Notes
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[1]
Sur l’influence des représentations collectives et des visions du monde sur les jugements de réalité, de valeur et de goût, voir Émile Durkheim, « Jugements de valeur et jugements de réalité », in Sociologie et philosophie, Paris, PUF « Le sociologue », 1967 ; Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006 ; Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, Paris, Éditions du Seuil, 1997.
-
[2]
« Pour un art révolutionnaire indépendant », in André Breton, La Clé des champs, Paris, Union Générale d’Éditions, « 10/18 », 1973, p. 53-58.
-
[3]
Cornelius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 43.
-
[4]
Étienne Souriau, La Correspondance des arts. Éléments d’esthétique comparée, Paris, Flammarion, 1947, p. 48. Voir aussi Étienne Souriau, Les différents modes d’existence suivi de Du mode d’existence de l’œuvre à faire, Paris, PUF, 2009.
-
[5]
Henri Gouhier, Le Théâtre et les arts à deux temps, Paris, Flammarion, 1989.
-
[6]
Paul Veyne, Palmyre. L’irremplaçable trésor, Paris, Albin Michel, 2015.
-
[7]
Henri Gouhier, Le Théâtre et les arts à deux temps, op. cit., p. 17. Pour une analyse approfondie des modes d’existence des œuvres d’art, voir Gérard Genette, L’Œuvre de l’art. Tome 1 : Immanence et transcendance, Paris, Éditions du Seuil, 1994.
-
[8]
Voir Jean-Marie Brohm, « La musique et ses œuvres. Esquisse d’une phénoménologie générale de la musique », in Prétentaine, n° 18/19 (« Musique. Phénoménologies, ontologies, interprétations »), printemps 2005.
-
[9]
Roman Ingarden, Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ?, Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 151.
-
[10]
Ibid., p. 54.
-
[11]
Ibid., p. 84.
-
[12]
Voir Frans C. Lemaire, La Musique du XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques, Paris, Fayard, 1994 ; Frans C. Lemaire, Le Destin de la musique russe. Un siècle d’histoire de la Révolution à nos jours, Paris, Fayard, 2005.
-
[13]
André Breton, « Du “réalisme socialiste” comme moyen d’extermination morale », in La Clé des champs, op. cit., p. 434.
-
[14]
Solomon Volkov, Témoignage. Les Mémoires de Dimitri Chostakovitch, Paris, Albin Michel, 1980, p. 26-27.
-
[15]
Krzysztof Meyer, Dimitri Chostakovitch, Paris, Fayard, 1994, p. 204-205.
-
[16]
Elle ne fut créée qu’en décembre 1961 à Moscou sous la direction de Kyrill Kondrachine.
-
[17]
Ce compositeur médiocre et ultra conservateur, inamovible censeur d’État, continua de mettre à l’index l’avant-garde musicale russe après la guerre. Dans les années 1970, il stigmatisa ainsi des compositeurs importants appréciés à l’Ouest : Alfred Schnittke, Edison Denisov, Sofia Goubaïdoulina notamment.
-
[18]
Cité par Detlef Gojowy, Chostakovitch, Arles, Éditions Bernard Coutaz, 1988, p. 71. Cet ouvrage donne une bonne idée du climat de censure, de conformisme et de terreur qui entrava constamment la création musicale en Union soviétique.
-
[19]
Il existe une abondante littérature en langue allemande sur cette question. Pour me limiter à quelques classiques : Joseph Wulf (1966), Musik im Dritten Reich. Eine Dokumentation, Frankfurt, Verlag Ullstein, 1983 ; Fred K. Prieberg, Musik im NS-Staat, Frankfurt, Fischer Taschenbuch Verlag, 1982 ; Fred K. Prieberg, Kraftprobe. Wilhelm Furtwängler im Dritten Reich, Wiesbaden, F. A. Brockhaus, 1986. En langue française je citerai Hildegard Brenner, La Politique artistique du national-socialisme, Paris, François Maspero, 1980 ; Adelin Guyot et Patrick Restellini, L’Art nazi, Bruxelles, Éditions Complexe, 1983 ; Lionel Richard, Le Nazisme et la culture, Bruxelles, Éditions Complexe, 2006.
-
[20]
Voir Daniel Jonah Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Éditions du Seuil, 1997 ; Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs. Tome 1 : Les années de persécution, 1933-1939. Tome 2 : Les années d’extermination, 1939-1945, Paris, Éditions du Seuil, « Points Histoire », 2012.
-
[21]
Richard Wagner, Das Judenthum in der Musik, Leipzig, Verlagsbuchhandlung von J. J. Weber, 1869.
-
[22]
Voir par exemple Misha Aster, Sous la baguette du Reich. Le Philharmonique de Berlin et le national-socialisme, Paris, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2009, p. 97 : « L’Orchestre Philharmonique de Berlin se trouva représenté à partir de 1938 pour l’essentiel par des nazis. » Un ouvrage qui documente parfaitement le rôle politique de l’Orchestre Philharmonique de Berlin dans la propagande nazie, en Allemagne comme à l’étranger.
-
[23]
Carl Schmitt, La notion de politique (1932), suivi de Théorie du partisan, Paris, Flammarion, « Champs », 1992.
-
[24]
Albrecht Riethmüller, « Mécanique brune : les musiciens dans les institutions du Troisième Reich », in Le IIIe Reich et la musique (Pascal Huynh dir.), Paris, Musée de la musique/Fayard, 2004, p. 106.
-
[25]
« “Celui qui veut comprendre l’Allemagne nationale-socialiste doit nécessairement connaître Wagner” aimait répéter Hitler », cité par Éric Michaud : « 1933 : le triomphe de Richard Wagner. La destruction de la politique », in Le IIIe Reich et la musique (Pascal Huynh dir.), op. cit., p. 61. Voir aussi Jean Matter, Wagner et Hitler, Lausanne, Éditions L’Âge d’homme, 1977.
-
[26]
Voir Gottfried Wagner, L’Héritage Wagner. Une autobiographie, Paris, Nil Éditions, 1998, « L’antisémitisme de la famille Wagner », p. 83-97. Gottfried Wagner est l’arrière petit-fils de Wagner.
