Topique 2016/1 n° 134

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Article de revue

Circoncire

Pages 73 à 85

Notes

  • [1]
    L’American Academy of Pediatrics estime que « les avantages de la circoncision des nouveaux nés surpassent les risques » et insiste sur une bonne information des parents afin qu’ils puissent prendre un choix éclairé. À l’inverse, le Royal Australasian College of Physicians, la Royal Dutch Medical Association, la Swedish Paediatric Society ou la British Association of Paediatric Urologists tempèrent les bénéfices médicaux et soulignent les risques de complications ainsi que les problèmes liés à l’éthique et au droit à l’intégrité physique. Ces derniers sont l’objet de controverses et de de débats juridiques à travers le monde. C’est ainsi que le Conseil de l’Europe considère les circoncisions religieuses d’enfants comme une violation de leur intégrité physique.
  • [2]
    Abû Hurayra (qu’Allah soit satisfait de lui) rapporte que le Prophète (psl) a dit :
    « La fitra (la nature primordiale) comporte cinq éléments - ou selon une variante, Il y a cinq choses conformes aux exigences de la fitra - : la circoncision, le fait de se raser le pubis, de se couper les ongles, de s’épiler les aisselles et de se tailler la moustache ». (....)
    La circoncision est un acte de sounna du prophète Ibrahim (Que la paix soit sur lui). Les prophètes Moussa et Îssa (Que la paix soit sur eux) étaient circoncis et ont appelé à faire de même. Le Prophète Mohammad (psl) a, lui aussi, indiqué à sa communauté cette règle d’hygiène vers laquelle Dieu Le Sage a dirigé Ses messagers.
  • [3]
    Genèse 9, 22 « Cham, père de Canaan, vit la nudité de son frère et alla l’annoncer à ses deux fréres ».
    « Cham leur dit : « Adam n’avait que deux fils et l’un s’est dressé pour tuer l’autre et voici que cet homme qui en a trois désire les porter à quatre. » Midrach Rabba, tome 1, page 374, Éditions Verdier, Paris 1987.
  • [4]
    Genèse 21, 10, Sarah dit : « Le fils de cette servante ne doit pas hériter avec mon fils. »
    « Insensés, leur dit Ismaël, l’héritier c’est moi, et c’est à moi d’hériter d’une double part. » Midrach Rabba, tome 1, page 563, Éditions Verdier, Paris 1987.
  • [5]
    Exode 4, 25. Pendant le voyage, en un lieu où Moïse passa la nuit, l’Éternel l’attaqua et voulut le faire mourir. Séphora prit une pierre aiguë, coupa le prépuce de son fils, et le jeta aux pieds de Moïse, en disant : « Tu es pour moi un époux de sang ! » Et l’Éternel le laissa. C’est alors qu’elle dit : « Époux de sang ! à cause de la circoncision. »
  • [6]
    Freud S., Cinq Psychanalyses : le petit Hans (1909), Éditions PUF, Paris 1962, page 116, note en bas de page (1919).
  • [7]
    Otto Weininger, Geschlecht und Charakter : Eine prinzipielle Untersuchung, 1903 (Sexe et caractère) traduit par Daniel Renaud, Éditions de l’Âge d’Homme, 1975. Réédité par Kontre Kulture, 2012.
  • [8]
    Max Graf : « Souvenirs du Professeur Freud », (1942), Reminiscences of Professor Sigmund Freud, Psychoanalytic Quarterly, 11, p. 465-476.
  • [9]
    Freud, dans Totem et Tabou, parle d’un reliquat de pratiques tribales anciennes. Cette pratique serait le reliquat d’une époque où les chefs de clan régnaient en maîtres absolus et avaient, entre autres, tous les droits sur toutes les femmes de la tribu. La circoncision représentait alors un acte de soumission envers l’autorité du père de la « horde ». La circoncision est un substitut symbolique de la castration que le père primitif et omnipotent avait jadis infligée à ses fils. Quiconque acceptait ce symbole montrait par là qu’il était prêt à se soumettre à la volonté paternelle (...) C’est aussi dans son Abrégé de psychanalyse, publié après sa mort, qu’en note de bas de page, il traite des menaces verbales de castration, il semble considérer la circoncision comme une menace de castration.
  • [10]
    Sigmund Freud, Cinq psychanalyses Le petit Hans, Opus cité.
  • [11]
    Genèse 1 ; 27 « Dieu créa l’homme à son image, c’est à l’image de Dieu qu’il les créa. Mâle et femelle furent créés à la fois. »
  • [12]
    La figure plastique de l’androgyne que nous transmet l’Antiquité sous les espèces de l’Hermaphrodite couché est remarquable moins par ses caractères bisexuels, qui se trouvent effacés, que par l’indifférence ou plutôt la sérénité dont celui-ci fait preuve. Androgyne : Lorsque Freud cherche à rendre compte de la « bisexualité originaire », il se réfère au mythe d’Aristophane rapporté par Platon dans le Banquet.
  • [13]
    Max Kohn, Le préanalytique : Freud et le yiddish (1877-1897), (1982), Paris, MJW Fédition, 2013.
  • [14]
    Freud Sigmund et Fliess Wilheim, Les relations entre le nez et les organes génitaux féminins présentés selon leur signification biologique, 1897, Seuil, 1977.
  • [15]
    Genèse 2 ; 20-23.
  • [16]
    Genèse 2 ; 24
« Le signe de la circoncision me paraît d’une telle conséquence que je le crois capable d’être à lui tout seul le principe de la conservation du peuple juif. »
SPINOZA, Traité théologico-politique, 1670.

