Topique 2016/3 n° 136

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Article de revue

Art contemporain et conformisme

Pages 55 à 61

Notes

  • [1]
    Debord, G., (1967) La société du spectacle, Gallimard, Paris (1992).
  • [2]
    Heinich, N., L’art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, Éditions J. Chambon, Nîmes (1998).
  • [3]
    Horkheimer, Max., (1941) Zeitschrift für Sozialforschung cité par Jimenez M., La querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris. (2005) ?
  • [4]
    Bourriaud, N., L’art peut-il se passer d’œuvres ? in Beaux-Arts Magazine, Juin 2016.
  • [5]
    Jimenez, M., La querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris (2005).
  • [6]
    Millet, C., L’art contemporain en France, Flammarion, Paris (2005).
  • [7]
    Jimenez, M., La querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris (2006).
  • [8]
    Rochlitz, R., Subversion et subvention, Gallimard, Paris (1994).
  • [9]
    Mijolla-Mellor (de). S., Le besoin de savoir, Paris, Dunod (2002).
  • [10]
    Rostaing, A., L’irrévérence dans l’art contemporain : un système esthétique ?

1 Le conformisme est parmi nous. Il a pesé hier, il ne disparaîtra pas demain car il peut se glisser dans tous les fonctionnements de la société, de la manière la plus paradoxale parfois et c’est de celle-ci que je vais tenter d’aborder au travers du conformisme en Art contemporain.

2 Tout d’abord, il faut préciser le propos, en définissant la partie de l’art contemporain que je souhaite évoquer, mettre celle-ci dans une perspective historique de l’histoire de l’art, aborder les débats qui ont fait rage et qui continuent jusqu’à aujourd’hui et bien sûr exposer la problématique de ce conformisme qui se cache derrière des discours et des mises en scènes médiatiques et économiques qui ne sont pas sans rappeler La société du spectacle de Guy Debord [1].

3 Qu’entendre par Art contemporain ? De quel art contemporain va-t-il être question ?

4 Contemporain vient nommer l’art qui à la fois hérite de la tradition classique et qui rompt avec elle par différentes mises en cause de sa définition. On pourrait dire qu’un certain nombre de mouvements artistiques ont participé de cette définition. Au XXe siècle, une rupture est apparue après la seconde guerre mondiale, avec comme précurseur Marcel Duchamp. Aujourd’hui, l’art contemporain, recouvre les arts visuels, qui affichent la transgression systématique des critères artistiques, propres aussi bien à la tradition moderne que contemporaine. Cette rupture affichée de toute attache, revendique cependant l’appartenance à la catégorie « art » et une dimension temporelle particulière introduite par Marcel Duchamp : l’immédiateté, un objet, le ready-made.

5 Historiquement, l’esthétique comme questionnement philosophique a ouvert dès le XVIIIe siècle un espace particulier : celui de la science du beau dans la nature et dans l’art. Espace critique qui a progressivement touché au-delà de la question de l’art tous les domaines : philosophiques, politiques et religieux. Penser l’esthétique ouvrait l’exercice de sa liberté de penser, de créer des concepts pour explorer le champ du sensible, de l’imagination afin de partager cette expérience esthétique.

6 On peut dire que le débat sur l’art contemporain n’a pas repris à son compte cette démarche intellectuelle. Il s’est souvent enlisé dans des considérations dites politiques, des conflits personnels, des conflits partisans, ce qui a laissé de côté un bon nombre de questions essentielles. Depuis le début des années 1990, cette tendance s’illustre par des titres de débats et forums dont l’extrême a pu être : « L’art contemporain est-il nul ? »

7 Pourquoi ? Comment ?

8 Les pratiques transgressives des artistes semblent avoir entraîné chez les « regardeurs » critiques, comme les institutionnels une forme de sidération de la pensée, ce qui les a amenés à une certaine absence de réflexion. Le statut des pratiques artistiques et culturelles sous le régime de la consommation de masse, l’existence ou l’absence de critères de jugement, les relations nouvelles entre le public et les formes d’art diversifiées qui n’ont plus rien à voir avec le système des beaux-arts, n’ont pas été ou fort peu questionnées. On peut penser que la forme violente et transgressive des pratiques artistiques n’y est pas étrangère.

9 Cet art contemporain controversé qui déclenche passion, intérêt, haine ou mépris, se trouve fortement soutenu par l’État et la majeure partie du monde de l’art en France. Ceci est une particularité de notre pays, alors qu’il en est bien autrement dans le monde.

