Notes
-
[1]
Reik, T., Arthur Schnitzler als Psycholog (1913), Introduction et notes de Bernd Urban, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1993. [Les passages cités du livre de Theodor Reik dans cet article sont traduits par R. Bonnellier, tantôt de manière presque littérale, tantôt plus librement].
-
[2]
Dans le Catalogue de la DNB (Bibliothèque Nationale Allemande), Theodor Reik est professionnellement enregistré comme 1) Philologue, 2) Psychanalyste, 3) « Psychologue de la religion » (Religionspsychologe). Parmi ses 135 publications en tant qu’auteur, Arthur Schnitzler als Psycholog est chronologiquement la première enregistrée. Dans l’abréviation du grade académique « Dr. phil. », l’ancien sens de « philosophiae » est à entendre particulièrement dans les pays de culture allemande au sens aussi de la « philologie » ; il recouvrirait aujourd’hui pratiquement tout le champ de la connaissance à l’endroit des sciences humaines ou « sciences de l’esprit » en Allemagne postkantienne.
-
[3]
D’après l’introduction de Bernd Urban à Theodor Reik, Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 7. Sur l’intervention de Reik à la Société Psychologique du Mercredi, B. Urban cite Nunberg / Federn. (N.B. : La « Société [psychologique] du Mercredi » était devenue en 1908 la Société Psychanalytique de Vienne).
-
[4]
Schnitzler, A., « Le Fils. Pages du carnet d’un médecin » (1892), Tr. : P. Galissaires, in Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles. I 1885-1908, Édition préfacée, établie et annotée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, La Pochothèque / Le Livre de Poche, Librairie Générale Française pour la présentation et les notes, 1994, p. 211-220.
-
[5]
Vergne-Cain, B., et Rudent, G., notice de présentation pour Le Fils dans : A. Schnitzler, Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 212.
-
[6]
Vergne-Cain, B. et Rudent, G., Préface à A. Schnitzler, Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 11.
-
[7]
Vergne-Cain et Rudent, ibidem, p. 8.
-
[8]
Vergne-Cain et Rudent, ibidem, p. 7.
-
[9]
Andreas-Salomé, L., citée par Vergne-Cain et Rudent, notice de présentation pour Le Fils dans : Schnitzler, A., Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 212.
-
[10]
Vergne-Cain, B. et Rudent, G., Préface à A. Schnitzler, Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 10-11.
-
[11]
« Repères biographiques » in Schnitzler, A., Romans et nouvelles. II 1909-1931, Édition préfacée, établie et annotée par Vergne-Cain, B. et Rudent, G., La Pochothèque / Le Livre de Poche, Librairie Générale Française pour la préface, les notices et les notes, 1996, p. 1125-1134.
-
[12]
Vergne-Cain et Rudent, notice de présentation pour Le Fils dans : A. Schnitzler, Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 212. Vergne-Cain et Rudent renvoient à p. 41 du tome I où se trouvent reproduits les schémas des Diagrammes d’Arthur Schnitzler [in : Aphorismen und Fragmente, 1967, Fischer Verlag, hsg. von Robert O. Weiss (rééd. 1993)] : dans la colonne de gauche au-dessous de « DICHTER » (écrivain / poète / créateur littéraire), « (Kontinualist) » et « (Geschichtschreiber) » pour « celui qui écrit des histoires » constituent un sous-ensemble de « HISTORIKER » (historien) [en face de « STAATSMANN » (Homme d’État). La colonne de droite est celle du « HELD » (héros). Chaque colonne contient ses déclinaisons de « types », et les deux colonnes remontent à « GOTT » (Dieu), au-dessous « PROPHET », et se terminent en bas par « TEUFEL » (Diable). La colonne de gauche où se trouve le « Dichter » réfère à « L’ESPRIT DANS LE VERBE », et la colonne de droite où se trouve le « Héros » réfère à « L’ESPRIT DANS L’ACTION ».
-
[13]
Schnitzler, A., Thérèse. Chronique d’une vie de femme, (1928), tr. Vergne-Cain, B. et Rudent, G., in Schnitzler, A., Romans et nouvelles. II 1909-1931, op. cit., p. 807-1068.
-
[14]
Vergne-Cain et Rudent, notice de présentation pour Le Fils dans : A. Schnitzler, Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 212.
-
[15]
Introduction de B. Urban à Reik, T., Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 7-8 passim.
-
[16]
Reik, T., Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 59, 63-64, 139.
-
[17]
Schnitzler, A., Madame Beate et son fils, (1913), Tr. Hella, A. et Bournac, O., in Schnitzler, A., Romans et nouvelles. II 1909-1931, op. cit., p. 83-161.
-
[18]
Cf. Bonnellier, R. « Mythe de l’Homme et problématique narcissique dans l’Œdipe du garçon », (décembre 2015), D’un divan l’autre : http://www.dundivanlautre.fr.
-
[19]
Cf. Bonnellier, R., (mai 2013) « Œdipe revient de loin. Théorie générale du refoulement (Point de vue topique) », D’un divan l’autre : http://www.dundivanlautre.fr.
-
[20]
Freud, S., (1914), Pour introduire le narcissisme, dans OCF. P XII, PUF, 2005, p. 235. Sur « l’impact de l’Œdipe dans le narcissisme », cf. Laplanche, J. et Pontalis, J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, entrée « Complexe de castration ».
-
[21]
Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne III 1910- 1911, tr. N. Bakman, Paris, Gallimard, 1967, p. 304.
-
[22]
Cf. Bonnellier, R., « Deuil des héros antiques », Topique, 2013/4 n° 125, p. 99-110 ; « Œdipe dans le rêve. Entre mythe et théorie : l’acte et le fait », Cliniques méditerranéennes, 2015/1 n° 91, p. 139-152 ; « Mythe de l’Homme et problématique narcissique dans l’Œdipe du garçon », art. cit.
-
[23]
La célèbre pièce La Ronde (1897) d’Arthur Schnitzler déclencha un scandale sans précédent, que Vergne-Cain et Rudent (in Schnitzler, A., Romans et nouvelles I, p. 44) qualifient d’« international ». Cela tient, disent-ils, « au théâtre, à la sexualité, à la simplicité subtile des dix variations sur le même thème, universel et banal, du coïtus humanissimus… Cela tient aussi à l’époque : la fin des empires et la montée des totalitarismes populaires. Tout était donc réuni pour que ce chef d’œuvre, en réalité classique, fût perçu comme apocalyptique ».
