Notes
-
[1]
BRETON, A., (1924), Manifeste du surréalisme in Manifestes du surréalisme, Folio Essais, (1985), p. 36.
-
[2]
Ibid. p. 24.
-
[3]
Extrait de « La Brèche » numéro 7, (1964), in Duwa Jérome (2008), 1968 année surréaliste, Cuba, Prague, Paris, Institut mémoires de l’édition contemporaine, Collection pièces d’archives.
-
[4]
REY, A., (1998), Dictionnaire historique de la langue française, Robert, Paris.
-
[5]
LITTRÉ, É., (1991), Dictionnaire de la langue française.
-
[6]
BACHELARD, G., (1943), L’air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Jose Corti, coll livre de poche, (2009), p. 5.
-
[7]
FREUD, S., Psychologie collective et analyse du Moi (1921) in Essais de psychanalyse Payot, Paris, p.102.
-
[8]
FREUD, S., (1930), Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Chap 5, (1992).
-
[9]
MIJOLLA-MELLOR, S. de, (2002), Le besoin de savoir, Dunod, p. 275.
« Il faut porter en soi un chaos pour mettre au monde une étoile dansante. »
1 Mai 68, ce sont les « événements » comme on dit pour ne pas les nommer : grèves, révolte, insurrection, révolution, chienlit. Tout en a été dit, revendiqué, accusé de part et d’autre. Certains les ont vécus, d’autres en ont entendu parler.
2 Dans ce mois de Mai, différents mondes se sont côtoyés, frottés. Le mouvement de Mai 68 aurait pu rester dans le cadre de l’Université, il a engendré une grève générale d’une ampleur considérable, pluridirectionnelle où étudiants et travailleurs de tous domaines : industrie, commerce, transports, professionnels de santé, de l’éducation, de la culture se sont côtoyés. Tous ont été amenés à penser le monde et se penser eux-mêmes différemment. Des visions utopiques de la société se sont étalées dans les tracts et les banderoles. La puissance du langage s’est déployée. Si l’on peut parler de révolution c’est sûrement là qu’on peut la chercher.
3 Les influences ont été nombreuses de Marx à Bakounine en passant par Lénine, Trotski et Mao Tsé Toung, mais bien sûr il y avait le socialisme, le communisme, l’anarchisme, tous les « ismes » qui se sont exprimés, dans les courants qui prenaient la parole. Dans ces « ismes » deux sont prégnants : le situationnisme et le surréalisme. Dans la Sorbonne, sur les murs et sur le sol, les situationnistes inscrivent leur empreinte dès le début de son occupation. « Vivre sans temps mort, jouir sans entrave », « Plutôt la vie », « Ne travaillez jamais », mais aussi « Cache-toi objet », « Baisse-toi et broute ».
4 Ils considèrent que cette occupation doit servir d’exemple à la propagation d’une grève générale et à la création de conseils ouvriers. Le situationnisme aura été un des multiples détonateurs de Mai 68, ses phrases lapidaires sont des modèles d’expression. Le langage situationniste s’est répandu sur les écrits comme dans les slogans des manifestations, non seulement durant cette période mais pendant un certain nombre d’années après dont nous gardons les échos.
5 « À bas le réalisme socialiste. Vive le surréalisme ! » L’influence de cet « isme » là, n’a pas été négligeable non plus. Il a eu une influence sur les idées et leur expression et dans le même temps, Mai 68 a signé l’extinction du mouvement surréaliste lui-même. Vie et mort d’un mouvement littéraire, pictural, cinématographique dont l’avènement avait été inscrit par la publication du « Manifeste du surréalisme » [1].
6 « Je crois à la résolution future de ces deux états en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire » [2] écrivait André Breton en 1924.
7 Le débat ne portait pas uniquement sur la question littéraire, elle était politique. Il s’agissait d’imposer contre l’appareil répressif de la morale et de la société, un surréel dont on pourra entendre les échos sur tous les murs « bombés », ou sous forme d’affiches telles que celles de l’Atelier des Beaux-Arts.
