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Article de revue

Les deux Mouchette et la pauvreté

Pages 13 à 22

Notes

  • [1]
    Sous le Soleil de Satan, collection « Points », 1985, p. 240.
  • [2]
    Ibid., p. 235.
  • [3]
    Ibid., p. 199.
  • [4]
    Ibid., p. 183.
  • [5]
    Ibid., p. 209.
  • [6]
    Ibid., p. 183.
  • [7]
    Nouvelle histoire de Mouchette, Paris, Plon, 1937, p. 70-71.
  • [8]
    Ibid., p. 44-45.
  • [9]
    Ibid., p. 96.
  • [10]
    Sous le Soleil de Satan, p. 182.
  • [11]
    Nouvelle histoire de Mouchette, p. 220.

1L’œuvre de Bernanos porte un témoignage essentiel sur la pauvreté humaine quand celle-ci n’est pas décrite uniquement sur le mode de la misère matérielle. Ses deux romans où apparaît un personnage féminin, sous le même nom explicitement voulu, Mouchette, font l’objet de notre attention. Tout peut être analysé à partir de la figure métaphysique de Satan.

2Bernanos a du diable une perception sensible qu’il fait passer par les nombreuses manières de le nommer :

3

« Le prince du monde » [1]

4

« Cet être obscur, incroyablement subtil et têtu, à qui rien ne saurait être comparé sinon l’atroce ironie, un cruel rire » [2]

5

« Cri de haine dans l’abîme » [3]

6

« Cruel seigneur » [4]

7

« Ce vieux cœur, qu’habite l’incompréhensible ennemi des âmes, l’ennemi puissant et vil, magnifique et vil. L’étoile reniée du matin : Lucifer, ou la fausse Aurore » [5]

8

« sur la délectation du Néant » [6]

9C’est à partir de cette dernière formule que la pensée bernanosienne sur la « pauvreté » trouve sans doute sa définition essentielle.

10Quand Bernanos évoque « le cri de la misère universelle » de l’homme, quand il caractérise par le mot « misérable » tel personnage, ce n’est évidemment pas dans l’horizon du délaissement où agonise la mère de Mouchette. On voit bien que le hante une misère d’un autre ordre où sont enfoncés ceux dont le « prince du Monde » a envahi la conscience.

11

« Dès les premières pages de ce récit, La nouvelle Histoire de Mouchette, le nom familier de Mouchette s’est imposé à moi si naturellement qu’il m’a été dès lors impossible de le changer.
La Mouchette de la Nouvelle Histoire n’a de commun avec celle du Soleil de Satan que la même tragique solitude où je les ai vues toutes deux vivre et mourir.
À l’une et à l’autre que Dieu fasse miséricorde ! »

12Par quels liens unissait-il si évidemment la petite bourgeoise, fille d’un brasseur prospère, séductrice et fière de son pouvoir de séduction sur des hommes établis ou reconnus par l’ordre social, et la petite sauvageonne, à peine adolescente, appartenant à un milieu misérable par le destin, les mœurs ? L’approche bernanosienne de la misère humaine passe sans doute par la mise au jour des identités cachées entre les deux jeunes filles, au destin semblable dans le suicide.

13La pauvreté implique un manque ; ce manque a une réalité évidente dans la pauvreté de celui auquel font défaut la nourriture, l’éducation, le vêtement, les soins, l’autonomie, la dignité élémentaire. Cette pauvreté, le second visage de Mouchette en est une forme achevée dans l’œuvre de Bernanos. À la pauvreté matérielle – qui n’est pas celle sur laquelle s’appesantit l’écrivain – s’ajoute la pesanteur de l’humiliation, insupportable, qui conduit au suicide. La question que nous posons reste entière : pourquoi Bernanos vécut-il comme une évidence d’appeler Mouchette les deux jeunes filles, comme si existaient une ressemblance, une identité entre les deux ? Peut-être faut-il alors penser de nouveau la pauvreté.

14Bernanos n’a pas effacé la signification historique, sociale, en quelque manière « littérale » de ce que nous entendons couramment par la pauvreté. Dans la Nouvelle Histoire de Mouchette il n’a pas esquivé la description pathétique de cette pauvreté. On peut en reprendre, sous quelques rubriques, la présence.

15Par la thématique de l’eau, du pourrissement, de l’engluement, de la disparition dans l’humide, la pauvreté envahit le roman. Le paysage ruisselle sous la pluie incessante, qui pénètre les vêtements et le visage lui-même lors du suicide dans la mare :

16

« La simple pression de sa paume suffisait à maintenir son corps à la surface de l’eau, pourtant peu profonde. Un moment, par une sorte de jeu sinistre, elle renversa la tête en arrière, fixant le point le plus haut du ciel. L’eau insidieuse glissa le long de sa nuque, remplit ses oreilles d’un joyeux murmure de fête. Et, pivotant doucement sur les reins, elle crut sentir la vie se dérober sous elle tandis que montait à ses narines l’odeur même de la tombe. »

17Le bébé humide et poisseux qui emplit de ses cris l’agonie de la mère accompagne en écho l’alcool qui éclabousse tous les êtres. Sartre se souviendra de cette universelle humidité pour parler de la nausée, cette humidité qui pénètre le corps maigre de Mouchette mal protégé de la bourrasque par les taillis.