-
[24]
Dans : Reik, T., Le besoin d’avouer (The Compulsion to Confess). Psychanalyse du crime et du châtiment, « Note de l’auteur » (New York, 1958), tr. de l’anglais (États-Unis) par Laroche, S., et Giacometti, M., Paris, Payot & Rivages, 1973, 1997, p. 7.
-
[25]
Reik, T., Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 59, 63-64.
-
[26]
Reik, ibidem, p. 59. En note, Reik cite Flaubert : « On aimerait mieux tuer (erschlagen) les autres, et peut-être chaque suicide est-il un homicide (Totschlag) refoulé » (Ma retraduction. RB).
-
[27]
L’Armée de l’Autriche-Hongrie (k.u.k. Armee) est « impériale » (kaiserlich pour l’Autriche) et « royale » (königlich pour la Hongrie). Dans la nouvelle Leutnant Gustl (1900/1901), où littérairement Schnitzler introduit la forme du « monologue intérieur », l’anti-héros, offensé par « le gros boulanger » Habetswallner d’une classe sociale inférieure à la sienne est empêché de le provoquer en duel et acculé à devoir se suicider conformément au code d’honneur de l’Armée. Saisi d’une angoisse terrible à l’idée de mourir et de quitter les plaisirs de la vie, il retarde son acte. Grand bien lui en fasse car il apprend le matin suivant au café que fréquentait également le boulanger dont il mange les petits pains que celui-ci est mort d’une attaque (Schlag). Il a alors « une de ces envies de hurler… de rire… ». Le code d’« Honneur des Armées » était moqué. Arthur Schnitzler fut accusé d’injurier l’Armée et dégradé de son rang d’officier de réserve en tant que médecin militaire. En France, ce qui allait devenir l’Affaire Dreyfus avec le « J’accuse… » de Zola du 13 janvier 1898, avait débuté en 1894. Le 24 juin 1901, notent Vergne-Cain et Rudent, « Rainer Maria Rilke, qui connaît bien l’armée austro-hongroise, envoie à Schnitzler une lettre de soutien » particulièrement pénétrante par sa reconnaissance de la forme introduite du monologue intérieur « liée au sujet » (Dans : A. Schnitzler, Romans et nouvelles I, op. cit., Le Sous-lieutenant Gustel, tr. Forget, P., notice de Vergne-Cain, B. et Rudent, G., p. 641-672).
Dans Le fils, la forme d’inspiration théâtrale du « monologue intérieur » est perceptible du côté du médecin-narrateur. -
[28]
« La mort » est du genre grammatical masculin en allemand : der Tod. En littérature et / ou en musique chez Mozart, sur le thème de Don Juan (dans l’opéra Don Giovanni), c’est un personnage hanté par le spectre ou le « revenant », le père du « meurtre du père » chez Freud au sein du « complexe d’Œdipe » du « garçon » et / ou « fils » dans le complexe de filiation masculin valant pour « l’Homme » englobant « tout » le genre humain. Le mythe de « l’Homme », c’est le mythe du « père de l’Homme » dans le « mythe du héros » à l’enseigne de « l’idéal-du-moi » où l’Œdipe a son impact dans le narcissisme par le « complexe de castration » : cf. Bonnellier, R., (2015), « Mythe de l’Homme et problématique narcissique dans l’Œdipe du garçon », art. cit.
-
[29]
Trad. Berne-Cain et Rudent, dans Schnitzler, A., Romans et nouvelles I, op. cit., p. 219- 220 passim.
-
[30]
Reik, T., Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 64.
-
[31]
Rank, O. Le mythe de la naissance du héros. Essai d’interprétation psychologique de la mythologie (1909) suivi de La légende de Lohengrin, Éd. critique avec une introduction et des notes, par E. Klein, Payot & Rivages, 2000, p. 165. Reik fera un compte rendu du livre de Rank dans sa 2e édition en 1922 (note bibliographique d’Elliot Klein dans l’introduction, p. 7 et p. 377). Otto Rank était aussi l’auteur de Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage. Grundzüge einer Psychologie des dichterischen Schaffens. [Le thème de l’inceste dans la littérature et la légende. Éléments d’une psychologie de la création littéraire.], Leipzig & Vienne, 1912 (Bibliographie établie par E. Klein in Rank, O. Le mythe de la naissance du héros, p. 373).
-
[32]
Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne IV 1912- 1918, tr. N. Bakman, Paris, Gallimard, 1975, p. 71-77.
-
[33]
J. Laplanche (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse. La séduction originaire, Paris, PUF / Quadrige, 1994, p. 15.
-
[34]
T. Reik, Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 233.
« Que peut-il se produire dans la sensibilité d’un enfant dont la première nuit s’est passée dans les affres inconscientes de la mort ? »
1 L’étude de Theodor Reik (1888-1969) intitulée Arthur Schnitzler als Psycholog [1], « Arthur Schnitzler [en tant que] psychologue », est en 1913 l’une des premières publications du jeune Reik, qui vient d’accéder en 1912 au grade académique de « Dr phil. » [2], avec sa thèse sur « Flaubert et sa Tentation de Saint-Antoine ». Theodor Reik a étudié « Germanistik, Romanistik, Psychologie » à Vienne où il est né, et il a été accueilli par Freud en novembre 1911 comme « Laie » (« non-médecin ») dans la Société Psychologique du Mercredi où, le même mois, il a tenu une conférence sur le sujet « Mort et sexualité ». Il a étayé son exposé sur des exemples venus de la littérature, en particulier La tentation de Saint-Antoine de Flaubert, ensuite des poèmes de Schnitzler et de Beer-Hofmann. Au cours de la discussion ont été évoqués également, d’Arthur Schnitzler, Der Weg ins Freie (« Vienne au crépuscule » en français) et Le voile de Béatrice [3].
I. LE FILS (1892) D’ARTHUR SCHNITZLER
2 La brève nouvelle d’Arthur Schnitzler (1862-1931) Le Fils. Pages du carnet d’un médecin (Der Sohn. Aus den Papieren eines Arztes) [4] est, du point de vue de son contenu manifeste et au regard du style « clinique » de sa rédaction, une histoire de matricide où du côté de la victime, la mère, « il s’agit d’aborder un mystère devant lequel un médecin « positiviste » est a priori désarmé : l’affirmation que son fils meurtrier se souvient confusément des premières heures de sa vie », quand sa mère a essayé d’étouffer le nouveau-né. Le fils adulte meurtrier est devenu le pire des vauriens qui n’a plus eu de cesse d’exploiter l’amour toujours grandissant de la mère dépendante de son sentiment de culpabilité, jusqu’à l’acte meurtrier définitif : le coup de hache du fils sur la tête de sa victime.
