Topique 2015/4 n° 133

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Article de revue

L’autorité de la voix dans le discours politique

Pages 23 à 32

Notes

  • [1]
    Rey, A., (1999), Dictionnaire historique de la langue française, Maury-Eurolivres, Manchecourt, p. 4114- 4115.
  • [2]
    Freud, S., (1900a), L’interprétation des rêves, PUF, 1971, p. 453-466.
  • [3]
    Freud, S., (1923), Le Moi et le ça in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981.
  • [4]
    Freud, S., (1921), Psychologie collective et analyse du moi in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981.
  • [5]
    . Anzieu, D., (1995), Le Moi-peau, Dunod, Paris.
  • [6]
    Castarède, M. F., (1987), La voix et ses sortilèges, C.L.E, Lyon. p 68
  • [7]
    Aristote, (1996), La politique, Herman, Paris, p. 4.
  • [8]
    Agamben, G., (1997), Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, p. 15.
  • [9]
    Knopp, G., (1995), Hitler, trad de l’allemand Hitler, eine bilanz par C. Prunier, Grancher, Paris, 1998, p. 42.
  • [10]
    Stasser, A., Alexandrov, V., (1968) Le front noir contre Hitler, Culture Arts Loisirs, Paris, p. 82.
  • [11]
    Hitler, (1934), Mein Kampf, Nouvelles Éditions Latines, Paris, p. 214 et 535.
  • [12]
    Poizat, M., (1998), Variations sur la voix, (2001), Vox populi vox Dei, Metailié, Paris.
  • [13]
    Xingjian, G., (2000), Le livre d’un homme seul, Éditions de l’Aube, Paris, p. 196.
  • [14]
    Ibid., p. 197.
  • [15]
    Yan, Mo., (2009), La dure loi du karma, Seuil, Paris.
  • [16]
    Aulagnier, P., (1975), La violence de l’interprétation, PUF, Paris.
  • [17]
    Xingjian G. (2000), Le livre d’un homme seul, Ed. de l’Aube, Paris, p. 191.

1 De par sa qualité particulière, la voix est un des outils du discours politique. De quelle autorité se soutient-elle ? Entre énoncé des idées, conviction et séduction, obéissance et contrainte, elle peut dériver en outil du totalitarisme.

2 J’aborderai le sujet tout d’abord, par un bref éclairage pour situer ce que la voix a de plus intime et de plus étranger en nous. Ceci nous permettra d’entendre son impact particulier, examiner son utilisation au plan politique, et interroger l’autorité de la voix dans celui-ci. Nous allons interroger ce balancement entre autorité et pouvoir, pouvoir et totalitarisme, voire totalitarisme et terreur.

3 Le travail à l’œuvre de la voix dans le discours politique ne met-il pas la question de l’autorité, toujours à la frange d’une bascule vers son dévoiement ?

4 Je l’illustrerai de deux façons, deux buts et deux usages différents. Tout d’abord, par un individu : Hitler, l’autre par un appareil politique : le régime communiste chinois. Je me suis appuyée sur les ouvrages des auteurs contemporains de ces régimes, écrivains, journalistes, films, ils nous livreront images et sons de cette voix.

5 Le mot voix n’apparaît dans aucun dictionnaire de psychanalyse, de psychiatrie, de philosophie ou de théologie (et pourtant entendre des voix est un terme bien courant dans un service de psychiatrie ou dans l’hagiographie de saints). Seul le Dictionnaire historique de la langue française d’A Rey [1] donne une longue définition ouvrant le champ de notre propos.

6 La Voix, nous dit-il est l’aboutissement du latin classique « vox » : voix, son de la voix et accent, de même en musique, ainsi qu’en poésie pour « langue, langage », et au pluriel « voces » au sens de propos. La voix désigne donc tout d’abord l’ensemble des sons produits par le larynx humain puis par extension, le support physique du langage, la façon dont il est employé.

7 Ces éléments vont s’avérer utiles pour nous : le son, les sons de la voix, l’accent que l’on peut associer à la musique particulièrement. Un certain nombre de locutions lui sont attachées : donner de la voix, être en voix, forcer sa voix, et aussi, avoir voix au chapitre, donner sa voix, car il ne faut pas oublier que la voix est aussi celle qui s’exprime par un bulletin de vote, ceci nous amènera à la dimension politique et sociale de la voix.