18L’humiliation est la situation permanente de Mouchette, entre l’institutrice qui la courbe violemment pour qu’elle chante, les « raclées » reçues du père, les moqueries des compagnes d’école, la charité maladroite de l’épicière qui lui offre un bol de café au lait chaud.

19L’alcool, la « goutte », désirée par l’agonisante et le contrebandier, est le thème permanent du livre, celui qui est à la fois la source et le médicament ultime d’une population abîmée dans son abrutissement.

20L’épilepsie est le symptôme physique et nerveux de cette misère du corps qui ne sait plus se contrôler :

21

« Il est tombé tout d’une pièce, terriblement comme un arbre. Elle a entendu sonner son menton sur la terre… Comment peut-on s’abattre ainsi sans se tuer ? Puis elle a vu se creuser ses reins, il s’est retourné face au plafond, les yeux blancs, le nez pincé, plus blême que le reste de la figure. Et puis, voilà qu’il s’est raidi de nouveau, appuyé au sol de la nuque et des talons, avec un soupir étrange comme d’un soufflet crevé. La large poitrine, immobilisée dans le spasme, se dilate lentement, lentement, si fort que les côtes ont l’air de crever la peau. Il reste ainsi un moment, jusqu’à ce que de sa bouche tordue sorte un flot d’alcool, mêlé d’écume. Aussitôt ses traits s’apaisent, et, dans le calme retrouvé, gardent une telle expression de souffrance et d’étonnement qu’il ressemble à un enfant mort. » [7]

22La misère c’est aussi d’être étrangère dans son propre village.

23

« Dieu ! Voilà des années que la fille de l’ancien contrebandier se sent étrangère parmi les gens de ce village détesté, noirs et poilus comme des boucs, précocement bouffis de mauvaise graisse, les nerfs empoisonnés de café – de ce café dont ils s’imbibent toute l’année, au fond de leurs estaminets puants, et qui finit par donner sa couleur à leur peau. » [8]

24La « souillure ineffaçable » du viol s’ajoute à ce tableau presque complet de la misère humaine que brosse le romancier. Mais c’est sans doute dans l’approche insupportable de l’enfance malmenée, réduite à n’être qu’un paquet de chiffon humide d’urine et de lait caillé, que Bernanos fait culminer la souffrance de cette première misère :

25

« Surpris par la brusquerie de l’étreinte, l’enfant a tourné lentement vers elle son visage mou avec une expression misérable de vague crainte, d’immense ennui. Après quoi, il s’est blotti, jetant au hasard ses lèvres toujours gluantes d’une salive intarissable. Ses mains tâtent l’étoffe du pauvre corsage, et le regard de Mouchette les suit. À la faible lueur de la veilleuse, posée dans un creux du mur, elle a vu sa maigre poitrine qui est déjà celle d’une femme. Est-ce une ombre, là, un peu au-dessous du sein gauche ? Les cinq petits doigts hésitants de l’enfant s’y posent et, aussitôt, elle n’y tient plus, elle pleure tout bas, à brefs sanglots. Les larmes coulent sur la bouteille et les joues du nourrisson qui grimace sous cette pluie tiède. » [9]

26Faut-il aller plus loin pour rejoindre la misère humaine qui est la racine de toutes les autres ? Sans doute, répond Bernanos : la pauvreté peut avoir une signification anagogique. Bien sûr, il y eut « l’abject foyer » (p. 209), « l’incompréhensible solitude » (p. 203), la poussée de l’instinct de mort et la promesse, dans la mort, de « l’imminente révélation d’un secret » (p. 205) qui fascine la « mystique ingénue » [10].

27Dans la méditation du suicide qui marque les deux Mouchette, Bernanos réfléchit à la dimension non plus seulement pathétique, mais tragique de la pauvreté qui nous menace.

28Par quelle pauvreté sommes-nous menacés ?

29On aimerait que la pauvreté qui nous menace ressemble à celle qui dévaste les peuples dont la misère matérielle nous émeut – car cette pauvreté-là, qui attire notre compassion, ne nous concerne évidemment pas, sauf en des espaces et des populations que nos représentations aiment à mettre en scène, pour exciter la mauvaise conscience et d’autant mieux effacer de notre mémoire la pauvreté qui est destinée à nous, « hommes du soir ».

