Topique 2020/3 n° 150

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Article de revue

Le syndrome de Glissement

Pages 85 à 96

Notes

  • [1]
    La relation à la mort comme aux exigences de la culture est l’expression psychique de notre rapport à la vie pulsionnelle et le signe de ce qui a pu en être élaboré. Balier a bien montré combien les crises de l’âge conduisent à faire réémerger les conflits non résolus de l’enfance et de l’adolescence. Bien ou mal vieillir témoigne l’aptitude à faire face aux exigences des revendications pulsionnelles. En ce sens, la démotivation, est une mort de l’investissement social qui précède la mort physique. L’idéal du moi pour Freud est un substitut du moi idéal. Sous l’influence des critiques parentales et du milieu extérieur, les premiers revers de satisfactions narcissiques procurées par le « moi idéal » sont progressivement abandonnés, par l’enfant qui cherche à les reconquérir sous forme d’un nouvel idéal du moi. L’échec des entreprises, une trop grande sensibilité aux regards dévalorisants de la vieillesse colportés par la société, conduit nombre de personnes âgées à s’enfermer dans des rigidités où l’idéal du moi supplée le moi idéal. Pour Lacan, il y a lieu de distinguer radicalement l’idéal du moi et le moi idéal. Le premier est une introjection symbolique, alors que le second est la source d’une projection imaginaire. L’idéal du moi devient une instance confondue avec le surmoi en raison de sa fonction d’autoconservation, de jugement et de censure qui augmente les exigences du moi et favorise le refoulement, d’autant qu’avec l’âge les exigences libidinales s’effacent devant les exigences culturelles. La réalité symbolique devient de plus en plus exigeante et difficile à manier, mais la projection imaginaire reste pourtant à portée à tout âge. Le principe de plaisir s’étouffe progressivement, laissant la place au ressentiment d’être exclu et de s’être exclu des champs de satisfaction à vivre encore possibles. Le bon vieillissement, qui préserve la motivation vise au contraire à développer un meilleur équilibre entre « moi idéal » et « idéal du moi », quitte à relativiser les exigences du « politiquement correct ».
  • [2]
    L’angoisse d’abandon est ainsi surdéterminée et mêlée à toute une histoire de vie, dans laquelle le plaisir a parfois régné par son absence, noyé dans le travail et l’amour rendu au nom du seul « devoir ». Sans doute cette angoisse a-t-elle d’autres sources et d’autres expressions, mais si cette crainte habite psychiquement nombre d’âgés, en particulier déments, elle n’en est pas moins objet de partage possible, qu’il est souvent donné au clinicien de travailler lorsqu’il a vraiment conscience de l’impérieuse urgence de prévenir les crises liées à ce qu’il est convenu d’appeler les signes et symptômes comportementaux de la démence, bien plus fréquents qu’on ne le croie lorsque la menace d’explosion de l’homéostasie plane sur tout le système soignant-soigné. C’est particulièrement dans ces situations qu’il convient de faire attention au contre-transfert car la démence, la psychose confrontent chacun à ses limites, à savoir jusqu’où il peut « supporter d’être impuissant voire insignifiant et non reconnu » comme support d’une évolution plus sereine et moins effrayante de la maladie, laissant la personne malade moins « abandonnée à la maladie », « à elle-même malade » et « en elle-même telle que la maladie la fige ».

1Le syndrome de glissement est un concept purement français dont la réalité clinique est évidente pour tous les cliniciens proches des sujets âgés. Il survient typiquement chez un sujet âgé, voire très âgé, aux antécédents médicaux chargés et dont l’état somatique déjà précaire a été fragilisé récemment par un épisode somatique aigu dont il se remet à peine. Après souvent un intervalle libre de quelques jours, s’installe rapidement une altération de l’état général majeure avec déshydratation, dénutrition et les troubles biologiques et somatiques en rapport. La rétention urinaire et la constipation sont majeures. Le patient refuse de se lever, de s’alimenter, de boire, de communiquer. Parfois agressif, il est le plus souvent d’une très grande passivité. Dans le peu de paroles qu’il échange, il demande qu’on le laisse tranquille et exprime le souhait de mourir. À ce stade, le patient est généralement hospitalisé. Aucune étiologie n’est retrouvée ni lors de l’examen clinique, ni lors des examens complémentaires. Si le tableau clinique associant le terrain, le facteur déclenchant, les signes cliniques, l’aggravation inexorable et rapide est bien connue, le flou persiste quant à la définition et les limites du Syndrome de Glissement, son pronostic et bien sûr l’étiologie. C’est autour de la question de l’étiologie que nous nous interrogeons ici et, plus particulièrement, nous posons la question du lien entre Syndrome de Glissement et Dépression.