-
[27]
Amauray du Closel, Les Voix étouffées du IIIe Reich. Entartete Musik, Arles, Actes Sud, 2005, p. 25.
-
[28]
Cité par Albrecht Dümling, « Les Journées musicales du Reich et l’exposition “Musique dégénérée” », in Le IIIe Reich et la musique (Pascal Huynh dir.), op. cit., p. 116.
-
[29]
Deutschland erwache ! – Allemagne, réveille-toi ! – était l’un des slogans du NSDAP.
-
[30]
Cité par Amauray du Closel, Les Voix étouffées du IIIe Reich. Entartete Musik, op. cit., p. 31.
-
[31]
À Auschwitz, « les orchestres jouaient du Schubert tandis qu’on pendait les détenus ». (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 19).
-
[32]
Eckhard John, « La musique dans le système concentrationnaire nazi », in Le IIIe Reich et la musique (Pascal Huynh dir.), op. cit., p. 225-226.
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[33]
Amauray du Closel, Les Voix étouffées du IIIe Reich. Entartete Musik, op. cit, , troisième partie, chapitre IV : « Musique et camps de concentration », p. 367. Voir aussi Joza Karas, La Musique à Terezin 1941-1945, Paris, Gallimard, 1993.
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[34]
Amauray du Closel, Les Voix étouffées du IIIe Reich. Entartete Musik, op. cit., p. 389.
-
[35]
Parmi ces gloires, par exemple le pianiste Wilhelm Kempff ou Herbert von Karajan venu diriger à Paris en 1941 Tristan et Isolde de Wagner et qui deviendra directeur artistique de l’Orchestre de Paris entre 1969 et 1971 à la mort de son fondateur Charles Munch. Sur l’Occupation et ses innombrables formes de censures, d’interdictions et de compromissions, voir Myriam Chimènes et Yannick Simon (dir.), La Musique à Paris sous l’Occupation, Paris, Fayard/Cité de la musique, 2013 ; Karine Le Bail, La Musique au pas. Être musicien sous l’Occupation, Paris, CNRS Éditions, 2016.
-
[36]
Voir Pascal Huynh, La Musique sous la République de Weimar, Paris, Fayard, 1998.
1 Dans le domaine esthétique, les goûts et les choix artistiques sont dépendants de la subjectivité singulière de celui ou de celle qui porte un jugement ou développe une analyse – qu’elle soit sociologique, historique, psychanalytique ou proprement artistique (par exemple sur la délimitation du périmètre de l’art et la valeur des œuvres) –, mais aussi, in fine, de ses positions politiques et plus globalement de sa vision du monde [1]. Les débats sur l’art, la plupart du temps conflictuels et passionnés, ne s’expliquent pas autrement, surtout lorsqu’il s’agit de sujets aussi dramatiques que la censure, la destruction de l’art et la persécution des artistes. Je voudrais donc en préalable de mon texte sur les Musiques interdites rappeler ce qui me semble aujourd’hui essentiel de défendre : la liberté de l’art et des artistes. Dans de très nombreux États théocratiques, autocratiques ou policiers qui ne reconnaissent pas cette liberté, essentiellement pour des raisons religieuses ou politiques, mais aussi dans les oligarchies libérales, cette fois-ci pour des raisons mercantiles ou idéologiques, cette liberté est aujourd’hui gravement menacée. Je voudrais donc préciser mon attitude en rappelant le manifeste signé en 1938 par André Breton et Diego Ribera et co-écrit avec Léon Trotsky, qui revêt une troublante actualité : « Jamais la civilisation humaine n’a été menacée de tant de dangers qu’aujourd’hui [...]. Actuellement, c’est toute la civilisation mondiale, dans l’unité de son destin historique, qui chancelle sous la menace de forces réactionnaires armées de toute la technique moderne [...]. Le fascisme hitlérien, après avoir éliminé d’Allemagne tous les artistes chez qui s’était exprimé à quelque degré l’amour de la liberté, ne fût-ce que formelle, a astreint ceux qui pouvaient encore consentir à tenir une plume ou un pinceau à se faire les valets du régime et à le célébrer par ordre [...]. À la publicité près, il en a été de même en URSS au cours de la période de furieuse réaction que voici parvenue à son apogée [...]. Sous l’influence du régime totalitaire de l’URSS et par l’intermédiaire des organismes dits “culturels” qu’elle contrôle dans les autres pays, s’est étendu sur le monde entier un profond crépuscule hostile à l’émergence de toute espèce de valeur spirituelle. » Défendant la « liberté de création », André Breton et ses amis rappelaient ainsi à la veille du cataclysme mondial déclenché par l’Allemagne nazie qu’il fallait lutter contre ceux qui entendaient « régenter, en fonction de prétendues raisons d’État, les thèmes de l’art. Le libre choix de ces thèmes et la non restriction absolue en ce qui concerne le champ de son exploration constituent pour l’artiste un bien qu’il est en droit de revendiquer comme inaliénable. En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière [...]. Toute licence en art [2]. »
2 L’interdiction politique de la musique ne peut se comprendre que dans le cadre de la haine de l’art libre, quels que soient les pays où se manifeste cette haine et s’exercent ses modalités : art officiel, pompier ou académique, interdictions administratives d’exposer, de représenter, de publier, de jouer, destruction physique des œuvres, persécution idéologique et pénale, emprisonnement et liquidation des artistes. La haine de l’art libre a revêtu et revêt encore trois formes principales qui peuvent à l’occasion se métisser. La plus évidente a été l’œuvre des États totalitaires du XXe siècle – l’Allemagne nazie, l’Union soviétique stalinienne, la Chine maoïste notamment – qui ont imposé par la terreur une politique artistique officielle, totalement idéologisée. Cette situation perdure encore, avec des mesures plus ou moins répressives, dans diverses dictatures policières ou théocratiques (Corée du nord, régimes islamiques, la liste n’est pas limitative). La deuxième forme est propre à tous les régimes autoritaires, d’inspiration fasciste, bonapartiste ou nationale-populiste. Ce fut le cas du régime de Vichy, de l’Espagne franquiste ou des démocraties populaires du glacis soviétique qui s’efforcèrent de museler les expressions artistiques par la censure d’État, le contrôle des institutions culturelles et d’incessantes campagnes de mobilisation idéologique en faveur d’un art conforme et conformiste. La troisième forme, moins visible et peut-être plus sournoise encore, est à l’œuvre dans ce que Cornelius Castoriadis a appelé les « oligarchies libérales » occidentales dominées par l’industrie culturelle et les divers marchés de l’art, là où il y a de moins en moins d’œuvres et de plus en plus de produits mimétiques où dominent la « laideur et la haine affirmative du beau [3] ».