1. Le médecin et l’écrivain en leur temps
3 Le « médecin-narrateur », ajoutent Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent dans leur notice de présentation, « doit opérer une véritable conversion, avant d’aller témoigner en faveur du fils, selon le vœu déraisonnable de la mère ». Schnitzler termina ce « récit » (Erzählung) en 1889 et le publia en 1892 dans « une revue berlinoise progressiste » qui porte le titre éloquent Freie Bühne für den Entwicklungskampf der Zeit (« Libre Tribune pour le combat progressiste d’aujourd’hui »).
4 Vergne-Cain et Rudent ont aussi relevé qu’à travers cette nouvelle « les mystères de la filiation s’imposent comme un thème préoccupant » chez l’écrivain [5].
5 Devenu dans un premier temps médecin à l’instar de son père, laryngologue réputé, Arthur Schnitzler a pourtant choisi très tôt d’être plus écrivain que médecin ; il l’est en quelque sorte par « vocation » depuis son subconscient ou son « médio-conscient [6] » (selon le quasi concept formé par Arthur Schnitzler, critique du concept psychanalytique d’« inconscient » chez Freud). Son père, Johann Schnitzler, « avait dans sa clientèle beaucoup de comédiens et de cantatrices ». Dès l’adolescence, son fils aîné Arthur est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre [7], et tout au long de l’œuvre de Schnitzler, les « voix » et les figures de femmes prennent de l’ampleur [8]. Lou Andreas-Salomé écrit à Arthur Schnitzler le 15 mai 1894 : « On est frappé de voir à quel point l’homme dans vos œuvres fait piètre figure à côté de la femme, – une figure si peu reluisante qu’on serait tenté de se demander s’il n’y a pas chez vous une part de calomnie envers votre propre sexe [9]. » Le regard de Lou Andreas-Salomé, écrivain d’abord et psychanalyste ensuite, amie de Rilke aussi, est beaucoup plus pénétrant que celui de Reik pour reconnaître chez Schnitzler ce qui est l’un des thèmes fondamentaux de son œuvre, les femmes ou « la femme » et le rapport de « l’homme » ou des hommes au sexe féminin.
6 Johann Schnitzler est mort le 2 mai 1893, à l’âge de 58 ans. « Le fils s’empresse alors de quitter la Polyklinik, avec un beau certificat » ; il « ouvre un cabinet dans un appartement du centre, Falkenstrasse (rue du Faucon !) où il s’installe avec sa mère » ; et « le 14 juillet il prend sa première leçon de bicyclette (ô liberté chérie…!) ». Le Journal d’Arthur Schnitzler « atteste que du 13 juin 1893 au 1er juillet 1907 Schnitzler vécut une véritable passion… pour une bicyclette [10] ». Beaucoup de ses voyages à travers l’Autriche et dans les pays alentour ont lieu en bicyclette, éventuellement à pied, souvent en compagnie d’amis (Hofmannsthal, Beer-Hoffmann… [11])
2. Situation de la nouvelle Le fils dans l’œuvre d’Arthur Schnitzler
7 Il est difficile d’appréhender la seule nouvelle Le fils d’Arthur Schnitzler hors du contexte de l’œuvre de l’écrivain dans son ensemble. Bien que le genre de la nouvelle où Schnitzler excelle permette justement au créateur littéraire (Dichter) de rassembler le récit dans une forme courte et incisive analogue à la pièce de théâtre qui a sa propre fin en soi : Arthur Schnitzler est un dramaturge en même temps qu’un auteur de récits, surtout de nouvelles. Il fait penser à Tchékhov, médecin lui aussi, à Tourgueniev, à Guy de Maupassant.
8 Les présentateurs de l’édition française des romans et nouvelles observent à propos du Fils que « l’écrivain est effectivement un “continualiste” », en utilisant le terme qu’emploie Schnitzler dans ses « Diagrammes [12] » pour désigner des « types purs » plutôt que des professions. Ils ajoutent comme « preuve supplémentaire » que « le même sujet » traité dans Le Fils « sera repris dans le dernier roman, Thérèse [13], publié en 1928 [14] ».
9 Par ses thèmes et les variations sur ces thèmes qui se répondent et se déplacent d’une manière fluide dans l’œuvre, l’écriture d’Arthur Schnitzler a quelque chose de musical et de profondément apparenté à la Vienne de cette fin de siècle qui l’a vu naître et grandir (A. Schnitzler, 1915-1920, Jugend in Wien. Eine Autobiographie, 1ère parution 1968), et à laquelle son origine juive ne l’empêche nullement de s’intégrer corps et âme, je dirais même, bien au contraire.
3. Schnitzler et Reik, 1912
10 Schnitzler avait envoyé en septembre 1912 à Reik sa nouvelle Le fils (en même temps qu’un autre texte) avant la visite du psychologue à l’écrivain. L’invitation d’Arthur Schnitzler à cette rencontre du 17 septembre 1912 venait à la suite de l’envoi à l’écrivain en mars 1912 par le jeune Reik, fraîchement promu au grade de « Docteur », d’un petit essai sur Richard Beer-Hofmann, puis de son essai sur Arthur Schnitzler par rapport au Cycle d’Anatole, paru dans la revue Pan, et à propos duquel Schnitzler avait noté dans son Journal : « Dans le Pan de Reik une étude qui n’est pas inintéressante sur A.S. quant à Anatol – sauf qu’elle se termine par les idées fixes de la psychanalyse. » Mais l’entretien entre les deux hommes lors de l’entrevue, où ils conversèrent sur la Traumdeutung et la psychanalyse, fut jugé « stimulant » (anregend : « excitant ») par Schnitzler, à la réserve près, écrit-il, de la « surestimation du complexe d’Œdipe » du côté de « l’école de Freud (à laquelle Reik appartient) [15]».
II. L’ÉCRIVAIN ET LE PSYCHANALYSTE
11 Dans son ouvrage, où il parcourt, de manière kaléidoscopique au regard des thèmes étudiés, une quarantaine d’œuvres de l’écrivain dans les genres théâtral et romanesque, Theodor Reik fait preuve d’une connaissance littéraire approfondie des textes de l’écrivain à la date de 1913 où paraît son livre. La nouvelle Le fils y est mentionnée deux fois au chapitre intitulé « Le problème de la mort » et une fois au chapitre intitulé « Formes du motif de l’inceste [16] » en relation avec la nouvelle beaucoup plus longue Madame Beate et son fils (1913) [17], laquelle aboutit aux thèmes entrecroisés de l’inceste commis et d’un double suicide confusionnel, les deux provoqués par la femme et mère.