2C’est une situation que connaissent bien tous les psycho gériatres. Ce moment où, de façon presque imperceptible, le soignant et sa patiente semblent peu à peu s’éloigner l’un de l’autre. Avec, face à face, deux logiques qui, sur le moment, apparaissent inconciliables. La psy, comme le médecin, parle de soins, de traitements, parfois même d’avenir. De cette vie qui continue même si elle est devenue différente.

3« Ce n’est pas la peine de vous fatiguer. Je n’ai plus envie de vivre. Ce que je veux, c’est juste qu’on me laisse tranquille », me répond la patiente. Plus envie de médecine, plus envie de rien.

4À partir de l’historique des conceptions gériatriques du syndrome de glissement, certaines hypothèses psychopathologiques existent avant d’insister sur les liens du syndrome avec la dépression du nourrisson et les apports de cette comparaison pour la pratique.

Description clinique

5Le syndrome de glissement est décrit pour la première fois en 1956 par le gériatre Jean Carrié dans sa thèse sur les modes de décès des vieillards à l’hospice. Il est défini comme « un processus d’involution et de sénescence porté à son état le plus complet ». Il est à distinguer des autres cachexies séniles susceptibles de conclure une affection chronique mais son cadre reste très large. D’autres auteurs en préciseront la sémiologie. Graux insiste sur le caractère brutal et rapidement évolutif du syndrome. Delomier envisage une définition plus restrictive qui imprègne encore aujourd’hui la description du terme dans les manuels de gériatrie. Pour cet auteur, le syndrome de glissement est un état de grande déstabilisation somatique et psychique d’évolution gravissime. Il touche les personnes âgées d’environ 80 ans, fragiles et polypathologiques. Il fait suite, après un intervalle libre de quelques jours à un mois, à un facteur déclenchant qui peut être physique ou psychique :

6• maladie aiguë ; • intervention chirurgicale ; • chute ; • fracture ; • perte ; • deuil ; • hospitalisation ; • placement.

7Il constitue un diagnostic d’élimination et ne doit pas empêcher une recherche étiologique rigoureuse. Il associe des signes physiques :

8• l’anorexie ; • l’adipsie ; • la dénutrition ; • la déshydratation ; • les troubles sphinctériens à type d’atonie intestinale et vésicale.

9Et des signes psychiques comme : • le repli ; • la clinophilie ; • le refus alimentaire ; • le refus des soins ; • le mutisme.

10Son évolution est très sévère mais pas irréversible. Le décès survient dans 80 à 90 % des cas suivant les études, le plus souvent rapidement. Des complications de décubitus interviennent, des rechutes sont possibles. Il n’y a pas de consensus sur le traitement qui comprend plusieurs volets : d’abord, une dimension symptomatique avec la mise en place de mesures de renutrition et le traitement des complications ; ensuite, une évaluation de la dimension thymique avec la prescription de molécules adaptées et surtout l’importance d’un nursing infirmier articulé avec une conception psychothérapique du soin et de l’institution. Cette dernière approche permet seule d’assurer une fonction étayante qui est aussi nécessaire à l’entourage pour continuer d’assurer les soins d’un sujet vécu comme glissant ou se dérobant aux soins.

11Aux côtés du syndrome de glissement, concept gériatrique français, les Anglo-saxons décrivent le failure to thrive, dont l’acception plus large semble moins spécifique. Il signifie littéralement « échec, défaillance à croître, à prospérer, à bien se porter » et désigne un fléchissement global associant amaigrissement, dénutrition, perte d’activité, déficit cognitif et infléchissement dépressif. Il est d’évolution moins brutale et sa létalité est moindre.

12Différents modèles explicatifs sont proposés : Delomier propose un modèle de crise somatopsychique, Verdery décrit le concept de déclin. Différentes hypothèses psychopathologiques sont alors envisagées. La dépression est souvent mise en avant ainsi que la dimension suicidaire. Le syndrome de glissement est aussi pensé comme une conduite régressive, un état post-traumatique ou un état de désorganisation psychosomatique.