La musique, une idéalité transcendantale
3 Mon propos se limite ici essentiellement à ce qu’il est convenu d’appeler « la musique classique ». Il n’aborde donc pas d’autres formes de musique (musiques de variété, musiques de danse, musiques de cinéma notamment) qui ont pu être persécutées dans le passé par différents régimes et qui le sont d’ailleurs aujourd’hui encore, en particulier par l’intégrisme ou le fondamentalisme islamique.
4 Pour clarifier la question, je dirai d’abord que l’interdiction ou la répression de la musique classique n’est pas de la même nature que la destruction des autres formes d’art (arts plastiques, architecture, sculpture, peinture notamment). On peut en effet pulvériser une statue, brûler un tableau, des décors d’opéra ou une scénographie chorégraphique, dynamiter un monument historique, mais on ne peut pas détruire physiquement une œuvre musicale – que ce soit un opéra, un ballet, une symphonie, un quatuor – parce que c’est une entité immatérielle, même si elle est bien évidemment liée à des réalités matérielles. On peut certes faire disparaître les partitions autographes ou imprimées, effacer les bandes des concerts radiophoniques et détruire les enregistrements discographiques d’une œuvre, mais celle-ci subsiste en tant qu’idéalité transcendantale. Cette distinction me semble importante pour comprendre les différents types de destruction de l’art. Les œuvres d’art présentent en effet, comme l’a souligné Étienne Souriau, différents « modes d’existence ». « Certains arts donnent à leurs œuvres un corps unique et définitif. Ainsi la statue, le tableau, le monument. D’autres sont à la fois multiples et provisoires. Tel est le cas de l’œuvre musicale ou de l’œuvre littéraire. Ce type d’œuvres a des corps de rechange [4]. » Ces corps de rechange sont dans le cas de la musique classique ses différentes interprétations possibles – passées, présentes et futures – puisque la musique est, comme l’œuvre théâtrale, une œuvre « à deux temps » pour reprendre l’expression de Henri Gouhier [5].
5 Un tableau ou une sculpture sont des objets physiques qui ont une consistance matérielle objective en principe définitive, telle que l’a souhaitée et réalisée leur créateur. Ils existent d’autre part en un endroit précis, par exemple dans un musée. La Joconde de Léonard de Vinci est exposée au Louvre, le Moïse de Michel Ange est identique à lui-même depuis sa création et se trouve dans l’église Saint-Pierrre-aux-Liens à Rome. Le Château de Chenonceau ou le Parthénon, même s’ils ont subi l’érosion du temps, n’ont pas changé de lieu. Il est par conséquent plus facile de détruire ces chefs-d’œuvre parce qu’ils sont localisés, ce qui a été malheureusement le cas des trésors archéologiques de Palmyre [6]. « Il y a des arts, écrit Henri Gouhier, où l’œuvre existe telle qu’elle doit être, de sorte qu’il n’y a plus qu’à assurer sa conservation et, du même coup, sa possibilité d’être communiquée. Et il y a des arts où l’existence de l’œuvre ne tient pas uniquement à sa conservation mais, pour exister pleinement selon sa finalité, exige une espèce de résurrection, de re-naissance, revival. Il y a donc ici deux temps de l’œuvre, le temps de sa création et le temps de la représentation ou de l’exécution, que nous proposons d’appeler re-création [7]. » Du fait même qu’une œuvre musicale exige pour exister d’être jouée, c’est-à-dire interprétée, elle n’a pas de lieu qui puisse l’identifier, l’assigner et la fixer. Elle flotte librement dans le temps et dans l’espace si l’on peut dire.
6 Si Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky fut créé au théâtre des Champs-Élysées à Paris le 29 mai 1913, en provoquant un scandale mémorable, il n’est en aucune manière lié à cette ville et sa teneur musicale est universelle, ce qui est le cas de toutes les grandes œuvres. La Symphonie fantastique de Berlioz, Carmen de Bizet ou le Requiem de Verdi peuvent effectivement être joués simultanément en différents endroits, en Europe, aux États-Unis ou au Japon. Et bien que les multiples interprétations des œuvres musicales présentent une extraordinaire diversité, elles n’épuisent jamais leurs significations, ni leurs possibilités expressives [8]. Les œuvres musicales sont en effet « des objectivités purement intentionnelles » comme le souligne Roman Ingarden [9], elles transcendent non seulement leurs partitions (manuscrites ou imprimées), mais aussi toutes leurs interprétations possibles. « Chaque œuvre particulière, par exemple la Neuvième Symphonie de Beethoven, est, par opposition à la pluralité de son exécution, toujours une individualité unique [10] », soutient encore Roman Ingarden. Du point de vue phénoménologique l’œuvre musicale est donc un objet intentionnel, une idéalité transcendantale hors lieu, immatérielle, et même d’une certaine manière supra temporelle, même si elle possède « une structure quasi temporelle immanente [11] » par son tempo et son organisation mélodique, harmonique, rythmique, timbrique. Don Juan de Mozart, la Missa Solemnis de Beethoven, la 9e Symphonie de Mahler, La Mer de Debussy, La Nuit transfigurée de Schoenberg, Daphnis et Cloé de Ravel par exemple sont des œuvres qui existent certes matériellement en tant que partitions éditées, ou en tant qu’enregistrements radiophoniques et discographiques, mais elles les transcendent parce que ce sont des idéalités esthétiques et même des objets idéaux et idéalisés.