10 Notre époque semble mettre au premier rang de ses préoccupations le statut de l’art plutôt que l’art lui-même. La société, sûre de ses choix, passe allégrement à côté de ce qui n’entre pas dans ses tiroirs. Avec ce vaste interventionnisme d’état, on va assister à une montée des conformismes dans l’art contemporain (conformisme de liberté, d’indépendance, d’originalité) qui tendent à exclure une grande partie de cet art. Dans ce conformisme-là, qui permet l’accès à la respectabilité, au succès et à l’argent, on peut accepter les mauvaises manières, un peu d’inconvenance ou de désordre, voire de scatologie.

11 Lors de cette décennie de controverses et de polémiques, le débat s’est focalisé sur un concept bien particulier d’art contemporain, un art conditionné, totalement ou partiellement, par le marché, placé sous la coupe de l’institution et du pouvoir politique. Institution et pouvoir politique semblent obsédés par une surenchère transgressive qui annule le sens même de la transgression. C’est là que le conformisme rattrape l’Art contemporain. Il fut une époque où nous appelions cela de la « récupération ».

12 « Tout se passe finalement comme si l’aide institutionnelle à l’art contemporain instaurait une sorte de « paradoxe permissif « permettant aux artistes d’être hors normes en normalisant cette transgression des normes [2]. »

13 Le processus d’intégration de l’art dans l’industrie culturelle apparaît irréversible. Il n’est plus limité aux sociétés post-industrielles et se généralise sous l’effet de la mondialisation. L’absorption de toutes les formes de création artistique dans le divertissement, le tourisme, la mode et la communication sert les intérêts d’un système économique fondé sur la rentabilité. Max Horkheimer, il y a plus d’un demi-siècle, le soulignait.

14 « Dans le contexte de l’économie capitaliste, la relative indépendance de l’individu n’est plus qu’un souvenir. L’individu ne pense plus par lui-même. Le contenu des croyances collectives auxquelles personne ne croit vraiment est le produit direct des bureaucraties au pouvoir dans l’économie et l’État, et leurs adeptes ne font qu’obéir en secret à des intérêts personnels atomisés et par là-même inauthentiques. Ils n’agissent plus que comme simples rouages économiques [3]. »

15 Dans le monde actuel, on assiste au rôle croissant du pouvoir financier, entreprise de marché qui entraîne une véritable confusion entre valeurs marchandes et valeurs artistiques. Les acteurs du nouveau monde de l’art contemporain s’ils souhaitent y trouver une place doivent faire preuve de mobilité, d’un certain pragmatisme, et se montrer polyglottes.

16 Le dernier Symposium International d’Athènes est venu mettre en évidence la fracture entre « hyper-riches et hyper-pauvres qui se répercute dans l’univers artistique, avec des réseaux inconciliables et cloisonnés créant deux mondes de l’art distincts qui n’ont plus grand-chose à se dire [4] ». Nous sommes face au marché mondial où des sommes colossales s’échangent, surtout depuis que des gros investisseurs venant de Chine ont « déréglé » un marché déjà en folie.

17 Par ailleurs, l’art contemporain tend à déplacer sa valeur artistique vers l’ensemble des médiations entre l’artiste et le spectateur. Récit de la fabrication de l’œuvre, légendes biographiques, discours entourant l’œuvre contribuent à faire œuvre tout autant sinon plus que la matérialité même de l’objet.

18 Qu’est-ce qui, depuis les surréalistes, dada et autres contestataires, a été transformé pour nous proposer des modalités d’expression et un travail sur le déchet, l’abject, le dégoût ou encore la pornographie ? Travail sur du résidu, sur du rien, et revendication de la banalité où tout peut être réutilisé par provocation, ou incapacité à faire autre chose ?

19 On peut citer à titre d’exemple quelques œuvres qui ont dérouté ou choqué le public : Damien Hirst qui représente des animaux morts placés dans des aquariums remplis de formol ; Kiki Smith qui expose une série de grosses bouteilles en verre argenté avec des étiquettes sur lesquelles on peut lire « vomi, salive, sperme, sang, diarrhée, pus, lait, larmes ». Dans des œuvres récentes, Gibert et George, utilisent une imagerie d’emblèmes religieux et superstitieux, exposent des symboles de l’islam, du catholicisme, du judaïsme, de la franc-maçonnerie côte à côte avec des amulettes folkloriques, fers à cheval, médailles de prière.