13Les rapprochements avec la dépression sont conçus dans diverses dimensions. Ils se situent sur le plan de la symptomatologie, du lien de causalité et du processus étiopathogénique. Souvent, ils justifient un traitement antidépresseur dont la prescription semble discutable en raison du fréquent refus actif de la prescription, du délai d’action long et du risque de confusion sur le sens de ce glissement. Le syndrome de glissement constituerait-il une forme clinique de dépression ou plutôt un diagnostic différentiel ? Certains considèrent le syndrome de glissement comme une dépression sévère à tonalité mélancolique, d’évolution fulgurante, insistant sur le fait qu’on ne peut remettre en cause le diagnostic sur l’absence d’efficacité des antidépresseurs, le syndrome de glissement laissant rarement le délai suffisant pour atteindre l’efficacité du traitement. D’autres auteurs comme Ferrey et al. relèvent des différences sémiologiques avec la dépression majeure : absence d’idées d’indignité, d’auto-accusation et absence de recherche active du suicide. Ils considèrent en revanche la dépression comme un diagnostic différentiel pouvant être à l’origine d’une symptomatologie associant anorexie, adynamie, apragmatisme et complications somatiques. La dépression chez l’âgé peut avoir une présentation atypique, éloignée de celles des adultes jeunes, pour laquelle les critères nosographiques comme le DSM IV, établis à partir de données statistiques en population générale, ne semblent pas adaptés. L’absence de tristesse exprimée y est fréquente, l’irritabilité et l’opposition avec refus alimentaire peuvent être au-devant de la scène, conduisant à une symptomatologie parfois très proche de celle du syndrome de glissement.

14Au-delà de la nosographie descriptive et de la symptomatologie, la dépression fait aussi référence à des modèles qui tentent de rendre compte de l’ensemble du processus qu’ils soient phénoménologiques, organo-dynamique, psychopathologique, biopsychosocial. Sur le plan d’une susceptibilité biologique commune avec les troubles de l’humeur, aucune étude n’est concluante. Des antécédents de dépression sont retrouvés mais dans moins d’un quart des cas et il n’est pas question de maladie bipolaire dans les antécédents.

15Ainsi, la mélancolie [1] comme une dépression profonde et structurale marquée par un désinvestissement objectal alors que l’énergie pulsionnelle, conservée, est dirigée vers un moi qui fait office d’objet perdu. Alors que le deuil doit permettre au sujet de renoncer, à terme, à l’objet perdu et donc de retrouver son propre investissement narcissique et sa capacité à désirer, le narcissisme de ce mélancolique ne tolère pas ce vécu de perte qui l’a conduit à cette incorporation de l’objet perdu. Il reste fixé dans une haine qui produit d’incessants autoreproches. La solution dépressive supposant la capacité d’une mentalisation, la mélancolie situe le sujet dans une position parfois radicale mais elle le maintient toujours dans un espace où la douleur morale est au premier plan. Le travail de deuil est perturbé mais ce travail psychique persiste. Le syndrome de glissement frappe par l’importance du désinvestissement sans qu’apparaisse le destin de l’énergie pulsionnelle. Le mutisme indifférent ou l’usage d’un langage stéréotypé mais sans plainte, le refus de la relation, l’abandon des préoccupations corporelles et, enfin, l’absence de culpabilité ne permettent pas toujours d’articuler cette présentation avec une tristesse fondamentale. Il pourrait donc exister une psychopathologie spécifique centrée autour d’un désinvestissement psychique total avec une impossible maîtrise de l’énergie pulsionnelle.

16Le syndrome de glissement pourrait constituer une régression psychosomatique faisant suite à une dépression-limite au moment d’un second traumatisme. Ainsi, différentes structures de personnalité, marquées par les traumatismes précoces pourraient constituer le terrain du syndrome de glissement. Le syndrome de glissement surviendrait au décours d’un événement faisant écho à une carence précoce. Cette conception ne doit pas minimiser l’influence de l’environnement potentiellement désorganisant ou réanimant car la désorganisation reste secondaire au fait que le mouvement régressif n’a pas rencontré un environnement capable de maintenir le moi affaibli.