Un art de cimetière : le réalisme socialiste en union soviétique
7 L’interdiction ou l’étouffement de la musique est un processus qui comprend plusieurs étapes, de gravité croissante : on peut d’abord refuser l’édition d’une partition, ce qui rend la diffusion de l’œuvre très problématique, ou interdire son exécution ou sa représentation. On peut ensuite empêcher les musiciens de participer aux institutions musicales ou les en exclure à la suite de violentes campagnes de diffamation. Plus violemment encore on peut détruire leurs partitions et exiler les musiciens. On peut enfin les emprisonner en attendant de les exécuter. Malgré ces répressions et destructions, les œuvres subsistent, non seulement dans la mémoire collective, mais aussi dans les traces non détruites.
8 Le processus de bâillonnement de la musique a été dramatiquement illustré dans l’URSS stalinienne [12], en particulier sous le régime de la terreur policière et idéologique du « réalisme socialiste » qu’André Breton qualifiait d’« art de cimetière [13] ». Sous la férule des bureaucrates inquisiteurs du Parti communiste, les arts et particulièrement la musique furent en effet soumis à des contrôles administratifs très stricts et à des condamnations idéologiques aux conséquences souvent tragiques. Ce fut le cas pour Dimitri Chostakovitch, compositeur majeur du XXe siècle, qui eut à subir l’arbitraire et la terreur à partir de 1936, essentiellement à cause de son opéra sulfureux Lady Macbeth de Mzensk. Comme le rappelle en effet Solomon Volkov : « Staline vint assister à une représentation de Lady Macbeth. Le dictateur quitta le théâtre furieux. Le 28 janvier 1936, la Pradva, organe officiel du Parti, publia un article dévastateur intitulé “Un galimatias musical” qui avait été dicté par Staline en personne : “Dès la première minute, l’auditeur est assourdi par un déluge de sons volontairement discordants et chaotiques. Des bribes de mélodies, des embryons de phrases musicales disparaissent, réapparaissent, puis se perdent dans le fracas, les grincements et les glapissements” [...]. C’était une période où la terreur faisait rage, où les “purges” s’effectuaient en masse. Au sein du pays, un autre pays était en train de se développer : “L’Archipel du Goulag”. Dans ce contexte l’avertissement à Chostakovitch dans la Pravda : “Ce jeu abscons risque de très mal se terminer”, avait une résonance particulièrement funeste [...]. Chostakovitch, de même que tout son entourage, était persuadé qu’on l’arrêterait [14]. » L’article de la Pravda, qui rappelait que « les masses populaires veulent entendre de bonnes chansons », « des sentiments simples et forts », allait de fait déclencher une violente campagne idéologique contre la « cacophonie » de ceux qui refusent « les sonorités symphoniques du langage simple et accessible de la musique », contre les « conceptions gauchistes de l’art qui trahissent la simplicité et le réalisme », contre le « formalisme », et ainsi de suite dans une véritable avalanche persécutrice de qualificatifs stigmatisants. La Pravda reprochait aussi à Chostakovitch de ne pas s’être « fixé pour tâche de donner ce que le public soviétique attend et cherche dans la musique », mais plus insidieusement encore d’être « apprécié des publics bourgeois parce qu’il flatte les goûts dénaturés des bourgeois par sa musique criarde, contorsionnée, neurasthénique [15] ».
9 Dans ce climat paranoïaque qui annonçait les purges sanglantes des procès de Moscou (1936-1938), les critiques musicaux, compositeurs et chefs d’orchestre qui avaient chanté les louanges de Lady Macbeth de Mzensk se rétractèrent publiquement et s’alignèrent sans hésiter, par lâcheté, conformisme ou opportunisme, sur les directives du Guide suprême Staline. Chostakovitch, craignant d’être arrêté et persécuté comme « ennemi du peuple », à l’instar de tant d’artistes déportés ou exécutés, préféra retirer sa gigantesque Symphonie n° 4, op. 43, qui devait être créée à Léningrad en 1936 [16] . Ce chef-d’œuvre absolu, avec ses dissonances tragiques, son climat de désolation, ses fulgurances éruptives, ses marches hallucinées ne pouvait en effet convenir à l’art officiel aligné sur « l’optimisme prolétarien » du réalisme socialiste.
10 Après la Deuxième guerre mondiale, de nombreux musiciens soviétiques furent à nouveau stigmatisés comme « formalistes ». C’est ainsi que sous l’impulsion d’Andreï Jdanov, apparatchik responsable de la politique culturelle du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) et idéologue du « réalisme socialiste », et de Tikhon Khrennikov, secrétaire général de l’Union des compositeurs [17], le Comité central du PCUS décréta le 20 février 1948 une offensive générale contre les « déviations formalistes » : « On a affaire à des compositeurs qui persistent à rester dans le “formalisme” en dépit des souhaits du peuple. Cette tendance s’exprime surtout chez des compositeurs comme Chostakovitch, Prokofiev, Khatchatourian, Popov, Miaskovsky et d’autres, dont les œuvres sont des déformations formalistes et anti-démocratiques, étrangères aux goûts artistiques du peuple soviétique. L’esprit de cette musique est l’écho de la mode bourgeoise moderniste européenne et américaine qui reflète la sénilité de la culture bourgeoise [18]. » On comprend qu’une telle politique de normalisation idéologique ait eu des conséquences catastrophiques pour la liberté artistique, y compris sous les règnes de Khrouchtchev et de Brejnev. L’Union des compositeurs, organe de propagande de l’art soviétique « réaliste et prolétarien », pouvait en effet user de son pouvoir discrétionnaire en contrôlant les orchestres, les salles de concerts, l’édition, les revues musicales, les visas pour les concerts à l’étranger ou la participation aux concours internationaux.