8 Quelle place la voix prend-elle dans les travaux ?

9 Tout d’abord, que nous en dit Freud ? Il accorde assez peu d’attention à la voix en tant que telle. En 1900, dans « L’interprétation des rêves» [2], il développe les conceptions de « représentation de choses et représentation de mots », il y souligne l’aspect acoustique de la représentation de mot, non pas en opposition avec l’aspect visuel de la représentation de chose, mais comme conception, qui lie verbalisation et prise de conscience.

10 Plus tard, sur la question du Surmoi, la voix est mentionnée d’une part à travers la « voix de la conscience » dont il fait l’expression du Surmoi dans sa « XXXIe Conférence d’introduction à la psychanalyse » et dans le « Moi et le Ça » où il reconnaît les origines acoustiques du Surmoi à partir de l’énonciation vocale des interdits parentaux. Il émet une certaine réserve cependant : « Mais l’apport d’énergie d’investissement à ces contenus du Sur-moi ne provient pas de la perception auditive, enseignement, lecture, mais des sources qui sont dans le Ça [3]. »

11 Nous connaissons les réserves, voire la méfiance de Freud face au musical et donc peut-être à la voix. Lorsqu’il évoque le pouvoir charismatique du meneur, le rapprochant de l’hypnose, seul le regard est mentionné [4].

12 Après Freud, un certain nombre d’auteurs ont vu dans la voix, une importance dès le début de la vie pour inscrire une marque particulière pour tout sujet, tant dans les vibrations de son corps, que comme support du langage. J. Lacan y a porté une attention particulière en le situant dans deux registres : celui du mythe, de la voix dans toute sa pulsionnalité comme lien social et le second dans le rapport de la voix au langage et à l’Autre.

13 Si la bouche est le lieu du premier plaisir : la tétée, elle est aussi le lieu de la première expression de Soi lancée dans l’espace : le cri. Le cri du nourrisson signe son entrée au monde, le met en contact avec la vie extra-utérine. La voix engage l’ensemble du corps. La respiration y résonne. Le souffle passe par la zone orale, la gorge, la cage thoracique, retentit dans l’oreille. Les vibrations se propagent dans l’air : cri, parole, chant, chuchotement, hurlement seront porteurs de sens. L’enfant lui, utilise sons, gazouillis, vocalises de toutes sortes. La voix a la particularité d’être auto-perçue par l’ouie à l’inverse du regard. La voix ne peut fonctionner pour le sujet, sans l’ouïe.

14 La position des sons dans l’espace soutient leur « liminarité » [5] entre le dedans et le dehors, l’« enveloppe vocale » [6] de l’enfant se constitue donc précocement.

15 Ces moments premiers sont encore ceux d’un grand chaos où, les mots et les choses s’accumulent comme une masse indifférenciée de sensations proprioceptives, extéroceptives et intéroceptives. Et ceci sera l’un des ressorts à l’œuvre dans les deux exemples choisis.

16 Progressivement, apparaissent les échanges avec l’environnement, avec les manipulations vocales de l’enfant. La voix se fait musique faite d’affects, comme elle se fait indicatrice de la présence de la mère, de sa personne. Plaisir de bouche, plaisir d’oreille engagent vers un plaisir de parler et font cheminer vers les dédales de la dialectique Moi/autre.

17 C’est ainsi que l’ambiance sonore familiale, va construire littéralement une enveloppe, un bain, qui va rester sous forme de trace mnésique. Les mots se font musicalité, mais la voix seule pourrait frayer ce chemin, vers ces premières émotions du temps au début de la vie.

18 Dans le bain sonore qu’est la société pour le sujet, pouvons-nous parler de la voix comme phénomène politique ?

19 Aristote dans sa réflexion sur la Politique, articule 3 notions : la voix, la parole et l’image du corps unifié représentant la cité : « L’homme est par nature un animal qui vit en collectivité. (...) Or l’homme est le seul animal qui possède la parole. La voix sert bien à exprimer la douleur et le plaisir. Aussi la trouve-ton chez les autres animaux (…) Mais la parole, elle, sert à exprimer l’utile et le nuisible, aussi bien que le juste et l’injuste [7]. »

20 La distinction entre voix et parole introduit la dimension du politique. Ce que le philosophe Giorgio Agamben souligne : « Ce n’est donc pas un hasard si la Politique situe le lieu propre de la « polis » dans le passage de la voix au langage [8]. »

21 Qu’entend-on ? Dans le discours politique, que se passe-t-il dans l’articulation voix/parole ? À quel moment la voix prend-elle le dessus sur la parole, ce qui est notre propos ? Pourquoi ? La voix peut-elle faire lien social par la voix d’une personne ? D’une ligne politique ?