1. Une « vie de femme » chez Schnitzler, approche du « criminel » chez Reik
12 Chez Arthur Schnitzler, la femme, quand c’est aussi un personnage de mère, n’est pas qu’une mère : c’est d’abord une femme. Affleure en effet à mes yeux dans Madame Beate et son fils comme dans Le fils et dans beaucoup d’autres œuvres de Schnitzler une « question du féminin », sur laquelle la psychanalyse se montre toujours résistante à l’endroit du « schibboleth » freudien de l’Œdipe (dans le genre du « garçon », modèle de « l’enfant »), un Œdipe dépendant du monisme phallique de la théorie de la libido (par « primat du phallus ») qu’il implique et qui n’est pas sans lien avec « la religion monothéiste » des cultures dites « patrilinéaires » dans le « mythe [du père] de l’Homme [18] ». L’écrivain Arthur Schnitzler s’avance par sa sensibilité et son art beaucoup plus loin que « le psychanalyste », toutes écoles confondues jusqu’à aujourd’hui, et en dépit des « déplacements » savants opérés dans la théorie depuis Freud. Lequel Freud aurait été encore le plus clairvoyant dans le cadre de sa théorie du refoulement découverte au contact des hystériques (majoritairement des femmes), du moins avant son passage à l’Œdipe en 1897, quand il renonce, durant son auto-analyse, à ses neurotica [19] !
13 Reik aborde des thèmes récurrents chez Schnitzler dans une perspective théorique qui est déjà la sienne et qu’il est en train d’élaborer « à l’école de Freud » et pour Freud : dans la nouvelle Le fils, il sera moins intéressé par une « vie de femme » que par sa théorisation en germe dans le domaine de la psychanalyse appliquée à la criminologie dont il rendra compte dans ses essais publiés entre 1926 et 1928, que rassemble l’ouvrage intitulé en français Le besoin d’aveu (The Compulsion to Confess). En 1913, il travaille dans le cadre de la première topique freudienne, mais Freud est à la veille d’introduire le narcissisme en psychanalyse, et par conséquent « l’idéal-du-moi » où l’Œdipe a son point d’impact au complexe de castration, « pièce la plus importante » dans la formation de l’idéal-du-moi, mais « encore à travailler », écrit Freud en (1913 / 1914) [20]. Reik peut en tous les cas travailler sur la base de l’Œdipe freudien et de la sexualité infantile ainsi que bien sûr, condition sine qua non, sur celle de L’interprétation du rêve. Le mythe scientifique freudien du « meurtre du père » posé dans Totem et tabou en 1912/1913 représente également un élément de premier ordre dans la théorisation en cours de Reik qui l’amènera à appliquer la psychanalyse à la criminologie. Dans son exposé « De la mort et de la sexualité » du 15 novembre 1911 à la Société psychanalytique de Vienne, Reik a déjà évoqué les « tendances sadiques et masochistes » par rapport aux « fantasmes criminels » qui « sont expiés par l’angoisse devant la mort et des pensées de mort [21] ». La Société psychanalytique de Vienne, ancienne Société du Mercredi, représente un véritable laboratoire d’idées, et il semble qu’un certain nombre de thèmes abordés par Reik avoisine des thèmes d’autres auteurs, non pas seulement ceux de Freud qui est l’auteur principal autour duquel cette sorte de « brain trust » des « premiers psychanalystes » gravite. Je pense par exemple à Otto Rank sur le « mythe [de la naissance] du héros », dans lequel pour ma part j’inscris l’Œdipe freudien [22].
2. « Scène 1 » : les témoins (récit de Schnitzler)
14 Au début du récit de Schnitzler intitulé Le fils supposé avoir été (re)trouvé dans « les papiers d’un médecin » (qui est le narrateur), nous sommes comme au théâtre quand le rideau s’ouvre sur la première scène où se jouerait dans ma représentation cette « pièce en un acte » retraduite en prose : « Il est près de minuit et je suis encore à ma table de travail », tel est l’incipit. Le médecin « pense à cette malheureuse femme », il ne peut « trouver le repos », et il note dans son journal l’événement pour lequel il a été appelé le matin auprès de la victime mortellement atteinte. L’histoire dramatique de cette femme aboutissant au matricide du fils est alors retracée en deux pages condensées à travers le regard choqué des voisins devant le meurtre commis, d’autant plus « effroyable » qu’il leur apparaît complètement incompréhensible et en contradiction avec l’amour de la mère pour son fils à qui celle-ci « a tout passé » au fur et à mesure qu’il glissait dans la dépravation : de « sa plus tendre enfance », quand « le vaurien se saoulait déjà étant gamin », en passant par ses vols, quand « il a été quelque temps employé dans un magasin », et que « sa mère a remboursé » le patron, « elle qui avait à peine de quoi vivre », jusqu’à ce qu’« il » s’en prenne à la personne même de sa mère, au « peu qu’elle gagnait », avec « de la couture et du raccommodage », pour « aller au bistrot, ou Dieu sait où encore ! », puis « presque tout ce que l’on pouvait emporter » dans la maison « a pris le chemin du mont-de-piété »… Arrive dans cette peinture au noir, très schnitzlérienne, de l’envers des choses d’une société bourgeoise de la « Belle Époque » à Vienne « Fin de Siècle » – les femmes s’y trouvent entraînées à leurs dépens par les hommes qui les utilisent dans « La ronde » [23] infernale du sexe et de la mort – le moment ultime du matricide : comme souvent « la nuit », mais cette fois « au petit matin », le fils rentre ivre et crie, en titubant et pestant, dans « la cage d’escalier », … Et « tout à coup, il y a eu un cri. Puis encore un autre ! » Les gens, « se sont précipités là-haut et ils ont vu ». Quant à lui, l’assassin, le fils, « il » était « là, debout, l’air complètement buté, haussant les épaules…! ».
3. « Scène 2 » : la confession de la victime (interface Schnitzler / Reik)
15 La « scène2 » de la « pièce en un acte » (dans ma représentation de sa transposition théâtrale), intéresse chez Reik son application de la psychanalyse à la criminologie qui va s’ensuivre, notamment à l’occasion de son essai publié à Vienne en 1925, intitulé en allemand « Geständniszwang und Strafbedürfnis (La compulsion d’aveu et le besoin de punition) [24] ».