8 La lettre de Robert Guyon publiée dans « L’Archibras » du 2 octobre 1967 et surtout l’affiche « Décamérève » qu’elle introduit font figure de précurseur de ce que Mai 68 va déployer. Cette déclaration sur le droit à rêver qui s’inscrit dans le programme initial des surréalistes va s’afficher sur tous les murs en 68.
9 En mai-juin 68, les surréalistes interviennent essentiellement par un tract et les numéros d’« Archibras » à titre collectif. Ils se sont engagés à titre individuel dans le mouvement. Certains comme Mascolo et M. Blanchot n’ont que beaucoup plus tard, accepté la publication de leurs textes sous leur signature. Marguerite Duras se questionnait sur l’avenir du « Comité ». Le mouvement surréaliste s’est dissous en 1969.
10 « Le surréalisme n’essaie pas de définir ce que sera l’homme à venir ni de peindre le paysage du futur paradis… il estime indispensable de procéder à l’analyse critique des formes actuelles de la société et, par leur contestation, de susciter l’éruption violente de tout ce qui dans l’individu… reste aujourd’hui à l’état de virtualité. [3] »
11 « Il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme. » (La révolution surréaliste, 1er décembre 1924).
12 Ce droit sur lequel il est impossible de transiger, c’est bien sûr celui de l’imagination directement reliée au vaste terrain de jeu de la sexualité. Certaines propositions surréalistes autrefois irrecevables, voire scandaleuses sont entrées dans les mœurs, « dans le vent » comme on le disait : l’insolite faisait recette en peinture, le scabreux, l’onirisme ou la provocation ont été les ingrédients de la nouvelle littérature. Rêve, imagination, sexualité vont s’afficher, se réclamer, se déclamer, s’imposer.
13 Guyon et Caburet du groupe Ekart à Lyon avaient lancé le 15 mai 68 un tract « Sur le champ de feu, défi à la servitude diplômée ».
14 « Ceux d’entre les étudiants qui entendent poursuivre le gigantesque mouvement de contestation sorti – beau comme le dégel de l’intelligence – des barricades de la nuit de vendredi, et de la faire tourner à la confusion et à la déroute de l’Université bourgeoise, doivent aspirer consciemment à renverser de fond en comble le système universitaire et académique. » Voilà un ton, un discours sur l’université que l’on a entendu avec des variantes.
15 Les murs de Paris et bien d’autres villes se sont couverts d’affiches, graffitis, slogans, c’est là que je suis allée chercher le vocabulaire de « désordre et plaisir en Mai 68 ».
16 Plaisir insolent, impertinent des formules, « de Henri IV à De Gaulle : un poulet par habitant ! », des provocations, des paradoxes « Il est interdit d’inter- dire »; « J’aime pas écrire sur les murs ! » (Amphi musique Nanterre), de l’effervescence et du mouvement, mais aussi propos violents « Dans les cavernes de l’ordre nos mains forgeront des bombes » (CACR Galerie Lettres Sorbonne) orduriers, scatologiques « Ne vous emmerdez plus ! Emmerdez les autres ! » (Hall C Rez-de-chaussée Nanterre) ; ou obscènes sur la société, le capitalisme, le monde politique. Les propositions passent du meurtre à la poésie, et enfin à l’exaltation d’un « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! » (Censier).
17 « Le désordre c’est l’ordre, moins le pouvoir » disait Léo Ferré dans les années 70.
18 Il venait souligner les rapports entre ordre et désordre, autorité et pouvoir, dans un condensé provocateur.
19 Alors, le désordre ? Le désordre serait-il par essence absence d’ordre ? Le désordre en tant que tel existe-t-il ou ne se pense-t-il que par rapport à l’ordre ? Mais l’ordre de quel système, voire de qui ?
20 A. Rey [4] à la rubrique « désordre » renvoie au mot « ordre ». Apparu au XIIe siècle, « désordre » avait un sens limité, à présent, c’est avec la même idée de manquement à l’ordre établi, qu’il est employé dans la vie sociale et dans la vie morale.