22 C’est donc dans la dimension du timbre, de la musicalité, de l’enveloppe sonore au plus près des expériences sensorielles premières, là où la parole n’avait pas encore pris toute sa dimension du sens et de la signification que je vais chercher les pouvoirs incantatoires de la voix alliés aux sentiments de foule, analysés par Freud dans Psychologie collective et analyse du Moi et aussi, de la voix autoritaire surmoïque. Nous verrons plus loin que les effets recherchés par l’homme politique, le tribun ou le pouvoir totalitaire sont différents selon les cultures et les finalités du système en place mais à chaque fois, c’est l’entrave à penser qui va être recherchée voire dans le système communiste une volonté délibérée de tuer la pensée.

23 Il y a une expression familière et moqueuse qui dit quelque chose comme cela : « Qu’est-ce qu’il parle bien ! Mais au fait, qu’est-ce qu’il a dit ? »

24 Je vais l’illustrer par deux petits extraits qui vont nous amener à notre premier exemple, Hitler :

25 « Après avoir assisté à un meeting à Leipzig, Wilhelm Langhagel se souvient d’être ressorti de la salle avec l’impression qu’Hitler avait prononcé un discours enflammé (...) « Tout le monde était particulièrement enthousiaste. J’étais moi-même emballé. Pourtant, le lendemain, lorsque j’ai lu le texte du discours que j’avais entendu la veille, je n’y ai rien trouvé de particulièrement percutant [9]. »

26 Otto Strasser l’un des premiers compagnons d’Hitler, qui se brouilla rapidement avec lui, et dut ensuite s’exiler, témoigne : « Il maniait en réalité très mal les arguments puisés chez les théoriciens dont il ne comprenait pas toujours le raisonnement. Lorsqu’il voulait donner une certaine cohérence au sens de ses paroles, son discours était d’une lamentable médiocrité. En revanche, dès qu’il y renonçait et qu’il se jetait à corps perdu dans des vociférations n’exprimant que les sentiments confus de la crainte, alors il devenait l’un des grands orateurs du siècle [10]. »

27 Le système oratoire d’Hitler, développe une séduction « hypnotique » pour plagier Freud, sur les foules allemandes. Le ressort en est l’adhésion fascinée, enthousiaste, et inconditionnelle, le deuxième temps en est la destruction du sens. Le mouvement de séduction est premier, ensuite l’emprise est affirmée. Elle devait conduire à une inconditionnalité, qui lorsqu’elle n’était pas affichée de façon claire, mettait l’individu en danger de déportation ou de mort.

28 Hitler avait besoin, en homme qui voulait le pouvoir, tous les pouvoirs, de cette adhésion du peuple allemand. Elle était orchestrée dans des manifestations que nous pouvons connaître par les films tournés à l’époque, et ceux particulièrement de Leni Riefenstahl. L’enthousiasme des foules lui était indispensable, il se sentait investi d’une mission : L’Allemagne ! L’Allemagne est proclamée et son nom répété à l’infini.

29 Il en est autrement lorsqu’il s’agit d’un appareil d’état. On pourrait rétorquer : et Mao Tsetoung ? Certes, mais les empereurs allemands ne sont pas les empereurs chinois, il suffit de lire la littérature tant historique et géographique que la littérature elle-même sur et de ces deux pays ! L’Allemagne n’est pas la Chine, pas uniquement en terme de culture, mais aussi en terme de superficie : l’Allemagne actuelle fait 357 000 Km2 et la Chine 9 677 009… autrement dit 27 fois plus grande… On n’organise pas un empire qui doit durer mille ans comme un empire qui les a déjà dépassé plusieurs fois ! « L’adhésion », l’obéissance, ne s’obtiennent pas de la même façon en Chine, et nous le verrons plus loin.

30 Revenons au nazisme. Il a entretenu des liens d’une force exceptionnelle avec la voix et son enjeu musical, de même que la musique et plus particulièrement Wagner qui a occupé une place d’importance. L’emprise oratoire d’Hitler est bien connue, mais quelle en est sa nature, sa fonction, ses outils ?

31 La voix est l’indice de l’individu, comme ses empreintes digitales. Cette identité-là, cette voix-là, on ne peut pas ne pas la reconnaître.