17Quel éclairage pour la conduite des soins ? Le parallèle entre le syndrome de glissement et la dépression du nourrisson n’est pas seulement une vision théorique. Il permet de mieux orienter la conduite des soins. S’occuper d’un bébé qui présente une dépression anaclitique ou d’une personne âgée qui fait un syndrome de glissement n’est pas une démarche aisée. Les soignants prennent la place d’un objet défaillant, d’une famille absente. L’image des patients glissants est traumatique, elle peut sidérer la psyché ou coincer l’intervenant dans une culpabilité impossible à mettre en mots. Les fantasmes suscités par le patient sont alors violents. Ils mènent à des attitudes de rejet ou parfois de surprotection. La différence est minime car elle conduit toujours à un excès d’emprise. La demande anaclitique du patient constitue un appel terrifiant dans laquelle certains se sentent dévorés. La dépendance totale du patient aux soignants et le vide apparent de sa pensée suscitent des fantasmes sadiques et des pulsions agressives. Dans ce contexte, la relation soignante est pourtant indispensable et les soins de maternage sont primordiaux.

18La dimension thérapeutique de ces soins est fonction de la confiance que chacun peut garder dans la qualité de ses interventions avec tout ce que cela suppose d’aléatoire et d’incertain. À l’instar de la « mère suffisamment bonne » décrite par Winnicott, des « soins suffisamment bons » sont à soutenir en gériatrie. Comme lors du développement psychique, les soins corporels ont une grande valeur dans le syndrome de glissement. Le « holding » et le « handling » de Winnicott offrent, à cette période de la vie, une contenance physique et psychique. Ils permettent des moments d’intégration psychosomatique ainsi qu’un réinvestissement libidinal du corps. Le travail qui s’accomplit assure une restauration des enveloppes corporelles et de leur fonction pour assurer une cohérence au sujet et à ses représentations. Ils constituent ainsi un point d’ancrage aux pulsions destructrices ou de conservation qui ont accompagné le sujet tout au long de son existence. Le langage limite l’excès d’excitation et ordonne les fantasmes de perte imminente auxquels les soignants sont confrontés. Une parole décrivant les soins ou même évoquant quelques événements anodins permet de faire lien entre sensations corporelles et monde extérieur et peut favoriser la remise en route de la pensée. L’accordage affectif, décrit par Stern, est facilement altéré dans le soin à un patient en retrait. La relation peut prendre un aspect automatisé, mécanique, sans échange affectif ni interaction fantasmatique. Un support est nécessaire à la dyade soignant-soigné afin de permettre à chacun de ces protagonistes d’être psychiquement présent et disponible lors des soins. Cela vise à éviter les écueils de la fusion et du rejet, les ruptures brutales de la pensée et de la relation. La relance de la vie psychique de ces patients met en jeu, comme lors du développement psychique de l’enfance, une aire de partage d’expérience, un espace transitionnel comme le décrit Winnicott. Afin de le préserver, un support tiers, symbolique est indispensable. Le tiers sépare et maintient unie la dyade. L’institution, dès lors qu’elle est lieu de paroles, peut jouer ce rôle de tiers. C’est ainsi que les réunions d’équipe offrent un support, un contenant permettant de maintenir la psyché des soignants dans un projet constructif et solide. C’est à cette condition que le holding nécessaire au patient pourra s’établir. Ces réunions constituent un espace de partage permettant l’émergence de pensées et de liens. Elles sont indispensables dans une clinique où la mentalisation fait défaut et où les processus de lien sont attaqués.

19Le point commun entre le nourrisson déprimé et le sujet âgé « glissant » est constitué par les aléas de la relation avec l’entourage et les équipes soignantes, leur précarité et leur extrême nécessité. En effet, nous envisageons le syndrome de glissement comme une réaction traumatique à de multiples facteurs de stress pour laquelle le principal facteur est le défaut de soutien. La dépression du nourrisson étant l’archétype du traumatisme par défaut d’étayage, ce travail de mise en parallèle permet de souligner l’importance de la défaillance de l’objet dans la détermination traumatique d’un événement et de sa présence dans la possibilité de régression positive et d’arrêt de la désorganisation. Ainsi, la réflexion autour des soins quotidiens, de leurs difficultés et de leur rôle psychothérapeutique est à notre sens la question principale en matière de traitement du syndrome de glissement, bien au-delà de la question de la prescription d’antidépresseurs, même si nous pouvons être conduits à les conseiller en perfusion d’une manière empirique où la part contre-transférentielle n’est pas anodine.