21 Littré précise : « On se fait un idée précise de l’ordre, mais pas du désordre. [5]»
22 Et pourtant, il peut y avoir du désordre partout : dans les affaires, l’administration, les finances, l’armée.
23 Ce n’est pas tout, on peut penser au trouble de l’âme qui entraîne le désordre et vient ébranler le sujet. Le désordre des sentiments est aussi le désordre du cœur qui défaille de la haine à l’amour le plus passionné : haine de pays à pays, de religion à religion, d’homme de pouvoir à homme de pouvoir, de femme de pouvoir à femme sans pouvoir, sans oublier bien sûr de femme à homme. Il y a aussi le désordre de l’esprit.
24 Le poète de son côté peut s’autoriser des écarts, des digressions. Boileau trouve un effet de l’art dans le beau désordre de l’Ode.
25 Nous voici avec tous les aspects du désordre de Mai 68 si nous les transposons quelque peu. Le désordre régnait dans les affaires, la politique, dans la rue jusqu’aux dégâts des voitures brûlées, des pillages, (le S ajouté à Fauchon), des rues éventrées jusqu’à la plage puisqu’elle se trouve sous les pavés (Sorbonne) ! La haine des hommes pour les hommes s’est emparée des cœurs, des esprits et des discours, l’invective, l’insulte, les menaces de mort les plus violentes ont circulé :
26 « Flics : fascistes/assassins », « CRS/SS », « Un bon flic est un flic mort », « Les CRS sont aussi des hommes puisqu’ils violent les filles dans les commissariats ».
27 Le désordre d’imagination a fleuri : « L’imagination prend le pouvoir » (escalier Sciences Po), « On ne matraque pas l’imagination », « Oubliez tout ce que vous avez appris, commencez par rêver », « Exagérer, c’est commencer d’inventer » (Censier).
28 L’insolence est la nouvelle arme révolutionnaire : « Je prends mes désirs pour des réalités car je crois en la réalité de mes désirs » (Sorbonne), « Le pouvoir sur ta vie, tu le tiens de toi-même » (Odéon).
29 « La révolution doit se faire dans les hommes avant de se faire dans les choses », « L’action ne doit pas être une réaction mais une création », « Explorons le hasard » (Censier).
30 Parce que : « La poésie est dans la rue. » (Odéon)…
31 Ceci nous mène à la proposition d’une transformation incessante, une évolution, un rapprochement entre désordre et création.
32 Rapprochement que Bachelard dans L’air et les songes offre dans sa vision d’une imagination dynamique, l’imagination du mouvement, la capacité de transformation qu’a l’imagination :
33 « Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l’imaginaire, l’imagination est essentiellement ouverte, évasive. [6] »
34 Désordre et ordre sont notions relatives, et elles se doivent d’exister pour maintenir un mouvement de vie et de création tant dans la vie des individus que la politique. La création est ce qui fait tiers entre ordre et désordre, sinon, on entre dans une logique binaire ordre/désordre, mortifère et stérile.
35 Il y a eu beaucoup de printemps depuis cette époque. Les derniers, en Tunisie et en Égypte où la parole libérée a été au premier plan du plaisir retrouvé de la vie et du mouvement, et de l’espoir. Pour la suite, il y a eu tant de mauvais tournants et d’espoirs écrasés.
36 Il est frappant, comme en 68, de noter, les effets de foule qui viennent soutenir ou entraîner le mouvement de l’individu.
37 Alors, « désordre et plaisir », qu’en est-il de cette alliance ?
38 Tout d’abord, on peut marquer la dimension collective dont Freud a pu parler dans « Psychologie collective et analyse du Moi » [7]. Freud évoque l’hédonisme dont l’individu jouit dans la foule, l’impression de la puissance illimitée de celle-ci, Éros en assurant la cohésion et l’unité. Cette puissance peut bien sûr se renverser en son contraire, la vindicte et la haine ont pu prendre le devant de la scène, à certains moments. Les mouvements, les discours se sont opposés avec violence parfois.