30La thèse de Bernanos – que l’on peut contester – est que la définition par le sens littéral de la pauvreté est une manière de nous protéger de la pauvreté essentielle qui nous menace, et qui n’est même plus une menace, mais une réalité évidente – le « détournement catégorique du divin » dont parle Hölderlin, la puissance du « Dieu caché » de Pascal et le « Dieu est mort » de Nietzsche.

31Nous sommes pauvres d’un manque radical : l’absence n’est même plus vécue comme absence.

32Alors quelque chose comme la vie, le désir de vivre, déserte la conscience vidée de sa substance.

33Il ne s’agit même plus, dans le personnage de Mouchette, de mettre en place une négation : elle n’est plus protégée de la négation, de l’humiliation, de la pauvreté, de la souffrance des coups et du viol, de l’ostracisme et du mépris. Seul surnage l’orgueil pour la maintenir en vie, et celui-ci s’épuise peu à peu, au profit d’une fascination pour le néant.

34La pauvreté de Mouchette est qu’elle est complètement entre les mains destructrices du Diable qui conduit la conscience à désirer le Néant et la fin. Finir n’est plus achever et mener à la perfection une œuvre – finir est disparaître.

35Il existe une pauvreté dont une culture peut se protéger en fabriquant un divertissement que bénit la conscience collective quand celle-ci s’empare de la gentillesse, des sentiments de la compassion pour en faire les valeurs dominantes. La pensée de Bernanos est violente : le souci des pauvres peut être la manière de se protéger de l’angoisse du Dieu caché.

36Si la métaphysique cesse de penser Dieu, la liberté et le mal, au seul profit d’une sagesse transformée en compassion, gentillesse et souci des plus démunis, c’est non seulement parce que la conscience collective s’est rendue peu à peu plus sensible à la figure du pauvre, c’est également parce qu’elle rencontre là un adversaire à sa mesure, que l’on peut vaincre par un accroissement de la productivité, une meilleure redistribution des richesses et en jugulant le cynisme des puissants. Cet incontestable visage des Évangiles s’est emparé du champ social de l’Occident, sans d’ailleurs modifier en profondeur les comportements collectifs. Il a fini par occulter les questions métaphysiques – le salut, le sens de la création, la vocation à la sainteté ce qui, en refoulant les interrogations essentielles, laisse la compassion dans un désert d’objectifs et laisse libre carrière au cynisme inhumain des idéologies de la domination.

37Dans la Nouvelle histoire de Mouchette, par rapport à Sous le Soleil de Satan, l’horizon s’est obscurci : il n’y a plus la Résurrection, et aucun saint ne traverse le récit. Celui-ci se clôt sur le mot « tombe », sans appel.

38La jeune fille humiliée, violée, qui n’a jamais connu un geste de vraie tendresse, glisse hors du monde sans cri et même sans révolte.

39Le désespoir absolu des dernières pages n’est pas marqué par ces dialogues tendus et parfois arrogants entre les prêtres qui peuplent l’univers de Bernanos. Rien, sinon le regard vide du vieux paysan et de sa jument, quelques instants avant le suicide de Mouchette. C’est pourquoi le rien métaphysique, quand il est là, est le cadre de la vraie misère humaine, renvoyée à son néant animal et meurtri.

40La misère tragique du « misérable » est atteinte lorsque le sauveur n’a plus qu’une dimension « grotesque » : au moment de se laisser glisser dans la mare, Mouchette entend le bruit d’une carriole. Elle guette le regard qui la retiendrait dans le monde, mais ce regard est vide :

41

« Un moment, elle surprit le regard du vieux tourné vers elle, aussi indifférent que celui de la bête. Elle eût voulu crier, appeler, courir au-devant de ce grotesque sauveur. Mais il s’éloigna de son pas pesant, et aussitôt Mouchette crut voir son image falote glisser avec une rapidité prodigieuse comme aspirée par le vide. » [11]

42La Nouvelle histoire de Mouchette s’achève sur le mot tombe, lui-même précédé par le mot vide. Alors la pauvreté est absolue.


Mots-clés éditeurs : manque, pauvreté, humiliation, suicide

Date de mise en ligne : 25/01/2013.

https://doi.org/10.3917/trans.111.0013

Notes

  • [1]
    Sous le Soleil de Satan, collection « Points », 1985, p. 240.
  • [2]
    Ibid., p. 235.
  • [3]
    Ibid., p. 199.
  • [4]
    Ibid., p. 183.
  • [5]
    Ibid., p. 209.
  • [6]
    Ibid., p. 183.
  • [7]
    Nouvelle histoire de Mouchette, Paris, Plon, 1937, p. 70-71.
  • [8]
    Ibid., p. 44-45.
  • [9]
    Ibid., p. 96.
  • [10]
    Sous le Soleil de Satan, p. 182.
  • [11]
    Nouvelle histoire de Mouchette, p. 220.
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