16 Du côté de Schnitzler : « Il est six heures du matin… » Le médecin est à nouveau chez lui et il écrit la suite de l’histoire. À minuit, il a été rappelé au chevet de la blessée qui se nomme « Martha Eberlein ». Celle-ci le réclamait « de toute urgence » : « elle veut absolument vous parler, docteur… », lui dit la garde-malade. Cette dernière doit sortir, parce que Martha Eberlein ne veut parler qu’à lui seul. Elle a été « une criminelle », reconnaît-elle, et quand le médecin proteste « Madame Eberlein… », elle le coupe : « Je suis mademoiselle Martha Eberlein… On me croit veuve… Et je n’ai rien fait pour détromper les gens. » Marta Eberlein raconte ensuite l’histoire du « fils » d’abord narrée de l’extérieur par les voisins de « madame » Eberlein, du point de vue de sa faute à elle qu’elle ne cherche nullement à atténuer – « je n’étais pas folle, je savais ce que je voulais », dit-elle. Cette faute, reprise entièrement sur elle, est donc une tentative d’infanticide, juridiquement parlant.
17 Chez Schnitzler – comme c’est le cas, ai-je dit, au travers de toute son œuvre, et dans la mesure où le second et dernier roman de l’écrivain Thérèse. Chronique d’une vie de femme est annoncé dans Le fils –, la « continuité » est lisible entre l’abandon il y a vingt ans de la jeune femme par l’homme qui lui a « fait » cet enfant qu’elle n’a jamais voulu et la suite des événements où advient le matricide du « fils ».
18 La faute est sexuelle au départ, mais la faute de qui ? La circularité de La ronde était exemplaire et la spirale involutive des événements aboutissant au fils matricide vient se replier à la fin sur son retour à la case départ de l’homme séducteur.
19 Du côté de Reik : à l’interface du récit de Schnitzler et de l’Œdipe freudien, Theodor Reik se concentre sur le segment de l’aveu de la mère lié au crime du fils sur sa personne.
20 Dans le rapport du médecin-narrateur, voici ce qu’il retient au chapitre intitulé « Le problème de la mort [25] » de son livre : Elle – Martha Eberlein, la victime qui s’accuse chez Schnitzler d’être « une criminelle » n’est somme toute qu’« une mère » dans la théorisation freudienne de Reik, qui ne la nomme pas et ne tient pas compte de sa situation forcée de femme non mariée, abandonnée auparavant par l’homme qui l’a séduite – « avoue au médecin à l’heure de sa mort que jadis, après l’accouchement, elle a voulu étouffer l’enfant qu’elle ne souhaitait pas. Elle voyait toujours un reproche dans les yeux de son fils, et c’est ainsi qu’elle se mit à tout lui céder, que le remords la fit devenir sa servante et qu’elle se laissa maltraiter par lui. À sa dernière heure, elle demande encore au médecin, qu’il veuille bien déclarer auprès du tribunal ce qu’elle a souhaité faire jadis, afin, par son aveu, de décharger le meurtrier de son crime.
21 Reik continue son interprétation sur le thème de « la mort comme expiation / réparation » (der Tod als Sühne), en se référant à d’autres nouvelles, mais aussi à un « cas » clinique de « névrose de contrainte ».
22 Sur la mort comme « expiation » et « réparation » pour le/la névrosé(e) de contrainte, il associe à la « loi du talion » (le mot Vergeltung en allemand qui revient dans ce contexte sous la plume de Reik se traduit par « vengeance » en français, avec étymologiquement la notion de « payer » en retour, comme au sens familier de « rendre la monnaie de sa pièce » à quelqu’un) : « La mort apparaît donc aux névrosés (et à maints personnages de la création littéraire [Dichtung] chez Schnitzler) comme une autopunition pour des désirs hostiles dirigés contre d’autres [26] ». Reik associe au Sous-lieutenant Gustel. Cet anti-héros de la nouvelle de Schnitzler, auquel elle valut sa dégradation d’officier de réserve comme médecin militaire, veut retourner en suicide au révolver contre lui sa rage « contre le gros boulanger Bäckermeier » [qui l’a grossièrement offensé et qu’il n’a pas pu provoquer en duel conformément au code d’honneur dans l’Armée des 2 k [27]]. D’autres nouvelles sont évoquées – sur le thème de « la mort » [28], elles sont nombreuses chez Schnitzler –, tandis que Reik en vient dans sa propre thématique à « l’angoisse de mort » (Todesangst), qu’il trouve « anormalement / monstrueusement (abnorm) renforcée » dans les personnages de Schnitzler. La « toute puissance des pensées » à laquelle est consacré le chapitre précédent du livre de Reik est également un facteur déterminant.
4. « Scène 3 » : le médecin, le psychologue, le juge (interface Schnitzler / Reik)
23 Quand le médecin revient au matin, la malade était « sans connaissance ; à midi elle était morte… Son secret est entre mes mains, dissimulé dans ces pages, et je suis libre d’accomplir ou non sa dernière volonté », continue d’écrire le médecin-narrateur de « l’histoire de la mère et du fils » (écrit Reik). Le médecin est aux prises avec ses réflexions : il pense que « les impressions d’enfance agissent très fortement », elles « conditionnent l’acte », qui en devient du coup « psychologiquement croyable ». Il se débat dans « le doute et l’angoisse » afin de prendre sa décision, d’aller ou non au tribunal. La question est donc de savoir si « des événements aussi précoces pourraient avoir des effets aussi profonds ». Reik, en s’autorisant « des résultats de la psychanalyse » répond par l’affirmative « Ja » en écho au « Ja »/ « Oui, j’irai au tribunal » de la décision finale du médecin dans la nouvelle de Schnitzler.
24 L’auteur Arthur Schnitzler aura été cité in extenso dans un long passage précédent par Reik qui en fait « un psychologue », non sans que se profile à l’arrière-plan de l’interprétation une identification du même Reik au personnage du médecin-narrateur : « Conservons-nous des souvenirs estompés des premières heures de notre vie elles-mêmes, que nous ne pouvons plus interpréter mais qui ne disparaissent toutefois pas sans laisser de traces ?... » De même que le premier regard d’amour inoubliable de la mère laisse son « doux reflet » briller « dans l’azur des yeux de l’enfant », de même « en revanche, la puissance destructrice d’un regard de désespoir et de haine » ne continue-t-elle pas « de brûler dans l’âme enfantine, perméable à mille impressions différentes bien avant d’être capable de les déchiffrer ? [29] ». Ainsi, reprend Reik, le médecin va-t-il s’adresser aux juges en leur rappelant « qu’aucun d’entre eux ne sait ce qu’il doit au premier rayon de soleil, au premier regard de sa mère, pour ce qui est du bien et du mal qu’il porte en lui [30]».