20 Le statut de la matérialité de l’objet est lancé de manière provocante : les boîtes « Brillo » sont des imitations réalisées manuellement, à partir d’un objet manufacturé, strictement utilitaire. Elles sont des reproductions fidèles de l’original au point que rien à première vue ne les rend différentes de celui-ci.

21 Lorsque la copie est indiscernable visuellement de l’original, la question est bien de savoir pourquoi le carton d’emballage ne vaut guère plus qu’un futur déchet, tandis que la reproduction devient une œuvre d’art au prix exorbitant.

22 Pourquoi les gens de chez « Brillo » (ou Campbell) ne peuvent pas fabriquer de l’art et pourquoi « Andy Warhol ne peut-il que faire des œuvres d’art [5] ? » Qu’est-ce que l’art ? Quand y a-t-il art ? Quand peut-on dire d’une chose qu’elle fonctionne symboliquement comme œuvre d’art sachant qu’elle peut fonctionner à certains moments comme œuvre d’art et pas à d’autres.

23 Cette question peut s’appliquer pour les « ready-made [6]» qui fonctionnent comme œuvre d’art par l’intermédiaire de la galerie ou du catalogue d’exposition. Un monde de l’art où une institution (artistes, philosophes de l’art, critiques d’art, amateurs avertis) est nécessaire pour conférer le statut d’œuvre d’art. Ce monde aurait-il tout loisir de donner la seule interprétation valide d’une œuvre ? Ceci vient désigner la frontière entre une élite compétente et un public profane. La légitimité de ce monde de l’art pose problème, il y a un effet de cercle, c’est l’institution qui fait l’œuvre mais c’est aussi l’œuvre qui fait l’institution.

24 En acceptant l’objet, l’institution désamorce sa force subversive. Le risque de conformisme vient des conventions de l’institution qui tendent à exclure les artistes rebelles à toute classification.

25 « Auparavant, la relation artiste/galerie fonctionnait à l’estime et à la sympathie, la galerie défendait souvent un mouvement artistique, prenait des risques, maintenant c’est le pouvoir qui est ressort de ce fonctionnement du couple artiste/galerie, qui est dominante sur le marché, sur les foires, le pouvoir final de l’artiste devenu puissant au point de choisir une galerie encore plus puissante en termes économiques [7]. »

26 Dans sa démarche, l’art donne l’impression d’une « réanimation » circulaire infinie de ses formes. La plupart des artistes travaillent aujourd’hui dans un système perpétuel consistant à refaire ce qui a été fait, remixer les formes passées.

27 Certains critiques évoquent l’art du contenant plutôt que celui du contenu, un art de la dérision de l’art, du mépris de l’art, un art du non-sens. Tandis que les « élites » s’enthousiasment pour des créations improbables et obscures qu’elles considèrent comme signe de progrès. Rien n’est exigé de l’artiste sinon l’affirmation de lui-même, transformant sa personne même en œuvre d’art. On peut véritablement parler d’un art narcissique. Actuellement, l’État admet que l’art ne soit qu’une expression de l’individu dans la société. Une sorte d’exhibitionnisme conceptuel prétend expliquer chaque étape du travail de l’artiste. Une maladie mortelle, un accident, des photos de famille peuvent-ils accéder au statut d’œuvre d’art et entrer dans l’histoire sans passer par l’exigence de l’imagination et de la sublimation ?

28 Le rêve d’une société où tous les écarts seraient permis et où il serait « interdit d’interdire » comme on le disait en Mai 68 a débouché sur une société étrangement uniforme sous son apparente diversité. Tous les écarts y sont permis si tout est indifférent. Notre époque, superficiellement pluraliste est en réalité parfaitement conformiste. Mais ce conformisme est difficile à reconnaître puisqu’il se réclame sans cesse de son contraire, multipliant les déclarations en faveur de la pluralité, de la tolérance, l’« ouverture à l’autre » ou du « droit à la différence ».