1 Circoncire est un acte attaché aux prescriptions hébraïques sur la sexualité.

2 Pourtant l’acte de la circoncision dépasse largement les frontières de ce peuple.

3 Circoncire fait déjà partie des coutumes de l’Égypte ancienne des temps pharaoniques.

4 Les recherches archéologique ne nous permettent pas d’attester s’il s’agit de Joseph l’Hébreu, descendu en Égypte, devenu vice roi comme le fait entendre le texte biblique de la Genèse qui a influencé les Égyptiens ou si ce sont les pratiques égyptiennes qui ont influencé le peuple juif… mais ce qui est sûr c’est de la retrouver présente depuis Abraham dans les textes bibliques et dans les empreintes de la civilisation égyptienne.

5 Les bas-reliefs égyptiens en attestent La circoncision est clairement représentée sur des hiéroglyphes de tombeaux égyptiens. Par contre si la circoncision était pratiquée par les Égyptiens, elle faisait horreur aux Grecs et aux Romains, la conquête d’Alexandre le Grand la fit reculer

6 Les Grecs vivaient la circoncision comme une mutilation qui portait atteinte à l’intégrité du corps.

7 La circoncision est aujourd’hui répandue dans toute l’humanité comme prescription religieuse, comme coutume ou même pour des raisons rationnelles d’hygiène.

8 En tant que mesure d’hygiène, les États-Unis sont nettement dominants dans sa pratique. La circoncision est elle dotée de vertus thérapeutiques ?

9 Circoncire peut-il permettre d’éviter un phimosis, une inflammation du pénis, le décalotage s’avère alors nécessaire.

10 Circoncire augmente-t-il la jouissance sexuelle ?

11 Le cancer de l’utérus est-il moins fréquent pour les femmes qui ont épousé un homme circoncis ?

12 La circoncision protège-t-elle du Sida et d’autres maladies sexuellement transmissibles ?

13 Toutes ces questions d’hygiène et de santé parcourent de long en large l’acte de la circoncision, laissant à chacun dans son espace rationnel d’élaborer la réponse qui lui convient.

14 En tant que coutume, la circoncision est présente dans de nombreuses communautés sans porter forcement un sens religieux ou hygiénique. Elle est pratiquée dans de nombreux pays africains, Madagascar, Burundi, l’océan pacifique ou asiatiques, les Philippines, la Corée du sud… elle apparaît aussi dans certaines communautés chrétiennes d’Orient, Éthiopie, Coptes, Liban…

15 30 % de la population mondiale masculine est circoncise. Le débat à l’échelle internationale sur la circoncision se poursuit ardemment jusqu’à nos jours entre ceux qui la regardent comme une prévention de la maladie et ceux qui l’entendent comme une mutilation au droit de l’intégrité du corps. [1]

16 En tant que prescription religieuse, le judaïsme et l’islam occupent une place prépondérante et concernent prés de deux milliards d’individus ; 68 % des hommes circoncis sont musulmans.

17 L’âge de la circoncision est toutefois très différent pour chacune des deux religions.

18 Pour l’islam elle doit se pratiquer à partir de un mois et avant la puberté. Certaines font l’objet d’une cérémonie importante où règne beaucoup de joie. Les docteurs de la loi de l’islam ont des avis différents quant à la joie ou à l’austérité qu’il faut accorder à cet acte ainsi que sur l’âge de la circoncision.