5. Problématique œdipienne
25 Au chapitre « Formes du motif de l’inceste », Reik mentionne à nouveau, rapidement, la nouvelle de Schnitzler Le fils qu’il ré-intitule « Un matricide », en association à la nouvelle Madame Beate et son fils, dans laquelle s’entremêlent les thèmes d’une mort commune suicidaire et de l’acte incestueux commis dans la « promenade en barque » où la mère a entraîné son fils (Rapprochement opéré avec le motif « de sauver » et le mythe du nouveau-né sauvé des eaux [légende de Moïse] signifiant l’enfantement, sans que soit fait ici une quelconque allusion au livre d’Otto Rank sur Le mythe de la naissance du héros paru en 1909 qui se termine justement sur ce « fantasme de sauver » le père dans le « roman familial » du fils [31]).
26 Reik associe ensuite à la nouvelle Le fils de Schnitzler renommée « Un matricide » (ein Muttermörder) au sens où Mörder en allemand signifie la personne du « meurtrier » : il arrive aussi parfois, explique-t-il, que « par fixation érotique étayée sur le père », le souhait se retourne dans le contraire : « tuer la mère (complexe d’Œdipe inversé) ». Nous « trouvons un exemple de la sorte dans cette nouvelle de Schnitzler « Un matricide »», enchaîne Reik, où « le fils tue la mère qui jadis a voulu le tuer ». Il fait alors intervenir « le souhait infantile de vengeance (Vergeltung) » en estimant que « la psychogenèse de cette intention » resituée dans les premiers moments de l’enfance fait totalement honneur à « la perspicacité psychologique de notre poète (Dichters) ». Il semble qu’il manque des maillons dans l’argumentation, que Reik retourne vite à son thème de prédilection de la « vengeance » motivant le crime – sans considération pour la différence de sexe du ou de la criminel (le) potentiel (le) au regard de la tentative d’infanticide : il manque en particulier la prise en compte du « père inconnu » en amont dans l’histoire de femme et du « fils » de Martha Eberlein séduite par un homme de passage. Ainsi que le rappellent les présentateurs de l’édition des nouvelles et romans d’Arthur Schnitzler, les « femmes » d’Arthur Schnitzler sont des descendantes de Gretchen du Faust I de Goethe consacré à « la tragédie de Marguerite ». Reik clôt le paragraphe sur sa troisième mention de l’histoire d’ un matricide » compris comme étant « le fils », en envoyant quelques fleurs de rhétorique à « notre poète » avant de devenir plus « général » dans le développement qui va s’ensuivre du côté « maternel » du complexe d’Œdipe chez l’homme. La question qu’on tenterait aujourd’hui d’aborder en psychanalyse comme étant celle du « féminin », sur la pierre de touche d’une « Martha Eberlein » et des nombreuses figures de femmes chez l’écrivain, passe à la trappe, alors que ce n’est pas le cas dans les nouvelles de Schnitzler.
27 Ce « trait de la vie amoureuse » qui vient d’être décrit, poursuit Reik, dérive du « matériel sexuel-infantile », notamment du « souhait incestueux ». Il passe maintenant à des « remarques plus générales » qui vont confirmer « l’influence du modèle maternel dans le choix amoureux » des personnages de l’écrivain. Il cite d’autres nouvelles visant à illustrer sa thèse : « Dans l’objet d’amour que choisissent les [personnages] hommes de Schnitzler, l’élément maternel (die Mütterlichkeit) est l’un des plus forts attraits. »
28 Faisons une pause pour réfléchir à cette interprétation « œdipienne » de Reik en psychanalyse appliquée aux personnages de Schnitzler. Reportons-nous pour ce faire à la séance du 21 février 1912 de la Société psychanalytique de Vienne où Theodor Reik tint sa conférence sur « Le complexe parental comme ferment culturel ». Après avoir traité du « complexe paternel » (mis en relation avec la religion), est-il consigné dans le procès-verbal (Protokoll) de la séance, « l’orateur passe ensuite aux influences qu’exerce la mère sur le développement de l’enfant, en se référant aux recherches de Freud sur le choix d’objet (type d’amour) ». À côté de Don Juan qui « ne trouve jamais assez de femmes », Schnitzler est mentionné sur le thème de la jalousie. D’après le rapporteur de la séance (minute 163), « l’orateur aimerait opposer un autre type à celui de Freud : l’homme qui n’aime que la vierge pure, l’aspect maternel de sa nature, celle qui souffre ; on pourrait dire qu’il y a une condition préalable : un tiers qui n’est pas présent. Les conditions de ce type « Gretchen » ont leur origine dans des impressions infantiles ». La première réaction de Freud dans la discussion est assez vive sur le « style » qui « s’efforce d’être spirituel » de Reik et ce dernier ne devrait pas traiter « de façon aussi légère » du complexe parental « qui est une des découvertes les plus importantes que nous ayons faites ». C’est un rappel à l’ordre. Freud n’apprécie guère qu’on touche à sa théorie de l’Œdipe. Et dans sa réponse circonstanciée où il ramène « l’idéal de la femme virginale » né seulement « du rejet de la femme maternelle ordinaire » à « la question de l’origine d’un idéal » qui est à la fois « une réaction et une sublimation », il s’avère qu’il est en plein travail théorique en 1912 sur le concept de narcissisme dont il va « accoucher » (dans les termes de sa correspondance avec Abraham) en 1914 pour « l’introduire en psychanalyse ». Avec le concept de narcissisme, si je décline en théorie les conséquences de ce grand « moment » théorique freudien de 1914, sera introduit « en double file » : l’idéal-du-moi, lequel idéal-du-moi reviendra à distance de mémoire comme « héritier du complexe d’Œdipe » en tant que « sur-moi » pour le garçon et l’homme (Freud, 1923, chapitre V « Les dépendances du moi » dans Le moi et le ça) dans le cadre de la seconde topique.
29 Freud affirme de manière péremptoire à cette séance du 21 février 1912 ce qu’il reprendra dans Pour introduire le narcissisme : « Le secret de l’amour culmine dans l’exigence d’être aimé de la même façon qu’on a été aimé comme enfant par la mère. Cela s’applique avant tout aux hommes, car le type authentique de femme n’aime pas l’homme, mais s’est arrêté en règle générale au stade du narcissisme. La femme aime aussi son enfant de façon narcissique, comme une partie d’elle-même. Pour la même raison, la surestimation de l’objet sexuel qui est caractéristique des hommes n’existe pas chez les femmes [32]. »
III. UN DERNIER MOT SUR « LA PSYCHANALYSE APPLIQUÉE »
30 Le « décri » dont la psychanalyse appliquée « fait l’objet de nos jours de la part de beaucoup », recouvre un « discrédit qui n’a d’égal que l’ardeur avec laquelle chacun s’y consacre, soit ouvertement et c’est le meilleur des cas, soit de façon subreptice […] », écrit Jean Laplanche, après avoir rappelé quelques lignes plus haut : « En aucun cas cette pensée hors-les-murs [de la cure] n’est seconde chez Freud ; toujours elle tire ses résultats de son contact avec son objet [33]. » Theodor Reik serait un exemple de ce « meilleur des cas ».