20Je conclurai mon propos par quelques remarques énoncées par Maureen, âgée de 93 ans, que les soignants et aidants n’arrivent plus à gérer et que j’ai pu suivre – avant d’entrer moi-même confinement – jusqu’à son décès. Ce témoignage pourrait s’intituler « fuir, survivre ou mourir »… Je l’ai reconstitué sous forme d’une sorte de Journal :

21« Mes enfants avaient décidé de me placer, « pour mon bien », dans ce « home ». Officiellement, le motif de mon placement est « incapacité complète à demeurer seule ». Étiquetée « pré-Alzheimer », pas question pour mes enfants de me prendre chez eux et inutile d’espérer rester chez moi, malgré les visites régulières de quelques amies, venues combler le vide laissé par le décès de mon mari, il y a quelques années. Résignée, je consens à m’installer chez les Sœurs dans la banlieue de Dublin avec pour seule valise quelques vêtements, mes troubles de mémoire, une désorientation spatio-temporelle – qui me vaut d’être sous la tutelle de ma fille – et, pour tout traitement médical, un comprimé par jour.

22 À 93 ans, je suis évaluée comme autonome pour la locomotion, l’alimentation et l’élimination, mais nécessitant une aide totale pour l’hygiène. Je suis quand même capable de prendre part à une conversation et de comprendre des ordres simples. Et, malgré mes fugues, qui nécessitent une surveillance continue, je reste une vieille dame calme et sociable.

23Dès ma première semaine, malgré tous mes efforts, c’est dur. Autrefois mère au foyer, j’ai eu une vie bien différente. Je n’ai pas été habituée à vivre en collectivité, encore moins à côtoyer des personnes pour la plupart sans grande conversation. Je me trouve encore bien pour mon âge et je me demande ce que je fais parmi tous ces grabataires en fauteuil réunis dans ce grand salon. Désormais, ma vie est rythmée au gré du personnel de l’établissement, et mon espace intime se résume à ma chambre. C’est difficile pour moi d’être ici. Je n’ai plus le même confort de vie, je ne m’y retrouve plus, parachutée dans cette chambre de douze mètres carrés dont je n’ai choisi ni la couleur ni l’aménagement. Seuls vestiges de mon passé : ma télé et quelques cadres photos accrochées çà et là au mur. Voilà donc mon nouvel univers.

24Chaque matin, ma porte s’ouvre, et la lumière jaillit brusquement. Ce n’est même plus moi qui l’allume ! Il est sept heures et, une semaine sur deux, c’est l’heure pour moi de débuter ma journée. On me met torse nu devant le lavabo, et je dois me laver. Ensuite, hop ! on me dit de descendre prendre mon petit-déjeuner dans la salle à manger avec tous les autres encore « valides »…

25Débute alors une interminable journée, assise dans le grand salon au milieu des autres auxquels je n’ai rien à raconter, avec la télévision en toile de fond, les programmes s’enchaînant les uns après les autres sans que personne n’y fasse vraiment attention. Je n’ai rien à partager avec tous ces gens qui me sont totalement étrangers et indifférents. Il ne me reste plus qu’à attendre : attendre le repas du midi, puis l’animation de l’après-midi – que je supporte plus que je ne l’apprécie –, attendre une prochaine visite qui ne viendra probablement pas… Attendre quoi, au fait ?… Et pour qui ?… Et pourquoi ? Drôle de vie ! Je ne suis plus maîtresse de moi-même. Je ne décide plus du sens à donner à ma vie. Je dois me conformer aux habitudes de l’établissement : horaires de lever/coucher, repas, animation, douche tel jour une fois par semaine… Et ce ballet de blouses blanches qui pénètre sans arrêt dans mon « réduit d’univers » : « Il est l’heure, madame. » Et encore, certaines d’entre elles se sont donné le droit de m’appeler par mon prénom, ou, pire encore : « Nana » (équivalent de « Mamie ») !

26Après un an d’efforts, je n’ai vraiment plus eu envie de descendre dans ce fichu salon. Cela ne m’apportait vraiment rien. Je suis indifférente à tout cela. Je préfère rester dans ma chambre et regarder par la fenêtre dans le vide. Mais difficile de me faire comprendre… Finalement, le matin après ma toilette, on m’installe dans mon fauteuil à côté du lit, et je me contente du spectacle offert par le ballet des entrées et sorties de l’établissement… Autant de visites qui ne sont pas pour moi !

27 Et puis il y a eu la Covid 19…

28Et il y a cette maudite constipation qui persiste depuis mon arrivée ici – certainement due au changement d’alimentation et au manque d’activité physique – et qui m’oblige à prendre un sachet dans mon jus d’orange tous les matins, ce qui a eu pour effet de me faire porter des couches, car je n’étais pas assez rapide pour aller seule aux toilettes sans en mettre partout… Quelle honte pour moi ! Si mes enfants voyaient ça !