19 Mais l’islam veut se différencier de la pratique juive de la circoncision [2].

20 Dans le judaïsme la circoncision est fixée au huitième jour après la naissance.

21 Elle est confiée à la responsabilité du père qui peut déléguer cette tâche à un « mohel » (circonciseur).

22 Le fait qu’elle engage le père soulève une première question sur la relation père-fils à travers la circoncision.

UNE AFFAIRE PÈRE/FILS

23 Le père signifie-t-il, à son fils, une menace de castration par l’acte de la circoncision ?

24 En quoi le fils est-il entendu comme une menace pour le père dans les textes bibliques ?

25 Trois scènes au moins révèlent l’importance de cette question en lien avec la circoncision et la castration ?

26 Le fils de Noé, Cham a-t-il essayé de castrer son père en « découvrant sa nudité » comme le prétendent les commentateurs du texte [3] ?

27 Cette castration aurait-elle eu pour but de ne pas agrandir le nombre des héritiers des fils de Noé qui était déjà trois à la sortie de l’arche après le déluge ? Et ce, afin d’empêcher Noé d’engendrer un quatrième enfant ?

28 Cham violente son père Noé dans cette version biblique, non pour le tuer comme le propose Freud dans Totem et Tabou, mais il se serait contenté de castrer son père en se référant, au risque déjà rencontré avec l’affaire du meurtre entre les deux premiers frères Caïn et Abel pour se partager le monde.

29 Pourquoi le commandement de la circoncision est-il confié pour la première fois à Abraham sur une injonction divine ?

30 Qu’est ce que Dieu veut imprimer comme marque sur le corps de l’homme pour qu’il se souvienne de l’Alliance avec lui ?

31 Abraham se circoncit lui-même à 99 ans et il entraîne avec lui tous les gens de sa maison. Ismaël est alors âgé de 13 ans, il est perçu par le prophète Mohamed comme l’ancêtre de l’islam. Isaac, lui, est circoncis à l’âge de 8 jours et il est présenté comme l’ancêtre dans la filiation hébraïque.

32 Le débat entre les deux frères circoncis dans des périodes différentes de leur vie va aussi devenir l’enjeu d’une rivalité. Ismaël se vante de son courage d’avoir été circoncis tardivement tandis qu’Isaac n’avait que 8 jours.

33 La question de l’héritage toutefois revient sur la scène des commentateurs bibliques [4].

34 Le signe de la circoncision sur le pénis du père porte-t-il le message d’une limite de sa toute puissance phallique ?

35 Dans une troisième scène, nous pouvons aussi nous interroger pourquoi Moïse en route pour se rendre chez Pharaon est menacé par l’ange de la mort s’il ne circoncit pas lui-même et ses enfants dans le désert ? Tsipora, son épouse prend l’initiative de le circoncire, elle lui sauve la vie dans un acte qui devient entre eux une alliance des époux par le sang [5] ?

36 Moïse incirconcis se trouve-t-il de nouveau porté du côté de la toute-puissance ?

37 Moïse part en mission pour combattre Pharaon et s’imposer à lui. Le chemin qu’il doit emprunter pour démontrer sa puissance auprès du plus grand roi de ce monde, ne doit pas passer par sa propre puissance mais par l’appel à la toute puissance du divin.

LE RITUEL ET LE CHAMP SYMBOLIQUE

38 Dans chacune de ces trois scènes, nous repérons la construction d’un champ alternatif pour traiter de la toute puissance, la force de destruction et la pulsion de mort.

39 Si l’invocation de la pulsion de mort se réfère au meurtre du « père tout puissant », elle est articulée fondamentalement sur la rivalité entre les frères dans la question de l’héritage de Caïn à Abel en passant par Noé et ses fils, Abraham et ses enfants Ismaël et Isaac, nous aurions pu continuer aussi avec Isaac et ses enfants rivaux Esau et Jacob, tout comme avec Jacob et la fratrie de ses 12 fils qui cherchent à éliminer Joseph leur frère.

40 Comment la circoncision introduit-elle sur le sexe puissant de l’homme, un signe pour contrer cette toute puissance ?

41 Met-elle en place à travers son rituel, un champ symbolique, pour dépasser le meurtre, le contourner, l’éviter, le sublimer ?

42 Une telle pratique de l’institution d’un champ symbolique pour traiter de la pulsion de mort est courante dans le judaïsme.

