative » de Beth Simone Noveck [6]. La manière dont les internautes se saisissent d’informations pour débattre sur la toile, créer des controverses et organiser des mobilisations reste le plus souvent imprévisible, et répond rarement à des commandes. Cette fabrication « par le bas » des collectifs rend difficile et peu efficace la mise en place de dispositifs de consultation en ligne, inspirés des logiques de démocratie participative. Les formes de délibération citoyenne initiées par des institutions publiques sur Internet se sont révélées plutôt décevantes. Elles ne parviennent à mobiliser qu’une fraction infime de citoyens très concernés. Cette difficulté tient notamment à la manière dont les collectifs se forment sur Internet. Il est difficile d’y recruter un corps de citoyens engagés, concernés et partageant préalablement des valeurs communes pour participer à un débat thématique. La demande de participation se conçoit plus souvent comme une expérimentation qui s’organise autour d’un dispositif permettant d’agir et de coopérer. Beaucoup plus souple et autonome, cette forme de participation ne cherche pas à entrer dans les débats chapeautés par les institutions, mais à organiser des zones d’expertise ou de discussion à côté des institutions, voire contre elles. Dès lors, celles-ci ne doivent pas chercher à initier ni à conduire le débat mais à rendre plus faciles les conditions dans lesquelles les internautes peuvent créer leur propre débat [7].

30Transversalités

31Que pensez-vous de la possibilité de mettre en place le vote électronique ?

32Dominique Cardon

33Sur un tel projet, il faut rester très prudent. Beaucoup d’espoirs ont été placés dans l’idée qu’Internet pouvait renouveler le processus électoral en autorisant une sorte de consultation directe à base représentative. Ce web d’opinion aurait permis de faire vivre une démocratie plus continue, plus proche des citoyens : toutes les expériences engagées en ce sens se sont révélées décevantes. Outre la difficulté à garantir une sécurité absolue du vote, l’idée d’un vote de confrontation entre deux options que tranchent les électeurs ne correspond pas à la culture de l’Internet. Il y a, en effet, une différence majeure entre les techniques électorales de la démocratie représentative où l’on cherche à faire voter l’ensemble d’une population définie et connue à l’avance en donnant le même poids à chaque voix, et le processus de décision sur Internet où l’on cherche à obtenir le consensus de ceux qui sont les plus mobilisés et donc les plus susceptibles de débattre, argumenter et accepter la décision collective. La manière dont Internet agit sur l’espace public est beaucoup plus proche des techniques de mobilisation collective, comme la manifestation ou la pétition, que du choix électoral. Espace de l’échange et de la multiplicité identitaire, Internet ne rassemble pas une population électorale, atomisée, identifiable et dénombrable.

34Transversalités

35Cette démocratie de l’Internet semble inspirer les politiques qui souhaitent la mettre au service de leurs candidatures. Vous semblez dubitatif quant à la manière dont les politiques pourraient utiliser Internet, et faire exister un vrai débat d’idées grâce à cet outil.

36Dominique Cardon

37Internet ne révolutionne pas la représentation politique traditionnelle. En raison notamment des racines contre-culturelles d’Internet, cela n’a jamais été l’objectif des pionniers.

38Il existe, à mes yeux, une tension dans la façon dont les politiques utilisent Internet. Soit Internet est un support de mobilisation des électeurs et des prescripteurs d’opinion, comme ce fut le cas pour l’élection présidentielle américaine de 2008 avec le site mybarackobama.com. Soit les militants et les électeurs doivent coproduire le programme du candidat en mettant la société en « conversation », comme dans l’expérience du site désirsdavenirs.org de la candidate à la présidence de la République française de 2007, Ségolène Royal. Les stratégies des partis politiques sur Internet oscillent entre ces deux directions. Le problème est que, la seconde voie, la plus exigeante et la plus conforme à la culture d’expression individuelle de l’Internet, est très complexe à mettre en œuvre. Et au final, Ségolène Royal n’a pas fait son programme à partir des propositions des internautes, tout simplement parce que les discussions étaient trop divergentes, qu’elle a été pressée de présenter son programme suivant les rythmes de la campagne électorale. Il apparaît très difficile d’écrire un programme politique avec des internautes. Ou sinon, il faudrait imaginer un cadre de procédures plus élaboré pour parvenir à faire avancer et faire agréer des points de consensus par les internautes, par exemple, en élaborant, dossier par dossier, des enjeux et des propositions de politiques publiques.

39Il est sûr que les politiques ne réussiront pas à déclencher une conversation « par le haut » en mettant à la disposition des internautes un outil et en leur proposant de s’exprimer par ce moyen. Les outils ne serviront que s’ils entrent en résonance avec les dynamiques actives dans la société. Internet ne peut qu’accélérer les débats, les conversations, qui ont déjà lieu dans le quotidien des individus, dans les espaces familiers de la conversation numérique. C’est cela qui a d’ailleurs fait la force de la campagne sur Internet de B. Obama : parvenir à faire converser la société américaine, et capter ces conversations pour en faire un outil de mobilisation locale. Ses supporters ont ainsi pu valoriser auprès de leurs réseaux sociaux leurs contributions à la campagne, et les organisations de terrain ont joué un rôle essentiel dans cette mobilisation.


Mots-clés éditeurs : Internet, représentation, démocratie numérique

Mise en ligne 23/01/2013

https://doi.org/10.3917/trans.123.0065

Notes

  • [1]
    Paris, Seuil (coll. « La République des idées »), 2011.
  • [2]
    Ibidem, p. 16-17.
  • [3]
    Ibidem, p. 62 à 68.
  • [4]
    Dans le modèle de visibilité en « clair-obscur », les individus révèlent beaucoup de choses d’eux-mêmes, sur Internet, mais profitent de l’absence de moteur de recherche pour ne faire bénéficier que leur réseau relationnel d’une visibilité choisie. Pour en savoir plus, cf. Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0. », Réseaux, vol. 26, n° 152, 2008, p. 93-137.
  • [5]
    Sur cette approche de la démocratie, cf. Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie.
    La politique à l’ère de la défiance, Paris, Seuil, 2006.
  • [6]
    Beth Simon Noveck, Wiki Government. How Technology Can Make Government Better, Democracy Stronger, and Citizens More Powerful, Washington, Brookings Institution Press, 2009.
  • [7]
    Dominique Cardon, La démocratie Internet, op. cit., p. 83-98.
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