Antisémitisme et « communauté du peuple allemand » : l’alignement de la musique dans le IIIe Reich
11 Bien que la mise au pas de la musique sous le régime soviétique ait été un exemple tragique de l’instrumentalisation politique de l’art et de sa longue subordination à un État totalitaire (plus d’un demi-siècle), j’insisterai ici sur le cas de l’Allemagne nationale-socialiste, même si l’asservissement de l’art ne s’y produisit que sur une période bien plus courte (1933-1945) [19]. D’une certaine manière ce fut aussi le plus monstrueux parce qu’il fut indissolublement lié au massacre de masse des Juifs d’Europe planifié et exécuté par la totalité des appareils idéologiques et répressifs de l’État nazi avec la complicité active d’une bonne partie de la société civile allemande [20]. Déjà sous la République de Weimar les courants conservateurs et nationalistes avaient entamé une lutte idéologique acharnée contre les diverses avant-gardes musicales modernistes ou révolutionnaires (Arnold Schönberg, Alban Berg, Ferruccio Busoni, Ernst Krenek, Franz Schreker, Paul Hindemith, Kurt Weil, Otto Klemperer notamment) accusées de pervertir « l’âme allemande », d’être éloignées du peuple (Volk), de favoriser le « cosmopolitisme », c’est-à-dire en fait « le judaïsme en musique » pour reprendre le titre d’un pamphlet antisémite de Wagner [21], d’introduire la « décadence et la dissolution » des mœurs, de négliger la tradition germanique du « Blut und Boden » (le sang et le sol) au profit du « bolchévisme culturel ». La prise du pouvoir par les nazis en janvier 1933 allait immédiatement transformer ces tendances réactionnaires en une politique de mise au pas systématique (Gleichschaltung) des arts, de la musique en particulier. Dans un pays qui prétendait pompeusement être celui des « philosophes, poètes et musiciens » le Führerprinzip hitlérien devait impitoyablement laminer tout ce qui n’entrait pas dans la Weltanschauung nationale-socialiste : censure généralisée, idéologisation fanatique des activités artistiques, toute-puissance des institutions officielles destinées à encadrer les artistes. La Reichskulturkammer fut ainsi mise en place par Goebbels en septembre 1933 en tant que corporation regroupant les chambres sectorielles pour la musique, la littérature, les beaux arts, le théâtre, le cinéma, la presse et la radio avec adhésion obligatoire. La Reichsmusikkammer (Chambre de la musique du Reich) – dont le premier président fut jusqu’à sa démission en 1935 le compositeur Richard Strauss, et le vice-président jusqu’à sa démission en 1934 le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler – était chargée pour sa part de veiller à la politique musicale du IIIe Reich. Dans un climat de plus en plus hostile aux Juifs et aux ennemis de la « Deutsche Volksgemeinschaft » (la communauté du peuple allemand) cette instance de contrôle et d’administration avait le pouvoir d’ostraciser les musiciens non conformes à « l’art allemand », de prendre des mesures d’épuration et de bannissement de tous les « dissidents » ou « indésirables », en favorisant la nomination à tous les postes de responsabilité de membres ou sympathisants du Parti nazi [22]. La stigmatisation des formes artistiques déclarées « dégénérées », la « déjudaïsation » des institutions musicales et la ghettoïsation des artistes « non aryens » furent d’efficaces moyens de normalisation. Sous le contrôle direct de Goebbels qui encensait encore en 1941 le peuple allemand comme « le premier peuple musicien de la Terre », toute la vie musicale fut ainsi régie comme une immense machine de propagande antisémite destinée à servir d’appareil répressif auxiliaire dans l’exclusion, la persécution et la liquidation des Juifs considérés comme les ennemis jurés de la Volksgemeinschaft allemande selon le schéma manichéen ami/ennemi théorisé par le juriste nazi Carl Schmitt [23]. Le slogan hitlérien « ein Volk, ein Reich, ein Führer » impliquait donc presque automatiquement « eine Musik », la seule musique allemande, celle de Bach, Beethoven, Brahms, Bruckner, Reger, Pfitzner, Orff, Wagner, débarrassée surtout des « parasites juifs » (notamment Félix Mendelssohn et Gustav Mahler), des musiques « folkloriques slaves » d’Europe centrale (Dvorak, Smetana, Suk, Bartok, Kodaly, Janacek, Martinu), et des musiques du « bolchévisme soviétique » (Chostakovitch, Prokofiev, Khatchatourian). Le critère décisif dans le domaine musical était par conséquent le critère racial, comme le remarque Albrecht Riethmüller : « Pour la musique comme pour le reste [le consensus général au sein de l’État national-socialiste] était fondé sur le racisme, et non sur des données propres au domaine concerné tels que le style, la technique – et pas plus sur des considérations artistiques, à propos desquels pouvaient subsister des divergences. Si le jazz, par exemple, était considéré comme suspect, ce n’était pas en tant que jazz, mais parce qu’il provenait, comme l’exprimait le langage méprisant de l’époque, d’êtres “inférieurs par la race” : le point de fixation n’était pas la musique, mais l’équation établie entre Afro-Américains et infériorité. Il en allait de même pour la musique slave, plus encore pour la musique produite par des Juifs et les musiciens juifs en général : cette catégorie était la plus stricte et ne souffrait aucune discussion. L’antisémitisme, alpha et oméga d’une politique culturelle et musicale par essence raciste, devait être appliqué sans compromis dans les institutions musicales [24]. »
12 La promotion propagandiste de la musique « authentiquement allemande » fut impulsée dans tout le Reich à travers différentes initiatives. Tout d’abord en transformant Richard Wagner, qui était avec Anton Bruckner l’une des idoles de Hitler [25], en icône musicale du régime. Non seulement Hitler imposa la musique de Wagner lors des manifestations et congrès du NSDAP, en particulier les ouvertures de Rienzi et des Maîtres chanteurs de Nuremberg, mais il transforma également le Festival de Bayreuth – déjà tout entier acquis aux nazis sous l’impulsion de Winifred Wagner [26], la femme de Siegfried, fils de Richard Wagner – en un véritable gala annuel du national-socialisme, où sa présence donnait lieu chaque fois à de véritables manifestations d’allégeance au Reich. Si le wagnérisme militant fut la face respectable, si l’on ose dire, du régime hitlérien, l’antisémitisme exterminateur fut pourtant sa véritable nature. Alors qu’Hitler était au pouvoir depuis moins de quatre mois les autodafés le 10 mai 1933 à Berlin d’ouvrages de Freud, Marx, Heinrich Mann, Kurt Tucholsky et de bien d’autres auteurs qualifiés de « subversifs », de « Juifs » et « d’ennemis du peuple », annonçaient déjà le pire.