43 Elle apparaît dans toute sa splendeur avec le chapitre de la Genèse 22 sur la ligature d’Isaac. Abraham et son fils Isaac instituent la création de ce champ symbolique à travers la scène du non sacrifice. Il dresse l’espace possible du non meurtre par le détournement de la pulsion de mort vers le sacrifice substitutif d’un bélier.

44 Ce récit est entendu comme le fondement du désir de Dieu, de mettre à l’épreuve le père et de sauver le fils.

45 Dieu demande à Abraham de sacrifier son fils unique Isaac, Ismaël étant déjà parti de la maison, chassé par Sarah qui craignait pour son fils Isaac. Abraham, obéissant à l’ordre divin, emmène son fils Isaac sur le mont Moriah pour le sacrifier.

46 Mais l’infanticide par lequel Dieu met Abraham à l’épreuve peut trouver une voie de résolution dans la construction d’un champ symbolique, le bélier peut se substituer à Isaac.

47 Le principe des sacrifices dans le Temple de Jérusalem s’attache à cette dimension. Le bouc émissaire sacrifié durant la fête de Kippour au Temple est chargé d’emporter sur sa tête les fautes du peuple vers Azazel dans le désert de Judée.

48 Aujourd’hui encore subsiste une coutume, toutefois contestée, à la fête du Grand Pardon, de sacrifier un poulet en le faisant tournoyer autour de la tète de celui que l’on désire protéger contre la maladie et la mort.

49 On transfère sur le poulet les maux qu’il emporte avec lui dans sa mort.

50 La circoncision fait appel à la construction de ce champ symbolique par excellence.

LE PÈRE NE CASTRE PAS SON FILS, IL LUI COUPE SON PRÉPUCE

51 Une scène étonnante dans les commentaires bibliques sur le non sacrifice d’Isaac raconte une négociation d’Abraham avec Dieu quand son couteau levé pour le sacrifier Dieu intervient et lui demande de ne pas le tuer. Abraham demande à Dieu l’autorisation de lui faire juste une petite entaille qui restera comme signe de témoignage auprès de lui.

FREUD ET LA CIRCONCISION

52 Pour Freud c’est justement dans le malentendu en milieu non juif ouvert par ce champ symbolique de la circoncision que se glissent les affects antisémites.

53 Dans une note qu’il écrit en 1919 sur le texte du petit Hans [6] Freud exprime sa crainte à propos des non juifs qui ne perçoivent pas la fonction symbolique de l’acte.

54 Il s’interroge si cette pratique ne réveille pas en eux la menace de castration.

55 Qu’est ce qu’on coupe aux juifs ?

56 Otto Weininger dans son livre Sexe et caractère publié en 1903 classait les juifs et les femmes dans la même catégorie recouverte de sa haine et son mépris. Misogynie et antisémitisme s’associaient dans sa tourmente paranoïde [7].

57 Nous pouvons d’autant plus être surpris que dans son souci de discrétion clinique, Freud ne révèle pas que le père du petit Hans est son ami Max Graf, musicien, qui porte un grand intérêt pour la psychanalyse.

58 Max Graf dans un texte écrit en 1909 sur les réminiscences de ses rencontres avec Freud nous raconte un récit étonnant. Il était venu le consulter pour prendre conseil auprès de Freud afin de savoir s’il devait quand même faire circoncire son fils, sachant que sa femme était non juive.

59 Freud lui répond alors qu’il ne doit pas le priver d’une telle source d’énergie dans la vie constituée par la circoncision [8].

60 C’est au même Freud que Max Graf confiera la thérapie de son fils, au sujet de son fait pipi… » publié sous le cas du petit Hans.

61 Un message se dégage auprès de l’enfant à travers l’attitude du père qui le circoncit.

62 Le père annonce à l’enfant et au public qui vient assister à cette circoncision que l’enfant n’est pas tout entier soumis au pouvoir de la mère qui vient de le mettre au monde.

63 Cette dernière ne peut pas le protéger indéfiniment. L’enfant appartient aussi à la communauté des hommes et le père le fait savoir. L’enfant est alors nommé.

64 L’acte constitue-t-il un traumatisme pour le sujet ? C’est une question qui a préoccupé de nombreux psychanalystes, Karl Abraham, Alice Miller, Bruno Bettelheim, par exemple, apportent des points de vue très différents. La position de Freud dans ses énoncés théoriques peut être perçue comme un plaidoyer en faveur de la circoncision [9].

COMMENT S’EFFECTUE LE RITUEL DANS CE CHAMP SYMBOLIQUE ?