31 Si pourtant, « le poète (Dichter) en sait plus »… que le psychanalyste, les fleurs de la rhétorique au sens dévalué aujourd’hui de l’ancienne discipline de Cicéron ne suffisent pas à recouvrir la question de savoir ce qu’il en serait d’une littérature appliquée à la psychanalyse, plus spécialement de la littérature de langue allemande du « temps de Goethe » reçue en héritage par la psychanalyse sous la plume de Freud un siècle plus tard, dans l’après-coup de la seconde haute période de la littérature allemande en Europe qui rayonne à partir de son foyer viennois au seuil du vingtième siècle.
32 Dans l’expectative, nous laisserons cependant à l’auteur de Arthur Schnitzler als Psycholog le dernier « mot pour conclure » (Schluβwort) – toujours un tantinet et malgré qu’on en ait avec les fleurs de la rhétorique – avec ce point d’orgue final : « En dépit de toute la différence de méthode qui sépare science et création littéraire (Dichtung), l’écrivain (Dichter) est proche du psychanalyste. Il a essentiellement la même tâche : il éveille la violence des sentiments obscurs qui dormaient dans le cœur [34]. »
Mots-clés éditeurs : Matricide, Œdipe, Femme, Aveu, Psychanalyse appliquée
Mise en ligne 11/04/2017
https://doi.org/10.3917/top.138.0109Notes
-
[1]
Reik, T., Arthur Schnitzler als Psycholog (1913), Introduction et notes de Bernd Urban, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1993. [Les passages cités du livre de Theodor Reik dans cet article sont traduits par R. Bonnellier, tantôt de manière presque littérale, tantôt plus librement].
-
[2]
Dans le Catalogue de la DNB (Bibliothèque Nationale Allemande), Theodor Reik est professionnellement enregistré comme 1) Philologue, 2) Psychanalyste, 3) « Psychologue de la religion » (Religionspsychologe). Parmi ses 135 publications en tant qu’auteur, Arthur Schnitzler als Psycholog est chronologiquement la première enregistrée. Dans l’abréviation du grade académique « Dr. phil. », l’ancien sens de « philosophiae » est à entendre particulièrement dans les pays de culture allemande au sens aussi de la « philologie » ; il recouvrirait aujourd’hui pratiquement tout le champ de la connaissance à l’endroit des sciences humaines ou « sciences de l’esprit » en Allemagne postkantienne.
-
[3]
D’après l’introduction de Bernd Urban à Theodor Reik, Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 7. Sur l’intervention de Reik à la Société Psychologique du Mercredi, B. Urban cite Nunberg / Federn. (N.B. : La « Société [psychologique] du Mercredi » était devenue en 1908 la Société Psychanalytique de Vienne).
-
[4]
Schnitzler, A., « Le Fils. Pages du carnet d’un médecin » (1892), Tr. : P. Galissaires, in Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles. I 1885-1908, Édition préfacée, établie et annotée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, La Pochothèque / Le Livre de Poche, Librairie Générale Française pour la présentation et les notes, 1994, p. 211-220.
-
[5]
Vergne-Cain, B., et Rudent, G., notice de présentation pour Le Fils dans : A. Schnitzler, Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 212.
-
[6]
Vergne-Cain, B. et Rudent, G., Préface à A. Schnitzler, Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 11.
-
[7]
Vergne-Cain et Rudent, ibidem, p. 8.
-
[8]
Vergne-Cain et Rudent, ibidem, p. 7.
-
[9]
Andreas-Salomé, L., citée par Vergne-Cain et Rudent, notice de présentation pour Le Fils dans : Schnitzler, A., Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 212.
-
[10]
Vergne-Cain, B. et Rudent, G., Préface à A. Schnitzler, Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 10-11.
-
[11]
« Repères biographiques » in Schnitzler, A., Romans et nouvelles. II 1909-1931, Édition préfacée, établie et annotée par Vergne-Cain, B. et Rudent, G., La Pochothèque / Le Livre de Poche, Librairie Générale Française pour la préface, les notices et les notes, 1996, p. 1125-1134.
-
[12]
Vergne-Cain et Rudent, notice de présentation pour Le Fils dans : A. Schnitzler, Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 212. Vergne-Cain et Rudent renvoient à p. 41 du tome I où se trouvent reproduits les schémas des Diagrammes d’Arthur Schnitzler [in : Aphorismen und Fragmente, 1967, Fischer Verlag, hsg. von Robert O. Weiss (rééd. 1993)] : dans la colonne de gauche au-dessous de « DICHTER » (écrivain / poète / créateur littéraire), « (Kontinualist) » et « (Geschichtschreiber) » pour « celui qui écrit des histoires » constituent un sous-ensemble de « HISTORIKER » (historien) [en face de « STAATSMANN » (Homme d’État). La colonne de droite est celle du « HELD » (héros). Chaque colonne contient ses déclinaisons de « types », et les deux colonnes remontent à « GOTT » (Dieu), au-dessous « PROPHET », et se terminent en bas par « TEUFEL » (Diable). La colonne de gauche où se trouve le « Dichter » réfère à « L’ESPRIT DANS LE VERBE », et la colonne de droite où se trouve le « Héros » réfère à « L’ESPRIT DANS L’ACTION ».
-
[13]
Schnitzler, A., Thérèse. Chronique d’une vie de femme, (1928), tr. Vergne-Cain, B. et Rudent, G., in Schnitzler, A., Romans et nouvelles. II 1909-1931, op. cit., p. 807-1068.
-
[14]
Vergne-Cain et Rudent, notice de présentation pour Le Fils dans : A. Schnitzler, Romans et nouvelles. I, op. cit., p. 212.
-
[15]
Introduction de B. Urban à Reik, T., Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 7-8 passim.
-
[16]
Reik, T., Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 59, 63-64, 139.
-
[17]
Schnitzler, A., Madame Beate et son fils, (1913), Tr. Hella, A. et Bournac, O., in Schnitzler, A., Romans et nouvelles. II 1909-1931, op. cit., p. 83-161.