La persécution des « musiques dégénérées »
13 Entre juillet et novembre 1937 les nazis organisèrent à la Maison des Beaux-Arts de Munich une grande exposition sur « l’art dégénéré » destinée à présenter une sélection d’œuvres de l’avant-garde qualifiées de « musée des horreurs », de « bolchévisme dans l’art », de « manifestations de l’âme raciale juive », de « nature vue par des esprits malades », de « folie érigée en méthode ». Le 24 mai 1938 s’ouvrait ensuite au Palais des Arts à Düsseldorf l’exposition Entartete Musik (Musique dégénérée), en pleine phase de radicalisation du régime (rappelons que la « nuit de cristal » marquée par de violents pogroms anti-juifs aura lieu les 9 et 10 novembre 1938). Comme le rappelle Amauray du Closel, la brochure d’introduction de l’exposition soulignait la relation entre l’art dégénéré et la musique dégénérée et reproduisait « deux tableaux des peintres “dégénérés” Paul Klee et Carl Hofer, respectivement intitulés Comédie musicale et Jazzband, deux des formes de musique violemment rejetées par le nazisme, parce qu’à la première était associée le qualificatif de “juif”, et à l’autre, celui de “nègre” [27] ». Cette exposition sur la musique dégénérée se situait dans le cadre des premières « Journées musicales du Reich » du 22 au 29 mai 1938 à Düsseldorf conçues par Goebbels comme une vaste démonstration de la vie musicale dans l’État nazi, mais aussi comme une illustration de « l’essence authentique de la musique allemande » supposée correspondre au plus profond de « l’âme allemande ». Goebbels, qui défendait que l’essence de la musique est dans la mélodie qui revigore les âmes et parle directement au peuple, avait défini très clairement le sens de ces manifestations : « Comme les autres arts, la musique naît de forces mystérieuses et profondes enracinées dans le Volkstum (caractère populaire). Aussi ne peut-elle correspondre au besoin et à l’irrépressible instinct musical d’un peuple que si elle est conçue et administrée par les héritiers de ce caractère populaire. Le judaïsme et la musique allemande sont des contraires, ils sont par nature en radicale contradiction [28]. »
14 Le responsable de l’exposition « Musique dégénérée », Hans Severus Ziegler, était un nazi de la première heure, convaincu comme d’autres hitlériens que la prise du pouvoir par le Führer en 1933, année du cinquantième anniversaire de la mort de Wagner, et que l’exposition « Musique dégénérée », organisée dans le contexte du cent vingt-cinquième anniversaire de sa naissance, symbolisaient le « réveil » de l’Allemagne [29]. Dans un document d’introduction à l’exposition intitulé Musique dégénérée. Un règlement de comptes, allusion directe à Mein Kampf, il avait développé toute la logomachie nationale-socialiste : « Ce qui est réuni dans l’exposition Entartete Musik représente le reflet d’un véritable sabbat de sorcières et du bolchévisme culturel [...]. C’est aussi le reflet du triomphe de la sous-humanité, de l’arrogante impudence juive et d’un complet abrutissement intellectuel [30]. » Et Ziegler de citer le juif Schönberg, le juif Rathaus, le juif Kurt Weill, le juif Darius Milhaud, le juif Ernst Toch...
15 Le résultat de cette politique de persécution fut à partir de 1933 l’exil massif des musiciens juifs mais aussi des musiciens politiquement engagés à gauche, ce qui appauvrit considérablement la vie musicale en Allemagne où ces artistes tenaient une place éminente : Bruno Walter, Otto Klemperer, Fritz Busch, Arnold Schoenberg, Kurt Weill, Paul Kletzki, Paul Dessau, Alexander von Zemlinsky, Ernst Toch, Hanns Eisler, Erich Kleiber, Jascha Horenstein, Hermann Scherchen, pour ne citer que ces quelques noms.
16 La conséquence ultime de la persécution des musiques dégénérées fut bien évidemment l’arrestation puis la déportation des « musiciens dégénérés » dans les camps de la mort. Nombreux furent ceux qui furent exécutés soit directement à leur arrivée dans les camps d’extermination, soit regroupés au camp de concentration de Terezin en attendant d’être exécutés à leur tour à Auschwitz-Birkenau. Le sadisme des SS allait d’ailleurs jusqu’à utiliser la musique comme décor de leur œuvre exterminatrice. « Jusque dans l’Holocauste, la musique fut présente, écrit Eckhard John. Les exécutions massives des populations civiles juives de l’Est, qui, en 1941, ont marqué le début de l’extermination systématique des Juifs, se sont souvent déroulées sur fond musical diffusé par un important dispositif de haut-parleurs. Les camps d’extermination avaient eux aussi leur orchestre (Treblinka, Belzec et Sobibor) et leur hymne (Treblinka par exemple). Et à Auschwitz [31], les orchestres de déportés devaient jouer lors des sélections, puis escorter les victimes sur le chemin de la chambre à gaz. Esther Bejarano, membre par intermittence de l’orchestre féminin d’Auschwitz-Birkenau, raconte : « Nous devions jouer quand les trains arrivaient et que les gens étaient immédiatement poussés dans la chambre à gaz. Les déportés nous saluaient joyeusement, pensant que là où il y a de la musique on ne doit pas être si mal que ça. Ça faisait partie de la tactique des SS” [32] ».