32 Tribun, s’il en est un, homme politique qui subjugue au sens premier du terme (celui de faire passer sous le joug) à cette époque de l’histoire de l’Allemagne, Hitler est placé en position de leader politique par un groupe social qui va s’identifier à lui. Il va l’exprimer en sa voix, qui deviendra la voix du groupe social puis national. Au plus près de la vocifération rauque, son timbre va réveiller les émotions chaotiques et humiliées de l’Allemagne en plein désarroi. Dans ce moment, la foule fait corps avec lui, dans cette résonance intime qu’est devenue la voix du peuple en la voix du Führer par identification. De même, elle fait corps avec le geste qui ponctuait son discours, elle répétait le salut hitlérien comme un seul homme. La voix engage le corps.

33 Dans l’art de la voix cultivé par Hitler, (il y passait beaucoup d’heures d’exercices) les mots comptent moins que la musique. Dans Mein Kampf, il signale à deux reprises la découverte de son talent oratoire, ceci en 1919.

34 « Et ce que j’avais simplement senti au fond de moi-même, sans en rien savoir, se trouva confirmé par la réalité : je savais parler [11]. »

35 Hitler va utiliser de façon magistrale cette intuition des enjeux inconscients de la voix et de sa capacité à les mobiliser, Il va, dans une stratégie réfléchie, donner une impulsion au développement de la radio dans l’Allemagne de cette époque.

36 En 1933, il existait plus de quatre millions de récepteurs radio en Allemagne. Mais le régime national-socialiste ne voulait pas en rester là. À l’instigation de J. Goebbels, un poste de radio avait été conçu au sein de l’entreprise Seibt. Le VE 301 (30/01 date de la prise de pouvoir) fut présenté publiquement à l’occasion de l’exposition internationale de radiodiffusion à Berlin en 1933. Le VE 301 a été lancé avec force propagande. On ne peut pas mieux lier radio et pouvoir. Le « Volksempfänger », seul produit de propagande ayant atteint une production en série, était vendu à un prix défiant toute concurrence. En 1943, lorsqu’il était à son faîte de célébrité et son pic de vente, il y avait 16 millions d’abonnements et l’Allemagne était 2e derrière les États-Unis. On peut dire que la radio a été un des instruments majeurs de la domination nazie, pas seulement par son rôle de diffusion de masse, mais aussi par les enjeux fantasmatiques de la voix qui ont été évoqués au début de ce texte. Cela scellait l’omniprésence de la voix du Führer, à partir des hauts parleurs installés dans les rues, les usines, les établissements publics, destinés à favoriser la ferveur collective dans cette écoute de la retransmission des discours d’Hitler, parfois, tous figés dans le salut hitlérien. Après le tournant de la guerre, les annonceurs transformaient en victoires les pertes et les défaites subies par l’Allemagne, et le peuple allemand était convoqué à l’abnégation et au sacrifice dès qu’il tournait le bouton de la radio.

37 La télévision déjà au point à l’époque, par choix d’Hitler, n’a pas été privilégiée, sauf au cours des Jeux Olympiques de 1936. Il pensait que son essor ne favoriserait pas le projet nazi avec autant d’efficacité que la radio. La puissance d’anéantissement du sens ne serait pas passée par le regard télévisuel. Hitler pensait que seul le pouvoir de la voix avait la puissance nécessaire, liée aux effets de foule lors des grands rassemblements, de souder le peuple allemand.

38 Le modèle freudien, élaboré pour rendre compte des propriétés des mouvements de masse, ne pouvait pas rencontrer démonstration plus probante que dans le nazisme. Celui-ci vient en illustrer tous les aspects, tout en mettant au premier plan ce qu’il avait laissé de côté dans un premier temps : la voix et la fonction de la voix.

39 « Ein Volk, ein Reich, ein Führer. » Un peuple, un empire, un chef.

40 La passion de l’Un prenait une place d’importance dans cet « Un » que voulait Hitler, un « Un » allemand. Il faut ajouter que les accents de son discours développaient une allégresse dans les foules telle que sa voix se représentait comme sacrée. Tout comme le feu auquel cette voix a été souvent été associée, le feu que la mystique nazie a entretenue par les processions nocturnes aux flambeaux, avec parfois la forme d’une gigantesque croix gammée de feu. Je souligne cette association du feu et de la voix, le feu semble là pour consumer littéralement la parole et son sens, dans une sorte de quête d’identification archaïque, totalitaire et fusionnelle où la fascination est exercée par la voix du Führer.

41 C’est la voix impérative, la voix-loi qui s’élève. Nous allons retrouver avec celle-ci le thème de l’obéissance. À l’écoute d’Hitler, les masses obéissent : « Führer befehl, wir folgen », Führer ordonne, nous suivons.