29L’infirmière a relevé des angoisses persistantes, ce qui me vaut encore un autre médicament.

30Un mois plus tard, lorsque ma fille vient me réapprovisionner en produits de toilette, elle m’annonce le décès de mon frère. Le soir, je n’ai pas faim. Pourquoi manger ? Je ne le reverrai même plus. Les aides-soignantes insistent pour que je mange « un petit quelque chose quand même », alors je me débats.

31Après quelques jours, les transmissions indiquent : « se bat », « est angoissée », et mon cas est revu par le médecin, qui augmente les doses. Avez-vous déjà perdu quelqu’un de votre famille ? Comment avez-vous réagi ? Dans certaines tribus, ils fêtent cet événement autour d’un festin ; moi, cela m’a coupé l’appétit.

32Et, pendant un mois, la vie suit son cours, au rythme de quelques douleurs dentaires traitées au coup par coup par des antalgiques et de l’Hextril gel… Jusqu’à ce que je « perde » mon dentier d’après les aides-soignantes. En fait, il me gênait trop, et je pense l’avoir caché. Donc, on me passe au « mixé » ! Pourtant, manger restait encore la seule chose plaisante qui rythmait mes journées.

33Et puis un agent de service hospitalier signale que mes verres de lunettes ne tiennent presque plus. Alors, en attendant l’hypothétique passage de ma fille, voilà mes lunettes reléguées dans le tiroir de ma table de nuit. Comme cela, je ne vois même plus correctement la télé. Je me rebelle contre tout cela, et, le soir, on signale que je hurle. Alors, on n’oublie surtout pas de me donner mon somnifère et mes gouttes pour ne pas perturber les autres résidants et éviter que je me blesse. Mais, comme mon agitation et mes hurlements persistent, on me met sous médoc le midi.

34Après un mois, mes cris sont devenus légendaires dans le service, et mon médicament du midi est augmenté. Commencent alors les malaises avec des chutes, car je deviens complètement ensuquée (assommée). Devant cet état, le médecin arrête les gouttes du matin.

35À cette époque, je suis décrite comme quelqu’un de très énervée, qui « balance table et repas par terre et sur les murs, parle fort la nuit, dérange son voisinage »… Oui, je fatigue les autres, et tant mieux, car j’en ai assez et je ne veux plus aller dans le salon avec eux. Je veux rester toute seule. Alors je crie, je m’agite de plus en plus, je suis désagréable avec tout le monde, même si le personnel redouble de patience et de sollicitude.

36Comme je chute plusieurs fois et que je ne fais que dormir, on me laisse dans ma chambre et on diminue donc mon traitement.

37Puis, je me plains d’une douleur de la hanche gauche à la mobilisation. Je pars donc à la radio, où mon gendre me rejoint, même pas ma fille [2] ! Mais aucune anomalie n’est révélée. Ce simple aller-retour à l’hôpital suffit à me perturber au point de ne plus savoir à mon retour ce que je fais. On me retrouve ainsi couverte de selles, tout comme mon lit et les murs de ma chambre. « Qu’avez-vous fait ? » m’interroge-t-on. Mais est-ce bien moi qui ai fait cela ? Moi, avant si propre, si soignée, si méticuleuse ? Je ne veux plus me voir me dégrader lamentablement ainsi. Ce n’est plus moi. Et je recommence à crier, vociférer, m’énerver contre le personnel qui ne le mérite certainement pas ! Je déambule dans les couloirs et les chambres avoisinantes. En pleine nuit, on me retrouve assise sur le sol dans la chambre de ma voisine. Je suis bonne pour la prescription de barrières la nuit afin d’éviter les chutes.

38Une aide-soignante redécouvre mes lunettes, toujours pas réparées ! Mais quel confort de me les réapproprier rafistolées par mes bons soins à coup de sparadrap.

39Je somatise peut-être avec mes douleurs à la hanche persistantes lors des manipulations, mais elles finissent par être traitées à raison de trois Doliprane par jour. On ne me parle plus beaucoup pendant la toilette, car je crie et ne réponds plus. J’en ai marre. Qu’on me laisse tranquille dans ma chambre, dans mon lit. Je ne reconnais même plus ma fille qui vient me voir cinq minutes un après-midi à l’occasion. Il faut dire que cela ne doit pas être palpitant pour elle de rester assise à côté de moi, qui refuse de lui parler et continue de regarder la télévision sans la voir, sans faire attention à elle. Je n’ai même plus envie de manger. Pourquoi continuer ainsi ? Je veux retrouver mon frère.