39 Dans les slogans que j’ai pu rapporter ici, le plaisir du jeu avec les formules et les mots, est le plaisir qui me semble prégnant. On a pu voir que dans tous ces écrits, sur les murs ou ailleurs, peu de sujets échappaient à la phrase lapidaire ou la formule. Vastes fresques qui permettent de rappeler le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Freud nous montre que la transformation des pensées en images sensorielles permettant la représentation onirique, la condensation et le déplacement qui sont les mécanismes du rêve : « L’idée subite involontaire » dont il parle qui prend possession du sujet va être traitée ainsi : « Une pensée préconsciente est confiée momentanément au traitement inconscient, ce qui résulte de ce traitement est aussitôt récupéré par la perception consciente. [8] »
40 Qui va rire de quoi à la lecture de ces slogans ? Quel plaisir du jeu de mot récupéré de l’ancien plaisir infantile du sens dans le non-sens va se partager dans l’anonymat de la lecture, et des années après ?
41 Je ne peux pas penser que « l’enchantement des mots » n’est pas de la partie. S. de Mijolla-Mellor insiste sur ce caractère quasi oraculaire des intuitions, elle souligne aussi le plaisir de réitération d’une quête de l’objet, promesse de plaisir, mouvement sublimatoire précoce.
42 « Ce que les mythes magico-sexuels recèlent de magique, au-delà du mythique, tient essentiellement aux mots qui l’expriment. Mots isolés ou formules énigmatiques, la pratique magique dont l’enfant est coutumier grâce aux contes peut impliquer la confection de breuvages ou de philtres à ingérer ou des gestes, mais elle ne manque jamais de ces mots que seuls les initiés connaissent. [9] »
43 Elle rappelle que le mythe magico-sexuel n’est pas donné comme structure de base mais bien création personnelle que l’enfant se reconnaît le droit de s’approprier. Peut-on dire aussi que l’enchantement des mots a traversé et joué son rôle dans l’enveloppe sonore que pouvait constituer les moments de manifestations et les slogans lancés et repris ?
44 Pour conclure, le désordre et le plaisir ont déployé leurs aspects tant archaïques que secondarisés dans un moment de créativité collective qui a trouvé sa fin en juin 68… .par un retour à l’ordre.
45 Par la voix de « Vivent les aventurisques » L’Archibras n°4 le 18 juin 68, le mouvement surréaliste n’a pas manqué d’être poursuivi pour offense au président de la République.
46 Voici leur préambule : « Depuis que ces textes ont été écrits, la voix sénile qui exprime l’abdomen national a chevroté ses injures et ses menaces. Tantôt haineuse, tantôt faussement bonhomme, il n’en fallait pas plus pour que la masse viscérale emplisse les beaux quartiers ; (…) Cette voix n’a pas craint de souiller ce qui, dans ce pays qu’on proclamait, qu’on voulait avachi, s’est affirmé de jeune de généreux, d’inspiré ; elle a clairement désigné son ennemi : « l’Espoir ».
Mots-clés éditeurs : Enchantement des mots, Désordres, Rêves
Mise en ligne 30/11/2015
https://doi.org/10.3917/top.132.0039Notes
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[1]
BRETON, A., (1924), Manifeste du surréalisme in Manifestes du surréalisme, Folio Essais, (1985), p. 36.
-
[2]
Ibid. p. 24.
-
[3]
Extrait de « La Brèche » numéro 7, (1964), in Duwa Jérome (2008), 1968 année surréaliste, Cuba, Prague, Paris, Institut mémoires de l’édition contemporaine, Collection pièces d’archives.
-
[4]
REY, A., (1998), Dictionnaire historique de la langue française, Robert, Paris.
-
[5]
LITTRÉ, É., (1991), Dictionnaire de la langue française.
-
[6]
BACHELARD, G., (1943), L’air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Jose Corti, coll livre de poche, (2009), p. 5.
-
[7]
FREUD, S., Psychologie collective et analyse du Moi (1921) in Essais de psychanalyse Payot, Paris, p.102.
-
[8]
FREUD, S., (1930), Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Chap 5, (1992).
-
[9]
MIJOLLA-MELLOR, S. de, (2002), Le besoin de savoir, Dunod, p. 275.