42 Le mouvement identificatoire tourne à plein régime : l’Allemagne, la Mère-Patrie (ce qui est père-patrie en allemand Vaterland) a une voix, un commandement.

43 M. Poizat [12] fait un parallèle entre la « face noire » de la voix et les sirènes. Sur les bombardiers en piqué Stukas, étaient installées des sirènes destinées à accentuer l’effroi provoqué sur les hommes et les civils au sol de ces attaques terribles par leurs précisions. On peut le relever dans tous les récits et toutes les hantises du régime nazi, particulièrement la nuit, sorte de « voix de feu » ressentie comme la voix de la mort et la destruction. Ce qui est à relever dans ces récits, c’est l’impact de la voix d’Hitler, la « face noire » de cette voix ressentie avec horreur par les « occupés ».

44 Y a-t-il une face autre que noire dans la voix lorsqu’elle conduit au totalitarisme ?

45 Nous allons examiner l’un des aspects particuliers de l’utilisation de la voix dans le régime communiste chinois durant la Révolution culturelle, la voix persécutrice. Je me centrerai sur cet aspect, pour donner un autre volet de la voix dans le discours politique, au quotidien.

46 Ce régime comme celui que nous venons d’évoquer a ses grands-messes, à grands renforts de défilés, de manifestations, l’acmé étant le discours du président Mao en personne. Discours fleuve d’où étaient extraites les consignes et les lignes directrices, répétées à l’infini par les relais de la voix du Parti. Les principes sont l’obéissance avec la crainte, voire la peur comme corollaire.

47 « Un individu était soit un camarade révolutionnaire (classé en 26 niveaux différents) soit un génie malfaisant (divisés en 5 catégories) [13]. »

48 Dans la société communiste chinoise de l’époque, le principe de l’effacement de la mémoire fonctionnait à plein. Le passé était effaçable et révisable en fonction des différents moments de la politique. Si l’on considère la « Révolution culturelle » qui s’est déroulée, les documents officiels édités à l’occasion des Congrès du Parti, depuis ceux du « IXe Congrès » de Mao à ceux du « Troisième Plénum » de Deng Xiaoping n’ont cessé de changer d’opinion radicalement. Il était même interdit d’aborder ce sujet. L’idée d’une mémoire individuelle était à éradiquer puisque « égoïste » par essence selon le terme en vigueur, elle s’opposait au corps du groupe, de la collectivité, elle s’en trouvait donc dissidente, donc à éradiquer. L’individu n’était qu’une partie de ce corps omnipotent qu’était le Parti.

49 « La pensée était entravée par une surveillance mutuelle et un travail physique extrêmement lourds. La seule et unique pensée que le Parti autorisait était celle du dirigeant suprême [14]. »

50 Le Parti s’exprime en permanence par la voix des hauts parleurs, qui dès le petit matin, allie « chants révolutionnaires », discours et consignes d’une voix puissante, c’est le Parti qui réveille les « camarades », leur enjoint d’aller au travail [15]. Au cours des fêtes organisées par le Parti, les « camarades » sont parfois conviés à des discours interminables où peu à peu le sens s’échappe et le blanc de la pensée s’installe. Les discours sont permanents dans les « lieux de production » et les « unités de travail ».

51 La voix est omniprésente, persécutrice, le silence même dans les plus petits villages ne se fait que la nuit. Cette façon d’organiser l’espace sonore s’appuie peut-être sur le mode « bruyant » de la vie en Chine, si l’on en croit les auteurs d’avant la Révolution culturelle, comme les contemporains de celle-ci.

52 On peut comparer cette utilisation de la voix et du discours avec celle du régime nazi dont l’objectif premier était de séduire le peuple allemand. Si l’on retrouve les hauts parleurs, les manifestations, les discours, dans le régime nazi tout ceci était développé dans une optique d’adhésion. À l’époque, il était question de « voix » dans le sens de bulletin de vote pour donner le pouvoir à un homme, Hitler. Dans le régime communiste, d’emblée, pas d’élections.

53 La voix, sa propre voix est aussi l’ennemi le plus redoutable pour l’individu, messagère de sens qui n’a pas de sens.

54 L’autocritique est le règne de la voix. Les propos bafouillés, chuchotés du côté de celui qui fait son autocritique réveillent la voix accusatrice, vindicative de l’accusateur, devant une foule muette et le plus souvent pétrifiée de peur. Le cri et le silence sont le début et la fin de la voix… Tout est réuni dans ces assemblées.