40Les aides-soignantes indiquent à l’infirmière mon refus de m’alimenter. Certaines viennent pourtant avec beaucoup de douceur me donner la « becquée », mais je serre invariablement les dents, déterminée à en finir enfin. J’ai quand même le droit de ne pas manger ! Comme je n’ouvre plus la bouche, elles essaient la seringue à la commissure des lèvres et remplissent une feuille de surveillance hydrique et alimentaire. Mais elles signalent beaucoup de difficultés à m’alimenter. Quant à l’eau gélifiée, même parfumée, il faut accepter d’avaler cela ! C’est pour moi dégradant. Moi qui avais l’habitude de manger au restaurant et de boire dans des verres à pied !

41Devant un tel état, on me laisse au lit, bien sûr, car les stimulations restent vaines, et les infirmières notent une « baisse de l’état général ». Enfin j’ai obtenu ce que je voulais ! Mais, rapidement, des rougeurs apparaissent au niveau des points d’appui malgré les matelas thérapeutiques ou préventifs et les préventions d’escarres régulières. Cela commence même à faire mal, mais tant pis si c’est le prix à payer pour être enfin tranquille. Et puis, ces inconnues en blouses blanches qui entrent chaque jour dans ma chambre pour la toilette, les changes, la réfection du lit, les pseudo-repas… Je ne les connais pas ou plus. Je n’ai qu’une envie : fuir tout cela.

42Je me plains à chaque manipulation, je gémis, je grimace. Alors, on essaye de m’installer dans un fauteuil coquille, mais que c’est avilissant ! « Attachée au fauteuil » sur prescription d’une contention pour éviter les chutes, je ne veux plus de cette vie où l’on fait pourtant tout pour moi. On m’emmène chez le coiffeur. Mais cette petite douceur arrive trop tard, et je ne l’apprécie même plus, je n’en ai même plus envie ! Mes enfants choisissent ce mois de juillet pour partir en vacances.

43Je ne mange plus le matin, très peu le midi et le soir, ce qui se résume à trois cuillères à café de bouillie et à une eau gélifiée. Je reste yeux et bouche fermés. Je refuse tous les contacts. Je commence à être encombrée. Devant les risques de fausse route, le médecin arrête le traitement per os que je ne prenais de toute façon qu’une fois sur deux, puisque je ne mange quasiment plus. Il me met sous perfusion de sérum glucosé et sous patch de Durogésic 25. L’infirmière prévient ma famille et insiste pour que l’on me propose malgré tout une cuillère de yaourt à chaque repas, mais sans me forcer.

44On me décrit alors métamorphosée, apaisée par ce nouveau traitement. Oui, je suis beaucoup plus détendue. Je parle, mais à qui ? Et de quoi ? Personne ne peut savoir. Au bout de trois jours, j’arrache ma perfusion, alors on me repique, car les trois cuillères à soupe de bouillie ou de yaourt que j’accepte de manger certains jours ne suffisent pas.

45Je reçois enfin la visite de ma fille. Dans un sursaut de lucidité, je tente de lui parler. C’est bon de la voir. Mais cela me suffit-il pour continuer à vivre ? Replonger dans cette vie ? Certainement pas ! Alors, à nouveau je ne mange presque plus, je ne communique plus, je n’ouvre plus les yeux et je reste, les mâchoires serrées, déterminé à en finir. Je ne trouve plus aucun intérêt à la vie. Dans ces conditions, pendant quinze jours commence ma longue attente, que l’on étiquette sur les transmissions « syndrome de glissement ». Branché à ma perfusion, afin que je ne souffre pas trop de déshydratation, je survis avec quelques cuillères de yaourt, de bouillie, de jus d’orange et d’eau gélifiée au gré de mes envies, me laissant aller…

46Et puis, enfin, à 93 ans, je vais partir enfin sereine. Ça n’était pas une vie. J’ai tenu deux ans ici… Je suis triste pour ceux qui m’aiment, mais si heureuse d’aller retrouver ceux que j’ai aimés… »