17 C’est cependant au ghetto de Theresienstadt (Terezin), remarque Amauray du Closel, que « revient le triste privilège d’avoir été le cadre le plus emblématique de la vie musicale et culturelle de l’univers concentrationnaire nazi [33] ». Bien que Theresienstadt ait été en effet un instrument de propagande pour dissimuler la politique d’anéantissement des Juifs, à tel point que la Croix rouge internationale s’était laissée berner lors de sa visite du 23 juin 1944, la volonté de vivre ou de survivre par la musique permit à de nombreux artistes de produire des œuvres qui ont résisté non seulement à la barbarie nazie, mais aussi à l’oubli. Je citerai ici en priorité Viktor Ullmann, avec son opéra Der Kaiser von Atlantis, composé entre 1943 et 1944 au camp, et Hans Krása avec son opéra pour enfants Brundibár, dont la première représentation de la version réaménagée eut lieu au camp le 23 septembre 1943. Comme le souligne Amauray du Closel, chez Ullmann « ce rejet de la dictature s’exprimera dans son œuvre maîtresse, Der Kaiser von Atlantis (L’Empereur d’Atlantide), qui, avec l’opéra pour enfants Brundibár de Krása, constituera une des formes les plus abouties et les plus émouvantes de la résistance à la terreur nazie [34] ».
L’exportation de la musique germanique en Europe
18 La politique d’aryanisation culturelle ne concerna pas que l’Allemagne, elle fut également exportée, avec plus ou moins de violence, dans tous les pays sous la botte de la Wehrmacht hitlérienne. L’Europe centrale, si riche en musiciens de génie (Mahler, Bartók, Janacek, Martinu, Kodaly), fut soumise à une mise au pas systématique, équivalente à une forme d’éradication culturelle. En France, qu’Hitler considérait comme l’ennemi atavique, l’Occupation et le régime de Vichy eurent également des conséquences désastreuses, d’abord pour les musiciens juifs, exclus et persécutés, mais aussi pour le rayonnement de la musique française qui dut constamment s’incliner devant l’hégémonie de la musique germanique (Bach, Beethoven, Strauss, Wagner notamment) que la Propaganda Staffel avait soigneusement organisée pour la plus grande gloire du IIIe Reich, avec l’aide des collaborateurs français et des gloires artistiques allemandes [35].
19 Aujourd’hui, beaucoup d’œuvres interdites par les nazis ont pris leur revanche posthume et sont jouées et enregistrées. La firme Decca a même publié toute une série de CD sous la rubrique générale Entartete Musik. On y retrouve non seulement des œuvres qui avaient déclenché la fureur des censeurs, par exemple Jonny spielt auf de Ernst Krenek, qualifiée de « musique nègre », ainsi que des partitions majeures de Erich Wolfgang Korngold ou Alexander von Zemlinsky qui réussirent à quitter à temps l’Allemagne nazie, mais aussi des œuvres de musiciens qui finirent leur vie dans les camps de concentration ou d’extermination : Erwin Schulhoff, Viktor Ullmann, Pavel Haas, Gideon Klein, Hans Krása, par exemple, dont on redécouvre la richesse et l’originalité.
20 Le nihilisme criminel qui s’est emparé de la société allemande sous le nazisme a diffamé et interdit des pans entiers de l’extraordinaire création musicale qui s’était épanouie sous la République de Weimar [36]. Les SA et les Jeunesses hitlériennes ont brûlé les livres et partitions des « musiciens dégénérés », et les SS ont parachevé la solution finale en précipitant nombre de ces musiciens dans les chambres à gaz. Il est aujourd’hui difficile d’évaluer précisément les pertes culturelles irréparables occasionnées par cette fureur barbare, mais on peut aussi constater qu’elle n’a pas réussi à extirper la vitalité du champ musical, ni en Allemagne, ni dans les pays sous la botte de la Wehrmacht. Aujourd’hui les œuvres de Mendelssohn, Schoenberg, Mahler, Berg, Krenek, Korngold, Schrecker, Zemlinsky, Bartók, Martinu, Chostakovitch ont retrouvé toute leur place.
Mots-clés éditeurs : « réalisme socialiste », antisémitisme, Normalisation idéologique, Idéalité transcendantale de l’œuvre musicale, « musique dégénérée »
Mise en ligne 19/06/2019
https://doi.org/10.3917/top.145.0025Notes
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[1]
Sur l’influence des représentations collectives et des visions du monde sur les jugements de réalité, de valeur et de goût, voir Émile Durkheim, « Jugements de valeur et jugements de réalité », in Sociologie et philosophie, Paris, PUF « Le sociologue », 1967 ; Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006 ; Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, Paris, Éditions du Seuil, 1997.
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[2]
« Pour un art révolutionnaire indépendant », in André Breton, La Clé des champs, Paris, Union Générale d’Éditions, « 10/18 », 1973, p. 53-58.
-
[3]
Cornelius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 43.
-
[4]
Étienne Souriau, La Correspondance des arts. Éléments d’esthétique comparée, Paris, Flammarion, 1947, p. 48. Voir aussi Étienne Souriau, Les différents modes d’existence suivi de Du mode d’existence de l’œuvre à faire, Paris, PUF, 2009.
-
[5]
Henri Gouhier, Le Théâtre et les arts à deux temps, Paris, Flammarion, 1989.
-
[6]
Paul Veyne, Palmyre. L’irremplaçable trésor, Paris, Albin Michel, 2015.
-
[7]
Henri Gouhier, Le Théâtre et les arts à deux temps, op. cit., p. 17. Pour une analyse approfondie des modes d’existence des œuvres d’art, voir Gérard Genette, L’Œuvre de l’art. Tome 1 : Immanence et transcendance, Paris, Éditions du Seuil, 1994.
-
[8]
Voir Jean-Marie Brohm, « La musique et ses œuvres. Esquisse d’une phénoménologie générale de la musique », in Prétentaine, n° 18/19 (« Musique. Phénoménologies, ontologies, interprétations »), printemps 2005.
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[9]
Roman Ingarden, Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ?, Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 151.
-
[10]
Ibid., p. 54.
-
[11]
Ibid., p. 84.
-
[12]
Voir Frans C. Lemaire, La Musique du XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques, Paris, Fayard, 1994 ; Frans C. Lemaire, Le Destin de la musique russe. Un siècle d’histoire de la Révolution à nos jours, Paris, Fayard, 2005.
-
[13]
André Breton, « Du “réalisme socialiste” comme moyen d’extermination morale », in La Clé des champs, op. cit., p. 434.