65 Décalotter, dévoiler le gland

66 Mettre à nu l’identité masculine au regard de tous.

67 Dans le Talmud, au traité Pessah, le retrait du prépuce est présenté comme le dégagement du gland du fourreau maternel.

68 Il s’agit alors de se dessaisir du fourreau pour faire advenir l’enfant à sa masculinité, dans le regard des autres et pour lui-même comme trace sur son corps.

69 Jusqu’au 8e jour, l’enfant mâle est encore considéré comme non détaché de sa mère.

70 La circoncision est une épreuve de séparation infligée par le père et présentée public.

71 Dans le non sacrifice d’Isaac, un midrash, un commentaire des sages du Talmud, interprète la scène où Abraham vient chercher son fils Isaac pour l’emmener sur le Mont Moriah. Le récit narre son fils résidant alors dans la tente de sa mère. Il est âgé de 37 ans. Il est certes appelé « Naar », en hébreu, qui signifie jeune homme, mais, le terme choisi pour le désigner semble vouloir se référer à une absence de maturité.

72 Les parcours qui conduisent Abraham de la circoncision au sacrifice de son fils sont autant de rituels qui traduisent l’évitement du meurtre.

73 Abraham vit à une époque où le sacrifice d’enfants était courant dans cette région.

74 Les Dieux Baal et Molokh demandent aux pères d’apporter leurs enfants en sacrifice.

75 L’infanticide est une affaire courante.

76 Freud émet dans Totem et Tabou l’hypothèse d’un père tout puissant, chef de horde qui possède toutes les femmes que ses fils vont tuer pour les partager entre eux.

77 Le texte biblique insiste plus sur un père infanticide, dont il faudrait bien se débarrasser pour simplement assurer sa propre vie.

78 L’histoire d’Œdipe corrobore aussi cette hypothèse. Laïos, guidé par ses oracles, cherche dans un premier temps à se débarrasser de son fils Œdipe, menaçant pour lui.

79 L’histoire débute par un infanticide avant de devenir un parricide.

80 Œdipe, enfant, attaché à un arbre, livré aux loups, échappe à sa mort programmée grâce à la présence d’un homme de passage qui le recueille et va l’élever.

81 Le rituel traite alors de la circoncision en soumettant la toute puissance de l’homme, celle du père, à la volonté divine de protéger la vie. Il transfère ou restitue au divin la position de toute puissance.

82 Le « Tu ne tueras point » du décalogue prend ses racines dans un règlement symbolique de la rivalité meurtrière entre père et fils. Dans l’ordre des énoncés des dix Paroles, l’interdit de tuer est placé après le commandement qui instruit de respecter son père et sa mère.

83 L’acte de la circoncision où ils sont soumis l’un et l’autre, le père et le fils, les placent à la même enseigne, sous le même dais de Celui à qui revient le signifiant de la toute puissance, le Créateur de ce monde.

84 Une même Loi, édictée par la volonté divine, protège le fils de tuer son père et le père de tuer son fils ; la circoncision de l’un et de l’autre en témoigne dans le rituel hébraïque.

85 L’affirmation de Spinoza que nous avons citée en épitaphe regarde la circoncision comme un facteur de conservation du peuple juif. Freud l’entend comme source de l’antisémitisme, pour signifier le désir de l’autre de faire disparaître le juif.

86 Pourtant par son amical conseil auprès de Max Graf, Freud lui suggère de la pratiquer pour ne pas priver le futur enfant de cette source d’énergie vitale. Max Graf a-t-il écouté les conseils de Freud quand il revient quelques années plus tard avec son fils Hans pour lui parler du « fait pipi » de l’enfant ? Freud analyse le petit Hans [10] sans le rencontrer et met alors à jour une menace de castration ; elle constituera désormais une pierre de touche de son fondement théorique dans le complexe d’Œdipe.

CIRCONCISION ET BISEXUALITÉ

87 La séparation de l’homme d’avec son prépuce signifie que la partie féminine (le fourreau) se tient désormais hors de lui, et qu’il lui faudra partir à sa recherche à l’aide de son désir amoureux pour refaire un avec elle.

88 L’interdit de l’inceste ne lui permettra plus de retourner vers le fourreau maternel, il lui faudra conquérir une autre matrice, pour jouir et poursuivre la chaîne des vivants.

89 La circoncision est-elle un rappel de cette scène première de la séparation de l’homme et de la femme ? Constitue-t-elle une insistance inscrite dans le corps du nouveau né pour faire chuter, dès sa naissance, le fantasme de la bisexualité ?