-
[18]
Cf. Bonnellier, R. « Mythe de l’Homme et problématique narcissique dans l’Œdipe du garçon », (décembre 2015), D’un divan l’autre : http://www.dundivanlautre.fr.
-
[19]
Cf. Bonnellier, R., (mai 2013) « Œdipe revient de loin. Théorie générale du refoulement (Point de vue topique) », D’un divan l’autre : http://www.dundivanlautre.fr.
-
[20]
Freud, S., (1914), Pour introduire le narcissisme, dans OCF. P XII, PUF, 2005, p. 235. Sur « l’impact de l’Œdipe dans le narcissisme », cf. Laplanche, J. et Pontalis, J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, entrée « Complexe de castration ».
-
[21]
Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne III 1910- 1911, tr. N. Bakman, Paris, Gallimard, 1967, p. 304.
-
[22]
Cf. Bonnellier, R., « Deuil des héros antiques », Topique, 2013/4 n° 125, p. 99-110 ; « Œdipe dans le rêve. Entre mythe et théorie : l’acte et le fait », Cliniques méditerranéennes, 2015/1 n° 91, p. 139-152 ; « Mythe de l’Homme et problématique narcissique dans l’Œdipe du garçon », art. cit.
-
[23]
La célèbre pièce La Ronde (1897) d’Arthur Schnitzler déclencha un scandale sans précédent, que Vergne-Cain et Rudent (in Schnitzler, A., Romans et nouvelles I, p. 44) qualifient d’« international ». Cela tient, disent-ils, « au théâtre, à la sexualité, à la simplicité subtile des dix variations sur le même thème, universel et banal, du coïtus humanissimus… Cela tient aussi à l’époque : la fin des empires et la montée des totalitarismes populaires. Tout était donc réuni pour que ce chef d’œuvre, en réalité classique, fût perçu comme apocalyptique ».
-
[24]
Dans : Reik, T., Le besoin d’avouer (The Compulsion to Confess). Psychanalyse du crime et du châtiment, « Note de l’auteur » (New York, 1958), tr. de l’anglais (États-Unis) par Laroche, S., et Giacometti, M., Paris, Payot & Rivages, 1973, 1997, p. 7.
-
[25]
Reik, T., Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 59, 63-64.
-
[26]
Reik, ibidem, p. 59. En note, Reik cite Flaubert : « On aimerait mieux tuer (erschlagen) les autres, et peut-être chaque suicide est-il un homicide (Totschlag) refoulé » (Ma retraduction. RB).
-
[27]
L’Armée de l’Autriche-Hongrie (k.u.k. Armee) est « impériale » (kaiserlich pour l’Autriche) et « royale » (königlich pour la Hongrie). Dans la nouvelle Leutnant Gustl (1900/1901), où littérairement Schnitzler introduit la forme du « monologue intérieur », l’anti-héros, offensé par « le gros boulanger » Habetswallner d’une classe sociale inférieure à la sienne est empêché de le provoquer en duel et acculé à devoir se suicider conformément au code d’honneur de l’Armée. Saisi d’une angoisse terrible à l’idée de mourir et de quitter les plaisirs de la vie, il retarde son acte. Grand bien lui en fasse car il apprend le matin suivant au café que fréquentait également le boulanger dont il mange les petits pains que celui-ci est mort d’une attaque (Schlag). Il a alors « une de ces envies de hurler… de rire… ». Le code d’« Honneur des Armées » était moqué. Arthur Schnitzler fut accusé d’injurier l’Armée et dégradé de son rang d’officier de réserve en tant que médecin militaire. En France, ce qui allait devenir l’Affaire Dreyfus avec le « J’accuse… » de Zola du 13 janvier 1898, avait débuté en 1894. Le 24 juin 1901, notent Vergne-Cain et Rudent, « Rainer Maria Rilke, qui connaît bien l’armée austro-hongroise, envoie à Schnitzler une lettre de soutien » particulièrement pénétrante par sa reconnaissance de la forme introduite du monologue intérieur « liée au sujet » (Dans : A. Schnitzler, Romans et nouvelles I, op. cit., Le Sous-lieutenant Gustel, tr. Forget, P., notice de Vergne-Cain, B. et Rudent, G., p. 641-672).
Dans Le fils, la forme d’inspiration théâtrale du « monologue intérieur » est perceptible du côté du médecin-narrateur. -
[28]
« La mort » est du genre grammatical masculin en allemand : der Tod. En littérature et / ou en musique chez Mozart, sur le thème de Don Juan (dans l’opéra Don Giovanni), c’est un personnage hanté par le spectre ou le « revenant », le père du « meurtre du père » chez Freud au sein du « complexe d’Œdipe » du « garçon » et / ou « fils » dans le complexe de filiation masculin valant pour « l’Homme » englobant « tout » le genre humain. Le mythe de « l’Homme », c’est le mythe du « père de l’Homme » dans le « mythe du héros » à l’enseigne de « l’idéal-du-moi » où l’Œdipe a son impact dans le narcissisme par le « complexe de castration » : cf. Bonnellier, R., (2015), « Mythe de l’Homme et problématique narcissique dans l’Œdipe du garçon », art. cit.
-
[29]
Trad. Berne-Cain et Rudent, dans Schnitzler, A., Romans et nouvelles I, op. cit., p. 219- 220 passim.
-
[30]
Reik, T., Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 64.
-
[31]
Rank, O. Le mythe de la naissance du héros. Essai d’interprétation psychologique de la mythologie (1909) suivi de La légende de Lohengrin, Éd. critique avec une introduction et des notes, par E. Klein, Payot & Rivages, 2000, p. 165. Reik fera un compte rendu du livre de Rank dans sa 2e édition en 1922 (note bibliographique d’Elliot Klein dans l’introduction, p. 7 et p. 377). Otto Rank était aussi l’auteur de Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage. Grundzüge einer Psychologie des dichterischen Schaffens. [Le thème de l’inceste dans la littérature et la légende. Éléments d’une psychologie de la création littéraire.], Leipzig & Vienne, 1912 (Bibliographie établie par E. Klein in Rank, O. Le mythe de la naissance du héros, p. 373).
-
[32]
Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne IV 1912- 1918, tr. N. Bakman, Paris, Gallimard, 1975, p. 71-77.
-
[33]
J. Laplanche (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse. La séduction originaire, Paris, PUF / Quadrige, 1994, p. 15.
-
[34]
T. Reik, Arthur Schnitzler als Psycholog, op. cit., p. 233.