29 « La tentative pour traduire l’art dans la vie au moyen de la désublimation des formes ou de la politisation des contenus ne fait que priver les œuvres de toute force esthétique [8]. »

30 Quel est ce dévoiement opéré ? Quels processus pervers sont à l’œuvre ? Du côté des artistes quelle est cette « désublimation » des processus de création qui laissent à nu des mécanismes primaires ? Sont-ce encore des mécanismes de création, tels que nous avons l’habitude d’en parler en psychanalyse ? Des mécanismes primaires au plus près du corps, de son fonctionnement et de ses productions exposées telles quelles dans des contenants divers. Ces productions provocatrices et éventuellement stériles, font le lit du pouvoir qui peut les présenter comme un étendard, justifiant leur contenu indigent, où l’œuvre n’est plus que l’exhibition de l’artiste ou son absence, où aucun travail de « secondarisation » n’apparaît. Le mot d’ordre du pouvoir pourrait être cette injonction paradoxale : « Soyez transgressif ! »

31 On peut y voir une forme d’encouragement à une concrétude de l’objet. Nous pouvons l’entendre comme justification d’une forme de production dans l’impossibilité à élaborer et créer des œuvres où la sublimation a fait sa place.

32 Sophie de Mijolla-Mellor dans Le besoin de savoir [9] a fait l’hypothèse de mythes magico-sexuels chez les enfants qui venaient s’exprimer sous la forme de mots magico-sexuels. Les mythes font référence aux questions sur les origines, la sexualité et la mort. Les mots utilisés sont au plus près de la sensation, des fonctions corporelles. Ils sont secrets, même s’ils sont communicables, ils ont une valeur propre à l’enfant. Elle ajoute aussi que le mythe peut être replié dans une image. Certaines de ces productions de l’art contemporain pourraient-elles être rapprochées de ces mythes magico-sexuels enfantins, et nommées « objets magico-sexuels », un amont des mots, production élaborée de notre psychisme ? La revendication de banalité du « ready-made » s’entendrait alors comme un moyen de protéger le secret de « l’objet magico-sexuel ». Cet en deçà, est-il une régression ou le point d’une avancée qui ne se fait pas ? L’originalité du développement psychique ouvre toute possibilité au cœur de ces questions.

33 Et c’est bien cet en deçà qui brille au zénith des marchés de l’art et des sélections des FRAC ou DRAC, organismes financés par l’état français. Le conformisme d’état a récupéré les « objets magico-sexuels ».

34 Si l’art, quel qu’il soit, est un moyen d’avoir un autre regard sur la représentation du monde il est urgent de laisser libre cours à toutes les formes, tous les concepts, et de regarder tout le champ de l’art contemporain qui n’a pas sombré dans la complaisance de l’argent que le conformisme des marchés ou de l’état lui offre.

35 Astrid Rostaing [10] utilise pour qualifier et aussi défendre la démarche de l’art contemporain, le terme d’irrévérence. S’il paraît des plus décalé dans cette traversée des « objets magico-sexuels », on peut penser qu’il recouvre d’autres productions, où irrévérence est synonyme d’irrespect, révolte, liberté, rire, toutes expressions qui devraient être cultivées par les acteurs d’un art contemporain.

36 Nul doute que l’espoir de rencontre avec une œuvre me fait toujours arpenter le Palais de Tokyo devenu labyrinthique et autres foires d’expositions et musées. La tristesse m’habite souvent lorsque j’en repars. Dans ces moments, le conformisme de tous bords que je viens d’évoquer a tué le plaisir de la véritable irrévérence, l’émotion suscitée par une œuvre. Le Beau que chacun peut porter en lui se trouve désaffecté en moi.

37 Ma passion pour le travail sublimatoire de la création, de la réflexion sur la création elle-même, et toutes ses dimensions, la conception d’un art toujours irrévérencieux sont venus alimenter les quelques réflexions pour rester vigilants sur le conformisme qui nous guette à notre insu avec son risque d’aliénation de notre fonctionnement psychique, culturel et sociétal.

Notes

  • [1]
    Debord, G., (1967) La société du spectacle, Gallimard, Paris (1992).
  • [2]
    Heinich, N., L’art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, Éditions J. Chambon, Nîmes (1998).
  • [3]
    Horkheimer, Max., (1941) Zeitschrift für Sozialforschung cité par Jimenez M., La querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris. (2005) ?
  • [4]
    Bourriaud, N., L’art peut-il se passer d’œuvres ? in Beaux-Arts Magazine, Juin 2016.
  • [5]
    Jimenez, M., La querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris (2005).
  • [6]
    Millet, C., L’art contemporain en France, Flammarion, Paris (2005).
  • [7]
    Jimenez, M., La querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris (2006).
  • [8]
    Rochlitz, R., Subversion et subvention, Gallimard, Paris (1994).
  • [9]
    Mijolla-Mellor (de). S., Le besoin de savoir, Paris, Dunod (2002).
  • [10]
    Rostaing, A., L’irrévérence dans l’art contemporain : un système esthétique ?
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