90 Le premier récit de la Genèse [11], fait apparaître l’homme et la femme, créés ensemble, reliés à travers un seul corps. Dos à dos ? Côte à côte ?

91 Les figures androgynes ne manquent pas pour représenter ces deux êtres emboîtés [12].

92 La passion de Freud pour déterminer la sexuation l’a accompagné durant toutes ses recherches.

93 Du scientifique dans le laboratoire de neuro physiologie du Professeur Brucke [13] pour mettre à jour la différenciation sexuelle dans le corps des anguilles jusqu’à ses travaux avec Fliess sur les chiffres clefs du monde masculin 23 et du monde féminin 28 à travers leur ouvrage sur les organes sexuels et leur relation avec le nez [14], la bisexualité est fortement interrogée.

94 Elle sera même l’objet de la dispute avec son ami Swoboda qui l’accuse de lui avoir emprunté le concept-clef sans le citer. La bisexualité pierre de discorde fait sens. Le scalpel de la circoncision aura t-il coupé leur amitié ?

LA CIRCONCISION EN HÉBREU SE NOMME BRITH MILA

95 Brith signifie en hébreu Alliance. Mila possède le double sens de circoncision/ séparation et celui du mot et de la parole.

96 La circoncision est donc une alliance, une alliance fondée sur un mot.

97 Un signe inscrit dans la chair du sexe de l’enfant mâle.

98 Notons dans un premier temps que séparer/circoncire consiste donc à unir, à faire une alliance.

99 Alliance entre qui et qui ? Entre l’homme et le Créateur ? Entre le père et le fils ? Entre l’homme et la femme ?

100 Chacune de ces alliances semble concernée par la circoncision.

101 Elles s’élaborent dans un triple fil ou le processus de coupure et de différenciation opère une distanciation entre l’homme et son Créateur, l’homme et la femme, le Père et le fils.

102 Cette coupure créée un manque qui ouvre au désir.

103 Si la circoncision est une séparation symbolique entre la part féminine et la part masculine, l’Alliance bâtit le chemin de leur union à travers l’amour qu’ils éprouveront l’un pour l’autre. La coupure les sépare, le désir les associe.

104 La séparation entre le masculin du féminin va signifier la différence des sexes.

105 Elle conduit le sujet vers la parole, vers le mot.

106 Dans le récit de la Genèse, Dieu fait défiler devant Adam, les animaux par couple. Adam les nomme mais il ne trouve pas de compagne qui lui corresponde. Dieu dégage alors Ève d’une de ses côtes ou encore selon d’autres versions de son côté.

107 Faute de nom approprié, Adam ressent sa solitude, il fait appel à un être qui le complète, il la signifie comme manquante.

108 « L’homme imposa des noms à tous les animaux qui paissent, aux oiseaux du ciel, à toutes les bêtes sauvages ; mais pour lui-même il ne trouva pas de compagne qui lui fût assortie. (…). L’éternel-Dieu organisa en une femme la côte qu’il avait prise à l’homme et il la présenta à l’homme. Et l’homme dit : « Celle-ci, pour le coup, est un membre extrait de mes membres et une chair de ma chair, celle ci sera nommée « Icha. » (femme, exactement hommesse) [15].

109 Le désir naît de la séparation et du manque.

110 Les mots en quête de l’autre et l’amour retissent la toile du vivant.

111 Le texte biblique ajoute alors cette mention : « C’est pourquoi l’homme abandonne son père et sa mère ; il s’unit à sa femme et ils deviennent une seule chair [16]. »

112 À travers cette séparation, la chair de la chair n’est plus considérée comme celle de l’enfant issu de son père et de sa mère, mais le sujet homme accouplé à une femme.

113 La circoncision renvoie le même message. Le sujet masculin se sépare du fourreau maternel qui l’enveloppe, pour trouver un complément à sa libido, il devra chercher femme ailleurs.

114 Le père en pratiquant l’acte de circoncision signifie au petit enfant, tu devras aller chercher ailleurs pour trouver une femme. La circoncision fonde le « Nom du père » dans l’enfant, elle érige l’interdit de l’inceste.

115 L’Alliance est dans la tradition hébraïque au fondement du rapport de l’homme au monde. Elle détermine sa place, sa dynamique et son sens.