Bibliographie

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  • Graux, P., « Le syndrome de glissement », Actual Gerontol, 1978, 12 : 21-3.
  • Green, A., Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Les éditions de minuit, 1983 [Collection « critique »].
  • Kreisler, L., « Les origines de la dépression essentielle, la lignée dépressive », Rev Fr Psychosom 1992, 2 : 163 — 85.
  • Marty, P., Les mouvements individuels de vie et de mort, Paris, Payot, Éditions Payot et Rivages, Bibliothèque scientifique, 1998.
  • Monfort, JC., « Le syndrome de glissement existe-t-il ? », 1998 ; 96 : 1 — 3.
  • De M’Uzan, M., « Le travail du trépas », in De l’art à la mort, Paris, Gallimard, Collection Tel, 1977. p. 182 – 199.
  • Péruchon, M., « Régression et/ou désorganisation au regard de la sénescence », Psychiatr Fr, Imprévus 1999, 30, 126 – 33.
  • Spitz, R., De la naissance à la parole, la première année de la vie, 10e ed, Paris, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, 2004 [2e tirage].
  • Stern, D., « Le sens d’un soi subjectif : l’accordage affectif », in Le monde interpersonnel du nourrisson. 4e ed., Paris, PUF, Le fil route, 2003. p. 181 – 208.
  • Verdery, R., Failure to thrive in the elderly, Clin Geriatr Med 1995, 11, 653 – 9.
  • Winnicott, DW., De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, Science de l’homme, 1969.

Notes

  • [1]
    La relation à la mort comme aux exigences de la culture est l’expression psychique de notre rapport à la vie pulsionnelle et le signe de ce qui a pu en être élaboré. Balier a bien montré combien les crises de l’âge conduisent à faire réémerger les conflits non résolus de l’enfance et de l’adolescence. Bien ou mal vieillir témoigne l’aptitude à faire face aux exigences des revendications pulsionnelles. En ce sens, la démotivation, est une mort de l’investissement social qui précède la mort physique. L’idéal du moi pour Freud est un substitut du moi idéal. Sous l’influence des critiques parentales et du milieu extérieur, les premiers revers de satisfactions narcissiques procurées par le « moi idéal » sont progressivement abandonnés, par l’enfant qui cherche à les reconquérir sous forme d’un nouvel idéal du moi. L’échec des entreprises, une trop grande sensibilité aux regards dévalorisants de la vieillesse colportés par la société, conduit nombre de personnes âgées à s’enfermer dans des rigidités où l’idéal du moi supplée le moi idéal. Pour Lacan, il y a lieu de distinguer radicalement l’idéal du moi et le moi idéal. Le premier est une introjection symbolique, alors que le second est la source d’une projection imaginaire. L’idéal du moi devient une instance confondue avec le surmoi en raison de sa fonction d’autoconservation, de jugement et de censure qui augmente les exigences du moi et favorise le refoulement, d’autant qu’avec l’âge les exigences libidinales s’effacent devant les exigences culturelles. La réalité symbolique devient de plus en plus exigeante et difficile à manier, mais la projection imaginaire reste pourtant à portée à tout âge. Le principe de plaisir s’étouffe progressivement, laissant la place au ressentiment d’être exclu et de s’être exclu des champs de satisfaction à vivre encore possibles. Le bon vieillissement, qui préserve la motivation vise au contraire à développer un meilleur équilibre entre « moi idéal » et « idéal du moi », quitte à relativiser les exigences du « politiquement correct ».
  • [2]
    L’angoisse d’abandon est ainsi surdéterminée et mêlée à toute une histoire de vie, dans laquelle le plaisir a parfois régné par son absence, noyé dans le travail et l’amour rendu au nom du seul « devoir ». Sans doute cette angoisse a-t-elle d’autres sources et d’autres expressions, mais si cette crainte habite psychiquement nombre d’âgés, en particulier déments, elle n’en est pas moins objet de partage possible, qu’il est souvent donné au clinicien de travailler lorsqu’il a vraiment conscience de l’impérieuse urgence de prévenir les crises liées à ce qu’il est convenu d’appeler les signes et symptômes comportementaux de la démence, bien plus fréquents qu’on ne le croie lorsque la menace d’explosion de l’homéostasie plane sur tout le système soignant-soigné. C’est particulièrement dans ces situations qu’il convient de faire attention au contre-transfert car la démence, la psychose confrontent chacun à ses limites, à savoir jusqu’où il peut « supporter d’être impuissant voire insignifiant et non reconnu » comme support d’une évolution plus sereine et moins effrayante de la maladie, laissant la personne malade moins « abandonnée à la maladie », « à elle-même malade » et « en elle-même telle que la maladie la fige ».
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