55 Piera Aulagnier [16] nous rappelle que dans la clinique, l’objet-voix, plus souvent que d’autres peut jouer le rôle de l’objet persécuteur. La fréquence avec laquelle cet objet persécuteur apparaît sous la forme sonore se retrouve dans les voix, la compulsion à penser et entendre le pensé. La menace perçue dans tel entendu forme un ensemble de phénomènes pathologiques, et nous montrent les extrêmes de cet objet-voix.

56 On peut en comprendre l’action si l’on se réfère au fait que le trait spécifique de la voix est d’interdire toute fuite de la part du sujet. Dans la fonction auditive, il n’y a pas de système de fermeture comparable à la fermeture des paupières, des lèvres ou même au retrait tactile qu’un mouvement permet. La propriété de la cavité auditive est qu’elle ne peut se fermer seule et donc se soustraire à l’irruption des ondes sonores, orifice ouvert à l’extérieur qui la pénètre de façon continue.

57 P. Aulagnier y ajoute la dimension relationnelle à la mère, inhérente au perçu sonore. Le propre de cette voix est de pouvoir faire irruption à n’importe quel moment : moment de plaisir pour le renforcer ou pour le rendre impossible.

58 Ces expériences issues du primaire viennent compléter la dimension mélodique que j’ai amenée au début de mon propos. Ce sont celles qui me semblent à l’œuvre dans ces moments de la Révolution culturelle.

59 Après avoir emprunté à M. Poizat l’image d’une « face noire » de la voix dans le nazisme, et pour rester dans le registre des couleurs, je voudrais situer la face de cette voix du côté du blanc, le blanc de la pensée recherchée avec systématisme par le régime communiste chinois. Ces quelques mots de Xingjian nous donnent toute la dimension de la lutte à mettre en œuvre pour rester un homme avec une pensée.

60 « Plus tard, vous avez appris à vous dissimuler derrière un masque et à enfouir au plus profond de vous les paroles que vous ne vouliez pas effacer [17]. »

61 Les enjeux de la voix sont toujours du côté du pouvoir lorsqu’elle joue sa partie dans le discours politique. On voit que selon les régimes, l’autorité de celle-ci prend des allures de séduction, d’adhésion, d’enrôlement, de fanatisme, d’oppression, voire de négation de l’individu. Le dévoiement de l’autorité de la voix a mené ces régimes au totalitarisme. En est-il toujours ainsi ? Ceci serait l’objet d’un autre développement.


Mots-clés éditeurs : Fascination, Voix, Persécution, Totalitarisme

Date de mise en ligne : 18/04/2016.

https://doi.org/10.3917/top.133.0023

Notes

  • [1]
    Rey, A., (1999), Dictionnaire historique de la langue française, Maury-Eurolivres, Manchecourt, p. 4114- 4115.
  • [2]
    Freud, S., (1900a), L’interprétation des rêves, PUF, 1971, p. 453-466.
  • [3]
    Freud, S., (1923), Le Moi et le ça in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981.
  • [4]
    Freud, S., (1921), Psychologie collective et analyse du moi in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981.
  • [5]
    . Anzieu, D., (1995), Le Moi-peau, Dunod, Paris.
  • [6]
    Castarède, M. F., (1987), La voix et ses sortilèges, C.L.E, Lyon. p 68
  • [7]
    Aristote, (1996), La politique, Herman, Paris, p. 4.
  • [8]
    Agamben, G., (1997), Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, p. 15.
  • [9]
    Knopp, G., (1995), Hitler, trad de l’allemand Hitler, eine bilanz par C. Prunier, Grancher, Paris, 1998, p. 42.
  • [10]
    Stasser, A., Alexandrov, V., (1968) Le front noir contre Hitler, Culture Arts Loisirs, Paris, p. 82.
  • [11]
    Hitler, (1934), Mein Kampf, Nouvelles Éditions Latines, Paris, p. 214 et 535.
  • [12]
    Poizat, M., (1998), Variations sur la voix, (2001), Vox populi vox Dei, Metailié, Paris.
  • [13]
    Xingjian, G., (2000), Le livre d’un homme seul, Éditions de l’Aube, Paris, p. 196.
  • [14]
    Ibid., p. 197.
  • [15]
    Yan, Mo., (2009), La dure loi du karma, Seuil, Paris.
  • [16]
    Aulagnier, P., (1975), La violence de l’interprétation, PUF, Paris.
  • [17]
    Xingjian G. (2000), Le livre d’un homme seul, Ed. de l’Aube, Paris, p. 191.
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