116 En hébreu, le mot BRITH (Alliance) est composé avec quatre des six premières lettres du premier mot du récit de la création BeRechIT (Au commencement). Le concept d’Alliance renvoie donc au processus de la Création, celui de la séparation du ciel et de la terre, du jour et de la nuit, du soleil et de la lune, des eaux d’en bas et des eaux d’en haut, des animaux et des hommes.

117 Séparer dans un monde monothéiste où tout réside dans le UN, consiste immédiatement à penser le lien dans l’espace intermédiaire qui réunira ce qui s’est séparé.

LA NOMINATION DE L’ENFANT

118 Avec la cérémonie de la circoncision, vient l’instant où le père énonce en public pour la première fois le nom de l’enfant. L’enfant mâle n’avait pas encore été doté d’un nom propre. Jusqu’au 8e jour, il est considéré comme étant encore rattaché à sa mère.

119 Ce nom deviendra dans nos sociétés civiles, son prénom.

120 Ainsi la circoncision /séparation introduit le sujet vers sa singularisation nominale, il reste certes relié à sa famille par le nom patronymique, mais il est désormais porteur avec son prénom, d’une identité spécifique à travers la déclaration publique faite par le père devant témoins.

CIRCONCISION ET IDENTITÉ

121 Il est assez remarquable de suivre le processus de nomination des enfants chez Freud.

122 Les garçons ont des prénoms issus des milieux non juifs qui ont marqué Freud :

123 Olivier pour Olivier Cromwell,

124 Ernst pour Ernst Brucke,

125 Martin pour Martin Charcot.

126 Les filles sont en lien avec des femmes juives de son ami Breuer et de son maître en Hébreu :

127 Sophie en lien avec Hammershlag,

128 Anna en lien avec sa sœur et Hammershlag, Mathilde en lien avec la femme de Breuer.

129 La différence sexuelle « recouvre » la différence identitaire.

130 La circoncision marque l’identité et l’appartenance.

131 La filiation identitaire dans le judaïsme se fait par la mère. Freud décide de doter ses filles de prénoms reliés à des familles hébraïques. Ces filles quoique qu’elles fassent et deviennent, leurs enfants seront considérées comme juifs dans leur communauté.

132 Les fils eux, recevront des prénoms issus de non-juifs pour lesquels Freud avait de l’admiration. Ils pourront s’ils le désirent dissimuler socialement leur identité.

133 Mais l’enfant masculin étant circoncis, il porte la marque sur son corps de sa judéité.

134 Les nazis pour identifier les mâles juifs leur feront baisser leur pantalon si leur nom n’est pas suffisamment explicite.

135 À sa circoncision le 8e jour après sa naissance, Freud reçoit par son père, deux prénoms : Shlomo, du nom de son grand père rabbin, décédé 3 mois avant sa naissance et Sigismund, un prince polonais protecteur des juifs.

136 Le père cherche à signifier l’appartenance de son fils à la communauté juive. Adolescent, Freud choisira de s’appeler Sigmund, prénom issu de tradition germanique.

137 Le nom et la circoncision portent la question identitaire du rapport entre juifs et non juifs.

138 Il reste passionnant de remarquer qu’en milieu chrétien, pour désigner la séparation d’une année passée vers une nouvelle année à venir, le choix de la date retenue, le 1er janvier est celle du 8e jour après la naissance de Jésus, jour de sa circoncision, tel que cela apparaît mentionné encore dans de nombreux calendriers.

139 Séparer pour se renouveler, séparer pour s’unir, ont gardé un sens qui se projette aussi chaque année dans la gestion du temps.


Mots-clés éditeurs : Bisexualité, Toute puissance, Père/fils, Circoncire, Nomination