-
[14]
Solomon Volkov, Témoignage. Les Mémoires de Dimitri Chostakovitch, Paris, Albin Michel, 1980, p. 26-27.
-
[15]
Krzysztof Meyer, Dimitri Chostakovitch, Paris, Fayard, 1994, p. 204-205.
-
[16]
Elle ne fut créée qu’en décembre 1961 à Moscou sous la direction de Kyrill Kondrachine.
-
[17]
Ce compositeur médiocre et ultra conservateur, inamovible censeur d’État, continua de mettre à l’index l’avant-garde musicale russe après la guerre. Dans les années 1970, il stigmatisa ainsi des compositeurs importants appréciés à l’Ouest : Alfred Schnittke, Edison Denisov, Sofia Goubaïdoulina notamment.
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[18]
Cité par Detlef Gojowy, Chostakovitch, Arles, Éditions Bernard Coutaz, 1988, p. 71. Cet ouvrage donne une bonne idée du climat de censure, de conformisme et de terreur qui entrava constamment la création musicale en Union soviétique.
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[19]
Il existe une abondante littérature en langue allemande sur cette question. Pour me limiter à quelques classiques : Joseph Wulf (1966), Musik im Dritten Reich. Eine Dokumentation, Frankfurt, Verlag Ullstein, 1983 ; Fred K. Prieberg, Musik im NS-Staat, Frankfurt, Fischer Taschenbuch Verlag, 1982 ; Fred K. Prieberg, Kraftprobe. Wilhelm Furtwängler im Dritten Reich, Wiesbaden, F. A. Brockhaus, 1986. En langue française je citerai Hildegard Brenner, La Politique artistique du national-socialisme, Paris, François Maspero, 1980 ; Adelin Guyot et Patrick Restellini, L’Art nazi, Bruxelles, Éditions Complexe, 1983 ; Lionel Richard, Le Nazisme et la culture, Bruxelles, Éditions Complexe, 2006.
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[20]
Voir Daniel Jonah Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Éditions du Seuil, 1997 ; Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs. Tome 1 : Les années de persécution, 1933-1939. Tome 2 : Les années d’extermination, 1939-1945, Paris, Éditions du Seuil, « Points Histoire », 2012.
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[21]
Richard Wagner, Das Judenthum in der Musik, Leipzig, Verlagsbuchhandlung von J. J. Weber, 1869.
-
[22]
Voir par exemple Misha Aster, Sous la baguette du Reich. Le Philharmonique de Berlin et le national-socialisme, Paris, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2009, p. 97 : « L’Orchestre Philharmonique de Berlin se trouva représenté à partir de 1938 pour l’essentiel par des nazis. » Un ouvrage qui documente parfaitement le rôle politique de l’Orchestre Philharmonique de Berlin dans la propagande nazie, en Allemagne comme à l’étranger.
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[23]
Carl Schmitt, La notion de politique (1932), suivi de Théorie du partisan, Paris, Flammarion, « Champs », 1992.
-
[24]
Albrecht Riethmüller, « Mécanique brune : les musiciens dans les institutions du Troisième Reich », in Le IIIe Reich et la musique (Pascal Huynh dir.), Paris, Musée de la musique/Fayard, 2004, p. 106.
-
[25]
« “Celui qui veut comprendre l’Allemagne nationale-socialiste doit nécessairement connaître Wagner” aimait répéter Hitler », cité par Éric Michaud : « 1933 : le triomphe de Richard Wagner. La destruction de la politique », in Le IIIe Reich et la musique (Pascal Huynh dir.), op. cit., p. 61. Voir aussi Jean Matter, Wagner et Hitler, Lausanne, Éditions L’Âge d’homme, 1977.
-
[26]
Voir Gottfried Wagner, L’Héritage Wagner. Une autobiographie, Paris, Nil Éditions, 1998, « L’antisémitisme de la famille Wagner », p. 83-97. Gottfried Wagner est l’arrière petit-fils de Wagner.
-
[27]
Amauray du Closel, Les Voix étouffées du IIIe Reich. Entartete Musik, Arles, Actes Sud, 2005, p. 25.
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[28]
Cité par Albrecht Dümling, « Les Journées musicales du Reich et l’exposition “Musique dégénérée” », in Le IIIe Reich et la musique (Pascal Huynh dir.), op. cit., p. 116.
-
[29]
Deutschland erwache ! – Allemagne, réveille-toi ! – était l’un des slogans du NSDAP.
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[30]
Cité par Amauray du Closel, Les Voix étouffées du IIIe Reich. Entartete Musik, op. cit., p. 31.
-
[31]
À Auschwitz, « les orchestres jouaient du Schubert tandis qu’on pendait les détenus ». (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 19).
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[32]
Eckhard John, « La musique dans le système concentrationnaire nazi », in Le IIIe Reich et la musique (Pascal Huynh dir.), op. cit., p. 225-226.
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[33]
Amauray du Closel, Les Voix étouffées du IIIe Reich. Entartete Musik, op. cit, , troisième partie, chapitre IV : « Musique et camps de concentration », p. 367. Voir aussi Joza Karas, La Musique à Terezin 1941-1945, Paris, Gallimard, 1993.
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[34]
Amauray du Closel, Les Voix étouffées du IIIe Reich. Entartete Musik, op. cit., p. 389.
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[35]
Parmi ces gloires, par exemple le pianiste Wilhelm Kempff ou Herbert von Karajan venu diriger à Paris en 1941 Tristan et Isolde de Wagner et qui deviendra directeur artistique de l’Orchestre de Paris entre 1969 et 1971 à la mort de son fondateur Charles Munch. Sur l’Occupation et ses innombrables formes de censures, d’interdictions et de compromissions, voir Myriam Chimènes et Yannick Simon (dir.), La Musique à Paris sous l’Occupation, Paris, Fayard/Cité de la musique, 2013 ; Karine Le Bail, La Musique au pas. Être musicien sous l’Occupation, Paris, CNRS Éditions, 2016.
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[36]
Voir Pascal Huynh, La Musique sous la République de Weimar, Paris, Fayard, 1998.