Mise en ligne 14/06/2016

https://doi.org/10.3917/top.134.0073

Notes

  • [1]
    L’American Academy of Pediatrics estime que « les avantages de la circoncision des nouveaux nés surpassent les risques » et insiste sur une bonne information des parents afin qu’ils puissent prendre un choix éclairé. À l’inverse, le Royal Australasian College of Physicians, la Royal Dutch Medical Association, la Swedish Paediatric Society ou la British Association of Paediatric Urologists tempèrent les bénéfices médicaux et soulignent les risques de complications ainsi que les problèmes liés à l’éthique et au droit à l’intégrité physique. Ces derniers sont l’objet de controverses et de de débats juridiques à travers le monde. C’est ainsi que le Conseil de l’Europe considère les circoncisions religieuses d’enfants comme une violation de leur intégrité physique.
  • [2]
    Abû Hurayra (qu’Allah soit satisfait de lui) rapporte que le Prophète (psl) a dit :
    « La fitra (la nature primordiale) comporte cinq éléments - ou selon une variante, Il y a cinq choses conformes aux exigences de la fitra - : la circoncision, le fait de se raser le pubis, de se couper les ongles, de s’épiler les aisselles et de se tailler la moustache ». (....)
    La circoncision est un acte de sounna du prophète Ibrahim (Que la paix soit sur lui). Les prophètes Moussa et Îssa (Que la paix soit sur eux) étaient circoncis et ont appelé à faire de même. Le Prophète Mohammad (psl) a, lui aussi, indiqué à sa communauté cette règle d’hygiène vers laquelle Dieu Le Sage a dirigé Ses messagers.
  • [3]
    Genèse 9, 22 « Cham, père de Canaan, vit la nudité de son frère et alla l’annoncer à ses deux fréres ».
    « Cham leur dit : « Adam n’avait que deux fils et l’un s’est dressé pour tuer l’autre et voici que cet homme qui en a trois désire les porter à quatre. » Midrach Rabba, tome 1, page 374, Éditions Verdier, Paris 1987.
  • [4]
    Genèse 21, 10, Sarah dit : « Le fils de cette servante ne doit pas hériter avec mon fils. »
    « Insensés, leur dit Ismaël, l’héritier c’est moi, et c’est à moi d’hériter d’une double part. » Midrach Rabba, tome 1, page 563, Éditions Verdier, Paris 1987.
  • [5]
    Exode 4, 25. Pendant le voyage, en un lieu où Moïse passa la nuit, l’Éternel l’attaqua et voulut le faire mourir. Séphora prit une pierre aiguë, coupa le prépuce de son fils, et le jeta aux pieds de Moïse, en disant : « Tu es pour moi un époux de sang ! » Et l’Éternel le laissa. C’est alors qu’elle dit : « Époux de sang ! à cause de la circoncision. »
  • [6]
    Freud S., Cinq Psychanalyses : le petit Hans (1909), Éditions PUF, Paris 1962, page 116, note en bas de page (1919).
  • [7]
    Otto Weininger, Geschlecht und Charakter : Eine prinzipielle Untersuchung, 1903 (Sexe et caractère) traduit par Daniel Renaud, Éditions de l’Âge d’Homme, 1975. Réédité par Kontre Kulture, 2012.
  • [8]
    Max Graf : « Souvenirs du Professeur Freud », (1942), Reminiscences of Professor Sigmund Freud, Psychoanalytic Quarterly, 11, p. 465-476.
  • [9]
    Freud, dans Totem et Tabou, parle d’un reliquat de pratiques tribales anciennes. Cette pratique serait le reliquat d’une époque où les chefs de clan régnaient en maîtres absolus et avaient, entre autres, tous les droits sur toutes les femmes de la tribu. La circoncision représentait alors un acte de soumission envers l’autorité du père de la « horde ». La circoncision est un substitut symbolique de la castration que le père primitif et omnipotent avait jadis infligée à ses fils. Quiconque acceptait ce symbole montrait par là qu’il était prêt à se soumettre à la volonté paternelle (...) C’est aussi dans son Abrégé de psychanalyse, publié après sa mort, qu’en note de bas de page, il traite des menaces verbales de castration, il semble considérer la circoncision comme une menace de castration.
  • [10]
    Sigmund Freud, Cinq psychanalyses Le petit Hans, Opus cité.
  • [11]
    Genèse 1 ; 27 « Dieu créa l’homme à son image, c’est à l’image de Dieu qu’il les créa. Mâle et femelle furent créés à la fois. »
  • [12]
    La figure plastique de l’androgyne que nous transmet l’Antiquité sous les espèces de l’Hermaphrodite couché est remarquable moins par ses caractères bisexuels, qui se trouvent effacés, que par l’indifférence ou plutôt la sérénité dont celui-ci fait preuve. Androgyne : Lorsque Freud cherche à rendre compte de la « bisexualité originaire », il se réfère au mythe d’Aristophane rapporté par Platon dans le Banquet.
  • [13]
    Max Kohn, Le préanalytique : Freud et le yiddish (1877-1897), (1982), Paris, MJW Fédition, 2013.
  • [14]
    Freud Sigmund et Fliess Wilheim, Les relations entre le nez et les organes génitaux féminins présentés selon leur signification biologique, 1897, Seuil, 1977.
  • [15]
    Genèse 2 ; 20-23.
  • [16]
    Genèse 2 ; 24
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